Les darons

Gucci Mane s’est assagi. Depuis qu’il est sorti de prison, en mai 2016, son nom a disparu de la rubrique faits divers, comme la glace fond au soleil. Désormais marié, le rappeur au cône tatoué sur la joue enchaîne pourtant toujours les saillies outrancières. « And my bitch look so good these bitches wanna fuck her too », parade-t-il dans un extrait de son prochain album, The Evil Genius, dévoilé mardi 29 mai 2018. Sur la terrasse d’un appartement en front de mer, Guwop tient une grosse liasse de billets dans la main droite en guise d’éventail. Derrière lui, le vent courbe les palmiers et propage le son de sa voix.

Un écho se fait entendre de l’autre côté de l’Atlantique. Alors que les portes d’un ascenseur s’ouvrent sur un chauve qui fume dos à la sortie, laissant échapper des volutes de fumée, une voix se met à mitrailler un mantra salace. « Pu pu pu pu pu pu pu pute », dégaine Alkpote sans sommation dans le clip de « Trapézistes », un morceau de son dernier album, Inferno. Comme il en a l’habitude, le rappeur de l’Essonne met du sale jusque dans la ponctuation. « C’est nous les rois de la trap, les trapézistes », poursuit-il sur le refrain, comme un écho au « Trap King » Gucci Mane.

Dans la station essence qui sert de décor au clip, ce « pornocrate » revendiqué est entre autres accompagné de Niska et Vald, des artistes qu’il a déjà invités pour des mixtapes. Alors que le premier, lui aussi originaire d’Évry, participait aux Marches de l’Empereur Saison 2, le second posait déjà sur « Meilleur Lendemain » en 2015. « Tous ces nouveaux rappeurs savent bien que je suis leur daron », plastronnait Alkpote dans cet extrait de l’Orgasmixtape volume 2. « Tous ces rappeurs sont mes enfants », jurait de son côté Gucci Mane au détour de « All My Children », en 2016, extrait de son album de sortie de prison Everybody Looking.

Alkpote « a forcé de tous les côtés pour entrer dans le milieu du rap, pour obtenir des featurings, participer à des freestyles », selon le rédacteur en chef du magazine de rap Captcha, Geno Maestro. « C’est vraiment un truc qu’il a voulu. Quand le label Neochrome lui a proposé un contrat il a dit : “Seulement si vous signez aussi mon binôme d’Unité 2 Feu, Katana”. » Une fois son paraphe apposé, en 2006, Alkpote a rapidement fait parler son instinct paternel en réunissant La Crème du 9.1. sur un album en 2009.

Crédit : Estaban Wautier

Non content de tendre le micro dans l’Essonne, il en a peu à peu débordé les frontières pour jouer le parrain d’une confrérie de Seine-Saint-Denis au sein de laquelle évoluent Vald, Biffty ou encore le producteur DJ Weedim. Ces jeunes artistes ne cachent pas leur admiration pour leur aîné de 37 ans. « Il a ce truc de “rappeur préféré des rappeurs”, beaucoup sont fans de lui et beaucoup lui empruntent énormément », constate Geno Maestro. Niska vante par exemple son « écriture de dingue ».

Gucci Mane est lui aussi « un écrivain phénoménal », juge le journaliste américain Neil Martinez-Belkin, coauteur de sa biographie. Pionnier de la musique trap à Altanta, il met du reste volontiers en lumière sa nouvelle génération de rappeurs. Dans l’année qui a suivi leur rencontre, à l’automne 2012, Guwop a ainsi soufflé plusieurs noms à l’oreille de Neil Martinez-Belkin. « Très tôt, il me parlait de Scooter, de Young Dolph, tous ces mecs géniaux. J’ai appris l’existence de Young Thug et de beaucoup d’autres quand Gucci m’a dit : “J’ai ce mec en studio.” » Sous leurs dehors indolents, Gucci Mane et Alkpote savent en fait tendre la main comme on la leur a parfois tendue.

Trafic

Avant de devenir la figure emblématique du rap d’Atlanta, Radric Davis a grandi à Bessemer, à côté de Birmingham, dans l’Alabama. Bien que peu présent, le père de la famille l’a marqué à vie : en plus de notions de magie, il lui a transmis son surnom. Le Gucci Mane original avait hérité du goût pour la mode que son propre père a développé lors de missions pour l’armée en Italie. Il a simplement ajouté au nom de la marque italienne « mane », un terme qui signifie « man » dans l’Alabama. « Mon père m’a appris à jauger les gens et à lire leur langage corporel pour en tirer profit », raconte Radric Davis dans sa biographie.

Adolescent, il tire surtout profit de l’argent des consommateurs de weed et d’autres substances illégales. Alkpote paraît lui aussi bien les connaître sans trop s’épancher sur le sujet avec les journalistes. En 2009, il définit le morceau « Trafic » d’Unité 2 Feu comme « un nouveau son pour tous mes trafiquants de drogues ». Trois ans plus tôt, « Légitime Défonce » parlait d’un jardin rempli de « toxicos qui sniffent avec des junkies, des tassepés, des call-girls ». On peut aussi entendre « on a grandi entre cravbi, trafic, le C4 qui s’plastique, et l’hôpital psychiatrique » sur l’album La Crème d’Île-2-France.

Gucci Mane au Williamsburg Waterfront
Crédit : Jason Persse

Né en 1981 à Paris, ce fils de plombier tunisien grandit avec ses parents, « à trois dans une unique pièce près des clochards », raconte-t-il dans le morceau « Mon Histoire ». Après la naissance d’un deuxième garçon, la famille déménage à Évry où les rejoignent bientôt deux filles. La scolarité d’Atef Kahlaoui – son nom au civil – est compliquée, reconnaît-il sans trop de détails. Après avoir redoublé sa sixième, le jeune homme fréquente le lycée Baudelaire d’Évry et entame une formation en plomberie. « À me voir m’autodétruire ma famille a les nerfs », rappe-t-il. Influencé par des Américains comme Mobb Deep, il s’associe avec Katana pour fonder Unité 2 Feu à 17 ans.

Lui aussi fan de Mobb Deep, Gucci Mane rappe à partir de l’âge de 14 ans. Après avoir édité 1 000 copies de son premier disque, La Flare, signé sur Str8 Drop Records, il connaît le succès grâce au morceau « So Icy » en 2004. Par l’intermédiaire d’un ami dont le petit frère rappe, Radric Davis rencontre le producteur Zaytoven. En 2006, alors qu’il travaille sur son quatrième opus – le premier sur un gros label –, un autre beatmaker qui pèse le présente à des collègues. « C’est le mec dont je vous parlais, le mec que personne n’aime, vous savez celui poursuivi pour meurtre », introduit Scott Storch. « Ma mâchoire s’est décrochée », raconte Gucci dans son autobiographie. « Ce n’est pas comme ça que je voulais être présenté. Je l’ai regardé en espérant lui signifier son erreur pour changer de sujet, mais ça a continué. Lui et son crew parlaient de ma vie alors que j’étais à côté d’eux. »

L’année précédente, il a tué l’un des deux hommes venus l’assassiner au cours de la fusillade qui s’est déroulée chez lui à Decatur, dans la banlieue est d’Atlanta. Les juges mettront fin aux poursuites, retenant la légitime défense. Avec ce dénouement heureux ne cesseront cependant pas les ennuis judiciaires, loin s’en faut. Sur l’album Hard to Kill publié en 2006, figure le titre « Pillz », enregistré alors que Gucci était défoncé. « Is you rollin’? Bitch I might be », chantent les chœurs, instituant une formule depuis reprise de nombreuses fois. Au sortir d’un court passage derrière les barreaux en 2008 pour violation de sa libération conditionnelle, Radric Davis publie « First Day Out », dans lequel il parle de weed et de sirop contre la toux – l’un des deux ingrédients du lean avec le Sprite. Lorsque sort l’album The State vs. Radric Davis, le rappeur est en cure de désintoxication.

Double face

Qui se cache derrière les lunettes de soleil d’Alkpote ? Si l’Aigle royal de Carthage n’a pas eu trop de mal à trouver son style, il l’a savamment poli. « Je suis monsieur Tout-le-monde dans la vraie vie, comme toi, comme n’importe qui », avoue-t-il. « Alkpote c’est un personnage, une sorte de double qui voulait juste sortir de ma tête. Une sorte de Gainsbarre, tu vois ? Je l’ai créé à mes débuts, après pas mal de réflexion et de soirées arrosées. » De même, Gucci Mane et Radric Davis ne sont pas tout à fait les mêmes personnes.

Alkpote avec Niska et Madrane

En 2010, le rappeur d’Atlanta disparaît à Miami avec 150 000 dollars en liquide, dilapidés en drogues et en prostituées. L’escapade finit à l’hôpital psychiatrique. L’année suivante, il récupère une femme sur le parking d’une galerie commerciale près d’Atlanta, l’invite à petit-déjeuner et lui propose 150 dollars pour l’accompagner à l’hôtel. Quand elle refuse, il l’éjecte carrément du véhicule en marche – il affirme pour sa part que la voiture était à l’arrêt. Guwop vient pourtant de faire la rencontre de Keyshia Ka’oir, avec qui il s’est marié en 2017. Évidemment, la couverture médiatique de ses frasques renvoie l’image d’un homme pour le moins condamnable dans ses relations avec les femmes. « J’étais fatigué d’essayer d’échapper à ma réputation, d’essayer de convaincre les gens que je n’étais pas une mauvaise personne », retrace-t-il.

Alkpote, au contraire, ne semble jamais fatigué d’en ajouter une couche. Tout à son style trash, il fantasme sans cesse des relations crues, comme dans « 3 issues », sur l’album Empereur : « Salope t’as trois issues : c’est soit ta bouche, soit ta chatte, soit ton cul ». Quoiqu’il soit capable de revendiquer son homophobie avec un sourire provocateur, le rappeur campe « un pur personnage », interprète la rappeuse connue pour ses positions féministes Chilla dans Libération. « Il dit “je vais tringler toutes ces putes” mais on sait que tous les soirs, il rentre chez lui, il donne à bouffer à ses enfants. » Atef Kahlaoui est d’ailleurs l’auteur d’un morceau baptisé « Respect aux femmes », en featuring avec Sarra.

En septembre 2013, Gucci n’est toujours pas calmé. Dans une embardée bien à l’écart de la sobriété dont il a le secret, l’artiste pilonne ses ennemis mais aussi des amis, des collaborateurs ou des responsables de labels sur Twitter. « Tell craig n julia suc my dick at Atlantic records », écrit-il entre autres traits d’esprit. À ceux qui pensaient qu’un autre se servait de son compte, il a été forcé de répondre qu’il était responsable de ces messages, bien aidé par son addiction pour le sirop contre la toux. Quelques semaines plus tard, il est inculpé pour possession d’armes à feu puis condamné en mai 2014.

Big Guwop pic.twitter.com/D328mNpGmo

— Gucci Mane (@gucci1017) 31 mai 2018

En prison, « je ne me suis pas appuyé sur mon statut de rappeur, j’étais Radric Davis, l’homme », explique-t-il. « Quiconque venait vers moi avait affaire à Radric Davis l’homme que ce soit les surveillants, les juges les avocats ou les autres détenus – et ça change un homme. Je ne jouais pas, j’étais sérieux. » Après avoir écrit un article sur « Comment Gucci Mane continue à sortir des morceaux depuis la prison », Neil Martinez-Belkin apprend sur Twitter qu’il veut écrire un livre. Le journaliste reprend alors contact avec lui. « J’ai eu la chance de rencontrer beaucoup de rappeurs, mais lui, c’est quelqu’un », apprécie-t-il.

De son côté, Alkpote est devenu une référence dans le rap français. « C’est un des seuls vétérans à avoir su s’actualiser et à rester productif au fil du temps », observe Gene Maestro. « Il a un peu ce statut de légende vivante. » Le 3 juillet 2017, il faisait la première partie de Gucci Mane et Rae Sremmurd au Zénith. « Franchement Gucci Mane, oui, j’apprécie », admet-il. « J’apprécie beaucoup, même. Mais j’en ai rien à foutre des Américains, de faire un concert pour eux, ou avec eux. Je m’en fous. » Gucci pareil.


Couverture : Alkpote et Gucci Mane.