Le tsunami

Un camion de pompiers ouvre la voie. Derrière lui, sur une avenue du quartier des Beaux-Arts, à Alger, les forces de l’ordre avancent en désordre. Des chants et des drapeaux couvrent le bruit de la sirène. En ce 15 mars 2019, nouveau vendredi de manifestation contre le régime d’Abdelaziz Bouteflika, les policiers ont droit à une escorte euphorique des habitants. Le casque à la main, ils se laissent emporter par la foule. Certains filment, d’autres brandissent leurs matraques ou tirent en l’air et tout le monde finit par scander : « One, two, three, viva l’Algérie ! »

Un homme en polo rayé noir et blanc fond en larmes en embrassant un agent anti-émeute. Le gaz lacrymogène n’y est pour rien. On assiste à une « fraternisation spontanée malgré les ordres des chefs », observe Ahmed Rouadjia, professeur d’histoire contemporaine et de sociologie politique à l’université Mohamed-Boudiaf. « Cette fois-ci, je pense qu’une majorité de la police et de l’armée est favorable aux revendications. »

Une semaine plus tard, une marée humaine bat le pavé de la capitale, déjà martelé par la pluie. « C’est un tsunami, pas une vague que vous allez prendre », a écrit un manifestant sur sa pancarte. « Pas de dialogue avec vous. Votre place est devant la justice indépendante. » De grands rassemblements se tiennent aussi à Oran, Béjaïa, Tizi-Ouzou, Sétif et Constantine. Partout, on retrouve le slogan « Yatnahaw ga’ » (« Qu’ils s’en aillent tous »). La pression est telle que que la télévision nationale (ENTV), d’ordinaire si favorable au pouvoir, ouvre son journal de 20 h avec le mouvement. « Que vous faut-il de plus ? » demande en une le quotidien El Watan le lendemain.

Crédits : Y-Drid

De retour de Suisse, où il a réalisé des examens médicaux, le très affaibli président Bouteflika s’est engagé dans une lettre publiée mardi 12 mars à ne pas briguer de cinquième mandat présidentiel. D’ailleurs, a-t-il aussi annoncé, le scrutin prévu le 18 avril est repoussé sine die. Une déclaration que confirme la remise officielle de sa démission le 2 avril. Pour les millions d’Algériens descendus dans la rue, ce flou artistique ne suffit pas. « Qui sont les tireurs de ficelles de la momie Bouteflika ? » demandait une pancarte le 15 mars. « Pourquoi les décideurs se cachent-ils ? » abondait une autre. Dans l’ombre du chef d’État de 82 ans, les mêmes clans sont toujours à l’œuvre, qu’il s’agisse de ses frères, Saïd et Nacer, des services de sécurité ou de l’armée.

Dans un discours diffusé par ENTV mardi 26 mars, le chef de l’état-major Ahmed Gaïd Salah appelle finalement Bouteflika à partir. « Il devient nécessaire », écrit-il, « voire impératif d’adopter une solution pour sortir de la crise, qui répond aux revendications légitimes du peuple algérien, et qui garantit le respect des dispositions de la constitution et le maintien de la souveraineté de l’État. Cette solution à même d’aboutir à un consensus de l’ensemble des visions, et de faire l’unanimité, est la solution énoncée par la constitution, dans son article 102. » La loi fondamentale prévoit que le président de la République peut être remplacé « pour cause de maladie grave et durable », à condition qu’il « se trouve dans l’impossibilité totale d’exercer ses fonctions ».

Si Bouteflika est en mauvaise santé depuis longtemps, il est apparu pour la première fois en gros plan, lors d’une commémoration début novembre 2018. Son nom était aussi évoqué de moins en moins souvent par Ahmed Gaïd Salah. L’armée, comme d’ailleurs la police dans les rues d’Alger, ne condamne aujourd’hui pas les manifestants, loin s’en faut. Elle est ralliée par le Rassemblement national démocratique (RND), une formation alliée au Front de libération nationale (FLN) d’Abdelaziz Bouteflika. « Le RND conseille la démission du président de la République, conformément à l’alinéa 4 de l’article 102 de la Constitution », lit-on dans le communiqué signé par le secrétaire général du parti, Ahmed Ouyahia, le 27 mars.

Crédits : Lamraoui

Premier ministre depuis août 2017, ce dernier a été débarqué le 12 mars 2019, visiblement brouillé avec le puissant Gaïd Salah. La transition menée par le gouvernement de Noureddine Bedoui et son adjoint Ramtane Lamamra patine. « Le régime propose des individus infréquentables qui ne contentent personne », observe Ahmed Rouadjia. Alors, qui remplacera Bouteflika ? Si le Parlement, sur proposition du conseil constitutionnel, lance une procédure d’empêchement au nom de l’article 102, la magistrature suprême reviendra au président du Conseil de la Nation (chambre haute). Et au-delà de 90 jours, une élection présidentielle devra être organisée.

D’ici là, chacun essaye d’avancer ses pions en coulisse. Même s’ils sont largement démonétisés, les détenteurs du pouvoir qui entourent Bouteflika se cramponnent aux manettes. C’est une constante en Algérie où, dès le 16 janvier 1992, l’un des fondateurs du FLN, Mohamed Boudiaf, avait évoqué l’importance des « décideurs » de l’ombre.

Les trois pôles

Où va l’Algérie ? La question aujourd’hui rebattue date de janvier 1964. Sous ce titre, Mohamed Boudiaf publie à l’époque un journal en partie rédigé en prison. Arrêté pour satisfaire « une basse vengeance personnelle, inspirée par la peur panique devant la montée du mécontentement populaire », il fustige dans l’ouvrage « la responsabilité personnelle [du président] Ben Bella [qui] a été le rassembleur de toutes les forces politiques et sociales qui voulaient faire de l’Algérie indépendante une profitable affaire privée. L’homme a montré qu’il était capable de bien des revirements ; mais en politique, chacun demeure le produit de ses actes. »

Depuis son exil entre la France et le Maroc, Boudiaf voit Houari Boumediène ravir le pouvoir et le concentrer au sein du Conseil de la révolution à partir de juin 1965. L’homme qui prend la suite en 1979, Chadli Bendjedid, ne peut empêcher les services de sécurité d’une part, et l’état-major d’autre part, de gagner de l’influence. Aussi existe-t-il trois pôles à même d’influencer les décisions capitales lorsque Boudiaf rentre en Algérie à la faveur de la démission du président, en 1992. Aux journalistes qui l’interrogent sur l’identité des « décideurs », il répond ne pas les connaître avant de citer, quelques semaines plus tard, les noms des généraux Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mohamed Mediène et Mohamed Lamari.

De gauche à droite : les dirigeants du FLN Ahmed ben Bella, Mohamed Bodiaf, Hocine Ait Ahmed, Mostefa lacheraf et Mohamed Khider en 1956

L’emprise de ces hommes est telle qu’il n’accepte de prendre la tête du Haut Comité d’État, une institution de transition, qu’après leur avoir parlé. À l’heure où la victoire des islamistes du FIS aux législatives de 1991 dégénère en guerre avec le FLN, Boudiaf se veut rassembleur. « L’Algérie a besoin d’un projet qui n’existe ni au FLN ni au FIS », déclare-t-il. « Ce projet existe dans le peuple algérien. » Or, ajoute-t-il, « ces deux forces forment une alliance contre-nature pour le pouvoir, et non l’intérêt supérieur de l’Algérie. »

Le 29 juin 1992, lors d’une conférence organisé à Annaba, le dirigeant constate que « les autres pays nous ont devancés par la science et la technologie ». Puis, sa phrase sur « l’islam » est coupée par une rafale. Il tombe sous les balles d’un envoyé de Bendjedid. Bien des assassinats suivront.

Pendant l’infâme décennie qui s’ouvre, les militaires en tenue, escortés par ceux en civils, font et défont les gouvernements, écartant Liamine Zeroual au profit d’Abdelaziz Bouteflika. Cet homme-là refuse de n’être qu’un « trois quarts de président ». Sitôt élu, il s’emploie à marginaliser les deux groupes en exploitant leurs rivalités. Pour lier son destin à celui du pays, il s’allie en 2002 avec le général Ahmed Gaïd Salah, nommé chef d’état-major deux ans plus tard et vice-ministre de la défense en 2013.

Le successeur absent

À peine réchauffé par le soleil, en ce matin du 16 janvier 2013, le sable d’In Amenas vole sous les roues d’une dizaine de 4×4. Les véhicules en provenance de Libye s’arrêtent devant le grillage d’une raffinerie de gaz, entrelacs de tuyaux en plein désert algérien. Les Signataires par le sang, un groupe islamiste issu d’Al-Qaïda au Maghreb islamique, tuent 38 personnes avant d’être abattus ou faits prisonniers par l’armée algérienne. Chez les militaires, on trinque à la réussite de l’opération. Du côté du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), censé déjouer les attentats, la potion est amère. Avec Ahmed Gaïd Salah, Bouteflika en profite pour écarter les services de renseignement.

Une fois le général Mediène évincé, la présidence et l’état-major taillent en pièces le DRS et se servent sur la bête : dépouillé de prérogatives au profit de l’armée, le nouveau département de surveillance et de sécurité (DSS) est placé sous la tutelle de l’exécutif. Bouteflika est au pinacle, jusqu’au jour où sa santé vacille. À mesure que l’état du président se dégrade, après un accident cardio-vasculaire subi en 2013, le cercle de proches qu’il a rassemblé autour de lui gagne en importance. Son frère, Saïd distribue les consignes aux membres du gouvernement et à ses représentants en région. « Nombre de ministres lui doivent leur portefeuille et ne peuvent rien lui refuser », expliquent Akram Belkaïd et Lakhdar Benchiba dans un article du Monde diplomatique.

Bouteflika en 2014
Crédits : BBC

Grâce à la rue, le rapport de force est toutefois en train de changer. « Vu la pression populaire, Ahmed Gaïd Salah n’a guère d’autre choix que de faire de petites concessions », constate Ahmed Rouadjia. « Il subit même une pression de l’intérieur car beaucoup d’officiers et de soldats sont avec le peuple. » C’est donc acculé qu’il a fini par souhaiter le départ de Bouteflika. Terrible affront pour les frères du cacique, cette décision s’ajoute à une quantité considérable de ressentiments. La garde rapprochée du raïs « a des ennemis partout », souligne Ahmed Rouadjia, en rappelant notamment le sort réservé au général Mediène.

La lutte fait aussi rage au sein de la majorité. Dans une interview, l’ancien secrétaire général du FLN Amar Saadani demande au peuple de laisser partir Bouteflika « tranquillement ». Il rejette la responsabilité sur les gouvernements successifs et fustige « l’État profond » qui aurait non seulement pris les commandes du parti qu’il dirigeait jadis mais se serait aussi « infiltré à la Présidence à travers Ahmed Ouyahia », le chef du RND.

Quant au nouveau leader du FLN, Mouad Bouchareb, il dit soutenir le peuple dans sa volonté de « changement de système ». Le pouvoir étant désormais forclos pour Bouteflika, il faut lui trouver un remplaçant. De toute part, la perspective d’une nouvelle élection paraît d’autant plus inévitable que le président du Sénat, Abdelkader Bensalah, est aussi âgé qu’impopulaire. Chacun fourbit donc ses armes.

Une manifestation à Oran
Crédits : Essam Bakhti

Seulement, juge Ahmed Rouadjia, « les partis sont presque tous corrompus et opportunistes. Aucun n’a jamais ménagé son soutien au pouvoir à quelques petites exceptions près. Beaucoup ont d’ailleurs été crées par l’appareil d’État. » Dans ce contexte, on voit mal les manifestants soutenir avec entrain un de ces hommes du sérail qu’ils vouent aux gémonies. Mais alors, quels hommes peuvent répondre à leurs attentes ?

Pour l’heure, aucun leader n’a clairement émergé du mouvement. « Certains essayent de se faire passer pour des porte-paroles mais ils n’ont pas été mandatés », souffle Ahmed Rouadji. Quels qu’ils soient, ces représentants devront de toute manière composer avec certains caciques. Ahmed Gaïd Salah n’a pas lâché Bouteflika pour se saborder, bien au contraire.

La période qui s’ouvre est donc particulièrement indécise. Mais une chose est sûre, « le mouvement est irréversible », estime Ahmed Rouadji. « Même le régime militaire sent que les choses ne se passeront jamais comme par le passé. »


Couverture : Manifestation à Oran en mars 2019.