Ascendance

Le 29 avril dernier, un jeune homme de 28 ans est retrouvé mort dans un caisson d’isolation sensorielle d’un spa sur Massachusetts Avenue à Washington, D.C. Les causes de son décès restent à déterminer mais son nom, Aaron Traywick, laisse tout de suite penser à la tragique conséquence d’expérimentations biologiques non-contrôlées. Car ce nom est célèbre dans la communauté des biohackers, ces individus déterminés à augmenter les capacités du corps humain et à partager la science avec le plus grand nombre. Et celui qui le portait était particulièrement controversé.

En janvier 2016, Aaron Traywick a fondé la start-up de recherche biologique Ascendance Biomedical, dont les pratiques n’ont jamais été approuvées par l’administration américaine des denrées alimentaires et des médicaments (FDA). En octobre 2017, un de ses employés, Tristan Roberts, s’est injecté un traitement expérimental contre le VIH devant la caméra du journaliste Ford Fisher. Au même moment, un autre biohacker, Josiah Zayner, visionnait la vidéo sur Facebook Live. Impressionné, il s’est empressé d’alerter toutes ses connaissances. « Après, ça a été un peu décevant », se souvient-il aujourd’hui. « La charge virale de Tristan a augmenté au lieu de baisser. Le traitement n’a pas réellement fonctionné. »

Aaron Traywick
Crédits : News2Share/YouTube

Puis, en février dernier, Aaron Traywick est monté sur la scène de la convention Body Hacking à Houston pour affirmer au public qu’Ascendance Biometical était parvenue à développer un traitement contre l’herpès. Selon lui, la technologie de l’entreprise pouvait en outre être utilisée pour guérir d’autres maladies. Les personnes potentiellement intéressées étaient invitées à entrer en contact avec Ascendance Biometical. Quant à Aaron Traywick, qui souffrait lui-même d’herpès depuis cinq ans, il a baissé son pantalon et s’est injecté le traitement en direct dans la cuisse, sans que personne ne sache ce qu’il contenait exactement.

« Jusqu’à présent, j’ai fait de mon mieux pour ne pas commenter publiquement les agissements d’autres biohackers en général et ceux d’Ascendance en particulier, parce que je crois que les gens doivent pouvoir faire ce qu’ils veulent, s’ils ne blessent personne ou qu’ils n’induisent pas les autres en erreur », écrivait alors Josiah Zayner sur sa page Facebook. « Malheureusement, ils ont atteint le point où ils trompent gravement les gens et font passer la communauté des biohackers pour une bande d’escrocs écervelés. Ils semblent plus intéressés par l’attention que par la démocratisation de la science. Ils revendiquent la transparence mais n’ont fourni aucune donnée, information, séquence ADN ou matériel à des tiers pour des tests ou vérification. Enfin, ils ont enfreint la règle numéro un du biohacking : ne jamais mettre la vie d’une autre personne en danger. »

DIY Biology

Le mouvement du biohacking est né il y a une dizaine d’années, au croisement de deux tendances : le Do It Yourself (DIY) et le partage des savoirs. Émergeaient alors aux États-Unis des laboratoires de biologie participative, sous l’impulsion de jeunes diplômés en biologie estimant que la science était trop importante pour notre avenir et notre bien-être collectif pour être abandonnée aux seuls industriels et universitaires. L’une d’entre eux, Kay Aull, regrettait en effet que « le grand public considère le génie génétique comme une activité quasi magique, réservée à une élite intellectuelle ».

Kay Aull
Crédits : Twitter

« D’autres pensent qu’on peut la mettre en œuvre uniquement dans des laboratoires ultra-sophistiqués qui coûtent des milliards de dollars », poursuivait-elle. « C’est faux. » Pour le prouver, du moins à la petite communauté des pirates informatiques de San Francisco, elle demandait à quelqu’un de cracher dans un tube de verre, puis elle lui ordonnait d’y verser une pincée de sel, une goutte de liquide vaisselle, du jus de pamplemousse et un doigt de rhum, afin de faire apparaître les filaments de son ADN. « Quand vous voyez votre ADN apparaître grâce à des ingrédients aussi familiers, une énorme barrière psychologique tombe d’un seul coup. »

Elle-même avait construit un laboratoire dans un placard de sa petite maison de Boston. On y trouvait un thermocycleur – un engin servant à dupliquer l’ADN –, un incubateur taillé dans une boîte d’emballage en polystyrène, un thermostat provenant d’un vieil aquarium, et un boîtier électrifié bricolé à partir d’un cadre de tableau et d’une boîte en plastique tapissée de papier aluminium. La lumière bleue, nécessaire pour voir l’ADN, était générée par une guirlande de Noël enroulée dans le fond de ce boîtier. « Ces machines sont assez simples », minimisait Kay Aull avant d’ajouter : « Si elles sont chères, c’est parce que les seuls clients sont des entreprises et des universités avec de gros budgets. » 

Depuis, l’évolution des biotechnologies a rendu le matériel plus abordable. Et donc permis l’essor du biohacking. Plus d’une cinquantaine de laboratoires de biologie participative ont vu le jour à travers le monde, sans compter les clubs bricolant dans des garages. En France, on trouve notamment La Paillasse à Paris, Le Biome à Rennes et La MYNE à Villeurbanne. À Bruxelles, le laboratoire de biologie participative créé par le chercheur en microbiologie Jonathan Ferooz rappelle par son nom, DIYbio Belgium, le principe même du mouvement : « Do It Yourself Biology ». Mais dans la petite ville suisse de Renens, on a préféré jouer sur les mots « hacker » et « aquarium ».

Hackuarium

Hackuarium se trouve de l’autre côté d’une porte en verre au deuxième étage d’un immeuble du Chemin de Closel, au cœur d’une ancienne friche industrielle. En septembre 2017, il reçoit la visite d’un journaliste de La Tribune de Genève. « Hackuarium est un laboratoire communautaire où n’importe qui peut venir faire des expériences scientifiques », lui explique alors la coprésidente d’Hackuarium, Rachel Aronoff. « Bref, c’est la science ouverte à tous et non plus seulement aux seuls scientifiques. »

Pour elle, « être hacker, c’est une philosophie ». « Cela signifie que tout ce que nous développons est ouvert et partagé. Autant les connaissances, les technologies que les produits. » Mais pour devenir membre d’Hackuarium, « il faut d’abord venir quelques mercredis soir aux portes ouvertes afin de voir comment fonctionne le labo ». « Ensuite, il faut adhérer aux valeurs d’Hackuarium et payer une cotisation mensuelle de 20 francs », soit 17 euros. « Cela donne accès au laboratoire 24 heures sur 24. » Gianpaolo Rando a ainsi pu y mener ses recherches sur la simplification des tests ADN que son université, l’université de Genève, refusait de financer.

Ce biologiste s’est d’abord amusé à référencer l’ADN de bières du monde entier pour mettre en évidence leurs similitudes et leurs différences, avant qu’ « une grande brasserie » lui demande si sa technique pourrait lui permettre de distinguer ses produits de leurs contrefaçons. Il a alors compris que ce type de projets pouvaient être à la base d’une entreprise commerciale et fondé la start-up SwissDeCode, qui vend un test ADN permettant de détecter la présence de porc dans un aliment sans avoir recours à un équipement de laboratoire sophistiqué.

Panorama de l’Hackuarium
Crédits : Funambuline

Hackarium a par ailleurs fabriqué des abat-jours de lampe biodégradables avec des mycelles de champignon. Il fabrique actuellement un instrument capable de « repérer dans le ciel, de manière automatique, toute lumière d’origine inconnue, en mouvement ou statique, d’en effectuer une prise de vue et de prendre une photo de sa signature spectrale, avant de finalement comparer celle-ci avec l’actuelle base de données de signatures spectrales », le Spectro-Pointer. Son prototype a été installé à l’aéroport de San Carlos de Bariloche, en Argentine. « Il fonctionne manuellement, dans toutes les conditions climatiques. »

The Odin

Tous ces travaux semblent pour le moins inoffensifs, surtout comparés à ceux d’Aaron Traywick. Au moment de sa mort, celui-ci prévoyait notamment d’expérimenter un traitement du cancer du poumon sur des êtres humains. Un site Internet le mentionnant recrutait en effet depuis le mois de mars 2018 50 personnes atteintes de cancers du poumon non à petites cellules (CPNPC) pour pouvoir tester « la première thérapie génique du monde ». D’après les informations obtenues par la MIT Technology Review, l’essai clinique devait avoir lieu sous sa supervision dans une clinique de Tijuana, au Mexique.

Les critiques que lui adressait Josiah Zayner en février étaient d’autant plus acerbes qu’il se trouvait lui-même au centre de l’attention depuis que Josiah Zayner s’était publiquement injecté dans l’avant-bras de quoi modifier les gènes de ses cellules musculaires – une solution contenant la protéine Cas9 et un ARN guide ciblant le gène de la myostatine, une protéine qui inhibe la croissance musculaire. Cette expérience avait en outre été menée pour prouver que l’édition du génome pouvait être effectuée par presque tout le monde, à domicile et avec un minimum de matériel : une série de kits vendue par la propre société de Josiah Zayner, The Odin.

Josiah Zayner manipule CRISPR
Crédits : The Odin

« En regardant mes actions passées, qui incluent malheureusement une injection publique semi-ridicule, je tiens à présenter mes excuses, dans le sens où j’aurais pu laisser des gens penser que j’agissais par caprice. Mon objectif est et a toujours été de rendre la biotechnologie accessible, et parfois cela signifie éliminer beaucoup de jargon et de rituels inutiles pour que les gens puissent comprendre ce qui se passe. Mais même si cela ne se voit pas, j’approche chaque expérience avec un esprit critique extrême, fournissant une mine de données scientifiques sur mes procédures expérimentales, mes expériences préliminaires, les résultats sur la façon dont les matériaux ont travaillé dans les lignées cellulaires humaines et bien d’autres choses encore. »

Et contrairement à Aaron Traywick, Josiah Zayner dispose d’une véritable formation scientifique. Ce qui n’empêche pas ses kits de modification du génome d’affoler les autorités américaines. Loin de là. La FDA a publié des mises en garde rappelant que toute utilisation d’un outil de modification du génome sur l’être humain doit faire l’objet d’une approbation et que leur vente est illégale. L’ancien directeur du renseignement national des États-Unis, James R. Clapper, a carrément décidé de les classer parmi  les « armes de destruction massive ». Que se passerait-il, en effet, si un individu mal intentionné décidait de modifier génétiquement un virus afin de le rendre encore plus meurtrier ? C’est déjà arrivé.


Couverture : Josiah Zayner et Lynn Hershman. (Stochastic Labs)