Panique à l’Arie Crown Theater

21 h 30. Trente minutes se sont écoulées depuis l’heure de passage initialement prévue pour Rakim, le personnel du foyer des artistes commence à paniquer à l’Arie Crown Theater. « Quand il arrivera, ne lui adressez pas la parole », chuchote un chef de pub au traiteur habillé aux couleurs de Chef Boyardee. Un coup d’œil à travers le rideau révèle que le public d’âge mûr s’est nettement clairsemé depuis la première partie de cette soirée I Rock the Mic. Après que Crucial Conflict, MC Lyte, Big Daddy Kane, Slick Rick et Doug E. Fresh ont scrupuleusement interprété leurs vieux succès, la foule commence à s’agiter à mesure que l’heure avance. Les réactions seraient sans doute différentes si le concert n’avait pas lieu un dimanche soir de décembre… ou si nous étions en 1988.

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Rakim sur scène

Lorsque Rakim apparaît finalement sur scène, quasiment 20 minutes plus tard, il entre par l’une des portes de service, sans passer par sa loge. Après 25 minutes de show au cours desquelles il déclame à toute allure dix de ses plus célèbres chansons, il s’éclipse en déclarant : « Nous sommes confrontés à tant de brutalité ces temps-ci. Pensons à ceux qui sont revenus à l’essentiel. Peace and love, Chicago », sous les huées d’un certain nombre de fans. En coulisse, Rakim semble contrarié. Vêtu d’une veste en cuir marron assortie à sa casquette, d’un pull à capuche vert sapin et d’un jean baggy, il s’extirpe du troupeau de fidèles serviteurs et de journalistes amateurs qui se forme autour de lui. Près de 10 minutes s’écoulent avant que l’agent de sécurité n’éclaircisse cet attroupement, si bien que Rakim reste pris au piège pendant tout ce temps. Une position plutôt familière pour ce MC à l’humeur changeante qui a passé des dizaines d’années à porter le fardeau de sa réputation de personnage inébranlable sans avoir tellement d’impact sur le monde réel. Ce soir-là, il rejoint le cercle des icônes à la fois vénérées par leurs pairs et en lutte avec leur passé.

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À l’instar d’un grand nombre de genres musicaux, le hip-hop a toujours été hostile à l’égard de ses vétérans. Depuis ses débuts, la carrière des rappeurs (les stars d’un jour comme les figures emblématiques) est souvent fugace, aussi brève que tumultueuse. Les sons et les tendances changent vite. Un nouveau style vient toujours chasser le précédent, et ses représentants avec. Il est rarement permis aux artistes de vieillir avec grâce dans cet univers. Contrairement au rock ‘n’ roll, où la consécration peut avoir lieu à Cleveland et la « tournée souvenir » être très lucrative, le hip-hop se caractérise par une durée de vie plus courte et des infrastructures changeantes, donnant lieu à une érosion culturelle plus importante et plus rapide. Néanmoins, un marché est en train de se former autour d’un sentiment de nostalgie du rap. Un film récent intitulé Dope projette d’ailleurs le son et le style de l’âge d’or du hip-hop sur ses jeunes protagonistes, tandis qu’un documentaire, Fresh Dressed, analyse l’impact social des premiers courants du genre. Les stations de radio adoptent des formats évocateurs pour des publics avides de créer leur propre modèle « classique ». Certains artistes grappillent même les morceaux d’antan. Pour Rakim, un des piliers sur lesquels reposent toute l’industrie du hip-hop, cela se traduit par une gloire à petite échelle. Ils sont adulés, mais plus absents que jamais. Rakim faisait part de ses impressions au magazine The Source en 2002 : « J’ai toujours considéré un rappeur comme un attaquant au football. Vous avez environ sept ans devant vous, ensuite c’est terminé. »

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Eric B. et Rakim en 1987

C’est l’expérience qui parle. En 1986, le rappeur et son DJ, Eric B., ont sorti « Eric B. Is President », avec « My Melody » en face B. Ce disque a marqué le début d’un périple de sept ans au cours duquel Rakim a transformé le son, la forme et le poids du hip-hop. Après le premier album du duo en 1987, intitulé Paid in Full, les MC’s du moment ont progressivement laissé tomber leurs rythmiques simplistes au profit des structures complexes de Rakim. Le genre vivait une renaissance à travers lui : les autres devaient d’adapter. Bill Adler, ancien directeur de la publicité chez Rush Artist Management, raconte : « Public Enemy avaient déjà enregistré leur premier album quand ils ont entendu “Eric B. Is President”. Chuck D. et Hank Shocklee [producteur chez Bomb Squad] étaient prêts à se tirer une balle lorsqu’ils ont compris que ce titre allait changer la donne et que celui que [Public Enemy] sortirait six mois plus tard, “Yo! Bum Rush the Show”, était déjà démodé avant même d’être dans les bacs. » Fin des années 1980, Big Daddy Kane est le principal rival de Rakim dans la course à la première place dans l’univers du rap. À l’époque, les fans pensent que les deux artistes se livrent à une guerre des mots subliminale, mais tous deux affirmeront plus tard que les coups bas perçus par le public étaient involontaires et sans arrière pensée. Un coup de téléphone permet d’apaiser les tensions avant qu’une réelle confrontation n’ait lieu. Le fait que Kane, l’arriviste, soit considéré comme un opposant de taille suffisait. Pourtant, le début des années 1990 sonne la fin du règne de Rakim et de Kane, une chute brutale et extrêmement rapide.

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Big Daddy Kane en 1988
Crédits : Catherine McGann

Aujourd’hui, les deux plus grands MC’s de l’âge d’or du hip-hop vivent désormais à la vue de tous, la plupart du temps loin de toute célébrité. Ils gagnent leur vie grâce à des tournées et des shows auxquels ils participent, tels que la soirée I Rock the Mic de Chicago. Ils préservent leur carrière sous la forme d’une ode au souvenir, face à des publics vieillissants, devenant ainsi les symboles vivants d’une génération d’artistes mis de côté, sous une nouvelle étiquette. Presque 30 ans après leur heure de gloire, Rakim et Big Daddy Kane profitent de leur statut de légende autant qu’ils s’en éloignent.

James Brown

Dans les coulisses de l’Arie Crown Theater, Big Daddy Kane continue de saluer ses visiteurs, en dehors de sa loge. Il se prête au jeu en racontant à un fan une folle virée nocturne à travers la ville au début des années 1990, dont on peut se demander si elle a vraiment eu lieu. Il reste un moment blotti contre un sexagénaire en costume beige à large col assorti d’un Fedora et d’un mouchoir de poche, semblables à ceux que Nicky Barnes aurait pu porter. Dès qu’il pose un pied sur scène, affublé de sa chemise rose, de sa veste de smoking, de son nœud papillon et de son jean foncé, le rappeur de 46 ans fait preuve d’efficacité. « Ne perdons pas de temps, les gars, allons droit au but », lance-t-il avant d’entamer son titre de 1988, « Set It Off », a cappella, puis de se mettre à sauter dès que le rythme s’accélère, tel un adolescent dans un concert punk. Plus tard dans la soirée, ses danseurs Scoob et Shawn le rejoignent pour « Warm It Up, Kane » sous les cris des représentantes de la gent féminine présentes dans la salle. À la fin du premier couplet, Kane modifie légèrement les paroles en parlant au passé de la mythique coupe en brosse qu’il arborait en 1989 (« Whose flattop ruled in ’89? »).

« Kane est ce que j’appellerais un vieux sage. » — Kool G Rap

Pourtant, contempler le passé ne l’intéresse pas. « Ce n’est pas un grand bavard », me confie son manager avant notre interview. Ce dernier m’informe que Kane ne sortira pas d’autre album solo, premier sujet sur lequel j’interroge l’artiste lorsqu’il m’appelle en avril. « Je pense simplement que la musique a trop changé », m’explique-t-il alors. « J’arrive aussi à un moment de ma vie où je gagne plus d’argent en jouant mes anciens morceaux en tournée. » Il continue néanmoins à composer de temps à autre ou quand un événement l’inspire, « un nouveau morceau de Joell Ortiz ou de Logic, par exemple ». Il se penche davantage sur sa carrière de comédien. Désormais marié et père d’un jeune garçon, installé dans la région de Raleigh-Durham en Caroline du Nord, Kane a fait beaucoup de chemin depuis ses expériences passées, même s’il continue d’en vivre de nouvelles chaque semaine. De son vrai nom Antonio Hardy, Kane a grandi dans le quartier de Bedford-Stuyvesant, à Brooklyn, à une époque où la ville connaissait des épisodes d’une violence extrême. « Mais j’ai été élevé dans un vrai cocon familial, entouré de mes deux parents », confie-t-il. « Il y avait de l’amour à la maison, beaucoup d’amour. » Étudiant au lycée Sarah J. Hale, il tient largement tête aux autres MC’s concurrents de la banlieue de New York. Sa rencontre avec Biz Markie au centre commercial d’Albee Square l’amène à écrire pour Biz et Roxanne Shanté puis, finalement, à mettre un pied dans le collectif Juice Crew de Marley Marl. Peu de temps après, Kane enregistre son premier album, Long Live the Kane, au côté de Marley, premier super-producteur de hip-hop. Kool G Rap, autre membre du Juice Crew, le décrit en ces termes : « Kane est ce que j’appellerais un vieux sage. Il était comme un adulte des années 1970 catapulté dans les années 1980, un genre de petit con à la fois cool et calme. Il n’a pas vu beaucoup de films de notre époque, il continuait de mater Shaft, Super Fly et Dolemite. Ses manies rappelaient celles des vieux loubards d’avant. »

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Kane aujourd’hui
Crédits : Big Daddy Kane

Parler du passé avec Kane n’est pas chose facile. Si les questions sur Rakim l’énervent, il partage un rire profond et chaleureux en apprenant que son apparition sur le plateau de Live With Regis and Kathie Lee, en 1989, est sur YouTube. Il se passionne pour les documents historiques relatifs au hip-hop, mais ne montre aucun intérêt pour les médias qui tentent de replacer le genre dans son contexte. « Quand des gens dans la rue me disent que je fais partie de leur Top 5, ça me touche énormément », confie-t-il. « Quand c’est VH1, MTV ou le magazine The Source qui me donne une note, ça ne représente rien à mes yeux. » Parmi ses récentes collaborations, la plus étroite a eu lieu avec le groupe de hip-hop Lifted Crew.

Après un premier show ensemble en septembre 2011, Kane a avoué à Joe Lambert, le batteur, que c’était le meilleur groupe avec lequel il avait joué. Un an plus tard, Kane s’est rapproché d’eux pour enregistrer un album de fusion hip-hop soul sous le nom Las Supper. Lorsque le groupe est arrivé au studio d’enregistrement, Kane avait déjà composé la musique. Il avait également répondu à tous ses devoirs en apportant les mêmes micros, amplis et caisses claires que ceux qui étaient utilisés lors des sessions de la Motown. Sorti en mars 2013, l’album intitulé Back to the Future a obtenu de bonnes critiques, notamment du New York Times qui a qualifié le son de Kane d’ « énergique et vif ». Lambert décrit Kane comme un personnage impassible et réfléchi, qui ne s’embête pas avec les figures de rhétorique ou les bavardages inutiles. Selon lui, Kane était un chef très exigeant en tournée. Il demandait au groupe de ne pas boire avant les concerts, pas même une bière, et délivrait des laïus d’encouragement rythmés par des kôans emblématiques de la philosophie Zen. « Cherchez à incarner un rayon de lumière précis », disait-il au groupe. « L’objectif est de toucher votre public, pas de lui envoyer une énergie diffuse. » En retour, le groupe l’avait surnommé James Brown, en écho à l’autorité notoire du parrain de la soul. « On l’appelait souvent comme ça, mais c’était affectueux », précise Lambert. « Kane est un professionnel accompli. Si je compare les différentes stars avec lesquelles j’ai travaillées jusqu’ici, il est de loin le plus pragmatique, le plus réaliste et le plus direct. Il est aussi généreux et aimable. »

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Big Daddy Kane en 1980
Crédits : Janette Beckman

Guess Who’s Back

Le jour de la fête des pères, Kane a posté sur Instagram une photo de lui et son fils, Tasheem, avec pour légende « Mon cadeau de fête des pères : J’ADORE ! ». L’artiste est aussi actif sur Twitter, révélant quelques clichés de sa vie de tournée et donnant son avis sur une variété de sujets, de la boxe à la musique soul des années 1970. Son ancien homologue, Rakim, n’affiche quant à lui que 54 tweets à son actif, et aucun depuis mars 2010. Sa page Facebook fait de facto office de calendrier de tournée. D’après Matthew Kemp, son manager, sa stratégie de communication sur les réseaux sociaux s’arrête là. Dans un entretien avec la journaliste Heather Blanchard en 2009, Kemp raconte : « Je l’appelle le Howard Hughes du hip-hop. À la première rencontre, c’est l’homme le plus avenant au monde…tout en gardant une certaine distance. Il reste un mec réservé. Poster des tweets sur les céréales qu’il a mangées au petit-déjeuner ou autre détail de ce genre n’était pas vraiment la voie qu’on voulait emprunter. L’idée était de garder une petite part de… Je ne veux pas employer le mot “mystère”, mais, disons, de préserver une part de son intimité et veiller à ce que les gens le connaissent avant tout pour sa musique. » L’aura et la dimension mystique ont toujours été des éléments essentiels de l’identité de Rakim. Quand Nas a sorti son morceau « U.B.R. (Unauthorized Biography of Rakim) » en 2004, essentiellement en hommage à son idole, Rakim en a été profondément bouleversé, malgré le fait que tout ce que Nas révélait sur lui était trouvable sur Google.

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Rakim en 1998
Crédits : Mikael Väisänen

William Griffin Junior a grandi à Wyandanch, dans la région de Long Island, dans une maison remplie de musiciens talentueux. Sa mère chantait du gospel, ses frères jouaient de multiples instruments. Ruth Brown, l’une des légendes du R&B, était sa tante. Au vu de cet environnement et de ses origines, dès lors que Rakim est tombé amoureux du hip-hop, il ne pouvait pas rester simple observateur. DJ Clark Kent, qui produira plusieurs de ses succès par la suite, ainsi que Notorious B.I.G. et Jay Z se rappellent de ce jeune rappeur déclamant ses rimes lors d’un bœuf improvisé dans un parc, du haut de ses 12 ans et de son estrade en carton. Surnommé « Kid Wizard » (le petit génie), Rakim était un prodige du rap. Plutôt amusant d’imaginer qu’il a pondu son « Seven MC Theory » (qui deviendra l’une des rimes les plus emblématiques du hip-hop) à la cafétéria du lycée Wyandanch Memorial.

C’est à peu près à la même époque qu’il a rejoint l’organisation Nation of Gods and Earths, une ramification de Nation of Islam fondée en 1964 par un ancien étudiant de Malcom X, Clarence 13X. L’artiste s’est confié à ce sujet au magazine Vibe, en 1997 : « J’avais besoin d’être guidé. Durant cette période de ma vie, je me faisais tout le temps arrêter ou attraper en possession d’armes. J’en avais marre de faire souffrir ma mère. » Enfin, en 1986, Rakim – dérivé d’un nom arabe signifiant « le miséricordieux » –  fait immédiatement sensation avec « Eric B. Is President ». Tahmell Griffin, l’aîné de ses enfants, est le 9 juillet 1988, un mois avant la sortie de Follow the Leader, l’album phare du rappeur alors en deuxième année de fac. Au collège, Tahmell a compris que son père était connu. Ses camarades de classes lui répétaient que leurs parents connaissaient son père. Puis, à mesure qu’il grandissait, les commentaires se faisaient plus clairs : « Ton père est une légende », lui disait-on. D’après lui, Rakim était un père normal, toujours préoccupé par les notes de ses enfants et dévoué à sa famille. Mais, fidèle à lui-même, il était aussi parfois réservé, même à la maison. « Pour être honnête, je ne le cerne pas complètement non plus », avoue Tahmell. « Parfois, je lui dis : “Je sais que tu as autre chose en tête en ce moment, que tu penses à l’étape d’après, à ce que tu vas faire ensuite.” Je ne le connais toujours pas par cœur. Mais c’est mon père, il est comme ça, il l’a toujours été. » Et d’ajouter : « Tout le monde me demande ce que ça fait d’être le fils de Rakim. Qu’est-ce que ça fait d’être le fils de votre père, à vous ? C’est pareil. »

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Rakim n’a rien perdu de son énergie en live
Crédits : Mikael Väisänen

Tahmell révèle finalement quelques éléments sur son père « Rakim Allah », ou « God MC », désormais âgé de 47 ans. « Le passe-temps préféré de mon père, ce sont les jeux vidéo. Nous jouons tous les deux à longueur de journée. » Rakim est fan de NBA2K et de Madden. Il ne se sert toujours que de deux doigts, ce qui explique en partie son aversion contre les réseaux sociaux. Il a également développé une peur de l’avion, après la traversée d’une zone de fortes turbulences il y a quelques années, c’est pourquoi il a choisi d’aller en Europe en bateau lord d’une tournée en 2011. Enfin, il passe la plupart de ses nuits dans le studio qu’il a fait construire dans sa maison de famille de Stamford dans le Connecticut. « Il reste tranquillement à la maison pendant la journée et le soir, quand tout le monde va se coucher, il travaille dans son studio », confie Tahmell. Rakim a en effet gardé le rythme des artistes, composant ses beats et ses mélodies au cœur de la nuit.

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Tahmell conserve de nombreux souvenirs des années 1990 avec son père. Il raconte : « C’est à cette époque qu’il a été le plus présent. Il a fait une pause de cinq ans parce qu’il savait qu’il pouvait se le permettre, et qu’il voulait passer plus de temps avec sa famille. » Eric B. et Rakim ont mis fin à leur collaboration après la sortie de Don’t Sweat the Technique en juin 1992, un quatrième album qui n’a pas remporté autant de succès que les autres. La séparation leur a laissé un goût amer. Après la dissolution du duo, les deux parties devaient signer des décharges de responsabilité afin que chacun puisse poursuivre sa carrière en solo. On rapporte qu’Eric B., dont l’album solo éponyme est sorti en 1995, a volontairement retardé la signature des documents de Rakim.

Tout le monde attendait beaucoup de la collaboration en Dr. Dre et Rakim.

Dans les bacs le 4 novembre 1997, l’album The 18th Letter, qui marquait le retour de Rakim sur la scène musicale, a été vendu à 136 000 exemplaires la première semaine, atteignant le quatrième rang du classement Billboard 200, juste en-dessous du célèbre In My Lifetime, Vol.1 de Jay Z. Le succès de cet album puissant, voire captivant à l’époque, a été contrarié par une campagne marketing peu judicieuse qui se concentrait sur les prouesses (passées) du rappeur, or la carte du come back est rarement payante dans le monde du hip-hop. The Book of Life, album réunissant les plus grands tubes de Rakim, est sorti au même moment, avec notamment « It’s Been a Long Time », « Remember That », et le single phare intitulé « Guess Who’s Back ». Toute cette nostalgie créée autour du grand retour après cinq ans d’absence a terni l’image de Rakim, le présentant comme un artiste démodé qui s’efforçait de rétablir sa gloire passée, alors que du haut de ses 29 ans, il n’avait en réalité qu’un an de plus que Jay Z, l’étoile montante de l’époque. « Selon moi, “It’s Been a Long Time” et “Guess Who’s Back” étaient médiocres, ou peut-être que c’est leur titre qui n’allait pas. On ne devait pas s’étonner de son retour : quand on s’appelle Rakim, peu importe le temps qu’on passe en dehors de la scène, on reste Rakim », s’exclame Clark Kent, qui a produit trois chansons (dont « Guess Who’s Back ») sur l’album en question. « Tout ce battage médiatique que le label a estimé nécessaire, en sous-entendant qu’on devait créer une machine à succès, inventer une belle histoire… En réalité, on devait simplement ressortir du bon Rakim ; à cette époque, il n’y avait pas besoin de “créer une machine à succès” autour d’un de ses morceaux. »

Suite à l’échec commercial et créatif de son second album solo, The Master, sorti en 1999, Universal Records lui propose d’enregistrer un morceau. En octobre 2000, Rakim choisit Aftermath, le label fondé par Dr. Dre. Tout le monde attendait beaucoup de cette collaboration entre un des meilleurs rappeurs et l’un des plus grands producteurs de rap de tous les temps. Le premier album né de cette union est présomptueusement intitulé Oh My God. Dans un entretien avec MTV News, Dre a comparé cette expérience à celle de « Quentin Tarantino remettant John Travolta sur le devant de la scène » avec Pulp Fiction. Il n’y avait qu’un seul problème : Rakim ne parvenait à terminer aucun morceau.

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God MC

Chez Aftermath

Oh My God a été enregistré dans plusieurs studios : Larrabee dans le nord d’Hollywood, Encore à Burbank, Can-Am à Tarzana (foyer des mythiques sessions de Tupac avec Death Row), et Record One chez Sherman Oaks. Les producteurs d’Aftermath se sont en grande partie occupés du sale boulot. Le label fonctionnait comme une machine. Dre débarquait subitement dans les sessions d’enregistrement, écoutait les morceaux instrumentaux de chaque producteur, puis révélait le nom du rappeur appartenant au label qu’il imaginait sur le son en question. Le gros du travail était, néanmoins, laissé à ses subalternes. Une nuit d’août 2001, Denaun Porter, l’un des producteurs employés chez Aftermath (également membre du collectif D12 d’Eminem, basé à Détroit), accompagné de son auteur-compositeur, Vito King, se sont rendus aux studios Larrabee en vue de travailler avec Rakim. Porter savait que la session ne serait pas fructueuse : ce soir-là, Rakim n’arrivait pas à enregistrer les parties chantées. La soirée s’est donc transformée en séance de présentation où le producteur et le rappeur ont appris à se connaître, une sorte de récréation pour l’équipe créative qui allait se terminer par l’écoute du CD d’instrus produit par Porter. Porter voulait cependant créer une nouvelle composition, un morceau qui signalerait une renaissance. Il s’est mis à pianoter sur son clavier, à marteler des percussions tel un régiment au pas, puis à harmoniser les parties chantées synchronisées avec le rythme jusqu’à environ la moitié de chaque couplet, ce qui donnait une profondeur supplémentaire au morceau. Au moment de s’attaquer à l’accroche, King, admirateur de Rakim depuis toujours, avait une vague idée de ce qu’il voulait exprimer et, soudainement, tout s’est éclairé : il allait épeler son nom dans le refrain.

R: Rugged and rough that’s how I do it [Brutal et dur, c’est ma nature] A: Allah who I praise to the fullest [Allah, que j’honore profondément] K: Keep it moving [Continue d’avancer] I: Stand alone [Ne compte que sur toi-même] M: It’s my crown, my world, my throne [C’est ma couronne, mon univers, mon royaume]

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Son dernier album est paru en 2009

King a ensuite composé un air de référence imitant la puissante tonalité vocale (baryton) de Rakim. Le morceau était bouclé en moins de deux heures. Rakim a débarqué avec quelques amis vers 23 h. Il ne s’est pas présenté, ce n’était pas nécessaire. Il est resté silencieux quelques instants, puis a demandé : « Tu as quelque chose pour moi ? » Porter lui a fait écouter sa dernière création. Rakim a adoré. Il a tout de suite eu envie de mettre des paroles dessus. « Tu me donnes envie de faire du rap », a-t-il dit au producteur. « Dès que t’as un beat, envoie-le moi, j’ai bien envie de rapper sur tes prods. » Bien qu’encore perturbé d’avoir rencontré l’un de ses idoles, Porter a laissé Rakim seul pour écrire. Et Porter d’ajouter : « C’était la toute première chanson née de sa collaboration avec Dre que le public allait découvrir. J’ignorais que ce serait la seule ! »

Sorti en novembre 2002, le titre « R.A.K.I.M. », qui figure dans la bande-son du film 8 Mile, est le seul morceau que le rappeur a réalisé en solo au cours de ses quasi trois années passées chez Aftermath, sur un total de 16 d’après mes informations. Les couplets qu’il déclamait au côté de Truth Hurts dans « Addictive » et de Jay Z dans « The Watcher 2 » étaient la preuve qu’il conservait sa prestance et son énergie, mais certaines rumeurs évoquaient des désaccords sur le plan créatif : d’un côté, Dre poussait Rakim à faire du gangsta rap et de l’autre, Rakim travaillait trop lentement. Ce dernier devait faire une brève apparition dans l’émission The Eminem Show pour accompagner Eminem sur « Till I Collapse », mais le projet a, paraît-il, été avorté du fait qu’il avait raté l’échéance. Un article paru dans The Source en octobre 2002 a révélé d’autres épisodes dérangeants. Un manager et publicitaire a interrompu Rakim avant qu’il ne puisse répondre à certaines questions, si bien que l’auteur de l’article, Miles Marshall Lewis, les a finalement chassés de la pièce. Par ailleurs, Dre a rejeté les quatre morceaux proposés par DJ Premier (l’un des fidèles collaborateurs de Rakim) pour l’album Oh My God ; seule une chanson y a été intégrée (« Afterlife ») en guise d’« avant-goût convenable ». Les complications ont continué lorsque Shady Records, une filiale d’Aftermath, a signé avec 50 Cent en juin 2002, à la suite de quoi cette figure emblématique du hip-hop des années 2000 est devenue la priorité numéro un du label. « Je pense que la présence de 50 Cent a affecté tous les artistes du label », déclare DJ Hi-Tek, l’un des producteurs internes au label. « Quand 50 Cent nous a rejoints, il s’est emparé de plusieurs morceaux sur lesquels d’autres gars avaient déjà écrit des paroles. D12, par exemple, avait déjà écrit une chanson sur le rythme de “In da Club” au moment où 50 Cent se l’est procuré. Moi-même, j’avais composé un morceau avec Joe Beast qui s’est retrouvé sur l’album G-Unit. »

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L’affiche d’une soirée des anciens

Le morceau chipé à Rakim est finalement devenu « Heat », l’un des tubes phares de l’album Get Rich or Die Tryin’ de 50 Cent. Selon Porter, « Rakim déchirait tout avec cette chanson. Il avait adopté une perspective complètement différente de celle de 50 Cent. La dimension de la rue était toujours présente, mais en ajoutant une visée éducative et prédicative à ce beat, il en avait fait quelque chose d’incroyable. » Sur le tapis rouge des BET Awards en juin 2003,  le rappeur a annoncé aux journalistes la sortie d’un single pour la fin de l’été et de l’album Oh My God peu de temps après. Moins d’un moins plus tard, Rakim et Aftermath mettaient fin à leur collaboration.

En paix

Big Daddy Kane a également été courtisé par l’un des labels de hip-hop les plus en vogue dans les années 1990 : en 1996, Suge Knight a tenté de lui faire signer un contrat avec Death Row Records. Kane raconte à ce propos : « Suge m’a mis dans l’avion. On est partis tous les trois, Tupac, lui et moi, direction Vegas. Il m’a même proposé plus d’argent que ce que j’avais demandé. La situation me paraissait bizarre. Quand j’ai demandé 500 000 dollars, Suge m’a répondu : “Je ne peux pas te payer moins d’un million. Je ne sais pas où tu en es en ce moment, je ne veux pas me mêler de tes affaires, mais si tu as besoin, je peux demander à mon comptable de te faire un chèque de 100 000 dollars demain matin pour que tu aies un peu de monnaie sur toi.” Ça me paraissait bizarre. J’avais entendu des tas de rumeurs. Ce genre d’offre m’a fait réaliser que ces rumeurs devaient surement être vraies et que je n’allais pas tomber dans le piège. Donc non, merci. » De nouvelles rumeurs ont circulé quelques années plus tard au sujet d’un potentiel contrat signé entre Kane et le label Roc-A-Fella Records, juste après que Jay Z, qui avait fait une tournée avec Kane au début des années 1990, l’a fait monter sur scène au Hot 97’s Summer Jam. Angie Martinez, de Hot 97, avait même annoncé en direct que le marché était conclu. Ça faisait une belle histoire : le roi de Brooklyn au côté de la légende qui lui avait valu une pause dans sa carrière. Mais tout était faux. « J’étais sur le point de démentir, mais j’ai vu que toute le monde m’appelait pour faire des featurings. Je me suis juste débrouillé pour me faire de la tune », raconte Kane.

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Casanova

Les raisons initiales pour lesquelles Big Daddy Kane avait besoin d’un come-back font partie intégrante du folklore associé au hip-hop. L’étiquette de Casanova lui a collé à la peau dès la sortie de son album bien-aimé, It’s a Big Daddy Thing, réalisé pendant sa deuxième année de fac en 1989. Il a ensuite déclamé ses paroles romantiques façon spoken word lors de sessions improvisées avec Barry White. Puis il est apparu torse nu, l’œil complice et le regard coquin, sur la pochette de son troisième album, Taste of Chocolate. Enfin, il a pris la pose avec Madonna dans le célèbre livre choc de la chanteuse, Sex, puis seul, dans le mensuel Playgirl en juin 1991. « Personne ne m’a demandé si je pensais que ces apparitions pouvaient provoquer des réactions violentes. Du moins, personne ne l’a fait avant que cela ne dégénère », explique Eugene Shelton, chef de publicité de Kane à l’époque de la séance photo de Playgirl. « Car ça a bel et bien dégénéré. Burt Reynolds et d’autres célébrités avaient déjà posé nus dans des magazines féminins, mais un grand nombre de personnes considéraient que Playgirl s’adressait aux homosexuels. » D’autres histoires ont contribué à la chute de Kane. Il a ainsi dû réaliser ses deux derniers albums à la hâte pour respecter le contrat qui l’engageait à en produire cinq. « Ma priorité était de quitter ce label rapidement, donc j’ai fait des chansons avec les gens que j’aimais », raconte-t-il au sujet de Taste of Chocolate. « J’étais fan de Barry White et de Dolemite. Et je me suis dit que Barbara Weathers ferait l’affaire. » Et pour Prince of Darkness, sorti en 1991 ? « Prince of Darkness ? Je ne sais pas ce que j’ai foutu avec cet album. » Kane remarquait que ses concerts se remplissaient de moins en moins. Il entendait aussi dire que sa carrière s’était effondrée.

Pour l’album suivant, Looks Like a Job For…, sorti en 1993, il avait promis au public un retour aux sources, collaborant avec des producteurs émergeants comme Easy Mo Bee, Large Professor ou encore The Trackmasters. Mais c’était trop tard. Ses fans avaient continué d’avancer sans lui, et la musique l’avait dépassé. « Du point de vue de la production, Looks Like a Job For… était génial. Je crois que le point faible de cet album, c’était véritablement moi », avoue Kane. « Si j’avais écouté la radio et réalisé à quel point la musique avait évolué, je me serais rendu compte que les rimes ne tombaient plus avant le beat, mais après. Les gens rimaient beaucoup plus lentement. Mon style paraissait vraiment vieux, démodé. » Kane était à l’aise avec sa place dans l’histoire. À l’approche du passage au XXIe siècle, il a ainsi décidé de quitter New York pour se retirer en Caroline du Nord. Afin d’en savoir plus sur sa nouvelle vie loin de Manhattan, j’ai contacté le rappeur Phonte, ancien membre du groupe Little Brother, de Caroline du Nord. Il m’a raconté avoir vu Kane à Durham, soit en train d’acheter des CD chez l’ancien disquaire Millenium Music, soit en concert dans des petits bars. Un soir, lors d’une performance au Cat’s Cradle, Kane a repéré Phonte dans le public, puis il a annoncé, entre deux chansons : « Allez tout le monde, faites du bruit pour Little Brother. » Le groupe a par la suite collaboré avec l’artiste sur « Welcome to Durham ».

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En paix
Crédits : Big Daddy Kane

« Il a été d’une grande influence dans ma vie. Je lui ai dit que c’était lui qui m’avait donné envie de faire du rap », me confie Phonte. Comment Kane a-t-il réagi ? « Fidèle à lui-même. Il est resté cool et m’a répondu : “Merci, mec.” » Phonte poursuit : « Josh, un ami à moi, traînait beaucoup avec Kane. Un jour, au cours d’une discussion, Josh lui a demandé : “Tu es toujours dans le coup, Kane. Pourquoi tu ne te relances pas dans la course ? Tu pourrais carrément être le nouveau Jay Z.” Kane l’a regardé et a répondu : “J’ai déjà été Jay Z, mec.” Cette réponse m’a vraiment donné à réfléchir. De mon point de vue, Kane est désormais en paix avec lui-même. »

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Rakim, quant à lui, n’a pas atteint ce degré de sérénité. Il brûle toujours d’envie de retrouver son royaume. Lors d’une conférence de la Red Bull Music Academy en juillet 2013, il a déclaré qu’il voulait prouver « que [sa] hargne était toujours là. Les gens pensent qu’on s’affaiblit avec l’âge. Moi, je pense que plus on vieillit, plus on s’améliore. » Variante de l’une de ses devises favorites : « Age don’t count in the booth » (L’âge ne compte pas au micro). Le dernier opus de Rakim, The Seventh Seal, sorti en 2009, a été produit en partenariat avec SMC Recordings, TVM ainsi que son propre label, Ra Records. Seuls 12 000 exemplaires se sont vendus la première semaine. D’après mes sources, il préparerait actuellement un nouvel album. Clark Kent explique qu’il a « une centaine d’idées » en tête. Large Professor me confie qu’il aimerait entendre Rakim sur des rythmes plus rapides tels que « Don’t Sweat the Technique » ou « Juice (Know the Ledge) ». Le producteur Nick Wiz ne s’attend pas à ce que Rakim suive les tendances. « Je doute qu’il s’essaie un jour à la trap music. »

On dirait qu’il pourrait faire ça – être Rakim – pendant au moins vingt ans de plus.

Fin mai dernier, Rakim s’est produit sur la scène du SOB’s, dans le centre-ville de New York. L’artiste était bien différent de celui que j’avais vu à Chicago. Il prenait son temps entre chaque chanson et échangeait avec le public ; un changement d’attitude qui s’explique peut-être par la présence de sa fille, Destiny, à ses côtés. Cette dernière a passé la plus grande partie du concert collée aux enceintes, rappant à l’unisson avec son père et dérobant à l’occasion quelques photos avec son téléphone. Rakim a même pris la pose plusieurs fois. Vers la fin du spectacle, elle lui a glissé que sa batterie était à plat, ce à quoi « God MC » a d’abord répondu par un grognement, avant de saisir le micro de la main droite, de tendre le bras gauche pour feindre l’indignation et de conclure, d’un air amusé : « Comment peux-tu sortir sans recharger ton téléphone ? » Et Clark Kent d’ajouter : « Je crois tout simplement qu’il s’amuse davantage aujourd’hui. Je pense qu’il a enfin compris son parcours, qu’il s’est dit : “C’est bien moi qui ai sorti ces disques et qui ai changé la face du rap. Les gens me considèrent comme une légende.” » Comme à son habitude, Rakim a terminé le concert avec « Paid in Full », accompagné cette fois-ci par Busta Rhymes qui a avoué, par la suite, avoir annulé une séance d’enregistrement lorsqu’il a appris que la star se produisait sur scène. Après une accolade des plus chaleureuses, Rakim lui a tendu le micro, l’invitant à déclamer la fin de la chanson. « C’est un rêve qui se réalise », s’est exclamé Busta Rhymes depuis la scène, minaudant telle une groupie, avant de se lancer dans un discours de sept minutes pour raconter comment il avait rencontré Rakim alors qu’il était étudiant au lycée Uniondale de Long Island. « J’ai attendu ce moment pendant près de 30 ans », a-t-il conclu. Rakim, gêné, agitait sa serviette en guise de réponse. Dès lors que Busta Rhymes lui a rendu le micro, il s’est adressé à la foule avec enthousiasme :

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Rakim, Big Daddy Kane et KRS-One
Crédits : Big Daddy Kane

« Je voudrais vous remercier personnellement pour tout l’amour que vous m’avez donné tout au long de ces années. Ça fait un sacré bail que je fais des concerts, mais ça fait tellement de bien d’être à nouveau sur scène ici, à New York, et de recevoir une telle chaleur. Je réalise chaque soir à quel point j’ai de la chance. » Au moment de quitter la scène, il semblait être en mesure de prolonger le spectacle d’au moins 20 minutes. On dirait qu’il pourrait faire ça – être Rakim – pendant au moins vingt ans de plus. « Je lui demande tout le temps à quel moment il compte s’arrêter », confesse Tahmell. « Il me répond toujours : “Quand je ne prendrai plus de plaisir, j’arrêterai. Mais pour l’instant, j’aime toujours ça.” »


Traduit de l’anglais par Pauline Chardin d’après l’article « Follow the Leaders », paru dans Grantland. Couverture : Rakim sur scène et Big Daddy Kane. Création graphique par Ulyces.