Les épaves du Triangle des Bermudes reviennent par vagues dans le flot de l’actualité, comme portées par le ressac. À intervalle irrégulier, de nouvelles théories tentent d’expliquer leur disparition, il y a plusieurs décennies, dans cette région située entre l’archipel des Bermudes, la Floride et Porto Rico. Qu’on accuse les bulles de gaz sous-marines ou les nuages, comme cela a été fait ces deux dernières années, naviguer dans les eaux froides de la science ne suffit jamais à éteindre le doute. Pour beaucoup, seules les lumières surnaturelles paraissent éclairer cette immense zone d’ombre. Qu’a-t-on appris sur la capricieuse mer des Sargasses depuis que Christophe Colomb y a perdu le nord en 1492 ? Qu’y a-t-il dans les replis de cette légende forgée par sédimentation ? Seule une archéologie du mythe peut le dévoiler.

Une carte du Chicago Tribune datant du 5 février 1979

Le vaisseau fantôme

Une mer d’huile berce les passagers de l’Ellen Austin en ce 15 juillet 1881. Depuis le pont, l’horizon se perd en d’imperceptibles ondulations entre ciel et océan. Alors que le navire de la Grinnell, Mintern & Co entame le dernier quart de sa traversée de l’Atlantique, le capitaine Baker sonde les flots aux jumelles. Dans le lointain se détachent soudain deux mats, semblables à des charnières en bois à la jonction de l’eau et de l’Azur. Personne n’est visiblement à bord de ce vaisseau à la dérive, vierge de pavillon et de nom. Sous l’effet poussif du vent, l’Ellen Austin met quatre jours pour arriver à hauteur de proue. Le bâtiment est désert. Après avoir inspecté jusqu’aux cales vides, Baker ordonne à six de ses hommes de prendre la barre pour convoyer vers le Nouveau Monde. À l’approche des Bermudes, les deux voiliers essuient une violente tempête. Le capitaine Baker a beau rechausser ses jumelles, il ne trouve plus trace de l’équipage transbordé, disparu à jamais. Mais le vaisseau fantôme a lui été sauvé de l’oubli. Dans le livre The Stargazeer Talks, publié en 1944, le lieutenant Rupert T. Gould soutient qu’il a réapparu en même temps que le beau temps. Mais il était vide. Bien que Gould soit connu comme un vulgarisateur scientifique sérieux, sa version des faits est sujette à caution, d’autres auteurs ne faisant pas mention de ce retour. Elle a néanmoins prospéré sur la légende du Triangle des Bermudes, parfaitement intégrée à une longue et énigmatique liste de naufrages dans la région. Avant l’Ellen Austin, une bonne dizaine d’embarcations se sont abîmées au seuil des Caraïbes, à commencer par l’Insurgente. Construite par la marine française en 1791, cette frégate a été capturée par la Navy au large de la Louisiane neuf ans plus tard. Lorsque le territoire revint aux États-Unis, en 1803, elle reposait au fond de l’océan, vraisemblablement coulée par une tempête. Le sceau du mystère frappe aussi le Rosalie.

Dans un article du 5 novembre 1840, le Times rapporte la découverte de ce navire français abandonné dans les environs de Nassau, aux Bahamas, sans âme qui vive. En apprenant qu’il reliait Hambourg à La Havane, l’historien britannique Paul Begg a toutefois émis une hypothèse. « Il fait peu de doute que le Rosalie était en fait le Rossini », écrit-il en 2005, « un vaisseau qui avait le même itinéraire et dont les passagers avaient été secourus. » En attendant cette mise au point, le mystère autour de la région enflait comme voile au vent.

Une gravure de l’Ellen Austin

Égrainées dans le roman de Jules Verne Face au drapeau (1894), aux abords d’un îlot imaginaire de l’archipel des Bermudes, les disparitions de submersibles ont continué dans la première moitié du XXe siècle. En 1918, l’un des plus gros appareils de la marine américaine, l’USS Cyclops, s’est même volatilisé quelque part entre la Barbade et Baltimore sans laisser de trace. Mais la légende du Triangle des Bermudes vient du ciel. Ce nom apparaît pour la première fois sur la couverture du magazine américain Argosy en février 1964, sous la plume de Vincent Gaddis. Au fil des lignes, le journaliste raconte par le menu le drame qui toucha l’US Air Force le 5 décembre 1945.

En début d’après-midi, cinq TBF Avenger décollent de Fort Lauderdale, en Floride, pour un entraînement de deux heures baptisé « Vol 19 ». Vers 15 h 15, après avoir dûment rempli un test de bombardement, le commandant Charles Taylor prend contact avec la tour de contrôle. « Cas d’urgence, nous semblons avoir dévié de notre route, nous n’apercevons pas la terre », crépite la radio. À quoi les opérateurs répondent de mettre le cap à l’ouest. « Nous ne savons pas ou se trouve l’ouest », se lamente alors le commandant, désemparé. « Quelque chose ne tourne pas rond. Nous ne sommes sûrs d’aucune direction, même la mer paraît bizarre. » D’autres pilotes se mettent à évoquer des radars affolés. Puis plus rien. Sur les deux avions envoyés à leur recherche, un seul rentre à la base, l’autre ayant explosé en vol. En l’absence d’épave, la presse relaie toutes sortes de spéculations. « Ils sont encore là mais dans l’autre dimension d’un phénomène magnétique qui pourrait être l’œuvre d’un ovni », se hasarde Manson Valentin, dans le Miami News. Présenté comme un « homme de science ayant étudié la région des années durant » dans le best-seller de Charles Berlitz, Le Triangle de Bermudes (1974), cet archéologue a dédié une bonne partie de sa vie à la recherche de l’Atlantide et à l’écriture d’ouvrages sur le sujet, dont certains avec Charles Berlitz. Mais il n’est pas seul à remettre la faute sur les habitants d’une planète lointaine. « Mon fils est encore vivant, quelque part dans l’espace », confie la mère d’un pilote disparu. Peu avant la publication du livre, le journaliste Art Ford rapporte une phrase de Charles Taylor qu’aurait entendue un radio amateur : « Ne partez pas à ma recherche, on dirait qu’ils viennent d’une autre dimension. »

Deux TBF Avenger de la Seconde Guerre mondiale

En 1977, en prélude à des Rencontres du troisième type, les TBF Avenger sont retrouvés dans les sables du désert de Sonora, au nord du Mexique. Pour le film, Steven Spielberg s’approprie la thèse extraterrestre dont Charles Berlitz est le meilleur défenseur. De 1945 à 1965, quinze avions de lignes disparurent dans cette zone ainsi qu’un grand nombre d’appareils militaires et privés, d’après le décompte de ce dernier. « C’est un vrai mystère », selon un officier du Troisième district naval de la marine cité dans son ouvrage. « Il ne semble pas y avoir de raisons logiques ou physiques. »

Lame de fond

La réponse à Charles Berlitz ne s’est pas faite attendre. Dès 1975, Lawrence David Kusche publie les résultats de trois ans de recherches pour « résoudre le mystère » du Triangle des Bermudes. Fréquemment interrogé par un étudiant sur le sujet, ce libraire de l’université d’État d’Arizona trie le vrai du faux. Tout « sceptique et obstiné » qu’il était, « Gould ne cite pas sa source » remarque-t-il au sujet de l’Ellen Austin. Faute de quoi, on peut difficilement lever le voile sur le fameux vaisseau fantôme. En collectant des données sur la météo de 1918, Larry Kusche réussit en revanche à prouver que le ciel était particulièrement chargé au moment où le Cyclops a été emporté par le fond. Ignorée par la presse, la tempête qui s’est abattue dans le secteur des îles Vierges autour du 10 mars a aussi échappé aux enquêteurs car ils cherchaient du côté des Antilles. Des raisons similaires expliquent sans doute la catastrophe du Vol 19. Qualifiées de « bonnes » lors du décollage, les conditions météorologiques se sont vites dégradées. Or, le lieutenant Charles Taylor s’est retrouvé à guider les autres appareils dans une région qu’il connaissait mal, aiguillé par un radar défaillant. Comble du tragique, note Kusche, il « était sur la bonne voie », juste avant de perdre son sang-froid.

À supposer que le gaz emprisonné dans la glace remonte à la surface, il pourrait aspirer les navires sous l’eau.

Dans bien des cas, la météo se retrouve donc sur le banc des accusés aux côtés des victimes elles-mêmes. Globalement, « il y a près de 50 % des naufrages qui se produisent par mauvais temps », précise Michel Olagnon, océanographe à l’Ifremer. « Mais le plus souvent, ce n’est qu’une circonstance aggravante d’erreurs humaines. » En dépit des dessalages à répétition dans la partie méridionale de l’océan Atlantique nord, le manque de vigilance y est encore problématique dans la mesure où une tempête peut se déclarer en quelques minutes. « Le Gulf stream entraîne des vagues qui arrivent à rebours. Elles proviennent de tempêtes hors de vue qui se cambrent contre le courant. » De pareilles conditions atmosphériques peuvent entraîner ce qu’on appelle un « grain blanc », c’est-à-dire un orage qui éclate sans signe annonciateur. Démunis face à la soudaineté et la violence du phénomène, des équipages entiers en ont fait les frais alors que « souvent, si les gens avaient su l’anticiper, ce ne serait pas arrivé », indique Michel Olagnon. Cette Lame de fond mise à l’écran par Ridley Scott en 1996 s’est abattue sur Christopher Sheldon le 2 mai 1961. En quelques secondes, dans le film inspiré de son histoire, on peut voir le Soleil disparaître derrière une nébuleuse grise et un mur d’eau déferler sur son voilier, l’Albatros. « C’était localisé et très puissant », se souvient-il. « Le vent devait souffler à environ 240 km/h. » Au cœur de la tempête, six personnes passent par-dessus bord : la femme du capitaine, le cuisinier et quatre étudiants. Un quart de siècle plus tard, Christopher Sheldon ne pourra s’empêcher de quitter la salle de cinéma avant la scène fatidique. Sous l’écume qui perturbe la navigation sans prévenir se cachent par endroits des amas d’algues suffisamment compactes pour compliquer davantage les manœuvres. Ces sargasses « sont un souci pour le gouvernail », explique Gilles Reverdin, chercheur au Laboratoire d’océanographie et du climat (LOCEAN). Associées au mauvais temps, elles peuvent rendre le chavirage inéluctable.

Pour autant, les désigner responsables paraît exagéré à Michel Olagnon. « Elles peuvent tout juste empêcher l’avancement d’un petit navire », tempère-t-il. À défaut de trouver les raisons profondes du danger en surface, les médias sont allés pêcher une explication dans les abysses. En extrapolant un article scientifique paru à l’été 2015, le Siberian Times a accroché à sa remorque une kyrielle de sites et de journaux, enclins à examiner à nouveaux frais le mystère du Triangle des Bermudes. Alors que leur étude concernait des poches de méthane dans l’océan Arctique, des chercheurs russes et norvégiens l’ont retrouvée partout pour expliquer les naufrages non loin des Caraïbes. Car à supposer que ce gaz emprisonné dans la glace remonte à la surface de la même manière en Amérique qu’au nord de l’Europe, il pourrait très bien aspirer les navires sous l’eau. Sauf, rétorque Gilles Reverdin, que « si la théorie est acceptable dans certaines parties de la planète, il est peu probable que ce phénomène se produise naturellement dans le Triangle des Bermudes. Les fonds marins de l’Atlantique sont trop profonds et la matière organique pas assez importante pour pouvoir provoquer le naufrage de navires. » Par ailleurs, les bulles de gaz seraient trop petites en arrivant à l’air libre pour posséder un effet de cet ordre, observe la physicienne britannique Helen Czerski.

Un cratère causé par l’explosion d’une poche de méthane en Sibérie
Crédits : The Siberian Times

Désillusion

Si le mystère du Triangle des Bermudes reste intacte, la fréquence des accidents dans la région a considérablement plongé ces dernières années. Non seulement les navires qui y passent sont plus robustes que par le passé, mais l’observation satellitaire permet de tracer avec plus ou moins de précision les cyclones subtropicaux. « Nous n’en sommes capables que depuis peu mais cela représente un progrès considérable », avance Michel Olagnon. « Cela dit, il est impossible pour les embarcations de faire fonctionner des radars de pluie en permanence et la qualité des appareils n’est pas suffisante. » Aussi, ne mettent-ils pas leurs utilisateurs à l’abri des raccourcis. Quelques jours seulement après la propagation de la théorie des bulles de méthane, une autre thèse a été diffusée par l’émission de télévision What on earth, diffusée par la chaîne américaine Science. Sur des photographies satellitaires des Bahamas, le directeur du département de météorologie de l’université d’État d’Arizona, Randall Cerveny, expliquait avoir repéré la formation de trous en forme d’hexagones au milieu des nuages. « Normalement, la position des nuages est aléatoire », expliquait alors son confrère du Colorado, Steve Miller. Or, cette disposition insolite est située à la pointe ouest du Triangle de Bermudes. « Ces formes hexagonales au-dessus de l’océan forment des bombes d’air », ajoutait Randall Cerveny face caméra. « En venant frapper l’océan, elle peuvent créer des vagues massives. » Reprise dans une foule d’articles, l’information était pourtant réfutée rapidement par sa source. Dans les jours qui ont suivi la publication, le chercheur s’est élevé contre « un montage horrible », ajoutant : « J’étais vraiment hors de moi en voyant ça. » Ce qu’il présentait comme une possibilité, un argument réfutable, avait été transformé en une cause. « Il n’y a presque aucune chance pour que ces nuages fassent le lien entre toutes les histoires autour du Triangle des Bermudes », insistait de son côté Steve Miller. D’autant que le même genre de formation nuageuse peut-être observé ailleurs.

Sur Internet, vous trouverez toujours des gens prêts à croire n’importe quoi…

Le 28 janvier 1986, la navette spatiale Challenger se désintègre 73 secondes seulement après son décollage de Meritt Islands, en Floride. Reporté à plusieurs reprises à cause de mauvaises conditions météorologiques, le lancement échoue finalement car l’appareil résiste mal aux basses températures. Au cours des recherches, l’archéologue John Myrhe exhume opportunément des débris d’Avenger, au large de la Floride. Il pense tenir dans ses mains un morceau du mystère du Triangle des Bermudes, mais une étude de la Navy démontre que cet avion n’avait rien à voir avec le Vol 19. Deux ans plus tard, le chercheur de trésor Graham Hawkes vit la même désillusion, laissant planer un doute sur le devenir des épaves. « En général, si un navire heurte des récifs coralliens, on le retrouve », indique Gilles Reverdin. « Mais s’il échoue au cours d’une grosse tempête, c’est extrêmement difficile de le retrouver sur 4 000 mètres de profondeur, surtout si le fond n’est pas très régulier. » La tâche se complique dès lors que l’aire de disparition est mal délimitée.

Or, quantité de naufrages qui peuplent la légende du Triangle des Bermudes ont eu lieu à des endroits différents, démontre Larry Kusche dans son livre. « Dans l’imaginaire des gens, les Caraïbes sont paradisiaques », explique Michel Olagnon. « Leur ciel bleu fait oublier que des ouragans y passent. Quand ils y sont confrontés, ils pensent devoir improviser alors que c’est précisément le moment de se raccrocher à ce qu’on sait faire. » Une panique que le commandant du Vol 19, Charles Taylor, n’est pas le seul à avoir connu. Mais sans même entrer dans des considérations psychologiques et techniques, un simple coup d’œil aux statistiques permet de battre en brèche les théories les plus fumeuses. Le nombre de navires à avoir démâté en mer des Sargasses n’est pas plus élevée qu’ailleurs dans le monde. « Il n’y a aucune preuve que des disparitions mystérieuses se produisent à une plus grande fréquence dans le Triangle des Bermudes que dans un autre grand point de passage », écrivait le National Ocean Service en 2010. « À l’époque où les cartes et la navigation n’étaient pas très bonnes, les atolls de la zone ajoutaient des dangers », précise Gilles Reverdin. « Mais les derniers chiffres ne montrent aucun pic anormal de désastres par rapport à la superficie et la fréquentation de la zone. » Ainsi, on peut tout à fait tracer un triangle entre Saint-Pierre-et-Miquelon, la Nouvelle Écosse et l’île de Sable, à l’est du Canada, afin d’obtenir un résultat similaire si ce n’est plus effrayant. C’est pourquoi le Triangle des Bermudes n’existe pas aux yeux des compagnies d’assurances, dont les tarifs ne bougent pas d’un centime pour ceux qui s’apprêtent à pénétrer la zone. Dès 1975, Larry Kusche attestait que « jusqu’à présent, aucune théorie n’a été capable d’expliquer tout ou la majeure partie des incidents », préférant s’en remettre à un archipel de causes. Mais ses mots sont noyés dans un tourbillon de fantasmes.

Un triangle encore plus redoutable que celui des Bermudes !
Crédits : Google Maps


Couverture : Une fresque de toute beauté illustrant les effets du Triangle des Bermudes.