Les artistes du dab

Nous nous trouvons dans les environs de Barstow, aux confins du désert sous une pluie battante. Une valise Pelican usée gît aux pieds de mon passager, James « Skywalker » Johnson. Elle est jaune, couverte d’autocollants, et faite d’un polypropylène résistant aux produits chimiques. Dans l’armée et sur les champs de bataille, les boîtes sécurisées de ce genre permettent de ranger des lunettes de visée pour fusil ou des composants électroniques haut de gamme. Il se met soudain à la triturer. Skywalker a 32 ans. Il est doté d’un palais particulièrement bien développé et d’un téléphone mobile jetable, et a quelques kilos en trop. Sa respiration sifflante donne l’impression qu’il a de l’asthme. Après avoir quitté avec joie un stage auprès d’un sénateur républicain et réalisé que la politique politicienne n’était pas son truc, il a été barman, cuisinier, développeur et cultivateur de cannabis. Depuis, il s’est auto-proclamé « ambassadeur d’un style de vie californien inspiré par la culture de l’huile de cannabis ». En tant que tel, il achète et revend des têtes et des restes de beuh, de l’huile de cannabis et autres gourmandises planantes, ainsi que des t-shirts et des chapeaux. Il aimerait bien m’en dire plus, mais ses activités sont pour la plupart illégales, bien que ses produits ne le soient pas. Son nom, et celui de bien d’autres personnages et entreprises cités dans ce reportage sont inventés.

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Un extrait de cannabis concentré
Crédits : DR

Nous sommes en décembre, et cet après-midi-là, le temps est orageux. Nous roulons en direction de Las Vegas, pour assister à la finale de la quatrième édition de la Secret Cup, après un an d’épreuves régionales qui auront permis de rassembler les meilleurs fabricants d’huile de cannabis artisanale des États-Unis. Les festivités sont censées se dérouler dans un manoir loué pour l’occasion, en dehors du Las Vegas Strip. Skywalker a mis le prix fort pour pouvoir séjourner dans une chambre d’hôtes proche de la piscine. Il vient là pour revoir ses amis, la crème des vendeurs et des fabricants (ou extracteurs) d’huile de cannabis – une communauté qui s’est considérablement agrandie en cinq ans –, mais aussi pour présenter ses produits, se faire de nouveaux contacts et tester des échantillons ; et notamment ce qui se fait de mieux, des beuhs « dévastatrices ». Ce sont des nerds, mais ils sont cool. Volontairement débraillés, plus à l’aise seuls ou en petit comité, ces Heinsenberg de l’huile de cannabis sont des autodidactes. Ils se font appeler les « Wookies » car ils sont pour la plupart féroces et mignons à la fois, comme les créatures de la saga Star Wars. Ils ont le plus souvent la vingtaine ou la trentaine, et ils ont un sérieux penchant pour les barbes, les friperies, les pendentifs en verre soufflé, les sweats à capuche tâchés, et les casquettes de baseball à bord plat ornées de pin’s de collection.

Plus connus sous leurs pseudos hauts en couleur – Big D, Brutal Bee, Task Rok, Witsofire, les Medi Brothers, Hector de SmellslikeOG –, les Wookies consacrent leur vie à la fabrication des meilleures huiles de cannabis qui soient ; c’est-à-dire une forme de cannabis concentré qu’on extrait des feuilles et des têtes de la plante grâce à une série de procédés chimiques, le plus banal d’entre eux nécessitant de simples bouteilles de gaz butane très volatile en guise de solvant chimique. L’huile de cannabis (dont le nom formel est butane hash oil, ou BHO) est une variante moderne du haschisch. Exit la méthode traditionnelle de fabrication du shit et les corvées qui vont avec – le pressage, le filtrage et la compression des têtes de beuh.

Depuis les années 1960, des passionnés fabriquent une huile de cannabis pâteuse, le plus souvent dans une casserole sur la cuisinière, et à grand renfort de solvants toxiques comme le naphte, l’hexane ou de l’alcool isopropylique. C’est vers l’an 2000, dans la vallée de San Fernando à Los Angeles, qu’on a vu apparaître le précurseur du BHO. La première version du produit s’appelait le juice. Le plus souvent, on le fumait pur avec une pipe dotée d’une grille. Certaines personnes préféraient chasser le dragon en utilisant un tube et un couteau chauffé au préalable, ou un morceau de papier aluminium et un briquet. Des amateurs ont très vite commencé à se faire leurs propres pipes, et des souffleurs de verre les ont suivis ; de nos jours, certains modèles de pipes en verre soufflé coûtent plusieurs dizaines de milliers de dollars. Quand on la fume, l’huile de cannabis donne une plus grosse claque que de simples têtes de beuh, mais ses effets durent moins longtemps. Quand on en abuse, le plus souvent une sieste s’impose. Les Wookies appellent cet état « dtfo », Dabbed The Fuck Out (qu’on pourrait traduire par « complètement défoncé à cause du BHO »). Ils prennent un malin plaisir à poster des photos de leurs congénères complètement morts sur les réseaux sociaux.

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Un Wookie en action
Crédits : Oil Slick/Tumblr

L’abréviation BHO a fait sa première apparition en 2009, grâce au prix du « meilleur produit » remporté lors de la Cannabis Cup organisée par le magazine High Times à Amsterdam. Jeremy Norrie et Daniel de Sailles, les fondateurs de la Secret Cup, faisaient partie de l’équipe qui a présenté l’huile de cannabis au cours de la compétition. D’après certaines personnes, ils ont rendu le terme « dab » – au sens de « dosage approximatif » – populaire. (« Se faire un dab » signifie « vaporiser du BHO ».) On peut acheter du BHO dans un dispensaire, ou par des voies plus illégales auprès d’un extracteur ou d’un dealer. Sa texture varie selon la variété préparée — wax (cire), shatter (littéralement « fracasser »), budda (beurre), honeycomb (gâteau de miel), live resin (collante), crumble (sous forme de poudre) et honey oil (huile mielleuse). Au départ, l’huile est liquide, mais si on la laisse telle quelle sans intervenir, elle finit par se solidifier. Les couleurs vont du vert vif au jaune or, en passant par le brun caramel. La couleur de prédilection des connaisseurs est l’ambre translucide. En règle générale, Skywalker ne consomme rien qui ne soit pas de couleur claire, même si c’est un produit en lice pour la Secret Cup. Il dit souvent qu’il refuse d’infliger cette merde à ses poumons, sous-entendant par-là qu’il ne sait pas par quels moyens, ni par qui l’huile a été préparée. La loi sur le cannabis médical récemment adoptée à New York autorise uniquement la consommation d’huile de cannabis quand elle est pure, cuisinée ou vaporisée ; fumer de l’herbe reste illégal. Si ce qui se passe à New York préfigure l’avenir, alors il se pourrait que l’avenir de l’industrie du cannabis réside dans l’huile – un marché national qui devrait atteindre un total de 47 milliards de dollars d’ici 2016. L’usage médical ou récréatif du cannabis est autorisé dans 23 États, ainsi qu’à Washington, dans le district de Columbia. Il est explicitement permis d’utiliser des extraits de cannabis dans 12 États. Ces produits n’ont pas l’odeur entêtante de la skunk – dans le milieu, le terme « discret » revient souvent ces temps-ci. Mais l’extraction en elle-même n’est autorisée que dans deux endroits, dans le Colorado et à Washington, les laboratoires devant être en mesure de répondre à de rigoureuses spécifications.

Du point de vue de Paul Armentano, un membre de NORML (National Organization for the Reform of Marijuana Laws), « dans les dix autres États, il faut croire que les extraits de cannabis légalisés tombent du ciel ». Aujourd’hui, certaines grandes entreprises et sociétés de capital-risque investissent en masse dans le marché de l’huile de cannabis. Skywalker et les Wookies se battent pour obtenir leur part du gâteau, et se font l’écho d’un point de vue exprimé par bien des artisans quand ils espèrent que la qualité et le bon goût des consommateurs changeront la donne – ou leur permettront au moins de gagner leur vie même si quelques géants se partagent la plus grosse part du gâteau. Pour les Wookies, la Secret Cup est un salon commercial de grande envergure. (Pour des raisons juridiques, les finales sont considérées comme des fêtes privées.) Cela se passe comme un tournoi inter-universités annuel, et si ce n’est pas le seul concours du genre dans le monde, elle est sans doute l’un des plus sélectifs. Les vainqueurs régionaux et les vainqueurs de l’année passée y seront par défaut. En tout, ce sont vingt concurrents qui vont s’y affronter. À la clé, ils peuvent remporter des contrats et le droit de fanfaronner. Skywalker et les Wookies veulent être compétitifs sur ce marché qui croît rapidement, et ils veulent cultiver un état d’esprit favorable au succès. Pour cela, il doivent se faire connaître, et bien connaître de leur côté les acteurs de ce secteur économique, ainsi que leurs différentes techniques d’extraction. ulyces-dabartists-04 Mais pour cela, ils n’auront pas nécessairement besoin de travailler, car après tout, nous sommes à Las Vegas. Les Wookies mènent une vie secrète et solitaire, ils vivent pour la plupart à la campagne, dans des États où ils pourraient se faire prendre assez facilement, mais Skywalker a appris à apprécier les événements de la Secret Cup. S’ils se faisaient prendre – comme un ami de Skywalker, qui a vu la maison dans laquelle il préparait le BHO exploser à cause du butane –, par peur que leurs lignes téléphoniques soient surveillées par les forces de l’ordre, les autres Wookiees ne les appelleraient pas. En l’état actuel des choses, leur communauté n’existe quasiment que sur les réseaux sociaux. D’ordinaire, Skywalker discute sur Facebook et sur Instagram avec ses meilleurs amis, mais là, ils vont pouvoir traîner ensemble pendant cinq jours à Las Vegas, manger, fumer et faire la bringue dans le manoir – « Que demande le peuple ? » conclut Skywalker d’un ton bourru typique de la côte est.

Il est quinze heures, et l’orage n’en finit pas. Avant d’arriver à Las Vegas, nous avons encore deux heures de route dans ce désert surplombé d’un ciel lugubre. Des rafales de vent secouent notre véhicule, et la pluie me donne l’impression que les lumières rouges que je vois au loin sont un mirage. Skywalker mord nerveusement l’ongle de son auriculaire (ce n’est pas la première fois que je le vois faire ça), puis il pousse un profond soupir suivi d’une quinte de toux. Du coin de l’œil, je le vois ouvrir les deux loquets de la valisette Pelican qu’il garde entre ses pieds. Il a taillé le rembourrage en mousse pour protéger tout ce qui s’y trouve. Il en sort le bang à BHO qu’il a gagné lors de la Mini Sundae Cup, un bang en verre transparent de 12,5 centimètres, fabriqué par l’entreprise Hitman et vendu à 500 dollars l’unité. Skywalker l’a personnalisé en y ajoutant ce qu’on appelle un clou – une sorte de douille – en quartz de premier choix. (Certains amateurs préfèrent les clous en titane de classe 2, celui qu’on utilise pour les missiles.) Il met le bang dans le porte-gobelet pour attraper son sac à dos et en sortir une bouteille d’eau, une boulette de papier pleine de BHO et un mini chalumeau. Il met un tout petit peu d’eau dans le bang. Le chalumeau est plus grand qu’un briquet à cigare, mais plus petit qu’un bec Bunsen. Le bruit de la détente évoque le cliquetis de celle d’un pistolet. Une longue flamme orange et bleue en forme de cône illumine la voiture pendant quelques instants. « Ça te dérange si je me fais un dab ? » https://www.youtube.com/watch?v=u-9lT3l4y-Q

Des bangs dans le désert

Deux mois plus tôt. Au mois d’octobre, dans le centre-ville de Phoenix, Arizona. Une vingtaine de tentes blanches forment un cercle sur le terrain en bitume. Il y fait très chaud, un peu comme dans une carriole couverte en plein cagnard. Des panaches de fumée s’élèvent ici et là, mais l’odeur s’estompe dès qu’on arrive du côté des vendeurs de hot-dogs, au niveau de l’entrée. La Secret Cup Desert Regional est la sixième étape de cette Secret Cup 2014. À l’exception de la finale, chaque événement est ouvert au public le temps d’un week-end. La Secret Cup, c’est un peu comme les Cannabis Cups, ces énormes rassemblements organisés par le magazine High Times qui ont gagné en popularité au fil des ans. Sauf qu’il y a moins de monde, et qu’on y entend plus de termes techniques. C’est une sorte de mélange entre un marché en plein air et une fête médiévale, un événement éphémère pour amateurs d’huile artisanale, de gourmandises cannabiques et autres formes d’extraits de cannabis. On y trouve entre autres des accessoires, des objets de décoration et des vêtements. Pour le prix d’un billet – 20 dollars par jour –, ceux qui possèdent un permis de cannabis médical peuvent vaporiser autant de BHO qu’ils veulent. On peut également faire de bonnes affaires : un gramme d’huile de cannabis de grande qualité pour la modique somme de 50 dollars, soit environ la moitié moins que le prix pratiqué dans les dispensaires. Skywalker et son bras droit, un mec surnommé Captain, font face au public qui se tient devant le stand. Ils présentent avec l’enthousiasme des marchands ambulants une boisson à base d’extrait d’huile de cannabis. Le breuvage couleur cerise est vendu dans une petite bouteille faite pour évoquer le Purple Drank, un sirop pour la toux aux effets narcotiques populaire dans le milieu du hip-hop – un mélange de prométhazine et de codéine. D’aucuns diraient que c’est de l’esbroufe, mais c’est plutôt bon et les effets de leur boisson sont formidables, surtout quand y ajoute des glaçons pour lutter contre la chaleur ambiante. Les bouteilles se vendent comme des petits pains.

Sans surprise, une ambiance joyeusement planante règne dans la tente.

Un spécialiste de l’extraction d’huile répondant au pseudo de Sloth Bear (« ours paresseux ») est assis devant une table pliante, juste à côté de Skywalker et du Captain. Ils ont déjà travaillé ensemble, car dans le milieu du commerce de BHO, il est indispensable de collaborer avec ses confrères. Skywalker ne cultive pas de cannabis et ne procède pas à l’extraction de l’huile (même si ces tâches ne lui sont pas inconnues), mais il trouve le cannabis, les personnes qui vont s’occuper de l’extraction de son huile, ainsi que des fabricants de capsules, d’ours en gélatine ou de sirop à base d’huile de cannabis. Il trouve ensuite les dispensaires qui veulent bien de ses produits. L’idéal pour lui, c’est quand les dispensaires lui fournissent le cannabis et qu’il n’a plus qu’à l’emmener à Sloth Bear (par exemple) pour procéder à l’extraction de l’huile. Le plus souvent, le produit fini retourne au dispensaire d’où il vient, et ils se dégagent en général une commission de 50 %. Skywalker est avant tout un talentueux intermédiaire : il connaît les bonnes personnes, sait trouver de la weed de bonne qualité, signe des contrats et trouve de nouveaux clients. Du haut de ses 29 ans, Sloth Bear a gagné son entrée pour le Desert Regional de ce week-end. Dans le milieu des Wookies, il est connu pour avoir réussi à se hisser dans le top 4 de la catégorie « huile de cannabis » lors d’une Cannabis Cup organisée par High Times. Une grosse plaquette de BHO couleur or teinté de vert est posée sur la table devant lui. La live resin fabriquée à partir de têtes fraîches congelées sent très fort. Sur la même table trônent deux bangs à BHO, un chalumeau, des bouteilles de sirop et des canettes de soda. Comme sur beaucoup d’autres stands de la Desert Cup, Jedi Extracts offre du BHO à vaporiser sur place. Deux files de clients désireux de goûter et d’acheter font la queue sous un soleil de plomb. Ils forment un groupe représentatif des personnes qui s’intéressent au BHO que les Wookies surnomment « erl ». Un père et son fils qui donnent l’impression de s’être trompés de route en se rendant à un pique-nique du Lions Club ; un hippie grisonnant qui arbore une pipe fixée à un collier ; un homme d’un certain âge dans un fauteuil roulant ; une cinquantenaire drapée des pieds à la tête dans des foulards vaporeux. ulyces-dabartists-05Skywalker encaisse l’argent de sa dernière vente tout en invitant le client suivant à s’approcher. « Qui aurait besoin d’un peu de BHO ? C’est gratuit ! Qui veut boire un truc ? »

Skywalker est né dans le Queens, à New York, mais ses parents se sont installés à la campagne en Pennsylvanie quand il était encore petit. Son père était gestionnaire de service chez un concessionnaire de voitures, et sa mère travaillait pour une entreprise de logistique. Son lycée perdu au milieu de nulle part était le théâtre de frasques dont il se souvient : « On s’ennuyait tellement qu’on partait au quart de tour dès qu’on en avait l’occasion, on se comportait comme des trous du cul, et pas qu’un peu ! » Quand ils n’étaient pas en train de fumer autant de beuh que possible ou de chahuter des policiers, ils se baladaient en voiture pour casser des boîtes aux lettres à coup de batte de baseball, ou bien ils profitaient de l’absence de propriétaires pour traîner dans leurs maisons. Après avoir quitté le lycée avant la fin de ses études, Skywalker a commencé à travailler pour un journal local au sein duquel il a su se faire apprécier pour ses compétences en informatique et son aisance sur les forums de discussion. Il a finalement obtenu son diplôme de fin d’étude en candidat libre et a financé lui-même ses études universitaires. Après ça, il a vadrouillé dans tout le pays et testé plusieurs types de métiers avant de découvrir le monde du cannabis médical et d’avoir un déclic. Après avoir passé quatre ans à s’occuper d’une plantation de cannabis dans le nord-est, il a appris l’art de l’extraction de l’huile en autodidacte. En 2011, voyant une opportunité de passer à la vitesse supérieure, il s’est installé en Californie et a fondé Jedi Extracts.

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La température continue d’augmenter à mesure que la journée avance. L’asphalte est brûlante et la chaleur décourageante, mais les clients continuent d’affluer. Sans surprise, une ambiance joyeusement planante règne dans la tente. Skywalker et le Captain remplissent des gobelets de 28 ml de soda agrémenté d’huile de cannabis, qu’ils vendent à 10 dollars l’unité, tandis que les bouteilles d’un litre partent pour la somme de 35 dollars. Sloth Bear, qui est déjà rentré dans ses frais après s’être au préalable arrangé avec Skywalker pour vendre (et aussi offrir) son BHO, vient de sortir une nouvelle plaquette. Pour Sloth Bear et Skywalker, voyager dans tout le pays pour retrouver leurs potes Wookiees et pour élargir leurs connaissances et leurs réseaux professionnels, c’est vraiment cool. Ce qui l’est moins, ce sont les frais à débourser pour voyager et se nourrir sur place. « J’aurais dû amener une autre caisse de sirop », regrette Skywalker en regardant les bouteilles vides à ses pieds. Il ne veut pas me dire auprès de qui il l’a acheté, ni me parler de l’accord qui lui permet de le vendre. Toutefois, comme tous ses confrères entrepreneurs, il nourrit trois objectifs lors des événements comme la Secret Cup : faire connaître sa marque ; voir ses amis, s’en faire de nouveaux, réseauter et élargir sa clientèle ; et gagner assez d’argent pour continuer sur sa lancée.

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Le nectar
Crédits : DR

Un grand black avec des dreadlocks se ravise et lui demande deux bouteilles de plus. « Ça roule ! » dit le Captain, qui a une pêche d’enfer. Il prend les 80 dollars qu’on lui tend et rend la monnaie. Quand il a rencontré Skywalker il y a deux ans de cela, il était homme à tout faire dans un fast-food. Aujourd’hui, ils sont colocataires. Il me fait penser à Turtle de la série Entourage. Sloth Bear lui demande si ça le dérange de lui concocter une boisson, tout en enlevant un peu de live resin de la petite balance électronique. Une perle de sueur apparaît dans ses cheveux et se met à couler vers sa tempe. « Seulement si tu me donnes du BHO », réplique le Captain. « Il suffisait de le demander, mon ami ! » lui répond Sloth Bear. Sloth Bear est né et a grandi dans le sud de la Californie. Son père est un entrepreneur en bâtiment et sa mère une chiropractrice. Il s’est fait prendre avec 90 grammes de beuh quand il était au lycée, et trois mois avant la fin de sa période de probation, il a renversé une vieille dame en voiture et a été condamné pour un délit de conduite sous l’empire d’un état alcoolique. Il a passé son 24e anniversaire en prison. « Le pire anniversaire de ma vie », se souvient-il. Sloth Bear, qui est grand et poilu, mais tout sauf paresseux, a travaillé dans un cinéma, puis dans le bâtiment avec son père, et enfin dans une boutique d’hydroculture dont il a été le gérant pendant quatre ans. Pendant cette période, il a tout appris de la culture hydroponique auprès de son patron, un cultivateur de plants de cannabis légaux, et de ses clients qui eux aussi cultivaient pour la plupart. C’est en se mettant à cultiver pour les autres qu’il a fini par réaliser qu’il avait un talent naturel pour l’extraction de l’huile. Sloth Bear, Skywalker et le Captain se sont rencontrés lors d’une compétition. Ils sont très vite devenus amis, et complices dans une entreprise criminelle – même si eux ne le voient pas vraiment de cet œil. C’est un boulot stressant et difficile, mais le soir venu, après quelques bangs de BHO, tous vous diront ce que m’a confié Sloth Bear : « Je suis né pour ça. »

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Un petit chalumeau au butane
Crédits : DR

Skywalker attrape un bang sur la table pliante et désigne celui que Sloth Bear vient de préparer pour l’étudiant qui se tient juste devant lui – et qui se la joue grave. « Je suis prêt, j’attends mon bang », dit-il. « Ça roule », répond Sloth Bear. Tout le monde se marre.

N°17

Début novembre, du côté du désert des Mojaves dans le sud de la Californie. C’est la saison de la récolte pour l’entreprise Merlin’s MediFarm. Selon les prévisions météo pour les dix jours à venir, une tempête se dirige vers nous. À ce stade de floraison, il est possible que la pluie ruine les têtes, c’est pourquoi un sentiment d’urgence règne dans la ferme où tout le monde s’affaire. Deux hommes utilisent une poulie pour soulever les plants de cannabis qui se trouvent sur les terrasses inférieures. Dans le séchoir, trois laborantins mettent les têtes à sécher sur des centaines de fils à linge. Une femme trie des graines sous le porche de la maison. À l’ombre sous une tente, Sloth Bear s’apprête à faire une nouvelle fournée de BHO. L’art de faire du BHO est une pratique qui ne cesse d’évoluer. Les extracteurs de BHO en activité à l’heure actuelle ont tout appris sur YouTube, sur les forums et les réseaux sociaux, et en tâtonnant. Certains choisissent de récolter les têtes au plus tôt, d’autres préfèrent attendre. Certains optent pour un séchage de dix jours pour les têtes de cannabis de très bonne qualité, tandis que d’autres préfèrent les congeler sur le champ. La meilleure méthode n’a toujours pas fait l’objet d’un consensus. Selon la variété de cannabis, on obtient des résultats différents, et c’est là l’essence-même de la fabrication artisanale de BHO. Comme avec le vin, le fromage ou la bière, l’odeur, le goût et les effets varient d’un BHO à l’autre, ce qui permet d’être créatif.

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L’huile est d’abord liquide puis se solidifie
Crédits : DR

Les deux principaux principes actifs du cannabis sont le tétrahydrocannabinol (THC) qui inspire et donne la pêche, et le cannabidiol (CBD) qui calme la douleur et permet de traiter des pathologies qui vont du glaucome à l’épilepsie en passant par l’arthrite et l’anxiété. Le cannabis est également riche en terpènes et en terpénoïdes, des hydrocarbures aromatiques produits par les plantes pour repousser les herbivores. Les odeurs de l’huile de cannabis sont variées : mandarine, citron, raisin noir, pin, terre ou encore cerise gorgée de sucre. 63 variétés différentes poussent chez Merlin’s MediFarm, dont des classiques comme la Chemdawg, la Girl Scout Cookies et la Sour Diesel. Sloth Bear vient de signer un contrat d’un an pour transformer les trois-quarts des récoltes de la ferme – entre 90 et 180 kilos – en huile de cannabis. Il fournit le butane et l’équipement nécessaires, et en retour il récupère 50 % de l’huile fabriquée, qu’il peut s’il le souhaite revendre au cultivateur. Selon la variété et la méthode de culture – ainsi que les techniques, les outils employés et la dextérité en matière d’extraction –, 45 grammes de weed permettront de produire entre 30 et 120 grammes d’huile. Les dispensaires l’achètent au prix de gros, entre 20 et 40 dollars le gramme, et les clients directs entre 80 et 100 dollars. (À titre de comparaison, les têtes de beuh se vendent entre 10 et 20 dollars le gramme dans les dispensaires.)

D’ici la fin de cette récolte, Sloth Bear sera à moitié millionnaire.

Les producteurs de BHO utilisent un des deux types d’équipements qui permettent de faire de l’huile de cannabis, l’un fonctionnant avec un système en circuit ouvert, et l’autre en circuit fermé. Pour cette fournée, Sloth Bear utilise un extracteur à circuit ouvert de la marque SubZero Scientific équipé d’un trépied, d’une valeur de 400 dollars. Tout son équipement tient dans sa voiture : l’extracteur, deux plateaux de culture de taille moyenne (qu’on utilise le plus souvent pour faire germer des graines ou les cloner avec du substrat de propagation), deux plats en Pyrex, du papier sulfurisé, un collier de serrage de 5 centimètres, et deux filtres ronds (l’un en papier et l’autre en soie) à placer au fond du cylindre de l’extracteur. Nous sommes à l’ombre, et l’air circule sans problème sous la tente. Sloth Bear introduit l’embout d’une grosse bouteille de butane réfrigéré dans le réceptacle au sommet de l’extracteur SubZero Scientific, qui contient un peu plus de 20 grammes d’une variété d’herbe appelée Sour Maui Dawg. Nous nous asseyons sur des chaises de plage, derrière la table pliante. Sous l’effet de la pression, le butane liquide commence à passer au travers du cylindre en métal rempli de têtes, pour dissoudre la résine cristallisée qui contient du THC, du CBD, des terpènes, des flavonoïdes ainsi que du myrcène, le terpène qui est l’un des principaux composants du houblon, à qui on doit en partie les effets sédatifs de la bière. Quelques instants plus tard, une huile visqueuse et ambrée commence à couler sur le papier sulfurisé. Sloth Bear le plie pour éviter qu’elle ne coule dans le plat en Pyrex qui chauffe dans un bain-marie à 100 degrés placé dans un plateau de culture. Sloth Bear est content de lui. « J’ai toujours voulu être millionnaire avant mes 30 ans », dit-il tout en montrant du doigt l’huile couleur or qui s’écoule régulièrement. D’ici la fin de cette récolte, il le sera à moitié, précise-t-il. ulyces-dabartists-08 Décembre, de nouveau. Finale de la Secret Cup, à Las Vegas. Nous sommes samedi, et l’après-midi touche à sa fin. Un nuage de fumée et une odeur de graillon ont envahi le manoir loué pour l’occasion, et dans toutes les pièces règne une odeur typiquement masculine. Le DJ passe du rap à plein volume, auquel viennent s’ajouter les quintes de toux sèche, ou plutôt les croassements de grenouilles asthmatiques qu’on entend de-ci de-là, et le bruit des bangs coulés à la chaîne – le bouillonnement des bulles d’air, et les chalumeaux qui me font penser à des minis avions à réaction. Le manoir est comme sur la brochure : énorme. Un imposant lustre illumine le hall d’entrée et l’escalier en colimaçon. Juste à côté, dans la grande salle à manger, le plafond est orné de décors peints à la main. Des Wookies se sont regroupés autour de la table remplie de bangs, de bouts de papiers et de bouteilles de butane vides. Chacun a sa valisette Pelican, et pour mieux enchaîner les bangs, certains ont amené des clous électriques conçus pour garder une température constante grâce à un élément chauffant. Et maintenant que j’y repense, quelques Wookies étaient venus avec leurs propres rallonges. Le salon, avec ses meubles couleur or typiques de la marque Versace – qu’on retrouve à peu près partout dans le manoir –, se trouve de l’autre côté du hall d’entrée. Devant la baie vitrée, une reproduction de moto couleur plaqué or trône sur une plate-forme couverte de velours. Skywalker est calé dans le moelleux canapé couleur or, les yeux à demi clos. La chambre qu’il a louée au prix fort s’est avérée être une toute petite hutte qui s’est retrouvée inondée à cause de l’orage qui a duré plusieurs jours, ce qui l’empêche de bien dormir.

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De l’équipement artisanal peu coûteux
Crédits : Thomas Prior

Un Wookie de Boston prénommé Gerald est assis en face de Skywalker sur un fauteuil de style Louis XIV. Ils se sont rencontrés à l’occasion de l’inauguration de la Secret Cup « Beast Coast Regional » à Providence, dans l’État de Rhode Island. Depuis lors, il leur est arrivé de collaborer. Lui et Skywalker étaient censés partager le lit deux places de la cabane inondée, mais finalement ils ont réussi à tenir le coup sans dormir. Leurs bangs et leurs minis chalumeaux trônent sur la table basse qui les sépare. Non loin d’eux, un invité d’honneur est assis dans un autre fauteuil couleur or. Il fait partie des 100 personnes qui ont payé entre 300 et 500 dollars (selon la qualité du cadeau inclus dans le forfait) pour pouvoir passer du temps dans le manoir entre 15 et 23 heures, vaporiser du BHO artisanal gratuitement et côtoyer les finalistes. Son luxueux bang en verre est posé sur la table basse, avec les autres. Il a été soufflé et peint de manière à obtenir une sculpture de nourrisson mort, amputé d’une jambe et sanguinolent. Du haut de ses 21 ans, Gerald a appelé son entreprise Southie Extracts. Comme beaucoup d’autres Wookies, il a commencé à produire du BHO faute de trouver facilement ce produit qui lui plaisait tant.

En avril dernier, il faisait partie des finalistes de la Secret Cup « Beast Coast Regional ». « Je ne pensais vraiment pas que je pourrais gagner, je l’ai surtout fait pour m’amuser », m’explique-t-il. « Tu as essayé le n°17 ? C’est celui des Samurai Bros, ils vont gagner », affirme Skywalker d’un air confiant – comme d’accoutumée. « Comment tu sais que c’est le BHO des Samurai Bros ? Leur origine sera dévoilée en même temps que les scores, dimanche après-midi », lui rétorque Gerald. « J’ai acheté 3-4 grammes de cette merde », lui répond Skywalker d’un ton méprisant. Il a découvert que les gars de la côte ouest sont souvent trop mous pour se lancer dans un ping-pong verbal digne de ce nom, tandis que les gars de la côte est comme lui et Gerald en ont fait une discipline olympique – qu’il regrette de ne pas pouvoir pratiquer plus souvent. « Tu ne sens pas cette putain d’odeur de manda ? » ajoute-t-il. En tant que finaliste de la Secret Cup, Gerald a été chargé de goûter et de noter les BHO des différents concurrents. Il dispose d’une boîte recouverte de cuir dotée d’emplacements pour ranger 20 petites fioles de verre numérotées. Il choisit le n°17. Il dévisse le bouchon de la fiole et en sort un petit morceau de papier plié qui ressemble à celui que Sloth Bear utilise. En parlant du loup, ce dernier n’a pas réussi à se hisser dans le top quatre de la Secret Cup « Desert Regional », il est donc parti à Hawaï avec sa copine, et il suit la fin de l’événement sur Internet.

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Un échantillon de BHO
Crédits : DR

Gerald déplie le morceau de papier à deux reprises. On dirait qu’il tient entre ses doigts un petit truc qui ressemble à un vieux bout de chewing-gum translucide complètement aplati par son emballage. Il tire des deux côtés d’un geste précis, comme s’il ouvrait une fermeture en Velcro (le bruit est d’ailleurs un peu le même). Il découvre enfin le demi-gramme de BHO qui ressemble à ces petits morceaux d’ambre qu’on trouve parfois sur la plage. Il porte la fiole à son nez et la respire en prenant un air d’œnophile ou de critique culinaire chevronné. « Ça sent la manda », dit-il (c’est-à-dire la mandarine). « Ça sent le pamplemousse, en tout cas moi je trouve que ça sent le pamplemousse », le corrige Skywalker. « Ça a l’air de déchirer », dit Gerald. « Ça déchire, oui », confirme Skywalker tout en croisant les bras, comme pour lui rétorquer : « Je te l’avais dit, mec ! » Gerald allume un gros chalumeau et commence à chauffer le clou Halen Honey Hole du bang que Skywalker a gagné lors de la Mini Sundae Cup. Selon l’humeur et le degré de concentration des gens, ou encore la présence de résidus de BHO, chauffer le clou peut prendre jusqu’à 30 secondes.

Tandis que Gerald vise le clou avec un cône de feu orange et bleu, je leur demande s’ils ont parfois peur de se retrouver en prison. Après tout, hormis dans deux États qui ne sont pas les leurs, leur passion et leur gagne-pain restent illégaux. « Je pense parfois aux aspects juridiques, mais on ne peut pas vraiment s’en inquiéter », me répond Gerald. « Je crois dur comme fer au karma, donc je pense que si on mène une vie tranquille et qu’on est une bonne personne, rien de mal ne peut nous arriver. » « La pratique de l’extraction va être légalisée dans un futur proche », ajoute Skywalker. « Nous faisons déjà partie de cette communauté, ce qui signifie que quand les grosses boîtes débarqueront dans nos États respectifs avec leurs millions de dollars, on aura déjà un pied dedans. C’est pour ça que je me sens si bien à la Secret Cup, ça me donne le sentiment d’avoir déjà franchi une étape. Les gens qui viennent là sont très influents. » Gerald continue de chauffer le clou en quartz jusqu’à ce qu’il soit rouge, puis il éteint le chalumeau avant de le reposer sur la table. À l’instar d’un père en train de tester la température du biberon de son enfant, il vérifie la température du clou en l’approchant de la face intérieure de son poignet.

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Le clou est chauffé
Crédits : Thomas Prior

Il insère enfin la tige en titane de 10 centimètres dans le clou qu’il vient de chauffer. Une petite boule du BHO n°17 est posée au bout de la tige. Il se liquéfie sur le champ au contact du quartz brûlant. Des bulles apparaissent à sa surface, puis elles s’évaporent. Une pâle fumée blanche traverse la chambre à eau et tourbillonne dans le diffuseur. Gerald pose un petit couvercle sur le clou pour empêcher la fumée de s’échapper, et il continue d’inhaler. Après avoir fini son bang, il le repose, lève la tête et recrache une épaisse fumée en direction du chandelier. Visiblement, ça lui a donné un coup de fouet, il a l’air de flotter sur un petit nuage et de ressentir comme des picotements au sommet de son crâne. Le temps semble s’être figé à en juger par son regard, un peu comme s’il ne faisait plus qu’un avec tout ce qui l’entoure et qu’il était en train de vivre une expérience intense et marquante. Il a l’air de s’imprégner de la musique qui passe – un morceau hypnotique de Kendrick Lamar : Bitch, don’t kill my vibe. Bitch, don’t kill my vibe. « Ça déchire », finit-il par éructer, les yeux grands ouverts. Il regarde son pote pour voir ce qu’il a bien pu penser de ce BHO. Skywalker est complètement décalqué lui aussi.

L’usine de cannabis

Un jour de janvier dans le centre-ville de Denver, Colorado. Ralph Morgan est âgé de 42 ans, et il est le directeur de deux entreprises distinctes mais étroitement liées, Organa Labs et O.penVAPE. Il porte une tenue décontractée de la marque Rocky Mountain. Nous venons de finir de déjeuner dans son restaurant à sushis préféré. Avant de se lancer dans cette aventure cannabique, il vendait des prothèses articulaires pour les genoux et les hanches, et sa femme Heidi était visiteuse médicale. « Le cannabis, on n’y connaissait rien, mais nous avons suivi la campagne de légalisation sur une chaîne locale, et ça nous a intrigués. Nous nous sommes renseignés, et on a adoré l’idée. À l’époque, je disais aux gens : “Hé, on a les compétences nécessaires, ça fait des années qu’on vend de la drogue et des joints !” » plaisante-t-il (« prothèse » se traduit par « replacement joint » et « médicament » par « drug », d’où le jeu de mot).

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De l’herbe de qualité
Crédits : Evergreen Apothecary

Les Morgan ont ouvert Evergreen Apothecary en 2009, rue South Broadway, dans le quartier de Green Mile, la zone dans laquelle on trouve la plus forte concentration de dispensaires cannabiques dans le monde. Les affaires ont commencé à bien marcher, mais Morgan ne trouvait pas ses produits assez consistants. « On disait à nos patients de ne manger qu’un quart de brownie, en espérant qu’il soit aussi fort que la dernière fois. Si c’est un médicament, ne faudrait-il pas qu’un médecin le prescrive en spécifiant la variété et le dosage nécessaires ? On voulait quelque chose de fiable et reproductible à la fois », ajoute Morgan. Ils ont ouvert Organa Labs en 2010, puis en 2012, en partenariat avec une chaîne de dispensaires, O.penVAPE. Ils ont créé deux entreprises distinctes pour des raisons fiscales. Avec O.penVAPE, ils fabriquent des vaporisateurs de poche à piles appelés « e-vapes ». Sans lien direct avec le cannabis, l’entreprise n’est pas assujettie aux charges en vigueur dans ce domaine. Et avec Organa, ils produisent de l’huile de cannabis. Selon certains analystes financiers, les deux entreprises pourraient peser jusqu’à un milliard de dollars d’ici deux ans. Ralph Morgan m’emmène dans un laboratoire rempli d’appareils et de cuves en acier inoxydable, de cadrans, de tuyaux, de boutons et de câbles. La pièce semble impeccablement bien nettoyée du sol au plafond. Je vois en face de moi trois extracteurs Supercritical Fluid Extraction fabriqués par Waters Corporation – des machines qui coûtent environ 165 000 dollars pièce. Ils sont équipés d’une interface informatique, permettent de recycler le CO2, et exercent une pression d’extraction pouvant s’élever jusqu’à 344 bars.

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Le processus d’extraction par CO2 supercritique
Crédits : Organa

Ils produisent l’huile de cannabis grâce à un processus appelé « extraction par CO2 supercritique », qui est notamment utilisé pour décaféiner le café ou extraire l’huile essentielle des pétales de rose pour en faire du parfum, par exemple. Le CO2 supercritique est un composé organique doté à la fois des propriétés d’un gaz et d’un liquide. Le CO2 peut pénétrer dans le cannabis comme un gaz, tout en agissant comme un solvant liquide, ce qui permet d’extraire les molécules que l’on souhaite, que ce soit dans le THC ou dans les autres cannabinoïdes. La pression nécessaire pour atteindre cet état « supercritique » est phénoménale, c’est pourquoi ces machines sont si chères. Ils cultivent leur propre cannabis, ce qui leur permet de fabriquer des produits à base d’huile dont la qualité et les effets ne varient pas. Les cartouches d’huile de cannabis sont conçues pour être utilisées avec les vaporisateurs électroniques O.penVAPE, mais aussi avec d’autres marques. Selon Ralph Morgan, les cartouches se vendent au rythme d’une toutes les dix secondes, soit plus de 250 000 par mois. Pour répondre à la demande, ils disposent de 8 361 m² dédiés à la culture intérieure, et ils ont récemment acheté un ranch de 121 hectares dans la ville de Pueblo. Pour les représentants des banques, c’est un commerce porteur qui permet de créer des emplois, c’est pourquoi ils soutiennent l’entreprise. Certains produits qui sortent des laboratoires d’Organa intriguent plus que d’autres ; c’est le cas des CannaTabs, des petits comprimés à laisser fondre sous la langue, avec 25 milligrammes d’huile par comprimé. Plusieurs variétés de cannabis sont disponibles, certaines appartiennent à l’espèce indica, d’autres à l’espèce sativa, tandis que d’autres sont des hybrides. Les variétés à dominante sativa contiennent beaucoup de THC, elles sont énergisantes. Et les variétés indica sont pleines de CBD, elles aident à dormir et soulagent les douleurs. Les effets commencent à se ressentir rapidement, au bout de dix minutes, alors qu’il en faut 30 ou 45 pour ressentir les effets d’un biscuit.

Un nombre croissant d’États adoptent différentes lois sur le cannabis médical ou récréatif en Amérique.

« Nous ciblons principalement les gens qui n’ont pas fumé de cannabis depuis vingt ans. Le dosage étant optimal, ça leur donne envie d’essayer », m’explique Ralph tout en me faisant visiter l’usine. De grosses étuves à vide trônent dans une pièce, tandis que dans une autre, une femme portant un masque et des gants chirurgicaux utilise des seringues pour remplir les cartouches d’huile. Conformément à la loi, chaque variété de cannabis est testée pour déterminer sa puissance, puis elle se voit attribuer un code-barre qui la suivra jusqu’au dispensaire. Tandis que je traverse le laboratoire dans lequel ces tests sont effectués, je ne peux m’empêcher de penser aux Wookies que j’ai rencontrés au cours des six mois précédents. En travaillant aussi vite que possible, Sloth Bear arrive à produire 1,3 kilo par jour avec son extracteur à circuit fermé ; alors que l’entreprise vient d’investir dans un extracteur qui fonctionne dix fois plus vite. Un nombre croissant d’États adoptent différentes lois sur le cannabis médical ou récréatif, ce qui fait que les entreprises comme Organa – qui dispose d’un capital de plusieurs millions de dollars – sont en passe d’entrer sur le marché et de le dominer.

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Skywalker et ses amis ne deviendront sans doute pas des géants de l’industrie du cannabis comme Ralph Morgan, mais il est difficile d’envisager un monde dans lequel la créativité, la passion et le travail bien fait seraient méprisés. Plusieurs options s’offrent à nous de nos jours, on peut s’acheter des fromages fondus ou d’autres spécialités françaises bizarroïdes ; du vin en cubi ou du vin italien ; des comprimés à base d’huile de cannabis ou du BHO de chez Jedi Extracts. Tant qu’il y aura des gens comme Skywalker et Sloth Bear, on trouvera du BHO. Pour ces mecs, le dabbing, c’est bien plus qu’une question d’argent ; c’est un art et un style de vie. J’ai vu James « Skywalker » Johnson pour la dernière fois quand je l’ai accompagné et déposé chez lui après la finale de la Secret Cup. Son manque de sommeil était visible, mais il était heureux, entre autres parce qu’un cultivateur respecté dans le milieu lui a demandé de l’aider à se lancer dans le labyrinthique marché de l’huile de cannabis – et qu’il va partager ses gains avec lui.

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Les artistes du dab
Crédits : DR

Pendant qu’il récupérait ses affaires, je lui ai expliqué que je partais de ce pas à Denver pour visiter un laboratoire conforme aux normes gouvernementales, et équipé d’extracteurs à CO2 supercritiques. Après un week-end placé sous le signe de la cachotterie, de la paranoïa et des rencontres bizarres, j’étais ravi de me rendre dans une usine où tout est légal et sûr. Il s’est penché et a passé sa tête par la fenêtre du côté passager, et m’a juste dit : « Cette merde au CO2 a un goût de chiottes. »


Traduit de l’anglais par Elodie Chatelais d’après l’article « Dab Artists », paru dans le California Sunday Magazine. Couverture : Un homme se fait un dab, par Thomas Prior.