Le 3 mars 1993, tard dans l’après-midi, un jeune homme d’origine hispanique entra dans les bureaux de l’agence immobilière Madalax, une officine à la devanture délabrée en plein quartier de Little Colombia dans le Queens, à New York. Il demanda à voir la propriétaire, Gladys Claudio, et fut conduit dans l’arrière-salle. Quelques secondes plus tard, des coups de feu retentirent : Guillermo Benitez-Zapata, jeune Colombien de 21 ans, avait tiré quatre coups de feu sur Claudio, en plein visage. Il revint calmement vers l’entrée de l’agence et, tandis qu’il passait devant le bureau du collègue terrifié de Claudio, se tourna vers lui et pressa son index contre ses lèvres. Il n’avait pas tenté de dissimuler son visage.

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Le commissariat de la 110e rue
Dans le Queens, à New York
Crédits : Dan Russo Jr.

Fraîchement débarqué à la criminelle du commissariat new-yorkais de la 110e rue, Billy Ahern ne s’était encore jamais vu confier une affaire d’homicide. S’il était  surprenant qu’un agent immobilier du Queens puisse être victime d’une exécution, Ahern était déterminé à en retrouver le coupable. Des années durant, il allait travailler à la brigade des affaires non-élucidées du Queens conjointement avec l’unité « Redrum » (« murder » à l’envers) de la brigade des stupéfiants, spécialisée dans les homicides liés au trafic de drogue. Au fil de l’enquête, il participerait à plus de quarante arrestations sur le sol américain, et retrouverait la trace de Benitez-Zapata. Mais le tueur ne savait pas qui avait commandité l’exécution du Queens. Cette énigme allait s’étendre sur quatorze années et trois continents, et trouverait sa conclusion sur une piste d’atterrissage dans la jungle amazonienne en août 2008. D’ici là, l’enquête serpenterait pour atteindre le cœur d’une des plus importantes organisations criminelles au monde, et faire tomber un des plus riches et fantomatiques barons de la drogue que l’Amérique du Sud ait porté : Juan Carlos Ramírez-Abadía, connu de l’homme qui l’a finalement appréhendé comme « le Colombien aux mille visages », mais plus communément comme Chupeta – ou « sucette ».

Chupeta

Pablo Escobar, le criminel le plus célèbre de l’histoire de la Colombie, tomba finalement sous les balles de la police sur un toit de Medellín, il y a plus de quinze ans. Durant les périodes de violence qui s’ensuivirent, des dizaines de barons de la drogue connurent grandeur et décadence, et le pays était au bord de l’anarchie. Mais personne ne connut la même renommée teintée d’imprudence qu’Escobar. Son gang de brutes fut supplanté par les hommes du cartel de Cali, qui préféraient être vus comme de respectables hommes d’affaires. Ils compartimentaient leur entreprise en cellules pour compliquer la tâche des agences gouvernementales, séparant bien les centres de distribution des « bureaux » d’exécution, des plateformes de transport, de blanchiment d’argent ou de corruption. Mais malgré toute sa sophistication, le cartel avait conservé l’emploi de méthodes horriblement brutales ; après une descente de la DEA, les personnes suspectées d’être des informateurs ont été plongées dans des barils d’acide. C’est dans ce contexte que Chupeta a fait son entrée.

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Juan Carlos Ramírez-Abadía était né en 1963 à Palmira, en Colombie. Il avait grandi dans un quartier de classe moyenne, près de Cali. Il déclarera plus tard à la police détenir un MBA de l’université de Miami. Peu après ses 20 ans, il a commencé à travailler dans le sud de la Floride, dans ce qu’une source gouvernementale proche de l’enquête décrit comme « la distribution » : vendre de la cocaïne provenant des laboratoires locaux, un kilo à la fois. C’est à ce moment-là qu’on a commencé à le surnommer Chupeta.

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Le jeune Juan Carlos Ramírez-Abadía

En 1990, Chupeta était de retour en Colombie, supervisant sa propre opération, sous la protection du cartel de Cali. Selon la police, il s’appuyait sur un réseau de vente en gros particulièrement étendu aux États-Unis. Chaque succursale était contrôlée personnellement par Chupeta, laissée à la gestion de bras droits qui n’avaient aucun contact les uns avec les autres. Une de ces personnes, employée au blanchiment d’argent à la succursale de New York – procurant des appartements utilisés comme planques, ou caletas – était un agent immobilier née en Colombie : Gladys Claudio. Faisant preuve d’un sens du détail remarquable, Chupeta a rapidement acquis une réputation de dirigeant obsessionnel, mais aussi d’innovateur talentueux, établissant un accord de partage des gains avec les cartels mexicains, ce qui faisait de lui un des cinq plus gros trafiquants de cocaïne au monde – et ce que Michael Braun, ancien chef des opérations de la DEA, décrit comme « un crime transnational, au sein d’une organisation gérée comme une entreprise du Fortune 500 ». Chupeta achetait voitures, motos et maisons tout en conservant des millions de dollars en liquide dans des caletas près de Cali. Jeune et beau, il était obsédé par son apparence. Andrés López-López – qui avait commencé à travailler dans les labos de drogue de Cali en 1986, et a écrit un livre sur son expérience – affirme que Chupeta a commencé à recevoir des injections de Botox dans le visage alors qu’il avait la trentaine. Il était réputé pour organiser des soirées et courir les femmes. Il est le père d’au moins cinq enfants issus de quatre mères différentes. Avec la mort d’Escobar, les forces de l’ordre ont porté leur attention sur ses anciens rivaux de Cali. Afin de mettre un terme à la guerre liée au narco-trafic, le gouvernement colombien a offert des peines de prison réduites de façon drastique pour tout trafiquant se rendant de son plein gré, ainsi que l’assurance qu’ils ne seraient pas extradés vers les États-Unis. Durant l’été 1995, six des sept chefs du cartel de Cali se sont rendus de cette manière, ou ont été appréhendés, permettant à Chupeta, alors âgé de 32 ans, de s’engouffrer dans la brèche.

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Cocaïne en poudre
Alcaloïde tropanique extrait de la feuille de coca
Crédits : DEA

Inarrêtable

Mais au début de l’année 1996, le gouvernement intensifiait ses efforts contre le narco-trafic, et Chupeta s’est décidé à se rendre. Jugé pour trafic de stupéfiants, il a été condamné à la peine maximale de vingt-quatre ans – qui a été réduite à treize ans et quatre mois, et il était entendu qu’il ne ferait pas plus de huit ans. En juin, les États-Unis ont fait une demande pour son extradition en lien avec une accusation datant de 1994 pour trafic de stupéfiants, mais cette demande a été rejetée.

Depuis sa cellule, Chupeta continuait à diriger son opération de narco-trafic, tout en passant un diplôme en économie.

Plus d’un an avant la demande d’extradition, Billy Ahern avait ouvert le dossier d’un certain Vladimir Biegelman, retrouvé mort derrière une supérette du Queens en décembre 1993. L’enquête qui a suivi l’a mené à un adolescent métis colombien surnommé « Babyface », qui avait exécuté le contrat aux côtés d’un assassin du nom de « Memo ». Memo était détenu en Floride sous son vrai patronyme : Guillermo Benitez-Zapata. Ce dernier a avoué sans broncher les assassinats de Biegelman et Claudio, contrats qui lui avaient été confiés par son beau-frère. Il ne savait pas qui avait commandité les assassinats. Analysant les informations de Memo ainsi que celles d’une enquête de la DEA à Houston, les agents de l’unité Redrum ont commencé à mettre à jour des liens entre elles. Petit à petit, ils ont remonté le fil jusqu’en Colombie. Depuis sa cellule, Chupeta continuait à diriger son opération de narco-trafic, tout en passant un diplôme en économie, sous la houlette d’un co-détenu qui serait plus tard connu de la DEA comme Copernico. En 2002, la peine de prison de Chupeta a pris fin, et avec Copernico comme comptable, il a entrepris de rendre son organisation plus puissante encore que par le passé. Il s’est associé au cartel Norte del Valle, une association libre de trafiquants provenant de la région de la vallée du Cauca. Chupeta a étendu son opération de blanchiment d’argent, employant un groupe de professionnels des milieux juridiques et financiers. Ses comptables lui envoyaient des rapports journaliers sur tableurs Excel, et les activités de ses assassins étaient méticuleusement consignées. « Ils devaient répondre de chaque centime », m’a confié un agent des forces de l’ordre. Les bénéfices de Chupeta ont vite avoisiné les 70 millions de dollars mensuels, et il a investi dans des dizaines de propriétés et de fonds de commerce en Colombie. Le ministère américain de la Justice estimera plus tard ses possessions à 2,1 milliards de dollars.

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Laureano Renteria
Arrêté par la police avant sa mort mystérieuse

Le 6 mai 2004, le procureur général John Ashcroft a annoncé la mise en accusation de neuf des principaux hommes du cartel Norte del Valle. Le cartel était accusé d’avoir aidé à introduire clandestinement pour plus de 10 milliards de dollars de cocaïne aux États-Unis, entre 1990 et 2004. Le ministère des Affaires étrangères offrirait une récompense de 5 millions de dollars à quiconque permettrait l’arrestation d’un des hommes nommés dans la mise en accusation. Un mandat d’arrêt provisoire a été envoyé à l’Ambassade américaine de Bogotá. Quelques semaines seulement après la conférence de presse d’Ashcroft, on a perdu toute trace de Chupeta. Il ne serait plus identifié de manière certaine pendant plus de trois ans. Il avait pris ses dispositions pour quitter le pays grâce à un intermédiaire, assassiné depuis. Il a fourré autant de billets qu’il pouvait en porter dans ses sacs, et n’a apparemment donné les détails de sa destination qu’à son fidèle bras droit, Laureano Renteria. Renteria serait dès lors en charge des opérations, et l’unique contact avec le grand manitou. Les sources d’informations de la DEA sur Chupeta se sont tues.

Hello Kitty

Un dimanche après-midi de mai ou juin 2004, un groupe d’étrangers voyageant sur un bateau de 12 mètres a accosté à Camocim, une petite ville située dans le nord du Brésil. Des agents de la Police d’État brésilienne (PE) observaient le groupe, accueilli par des narco-trafiquants colombiens notoires. Un des étrangers, un homme trapu, portait deux sacs. À la tête de l’opération, Fernando Francischini ne savait pas qui était cette personne, mais il se doutait bien, à en juger par le comité d’accueil, qu’il devait s’agir d’une figure importante du monde du crime. Chupeta a déclaré plus tard aux enquêteurs que les sacs avec lesquels il avait accosté contenaient 4 millions de dollars. « On pense que c’était bien plus, remarque Francischini, peut-être bien 16 millions. »

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Fernando Francischini
Député fédéral et Délégué de la police fédérale colombienne
Crédits : Renato Araújo

Chupeta a commencé à bâtir un nouveau réseau criminel à São Paulo. Tout comme pour son opération colombienne, il reposait sur une structure cellulaire. Chaque cellule était gérée d’un ranch ou d’une grande bâtisse située dans un quartier sécurisé, dans un des trois États de l’extrémité sud du Brésil – chaque bâtiment ayant été acheté par un des membres de sa nouvelle équipe. Chaque employé recevait un salaire mensuel pour gérer toute une variété d’opérations, incluant les imports-exports, une ferme piscicole, ainsi qu’un atelier de blindage de véhicules. Ces investissements arrivaient en queue de comète d’un dispositif complexe de blanchiment d’argent, relié entre cinq pays. Par le biais de Renteria, Chupeta continuait à contrôler les livraisons de drogue partant de Colombie pour l’Espagne et le Mexique, destinées à être distribuées en Europe et aux États-Unis. Chupeta et sa dernière « femme », Jessica, ont posé leurs valises dans une maison de Morado dos Lagos, un quartier sécurisé situé en dehors de São Paulo. Leurs voisins étaient principalement de riches hommes d’affaires. La vigie du complexe repérait parfois Chupeta, à vélo la nuit, faisant le tour du lac artificiel situé devant le portail d’entrée, son visage partiellement caché sous un bonnet en laine. Il a également passé plusieurs mois d’affilée dans d’autres résidences du gang, construites comme des planques sécurisées, pourvues d’argent liquide et de faux passeports. Il utiliserait au total des documents liés à cinq identités différentes. Durant la première année d’exil de Chupeta, la Police d’État a gardé le mystérieux Colombien sous surveillance partielle. « Nous ne le surveillions pas tout le temps de près, explique Francischini. On le perdait parfois, à cause du cryptage téléphonique. » Chupeta a apporté un soin extraordinaire à ce que personne ne puisse espionner ses conversations ou celles de ses employés. Les rares fois où il parlait au téléphone, ce n’était jamais pour affaires. Les membres de l’organisation n’utilisaient leur téléphone portable que pour appeler d’autres membres de leur propre cellule. Pour communiquer avec la Colombie, voire plus loin, Chupeta utilisait des logiciels de codage pour dissimuler des informations dans des images pouvant être envoyés par mail sans risque d’être découvertes – sa femme aimant beaucoup Hello Kitty, il privilégiait les images du chat animé. Les messages destinés et venant de Rentaria à Cali étaient envoyés par des coursiers portant des enveloppes contenant des DVD ou des cartes flash.

Atterrissage forcé

Le 21 décembre 2004, après plus d’une décennie, le travail de Billy Ahern et de la brigade Redrum a porté ses fruits dans un tribunal de Brooklyn. Une nouvelle inculpation a été enregistrée contre Juan Carlos Ramírez-Abadía, l’accusant notamment d’avoir commandité les meurtres de Vladimir Biegelman et de Gladys Claudio.

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Vue du 31e étage de l’Edifício Copan
Crédits : Andre Deak

À Morada dos Lagos, rester incognito était devenu un job à plein temps pour Chupeta. Sa femme pouvait sans souci se divertir en allant faire du shopping, mais le narco-trafiquant en exil ne montrait quasiment jamais son visage en plein jour. Comme les détenus, il passait le temps en faisant de l’exercice. « Il était fou de muscu », dit Francischini. Depuis son arrivée au Brésil, Chupeta s’était également lancé dans un ambitieux programme de chirurgie esthétique, qui le rendrait méconnaissable aux yeux de quiconque l’avait connu comme le fringant jeune homme de Palmira. Tôt dans la matinée du 5 mars 2005, un aéronef monomoteur Beechcraft Bonanza piloté par André Barcellos, un associé de Chupeta âgé de 52 ans, s’est écrasé au décollage sur le petit aérodrome de Curitiba, la plus grande ville du sud du Brésil. L’accident n’a pas fait de gros dégâts, mais il allait jouer un rôle crucial dans la chute de Chupeta : le fait que l’avion compte à son bord deux passagers colombiens était suffisant pour alerter la PE. Francischini a alors envoyé deux équipes d’agents sur les traces des Colombiens, qui s’étaient enregistrés à l’hôtel sous leurs véritables noms, avec leurs vrais numéros de téléphone… « Cela a été leur première erreur », déclare Francischini. À la fin de l’année 2005, Chupeta était constamment sous surveillance. « Chaque jour, dit Francischini, et à chacun de ses déplacements. » En mai 2005, Chupeta s’est rendu pour la première fois à la clinique dirigée par Loriti Bruel, un chirurgien esthétique des quartiers chics de Jardins, à São Paulo. Bruel a effectué sur son client quatre peelings, des liftings du nez et des paupières, une rhinoplastie pour rétrécir le nez, ainsi qu’une une lipo-sculpture – une forme avancée de liposuccion généralement réservée au cou et au visage. Chupeta a payé en liquide. En octobre 2006, les hommes de Francischini ont traqué les Colombiens jusqu’à un rendez-vous à Curitiba. Des caméras en circuit fermé dissimulées dans un centre commercial ont conservé des images de la silhouette élusive venue de São Paulo. La police est parvenue à prendre une deuxième photographie de lui au comptoir d’enregistrement d’un aéroport, quand il a présenté une pièce d’identité argentine et qu’un employé en a profité pour photocopier le document. Jusque-là, la PE gardait les images pour elle. Connaissant les volumes d’argent liquide employés, Francischini et ses hommes étaient passablement soucieux de voir un autre service des forces de l’ordre brésiliennes alerter les criminels.

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Un policier brésilien ayant participé à l’arrestation
Crédits : Austral Foto

En décembre 2006, la récompense de 5 millions de dollars pour les informations conduisant à l’arrestation de Chupeta a trouvé preneur en la personne de Copernico, le comptable de Chupeta, qu’il avait rencontré en prison. L’ordinateur portable de Copernico contenait des documents qui mettaient à nu l’opération colombienne de Chupeta : les enveloppes mensuelles à des membres du gouvernement et des forces de l’ordre, la chaine de commande qui partait de Renteria, ainsi que l’emplacement précis d’un grand nombre de caletas du baron de la drogue… Moins de trois semaines plus tard, en janvier 2007, la police colombienne a lancé une série de raids aboutissant à la saisie de plus de 80 millions de dollars en lingots d’or et en billets, pour la plupart emballés sous vide, en liasses de coupures de 100 dollars, et enterrés sous un sol en béton. Renteria a eu le malheur d’arriver à une des planques durant un raid. La DEA a alors accéléré les démarches de son extradition. Alors qu’il attendait en prison que la paperasse arrive de New York, Renteria a laissé échapper que Chupeta se trouvait au Brésil, « avec la fille de la côte » – Jessica. C’est là le seul secret que Renteria révélera : avant qu’il ne puisse quitter Bogotá, il s’est effondré et est mort dans sa cellule, empoisonné au cyanure.

Les crétins

En juin 2007, la PE a enfin transmis les images collectées aux agences de par le monde. Le bureau de la DEA à São Paulo les a faites parvenir aux agents de Bogotá et New York. Elles ont alors circulé, d’informateurs en témoins coopérant à l’affaire aux États-Unis, mais nul ne parvenait reconnaître Chupeta : « Elles datent d’après la chirurgie esthétique », explique un agent du gouvernement. « Même les gens qui le connaissaient ne pourraient pas le reconnaître. »

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Les nombreux visages de Chupeta

La DEA a lancé le mot que l’homme surveillé par la PE à Curitiba était probablement Juan Carlos Ramírez-Abadía, un des trafiquants de drogue les plus recherchés au monde. Mais son identification n’était pas certifiée, et les agents s’inquiétaient du fait que si l’homme qu’ils croyaient être Chupeta était arrêté, il pourrait se soustraire à la justice en niant simplement être l’homme qu’ils affirmaient qu’il était. De New York, la DEA a demandé un échantillon vocal. Dans le courant du mois de juin 2007, Chupeta a eu une conversation téléphonique qui n’a pas duré plus d’une minute. Que le logiciel de codage ait été défaillant, ou qu’il n’ait pas été utilisé, Francischini n’en sait rien. Mais la conversation n’a pas été brouillée et la PE est parvenue à l’enregistrer et à l’envoyer à New York. En juillet, Francischini a présenté son dossier devant la cour fédérale de São Paulo et a requis un mandat d’arrêt contre Juan Carlos Ramírez-Abadía. Le mois précédent, Chupeta était repassé par la clinique de Loriti Bruel pour une autre opération cosmétique. Avec cette dernière, son ancien visage avait complètement disparu, remplacé par des formes grotesques et exagérées, réminiscences d’un miroir déformant de carnaval. Chupeta a commencé à planifier son départ du Brésil. Début août, la PE a appris que son mobilier avait été empaqueté dans des camions et qu’il avait payé les droits de péage pour utiliser l’autoroute en Uruguay. Francischini a alors décidé d’avancer son opération d’une semaine.

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L’arrestation de Chupeta fait la une du journal à São Paulo

À 4 h du matin, le 7 août, il a rassemblé un groupe de 400 hommes dans l’auditorium du quartier général de la PE à São Paulo. Deux heures plus tard, alors que le jour se levait, il passait les portes de la Morada dos Lagos avec vingt agents armés et grimpait la colline jusqu’au 71, Alameda Dourada. Francischini a été le premier à gravir quatre à quatre les marches de la maison et à forcer la plus grande des cinq portes. Avec son partenaire, il est entré brutalement. Dans la pénombre, il a trouvé un interrupteur, puis a tiré la couette du lit. Malgré les années de surveillance, les photos, les écoutes, et les informations provenant d’un informateur de la DEA, Francischini n’était pas certain qu’il s’agissait de la bonne personne. « Quel est votre nom ? » a-t-il demandé. Après un silence tendu, le Colombien a lâché à contrecœur les mots que Francischini espérait entendre : « Juan Carlos Ramírez-Abadía. » Il a déclaré avoir 44 ans et vivre au Brésil depuis trois ans, avant de pousser un long soupir. Plus tard, après l’avoir déclaré coupable d’association de malfaiteurs, de blanchiment d’argent et de falsification de documents officiels, un tribunal brésilien a condamné le baron de la drogue à une peine de trente ans et cinq mois de prison.

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Le 22 août 2008, Chupeta a été conduit hors de la prison de Campo Grande située dans le centre du Brésil vers la ville de Manaus, au cœur de la jungle. Là, il a été accueilli par des agents du bureau de São Paulo de la DEA, pour être extradé vers New York. Il est actuellement détenu à Brooklyn, où il sera jugé pour trafic de stupéfiants, conspiration, et pour avoir commandité les meurtres de Vladimir Biegelman et Gladys Claudio. Billy Ahern a pris sa retraite du Département de la police de New York en 2002. Durant un déjeuner fin 2008, il m’a expliqué pourquoi un narco-trafiquant milliardaire s’était risqué sur le sol étasunien afin d’ordonner l’exécution d’un agent immobilier.

Il était menotté dans un jet du gouvernement américain à destination de New York car son organisation ne valait pas mieux que celui qui la dirigeait.

Une nuit, quelques mois avant sa mort, Claudio et le chef d’une des cellules de blanchiment d’argent de Chupeta à New York ont été arrêtés. Le blanchisseur a été inculpé, mais on a libéré Claudio. Selon Ahern, quand l’info stipulant que la DEA avait fait une descente dans une des caletas louées par Claudio – des appartements dans lesquels des millions de dollars étaient stockés – est parvenue à Cali, les preneurs de décision, installés au pays, l’ont suspectée d’avoir parlé. En réalité, elle n’avait rien à voir avec la descente : la DEA surveillait les blanchisseurs depuis huit mois. « Elle n’a jamais balancé. Elle n’a jamais rien dit à personne. » D’après cette hypothèse, son meurtre est le fait d’une singulière erreur paranoïaque. En fin de compte, s’est dit Ahern, malgré l’extrême planification mise en œuvre par Chupeta, la technologie utilisée, les comptables et leurs tableurs… il était menotté dans un jet du gouvernement américain à destination de New York, car son organisation ne valait pas mieux que celui qui la dirigeait. « Ce n’était pas une entreprise du Fortune 500, soupire Ahern. C’était une bande de crétins. »


Traduit de l’anglais par Gwendal Padovan d’après l’article « The CEO of Cocaine, Inc. », paru dans Details. Couverture : Chupeta escorté par deux agents de la DEA lors de son extradition du Brésil. Création graphique par Ulyces.