Jeziret el Fadl, Égypte. Ghafra rêve de pluie. Pas des brèves averses qui se mélangent avec la poussière du désert et qu’on ne voit que quelques fois par an ici. Elle veut de la vraie pluie, celle qui fait sortir les vers et pousser les pastèques. Celle qui ne tombe qu’à un endroit sur la Terre de Dieu : la Palestine. La dernière fois qu’elle a vu cette pluie, Ghafra avait 13 ans. Juste avant que les soldats n’arrivent. Des hordes de soldats venant du nord, de l’ouest et du sud. Ils n’ont laissé qu’un seul chemin praticable pour que Ghafra et les siens puissent s’échapper : l’ouest. L’ouest vers la sécurité, l’ouest vers l’Égypte. Initialement, ils ne devaient rester que quelques mois, et revenir une fois les combats terminés.

Les enfants représentent 75 % de la population de Jeziret el Fadl
Crédits : Nicholas Linn

Beer-Sheva

Il s’est écoulé 67 ans depuis le début de la guerre avec Israël. Autant d’années passées à attendre de pouvoir rentrer chez eux pour Ghafra et son peuple. Ghafra est aujourd’hui une grand-mère de 80 ans. Elle est une des quarante membres de la tribu des Abu Hussun qui, en 1948, a fui Beer-Sheva, une oasis dans le désert du Néguev, qui appartient aujourd’hui à Israël. Ils ont voyagé pendant treize jours à dos de chameau. Ils ont passé la frontière de Rafah, longé le littoral méditerranéen du Sinaï en direction du sud-ouest, vers le gouvernorat d’Ach-Charqiya, sur le delta du Nil. C’est là qu’ils se sont installés, sur une étendue de terre qu’ils ont appelée Jeziret el Fadl – « l’île de la Faveur ». Près de 70 ans plus tard, 3 000 Palestiniens sont toujours abandonnés sur cette île oubliée de tous. « Lorsque le président Abel Nasser était en fonction, nous étions égaux avec les Égyptiens, alors personne n’a créé de services spécifiques pour nous », raconte Saïd el Namudi, le chef de la communauté. « Mais à présent, ils nous considèrent comme des étrangers et c’est comme si nous n’existions pas. Les associations caritatives internationales ne savent pas que nous existons. » Même les Égyptiens ne savent rien de Jeziret el Fadl. Le village, entouré d’un mur de presque trois mètres de haut, fait de boue et de briques, est invisible depuis la route. À l’intérieur de l’enceinte se trouve un labyrinthe de maisons et de chemins de terre bordés d’enfants. Quand je passe devant eux, ils me regardent avec une indifférence léthargique, de leurs yeux clairs ternis par la malnutrition. Ces enfants représentent aujourd’hui les trois quarts de la population du village, résultat de trois générations de reproduction continuelle dont le but est d’augmenter la future population de la Palestine, m’explique Namudi.

Namudi est le maîre de Jeziret el Fadlbr>Crédits : Nicholas Linn

Namudi est le maire de Jeziret el Fadl
Crédits : Nicholas Linn

La première fois que j’entends parler du village, c’est par une étudiante égyptienne en journalisme. Quand elle me fait part de son intention de s’y rendre pour un devoir, je demande si je peux l’accompagner avec un photographe. Quatre heures et quatre moyens de transport plus tard, le conducteur d’un taxi-moto, qu’on appelle ici un tuk-tuk, se gare devant le seul bâtiment peint du village : le diwan, un centre communautaire financé par un don l’Autorité palestinienne. À mon arrivée, Namudi me salue. Il est vêtu d’une dishdasha – une robe arabe traditionnelle qui arrive au niveau des chevilles –blanche comme neige et une écharpe épinglée d’une photo de Yasser Arafat pend autour de son cou. Autour d’un café, il passe l’heure qui suit à répondre à mes questions, avec honnêteté mais diplomatie, en enrobant ses réponses du vernis de reconnaissance de rigueur à l’égard de l’État égyptien et de l’Autorité palestinienne. « L’Égypte a été un hôte très courtois avec nous », dit-il dans un arabe lent et élégant. « Tout ce que nous voulons de la part du gouvernement égyptien, c’est que les personnes qui vivent en Égypte et qui y sont nées soient traitées comme les Égyptiens… Aujourd’hui, nos pauvres payent les mêmes prix que les Égyptiens les plus riches. Nous voulons seulement qu’ils soient traités de la même façon que leurs semblables égyptiens. » Du fait de leur statut d’étrangers, les Palestiniens n’ont pas accès aux aides de l’État pour les plus démunis.

Le prix de Camp David

Maliha, 60 ans, se souvient très bien de l’époque où elle pouvait acheter du pain, de l’huile et du riz pour quelques centimes. En grandissant, elle ne s’est jamais inquiétée d’avoir les bons papiers – pour quoi faire ? Elle est née en Égypte et n’a jamais songé à remettre en question son droit de vivre ici. Mais tout d’un coup, il y a environ trente ans, les choses ont changé, me dit-elle alors qu’elle fauche des trèfles à hauteur de genou avec une aisance inhabituelle pour une femme de son âge et de son gabarit. « Dieu sait pourquoi, mais d’un seul coup, nous devions tout payer », me raconte-t-elle. « Maintenant, tout a un prix. » Le mari de Maliha est décédé il y a dix-sept ans, la laissant s’occuper seule de ses neuf enfants. Elle s’en sort en travaillant comme serf des temps modernes, exploitant un petit lopin de terre pour un homme du nord qui vient une fois par saison ramasser la moitié de ses récoltes. « Je lui loue le terrain et il prend le produit fini », m’explique-t-elle en se levant, plaçant une main sur mon épaule pour se stabiliser. Je sens son pouls battre dans le bout de ses doigts tandis qu’elle prend de petites respirations fatiguées. « Je dois m’occuper de tout : planter, arroser, récolter. Mais le travail est bon. Le travail est un don de Dieu. » Elle sourit et se penche en avant une fois de plus. « Prie pour que Dieu me donne la force. »

Maliha se souvient de l’époque où elle avait les mêmes droits qu’un Égyptien
Crédits : Nicholas Linn

Ce que Maliha ignore, c’est qu’il y a trente-sept ans, après de longues discussions à Camp David, son pays d’accueil a signé un traité qui a marqué le début de l’aide militaire américaine en Égypte –et la fin du statut d’égalité dont bénéficiaient les Palestiniens. D’un coup de stylo, la fidélité de l’État est passée vers le pouvoir et la richesse de l’Occident, loin des Palestiniens apatrides, qui étaient devenus une nuisance politique et vidaient les ressources du pays. La situation commençait déjà à se dégrader au cours des années 1970, mais le coup de grâce a été porté avec Camp David, puis plus tard cette année-là quand un Palestinien a assassiné Yusuf Sibai, le ministre égyptien de la Culture, selon Oroub el Abed, qui officie comme chercheur au British Institute à Amman. « Les lois ont commencé à changer. À l’époque d’Abdel Nasser, les lois disaient des choses comme “l’éducation est gratuite pour tous les citoyens, Palestiniens inclus” », raconte Abed. « Mais après le meurtre du ministre, ces mots se sont transformés en “sauf pour les Palestiniens”. » « Ils vivent comme en prison », dit Abed. « La plupart du temps, l’État ferme les yeux parce qu’ils savent qu’ils ne peuvent pas courir après tout le monde. Mais s’ils attrapent quelqu’un avec les mauvais permis, que font-ils ? Où les expatrient-ils ? Nulle part. Ils ne peuvent pas les expatrier. Ils se contentent de les mettre en prison. » Lorsque ces lois ont commencé à être appliquées, dans les années 1980 sous la présidence d’Hosni Moubarak, les personnes comme Maliha se sont vues petit à petit retirer l’accès aux subventions alimentaires, à l’éducation gratuite et aux soins gratuits. Ensuite, on leur a ordonné d’obtenir et de maintenir des permis de séjour en tant que résidents étrangers. Abed me confie que si les gens allaient à l’encontre de cette consigne, ils subiraient des amendes, voire une peine de prison.

Un statut délicat

Les Palestiniens et les Égyptiens se trouvent maintenant au milieu d’une véritable tempête politique. L’Égypte les considère comme des étrangers, mais refuse de les traiter comme des réfugiés et de les placer sous mandat du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR). Cette branche de l’ONU se charge de venir en aide et de reloger les demandeurs d’asile.

ulyces-egyptesrefugies-04

Les toits de Jeziret el Fadl
Crédits : Nicholas Linn

« Même si techniquement, ils dépendent de l’UNHCR, le gouvernement égyptien intervient sans cesse dans les affaires des palestiniens », dit l’ancien responsable des apatrides de l’UNHCR, Paavo Savolainen. « UNHCR Égypte est soumis à la loi égyptienne, et si un Palestinien arrivait avec un formulaire de l’UNHCR, l’association aurait de gros ennuis. L’argument habituel est qu’ils essaient de préserver l’intégrité nationale des Palestiniens. Ainsi, jusqu’à une certaine limite, le gouvernement égyptien accepte le fait que les Palestiniens sont des réfugiés de leur propre pays, mais il ne veut pas qu’ils finissent sous la responsabilité de l’UNHCR. C’est la raison pour laquelle ils ont créé leur propre programme d’aide aux réfugiés. » L’UNCHR ne classe pas non plus les Palestiniens comme apatrides car ce serait reconnaître implicitement que l’État de Palestine n’existe pas. Cependant, si on laisse la politique et ses principes de côté, Beer-Sheva appartient aujourd’hui à un État appelé Israël. Un État qui la gouverne et qui interdit aux Palestiniens d’y revenir. Selon le ministre israélien des Affaires étrangères, les accords internationaux ne les obligent en rien à aider les Palestiniens en exil à retourner chez eux ou à trouver un nouveau foyer en Cisjordanie. Et ils n’ont pas non plus l’intention de le faire. « Une fois encore, cela relève de la politique internationale, et du statut très confus de l’État palestinien, qui existe en théorie mais pas en pratique », explique Savolainen. « L’an dernier, l’UNHCR a lancé une campagne qui s’étendra sur dix ans, pour venir à bout du concept d’apatride. Mais les Palestiniens, qui sont de nos jours la plus grande population d’apatrides dans le monde, ne sont pas inclus dans cette campagne. »

Le seul espoir est d’obtenir des papiers et d’être reconnus légalement par le gouvernement égyptien.

De plus, l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine au Proche-Orient (UNRWA) – la branche des Nations Unies qui s’occupe des Palestiniens – n’est pas autorisée à opérer en Égypte. « Et c’est la raison pour laquelle les Palestiniens ont de gros ennuis », confie Savolainen. Pour le gouvernement égyptien, les Palestiniens sont des étrangers. Pour l’UNHCR, ils sont un sujet sensible qu’il vaut mieux laisser de côté. Et pour l’UNRWA, ils sont juste du mauvais côté de la frontière. Pour les Palestiniens qui vivent en Égypte, le seul espoir d’obtenir des papiers et d’être reconnus légalement repose sur le gouvernement égyptien. L’État leur distribue des passeports (que seuls le Soudan et l’Arabie saoudite reconnaissent), mais c’est à eux de faire en sorte qu’ils soient toujours tamponnés avec les bons permis de séjour. Ils sont accordés par le bureau égyptien pour les Affaires palestiniennes de Mogamma – le bastion égyptien de la bureaucratie du Caire. Pour obtenir ce tampon vital lorsqu’ils atteignent la majorité, les Palestiniens doivent apporter la preuve qu’ils étudient ou travaillent en Égypte, ou bien qu’ils sont mariés à une personne de nationalité égyptienne. « 5 % de nos élèves sont partis à l’université », me confie Namudi. « Mais ils doivent payer dix fois plus cher que les Égyptiens et dans une monnaie étrangère, donc tout cela est très compliqué. » Travailler n’est pas non plus une option. Selon la loi égyptienne, les entreprises n’ont le droit d’employer que 10 % d’étrangers. Et ces emplois sont généralement octroyés à des étrangers hautement qualifiés – pas à des Palestiniens sans diplôme. Il ne reste alors que deux options aux jeunes Palestiniens : épouser une personne de nationalité égyptienne ou se cacher. À Jeziret el Fadl, la plupart des gens réussissent à s’en sortir en devenant ouvriers agricoles ou métayers. Ils vivent une vie paisible de pauvreté à l’intérieur des murs du village.

Ghafra a quitté la Palestine quand elle avait 13 ans
Crédits : Nicholas Linn

Quant à ceux qui rêvent de quitter le village – ou l’Égypte –, mieux vaut renoncer. Il y a longtemps, Abu Yasser, 65 ans, bel homme avec une épaisse moustache blanche, a eu dix-sept enfants avec deux femmes. Il a réussi à tous les nourrir en travaillant fréquemment en Arabie saoudite, en Libye, en Jordanie et en Irak. « Cependant, la loi a changé dans les années 1980 et je n’ai plus eu le droit voyager », dit Yasser en haussant les épaules. « Qui sait pourquoi ? Peut-être pour des raisons politiques, ou économiques. Dieu seul le sait. » Aujourd’hui, Yasser et ses fils subviennent aux besoins de la famille en travaillant comme ouvriers pour des agriculteurs du coin qu’ils aident à transporter les récoltes et les vendre au marché. Il a environ soixante-dix petits enfants – il me dit en riant qu’il a perdu le compte il y a un moment. Son passeport est tamponné avec un tampon spécial « secteur agricole » délivré par le ministère égyptien de l’Intérieur, mais il espère ne bientôt plus en avoir besoin. « Nous rentrerons, Inch Allah, nous rentrerons chez nous », dit-il. Je suis assis avec Ghafra dans la fraîcheur de sa maison de boue et de briques. Elle me regarde de son seul œil valide, ses mains craquelées délicatement posées sur ses genoux, ses longs cheveux noirs modestement cachés par une écharpe colorée. Des mouches volent au dessus de nos têtes. Ses petits-enfants et arrière-petits-enfants tournent autour d’elle. Du haut de ses 80 ans, la mémoire de Ghafra commence à s’effacer. Elle ne sait plus combien elle a de petits-enfants ni qui est le président de l’Égypte. Mais elle sait où est sa maison et elle en rêve encore. Cette maison c’est l’odeur des chameaux, de la terre et des pastèques fraîchement coupées. Celle des nuits étoilées, des herbes hautes et de la pluie qui tombe du ciel de Beer-Sheva.


Traduit par Marine Bonnichon d’après l’article « Marooned in the Desert » paru dans Roads & Kingdoms. Couverture : Les enfants de Jeziret el Fadl, Nicholas Linn