Avec la main droite de Husky, se lève une clameur. Dans la nuit froide de Krasnodar, au sud-ouest de la Russie, le rappeur exhorte une petite foule à l’applaudir. Il monte sur le capot d’une voiture pour capter la lumière d’un lampadaire, brandit sa bière et scande des paroles reprises à l’unisson alentour. À peine improvisé, ce mercredi 21 novembre 2018, le concert est interrompu par un policier qui saisit l’artiste par la cheville et le fait redescendre au sol. Husky ne pourra pas consoler les fans dépités par l’annulation de sa représentation. Il ne risque d’ailleurs pas de remonter sur scène tout de suite, puisqu’un tribunal le condamne dès le lendemain à 12 jours de prison.

Crédits : Alexey Avanesyan

« J’ai agi de la sorte car je me suis senti obligé de parler aux fans qui avaient acheté un ticket », déclare-t-il au tribunal. Appuyé par d’autres artistes, Husky, de son vrai nom Dmitry Kuznetsov, est libéré quatre jours plus tard. Lundi 26 novembre, des rappeurs renommés comme Oxxxymiron, Basta et Noize MC organisent un concert pour dénoncer les pressions auxquelles ils font face. Les autorités russes ne semblent guère apprécier leur travail. Samedi 17 décembre, le président Vladimir Poutine déplore que le « rap et d’autres formes d’art moderne reposent sur trois piliers : le sexe, les drogues et la contestation. Je suis surtout inquiété par les drogues, qui favorisent le déclin d’une nation. »

Lors d’une réunion du conseil présidentiel pour l’art et la culture à Saint-Pétersbourg, le chef d’État reconnaît toutefois que le rap « fait partie de notre culture commune, et qu’il faut donc le traiter avec beaucoup de précaution. » Car si le style n’a émergé que récemment en Russie, il a fait des progrès fulgurants.

Tatar dans le texte

Une étrange partie de billard se joue à Saint-Pétersbourg, en cet été 2017. Encerclée par des photographes, une petite brune en veste de costume trop grande essaye, à trois reprises, de sortir la bille jaune du plateau. Irina Smelaya grimace. « Allez, allez », l’encourage son amie, Masha Francevich. « C’est du criquet », moque-t-elle. Mais Irina finit par triompher. Dans un sourire, elle se redresse et joint son pouce à son index en signe de fierté. « Boss », rigole Masha.

On peut être nulle au billard et régner en patronne sur le rap russe. « Mes concurrentes sont Nicki Minaj, Rihanna et Beyoncé », lance la jeune femme sans complexe. Tatarka, comme elle se fait appeler, est devenue célèbre dans le monde entier en seulement un an. Son premier clip, « Altyn », sorti en novembre 2016, a été vu près de 30 millions de fois sur YouTube. Sur une instru de cloud rap à la Young Lean, elle y secoue les bras devant deux Lada tunées garées au milieu d’une banlieue morne. Des barres d’immeubles d’une grisaille toute soviétique se fondent dans un ciel à l’avenant. Tour à tour engoncée par une doudoune bleu électrique et couverte de fourrure, Irina Smelaya pose d’épais talons de 15 centimètres dans la neige. Fait rare, elle chante en tatar, la langue de sa mère.

Tatarka
Crédits : Little Big/YouTube

Un peu moins d’un an plus tard, la voici en costume devant une table de billard. « Tatarka n’est plus une personne mais un groupe », lâche-t-elle. « Mes amies Masha et Vasilia en font maintenant partie. » Quand la caméra tourne, les trois femmes qui ne cessaient de s’envoyer des blagues prennent un air sérieux. « Pussy Power » est un morceau féministe, explique Irina. Avec ses petites lunettes noires, elle ressemble à une héroïne de Matrix entourée de femmes d’affaires. Masha et Vasilia lancent des doigts d’honneur et des regards sombres.

Vu le succès international de ses deux premiers titres, le groupe a décidé de se mettre à l’anglais. Irina n’a pas eu de mal : « J’adore le hip-hop old school comme celui des Roots ou de CunninLynguists, mais aussi des nouveaux artistes comme Tyler, the Creator. » L’album en préparation comportera aussi des paroles en tatar. « Avant ça, j’aimais le rock et le metal », poursuit-elle. « J’ai commencé par écouter Rammstein à 12 ans. » Née à Naberezhnye Chelny, la deuxième ville de la république du Tatarstan, Irina Smelaya monte à Saint-Pétersbourg avec son copain vidéaste, Erick Rikka, à 20 ans. En devenant youtubeuse, elle y fait la rencontre du jeune réalisateur et musicien Ilya Prusikin.

Ce moustachu diplômé en psychologie s’est fait connaître lors de battles de rap diffusés sur Internet. On a aussi pu le voir poser des rimes avec la panoplie de Staline. En 2013, pour continuer à mélanger musique et satire, il a fondé le collectif Little Big. Irina Smelaya l’y a rejoint avant de se marier avec lui en 2016. Aujourd’hui, elle attend leur enfant. Le couple apparaît dans le second morceau de Tatarka, « U Can Take », qui démarre par des notes de synthé acides rappelant la dance des années 1990 et se termine avec une partie instrumentale bonne à écouter en rave.

 Ilya Prusikin, fondateur de Little Big
Crédits : Little Big

Là où d’autres rappeurs russes comme Pharoah et FACE empruntent sans ambiguïté à la trap, Little Big mélange les styles. Son fondateur cite « Cannibal Corpse, Nirvana et Die Antwoord » parmi ses influences, en sachant pertinemment qu’il n’échappera pas à une comparaison avec ces derniers. Comme le duo sud-africain, le projet russe fond la culture populaire la plus crasse dans un bain de rock, de techno et de rap. Il la moque tout en lui donnant un nouvel éclat. Irina Smelaya est l’artiste la plus hip-hop du groupe avec Tommy Cash. « Je dis souvent que je fais du “rap post-soviétique” », remarque ce dernier. « Parce que c’est l’époque dans laquelle j’ai grandi. »

Élevé dans un quartier russe de Tallin, la capitale estonienne, le rappeur parle avec emphase de son dénuement très soviétique et de sa pauvreté universelle. En solitaire, il s’intéresse à la mode et commence la danse à 15 ans. « Je me suis senti libre », poursuit-il. L’adolescent qui écoutait Kanye West en survêtement Adidas imite désormais la star, toujours habillé par les trois bandes. Mais, mélangées avec les sapes du créateur Gosha Rubchinskiy – qu’Irina Smelaya porte aussi –, elle n’ont plus tout à fait la même valeur. Elles sont rétro.

Il suffit de prendre ses photos dans le magazine Vice pour s’en convaincre. L’Estonien est au drive du McDo à cheval. « Bordel, je me souviens de l’excitation quand on a eu notre premier McDo à Talinn », s’enflamme-t-il. « Mon premier cheeseburger. Aller au McDo était un moment festif pour nous, on n’en avait qu’un dans notre ville. » Au même moment, le rap russe prend son envol.

Rap au McDo

Sur le toit d’un immeuble de la place Pouchkine, à Moscou, le thermomètre numérique indique zéro degré ce 31 janvier 1990. Il neige mais le temps est au dégel : depuis quelques mois, la marque américaine Coca-Cola s’affiche à côté de la température. En contre-bas, entre deux artères qui portent encore les noms de Marx et de Kalinine, un petit groupe de curieux est massé devant un grand M jaune. Le premier McDonald de Russie va ouvrir le lendemain.

Alors qu’aux États-Unis, le géant du fast-food lance une publicité pour des nuggets accompagnée d’une bande-son hip-hop, le genre est inexistant en Russie. Le titre de 1984, « The Rap », n’a guère rencontré le succès. Son interprète, le DJ basé à Kyubyshev (aujourd’hui Samara) Alexander Astrov se contente d’ailleurs de kicker sur l’instru du classique américain Rapper’s Delight, sorti cinq ans auparavant. Quant au morceau « The DJ Rap/Hudsovet », composé par le journaliste de radio Sergey Minaev, on ne peut pas dire qu’il ait lancé la mode.

 Le clip d’ « Altyn » a été vu près de 30 millions de fois
Crédits : Samsung YouTube TV

Sous l’Union soviétique, seule l’intelligentsia pouvait accéder par des voies détournées aux produits culturels étrangers. Le rock a ainsi fait une incursion. Dans son documentaire, The Soviet Hippies, la documentariste estonienne Terje Toomitsu montre comment la classe supérieure d’une société qui était censée l’avoir dissoute s’est emparée de la musique occidentale. Les messages revendicatifs du rap lui étaient moins familiers.

Mais lorsque les McDonald et les CD américains débarquent, des points de convergence apparaissent. « Le rap était intéressant pour les Russes parce qu’il parlait ouvertement de sexe, de drogues et des rapports conflictuels avec la police », analyse le critique musical Artemy Troitsky, qui fait partie du jury du premier festival de hip-hop organisé dans le parc Gorky de Moscou, en 1990. L’année suivante, le tube « Sex Bez Pereriva » (« sexe non-stop ») du groupe Malchishnik engendre un scandale. Son esthétique s’inspire de celle très rock des Beastie Boys. D’autres comme le DJ Bogdan Titomir ne sont pas sans évoquer les notes plus dance de MC Hammer. Le crew Bad Balance se fait lui connaître en parlant sans retenue de criminalité.

Mieux que de grandir en marge, la contre-culture sulfureuse du rap prospère rapidement dans le chaos social des années 1990 en Russie. À cela concourt la tradition poétique du pays. Evgueni Evtouchenko ne déclamait-il pas ses vers devant les tribunes de stades remplis dans les années 1960 ? Parti en Allemagne avec ses parents « parce qu’il n’y avait pas beaucoup d’opportunités » pour son père physicien, le rappeur Oxxxymiron déménage à Londres en 2000 où il étude la littérature. Il entre même à Oxford avant de se retrouver dans « une banlieue pourrie » de la capitale anglaise, faute d’argent. Sa passion pour la poésie s’épanouit dans des open mics anglais et en ligne, en participant à des battles russes. « J’étais fasciné par les battles dans le rap », dit-il.

« Les jeunes qui pratiquent cet art en Russie ont le charme unique de notre pays. »

— Vladimir Poutine

Également exilé en Allemagne au milieu des années 1990, Bad Balance y joue aux côtés de groupes de rap américains comme Poor Righteous Teachers, ou de la formation de dance néerlandaise 2 Unlimited. « Il y a deux camps dans le rap russe », observent Milosz Miszczynski et Adriana Helbig dans le livre Hip-Hop au bout de l’Europe. « L’un est festif, comprend des paroles légères sur des thèmes comme l’amour ou la fête, et l’autre est plus artistique et plus socialement chargé. »Little Big appartient au premier, Oxxxymiron et Bad Balance au second. En plus de se rejoindre sur des thèmes sérieux, les deux derniers partagent le goût de la joute verbale. Deux anciens membres de Bad Balance se clashent ainsi en 2003 par morceaux interposés. La même année voit la naissance du groupe Krovostok.

Poutine sur scène

Krovostok puise aux différentes sources du rap russe. Après avoir commencé par ajouter des beats sur leur poésie lyrique, Anton Tcherniak et Dmitri Faïne écument les clubs de Moscou tout en parlant de sexe, de drogue et de violence. Ce faisant, ils opèrent une satire crue de la société russe dont peut se revendiquer Little Big.

Nés à Moscou, les deux hommes ont grandi dans des familles de l’ « intelligentsia technique », explique Tcherniak. « C’est-à-dire des ingénieurs et techniciens ordinaires qui s’intéressaient à l’art. » Ils se rencontrent d’ailleurs à l’école d’art de Moscou « Année 1985 », au moment où l’Union soviétique flanche passablement. « On lisait de plus en plus de littérature interdite, comme Nabokov ou Soljenitsyne. L’esprit s’émancipait », résume Faïne. Est-ce à dire qu’ils sont les héritiers des hippies des années 1990 ? « En quelque sorte », répond-t-il.

« Le rap est aujourd’hui comme le rock dans l’Union soviétique des années 1980, il porte un esprit de protestation, de liberté et de changement », considère Timur Kuzminykh, aka Dino MC 47. Mieux, juge le critique de rock Artemy Troitsky, « en termes de contenu, les rappeurs ont désormais une visée sociale plus forte et plus articulée que les rockeurs, pour ne rien dire de nos pop stars ».

 Little Big sur scène en Belgique
Crédits : Élodion

En 2009, alors qu’il est Premier ministre, Vladimir Poutine monte sur scène, dans une émission de télévision sponsorisée par le gouvernement, pour apporter son soutien à des groupes de rappeurs : « Les jeunes qui pratiquent cet art en Russie ont le charme unique de notre pays. Le rap de rue est peut-être un peu dur mais il contient un message social, il pointe des problèmes sociaux », a improvisé l’homme fort du pays. Le rap a-t-il pour autant la bénédiction du pouvoir ? Si la plupart des rappeurs évitent soigneusement de se placer sur l’échiquier russe, leur message a commencé à se faire entendre avec davantage d’écho à partir de 2010.

À Saint-Pétersbourg comme ailleurs en Russie, les arrière-cours des immeubles cachent parfois des bars insoupçonnés. Le 1703 est de ceux là. Jusqu’en 2010, seuls les amis du patron le connaissaient. Mais Alexander Timartsev en a fait un des lieux les plus courus de la ville. Connu pour participer à des battles appelées Huyaks, ce rappeur surnommé « Le Restaurateur » en a changé le format en donnant du temps aux participants pour préparer leur prestation. En août 2013, le premier « Versus » entre Garri Topor et Billy Milligan a été filmé et monté avec soin. Des centaines de milliers de personnes ont vu le premier mettre la misère au second.

« Avant, il n’y avait que des freestyles ou des battles hors ligne », explique Garri Topor. « C’était ennuyeux. Avec Versus, on voit la vraie performance d’un rappeur. » Dès le printemps 2014, Le Restaurateur exporte le concept dans d’autres villes russes. Un véritable tour est organisé de Saint-Pétersbourg à Novossibirsk. Invité à participer en avril 2015, Oxxxymiron se présente avec un bandage au cou. Le rappeur n’est pas blessé. Après 30 minutes à échanger des invectives avec son adversaire, il le retire pour découvrir un tatouage 1703 sous les acclamations du public. Deux ans plus tard, la marque est toujours là quand il affronte Slava KPSS.

https://www.youtube.com/watch?v=v4rvTMBCJD0

En deux jours, la vidéo compte 13 millions de vues, 18 millions en une semaine. Elle est si virale que le monde en parle, du Times au Huffington Post. Alors que, depuis 2014, une loi interdit les mots injurieux dans les œuvres artistiques en Russie, Internet offre un espace de liberté. Ce n’est donc pas un hasard si Little Big a choisi YouTube pour lancer Tatarka.

Rien n’a été improvisé. Pour la première vidéo, « Altyn », les tâches ont été savamment réparties entre différents spécialistes. Le compositeur Viktor Sybirin s’est chargé de la partie instrumentale et le label Yummy Music a écrit les paroles.  Une grande marque d’appareils électroniques s’est portée sponsor. Il est certain que les membres de Little Big savaient qu’il existe désormais un public vibrant pour le rap en Russie, mais que le style hyper stylisé de Tatarka n’y est guère représenté. Au billard, on appelle ça un joli coup.


Couverture : Le collectif Little Big.