Le trailer de The Last Night, révélé le 11 juin 2017 à l’E3, promet un grand jeu où s’entrechoqueront Blade Runner et pixel art. Présenté par ses créateurs comme « un open world cyberpunk en 2D », Tim Soret raconte ici comment tout a commencé.

Pixel art

Fin 2012, je suis parti travailler à Hong Kong pour faire des effets spéciaux pour Cartier, résidant ainsi un peu plus d’un mois sur place. Cela a été une révélation pour moi, une véritable claque. Cette ville est incroyable, elle défie l’imagination. Prendre le taxi, voir les gratte-ciels défiler sur le flanc de montagne, boire un verre au 40e étage sur une terrasse avec la ville illuminée qui s’étend vers la mer, c’est totalement fascinant et futuriste. On se croirait dans Akira.

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Hong Kong
Crédits : Tim et Adrien Soret

Le Los Angeles cyberpunk de Blade Runner existe vraiment, et c’est Hong Kong. C’est un univers qui nous fascine mon frère et moi. On a été marqués enfant par des jeux vidéo comme Another World, Flashback, ou Oddworld. Cela faisait un certain temps qu’on avait en tête de faire un jeu 2D dans cet univers cyberpunk, d’autant plus qu’il n’y a absolument rien à se mettre sous la dent ces dernières années, et les récent remakes comme le tout nouveau Flashback ne sont vraiment pas à la hauteur de nos espérances.

Sur Twitter, nous sommes tombés sur l’annonce de la Cyberpunk Jam, un concours organisé par Devi Ever, 270 jeux participants, 10 jours pour réaliser un jeu vidéo d’inspiration cyberpunk à partir d’un simple visuel. Nous n’avions jamais participé à une game jam ni fait le moindre jeu jusqu’à présent, c’était un concept complètement nouveau pour mon frère et pour moi. Mais c’était l’occasion de faire nos preuves dans ce milieu, et on avait une bonne idée de ce qu’on avait envie : faire plaisir à l’enfant qui est resté au fond de nous, avec un jeu 2D tel qu’on n’en fait plus. Quand on se lance dans une création, la plupart du temps on se demande par où on va commencer. Nous, nous n’avions qu’une seule certitude : toutes les séquences de notre jeu seraient en pixel art.

Page blanche

Pour se décoincer et éviter le syndrome de la page blanche, j’ai pris l’habitude de partir d’une image de film, de dessin animé, de jeu vidéo ou de peinture, et de m’en servir comme matière première pour avoir une résultat rapidement. Dans le cas présent je suis parti d’une scène de Matrix, la séquence sous un pont où Neo rentre dans une voiture sous une pluie battante. Juste pour voir ce que cela donnait, j’ai effacé les roues, réimaginé des phares un peu futuristes et j’ai dessiné le héros en pixel art, avec une veste en cuir, un jean et un tee-shirt blanc, hommage évident au héros Conrad de Flashback, le jeu qui m’avait tant marqué enfant. Cette première étape a été cruciale, puisqu’une fois qu’on avait cette image, on était rassurés sur la faisabilité du projet, on savait sur quel style on partait, la taille des sprites et des personnages, et toutes ces autres problématiques parfois très longues à résoudre pour démarrer. À noter que dans le jeu final, il reste des morceaux de décor du film, mais ils sont presque impossibles à reconnaître.

« Petit à petit, on a vu notre petit monde de pixels prendre vie. »

Nous avions donc 10 jours pour créer le jeu. Mais il s’avère que nous avons perdu environ 4 jours dès le début. C’était compliqué de mon côté, parce que je devais continuer à travailler en freelance pour des clients en même temps. Mais comme on était très excités à l’idée de faire nos preuves et qu’on commençait à sentir le potentiel de notre jeu, on s’est mis en mode nuit blanche en bossant 15, 16, 17 heures par jour, en zappant des nuits entières. On était tous les deux à distance, mais avec le streaming de nos écrans et la vidéoconférence toute la journée, on a pu travailler comme si on était l’un à côté de l’autre. Après avoir animé le personnage principal et mis en place la direction artistique globale du jeu, j’ai dû délaisser l’aspect graphique du jeu pour m’occuper de coder un petit moteur en flash, avec gestion des collisions, éclairage, enchaînement des animations, simulations aléatoires de trafic de voiture et de foule, un peu d’intelligence artificielle, etc.

Mon frère travaillait donc sur les graphismes pendant que je codais. On a commencé par le pont, puis on l’a enrichi et complété, en ajoutant des bâtiments, des voitures, des néons, des citoyens, des entrées et des sorties… Petit à petit, on a vu notre petit monde de pixels prendre vie, ce qui est une sensation absolument fascinante. Au fur et à mesure, on s’est rapprochés d’une suite spirituelle de Flashback telle qu’on la ferait nous-mêmes. Je dois avouer que je suis assez frustré par les jeux en 2D actuels. J’ai l’impression d’avoir affaire à de simples tranches 2D, avec des sprites très répétitifs, très plats, qui font très jeu vidéo. The Last Night est certes en 2D, mais on a réfléchi énormément aux caméras, aux perspectives, aux éclairages, et aux différents plans pour donner un certain feeling 3D, avec le décor au premier plan qui défile plus vite que celui à l’arrière-plan.

Une deadline

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Night club
Crédits : Tim et Adrien Soret

On était constamment dans l’improvisation et inquiet de voir la deadline se rapprocher dangereusement, mais le jeu commençait à prendre forme et on était vraiment excités par ce qu’on était en train de créer jour après jour. On a fait quelques essais de personnages pour tester la direction artistique. Jusqu’ici, mon frère n’avait jamais rien animé dans sa vie. Il a commencé à réaliser des petites animations, certes imparfaites, mais qui ont parfaitement fait l’affaire pour un si petit jeu et les délais. Quand on anime des personnages image par image, il faut penser à tout. Cela a l’air trivial, mais il faut intégrer dans le code des tonnes de conditions, comme l’impossibilité de se faire tuer deux fois, de se reprendre une balle à partir du moment où on est à terre. Je dis cela, parce qu’au premier essai, une fois abattu, on pouvait se refaire tirer dessus, comme si le personnage mourait à nouveau. Il y avait pas mal de cas spéciaux à traiter spécifiquement aussi, parce qu’on a fait le choix d’avoir un maximum de situations et d’animations uniques.

Notamment pour le boss et son garde du corps, il a fallu créer des animations spéciales lorsqu’ils tirent et lorsqu’ils sont touchés par une balle. On ne voulait pas faire des morts dupliquées comme dans tous les jeux vidéo. Lorsqu’on tue le boss, c’est une animation unique qui se lance. C’est la récompense du joueur en quelque sorte. Il y a une vraie mise en scène puisque celui-ci est propulsé en arrière, tombe en brisant la fenêtre, finit blessé au balcon et implore le joueur de l’épargner.

On cherche à donner ce genre de surprise et de variété, à faire en sorte que la mort ne soit pas générique dans notre jeu, aussi court soit-il. Bref, toutes ces animations, je n’avais plus qu’à les récupérer, les insérer dans le moteur du jeu, et coder tous les comportements liés. Bien sûr, tout ne marche pas comme on le voulait. Il y a pas mal de bugs, l’intelligence artificielle des drones n’est pas parfaite. Par exemple, ils sont censés scanner la population et le héros puis appeler les flics, mais il arrive que la police n’arrive pas, que le drone ignore le joueur, ce genre de choses. Pour un jeu commercial, évidemment on ne se serait pas permis de sortir cela en l’état. Mais pour un petit jeu gratuit comme là, vu les délais, on a préféré passer outre et accepter ce genre d’imperfections.

Trompe l’œil

L’avantage quand on est pressés comme pour une game jam, c’est qu’on a l’obligation d’aller à l’essentiel et de trouver une méthode de création vraiment rapide et efficace. C’est cette contrainte qui nous a motivés à nous surpasser pour finir le jeu aussi vite. Pour les bâtiments, Adrien a commencé par trouver des formes intéressantes en aplats de couleur, avant de les détailler avec des petites fenêtres, des antennes, des néons, et une foule de détails. Il n’y a aucun immeuble en fond qui soit identique à un autre. Nous n’avons fait que redécouper et réarranger des bouts d’immeuble pour créer des variations à partir de quelques modèles. Entre-temps, j’avais dessiné une quinzaine de néons, redimensionnés, recolorisés et placés un peu partout dans le décor par Adrien. Ils ont vraiment permis d’habiller la ville et de donner cette sensation de profusion de commerces, de publicités, et de corporations, visuellement très caractéristique du cyberpunk.

Autre exemple de raccourci, pour la séquence sous le pont, Adrien n’a dessiné qu’un seul modèle de voiture. En ajoutant un bout de moteur par-ci, en l’allongeant et en l’inversant, on a pu arriver à suffisamment de variations pour avoir une bonne impression de trafic routier. De mon côté, il n’y avait plus qu’à faire clignoter les phares et les clignotants aléatoirement, et à leur donner des hauteurs de vol et des vitesses aléatoires, toutes différentes. C’est ce qui donne cette impression de variété et de richesse : les voitures ne sont pas scriptées, ce n’est pas une animation toute prête comme un gif, mais une vraie petite simulation aléatoire qui tourne en fond.

« Pas mal de gens ne comprennent pas comment nous avons pu arriver à ce résultat, à autant de vie et de variété en si peu de temps. »

Sur tout l’aspect sonore du jeu, on a travaillé avec Laurent Lozano, un compositeur et ami de longue date qui est notamment passé par Ubisoft pour le son de Rayman Legends. Sur The Last Night, c’est lui qui a fait l’intégralité du sound design, des bruitages, et certaines musiques. Les références cyberpunk étant évidentes avec des films comme Blade Runner, on s’est très vite mis d’accord sur le style et l’atmosphère qu’on voulait reproduire. The Last Night est en quelque sorte conçu comme un mini clip, avec plusieurs ambiances sonores entre le début et la fin, le but étant vraiment de happer le joueur dans l’univers moite du jeu.

Comme on avait en tête de faire un niveau dans une boîte de nuit, mon frère s’est fait plaisir, s’est immergé dans l’ambiance en écoutant de la musique électro / disco toute la nuit, et s’est mis à créer des dizaines de personnages et à les faire danser. Chacun d’entre eux est animé avec seulement 4 images qui sont jouées dans un ordre aléatoire, ce qui donne une impression de variété à partir de pas grand-chose. Certes ils dansent n’importe comment, mais l’astuce fonctionne, et pour quelque chose réalisé en 6 jours, on est vraiment contents de la vie qu’on a réussi à insuffler dans le jeu.

Au total, mon frère a bossé environ 4 jours bien remplis sur tout l’aspect visuel du jeu. Pas mal de gens ne comprennent pas comment nous avons pu arriver à ce résultat, à autant de vie et de variété en si peu de temps. Mais en fait, ce n’est que de l’astuce, du trompe l’œil. Je fais des sites web depuis que j’ai 14 ans. Et depuis 6 ans, je travaille dans la vidéo et les effets spéciaux. Ce n’est que de la triche, on passe notre vie à simuler et suggérer les choses pour gagner du temps, plutôt que de les recréer complètement. Là pour la game jam, on est allés au plus efficace. On avait 10 jours pour le faire, et on l’a fait, en 6 jours seulement.

La révélation

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Danse
Crédits : Tim et Adrien Soret

Les votes se déroulaient ainsi : seuls les développeurs qui participaient à la jam pouvaient voter, pour éviter que ceux qui jouissent d’une plus grosse popularité soient forcément avantagés. Je trouve cela plus fair-play quand les développeurs se jaugent les uns les autres – sinon, un mec comme Notch, le créateur de Minecraft, récolterait tout de suite 3 millions de voix. Concrètement, ce n’était pas le nombre de votes qui comptait, mais les notes accordées : esthétique, gameplay, respect du thème imposé, synergie – le fait que tout soit bien mélangé en termes d’ambiance et de contrôle. Par le passé, des gens ont affiché du scepticisme par rapport à nos envies de faire du pixel art. Au final, on a eu la note maximale, et c’est nous qui avons remporté la jam. J’ai appelé mon frère, on était comme des fous. C’était une vraie révélation. On ne savait pas si nos envies personnelles sur la 2D et notre vision du jeu vidéo pouvaient toucher le grand public. Après ces nuits blanches passées à peaufiner le jeu, c’était un vrai bonheur.

On s’attendait à ce que seuls quelques intéressés autour de la jam y jouent, pas plus. Mais aujourd’hui, il y a plus de 60 000 personnes qui ont vu ou joué à The Last Night. Le jeu prend 4 ou 5 minutes à tout casser. Mais même si le gameplay est simple voire pauvre, je pense que ce qui a plu aux gens c’est l’attention aux détails, le soin apporté à l’atmosphère, aux animations, à l’ambiance générale. Une note de 4.75/5 sur l’esthétique et de 4/5 en général, notre travail sur The Last Night a vraiment payé.

Avec l’arrivée de joueurs qui ont fait des vidéos de The Last Night, on a découvert cette incroyable sensation de voir quelqu’un qui joue à ton jeu alors que tu l’as fait en immersion depuis ta chambre et ton salon. C’est quelque chose de complètement fou. C’est donc cela le vrai plaisir d’être développeur. De voir des gens rire, s’amuser, explorer, mourir, chercher les moindres détails qu’on a posés là sans penser que des gens relèveraient tout cela. C’est fantastique. On a la sensation d’exister dans ce milieu pour la première fois. Des fans du jeu nous ont fait des donations, 5 dollars par-ci, 2 dollars par-là. On a reçu un peu plus de 50 dollars au total, comme pour nous remercier et nous encourager à continuer, alors qu’on ne demandait absolument rien.

« Si on a fait cela en 6 jours, de quoi serait-on capable en 1 an, 2 ans, 3 ans ? »

Dans les centaines de mails, et dans les commentaires des articles, une seule critique revenait, sans doute la plus agréable à recevoir en tant que créateur : « C’est trop court, ce genre de jeu nous manque, c’est comme ça que le remake de Flashback aurait dû être, on en veut plus, faites-en un vrai jeu complet ! » 99 % des retours étaient phénoménaux. Ce n’est peut-être pas grand-chose, ce n’est qu’un minuscule jeu de cinq minutes gratuit, mais cela nous a fait super plaisir. Il valide notre vision des choses. D’ailleurs en France, il n’y a que la chaine No Life qui a parlé de nous. Mais à l’étranger, IGN, Kotaku, et même des sites russes ont parlé de The Last Night.

On a gagné en notoriété, mais aussi en confiance en soi, en motivation, et on se sent beaucoup plus solides et préparés pour la prochaine étape. Cela donne envie de se défoncer pour faire beaucoup mieux. Pour une jam, le niveau atteint par The Last Night était vraiment satisfaisant, mais on sait aussi qu’on a de quoi faire infiniment mieux sur tous les aspects avec du temps et du budget. Avec cette victoire, on a envie de dire : si on a fait cela en 6 jours, de quoi serait-on capable en 1 an, 2 ans, 3 ans ?

En fait, on a plusieurs projets de jeux vidéo en gestation sur le long terme, mais on va commencer par faire de The Last Night un vrai jeu, plus riche, mieux pensé, mieux mis en scène. Comme on prendra plus de temps, il sera vraiment plus fluide, plus détaillé, mieux animé. Le gameplay serait beaucoup plus consistant que le simple fait d’avancer et de tirer. On prépare un monde 2D assez ouvert sous forme de hub, où le joueur commande des pizzas dans son appart, croise le clochard du quartier devant chez lui tous les soirs, mange un bout dans le restaurant chinois au rez-de-chaussée, et prend le métro pour se rendre dans différents quartiers et voir ses amis plus ou moins recommandables. Jusqu’à ce que cela tourne mal. On veut habituer le joueur à une certaine routine, pour la casser ensuite. Le joueur serait pris dans une spirale mafieuse, et on aimerait changer du paradigme habituel du jeu vidéo où le héros gagne en puissance au fur et à mesure du jeu. Notre jeu sera rock’n’roll. Drogue, sexe, mafia, des histoires classiques dans un cadre futuriste oppressant.


Couverture : The Last Night, Tim et Adrien Soret.