Après huit années de frustration, quatre combats controversés, et 42 rounds contentieusement remportés, avec 500 coups portés pour 1 800 tentatives, et après deux heures éreintantes d’opportunités passées sous les projecteurs, le 8 décembre 2012, Juan Manuel Marquez a fini par asseoir le coup de sa vie contre Manny Pacquiao. Il y parvint à une seconde de la fin du sixième round de leur mythique saga. Pacquiao chargea pour porter un dernier coup avant le gong, et à la place, son élan profita au crochet du droit de Marquez, coup de grâce réglé à la perfection, qui atterrit de plein fouet sur la joue de son adversaire. À la télévision, lorsque le coup fut porté, Pacquiao était dos à la caméra. Seule la soudaine secousse de ses cheveux gorgés de sueur à l’arrière de sa tête pouvait témoigner du retentissement de l’impact. Mais le but n’est-il pas, comme pour un typique mouvement de catch, de tromper l’œil ? Le coup ayant atterri avec une emphase digne des bandes dessinées, la manifestation du drame humain qui en découla, à l’instar de la réalité, devint désaxée et, l’espace d’un instant, suspendue. Confus et incrédules, nombre des spectateurs qui assistaient au combat avec moi dans un bar de New York s’esclaffèrent, horrifiés. Comme Charlie Chaplin l’avait à merveille souligné, il y a quelque chose de comique lorsque, de loin, un homme glisse sur une peau de banane ou tombe dans une bouche d’égout. De près, c’est une toute autre affaire. Et puisque Pacquiao s’était renversé la tête la première et restait inerte, presque cloué au plancher, il n’avait plus l’air de pouvoir donner la réplique.

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Between rounds
Thomas Eakins, 1898

Marquez fut la première personne au monde à savoir que la soirée était terminée. Quelle que fût la somme déboursée pour assister au combat dans les gradins complets du MGM Grand, ou aussi nombreux fussent les millions de personnes à regarder en pay-per-view, il fallait attendre. Le monde avait été témoin du coup, lui l’avait assené. Tandis que l’arbitre se ruait vers l’homme déchu, le temps se figea, comme sur une carte postale, pendant que Marquez observait Pacquiao de toute sa hauteur, tel un enfant, nerveux et impatient, fixant ses cadeaux de Noël sous le sapin. L’un des plus vieux dictons de la boxe, le premier avertissement auquel chaque aspirant boxeur a droit bien avant d’entrer sur le ring, dit que le coup le plus dangereux, celui que l’on redoute le plus, est celui que l’on ne voit jamais venir. Si ce cliché est sans doute avéré en début de carrière, c’est plus rarement le cas vers la fin. La raison étant qu’aucune des plus grandes légendes de la boxe n’a jamais abandonné après avoir reçu ce coup – et l’histoire prouve que très peu y échappent. Pacquiao, malgré les 174 millions de dollars qu’il aurait gagné grâce à la boxe et à ses contrats, n’est pas en reste. Pourquoi ? Parce que, bien évidemment, le petit secret pas si bien gardé de la boxe révèle que, sur le plan financier, la plupart des boxeurs sont condamnés à ne jamais arrêter. Leur fortune accumulée à l’intérieur et à l’extérieur du ring peut bien être exorbitante, non seulement nombre des grands ne s’en sortent jamais, mais très peu parviennent à reprendre le dessus. Le fossé entre eux et leurs origines n’est jamais très large. À quelques exceptions près, ils finissent tous par avoir désespérément besoin d’un jour de paye supplémentaire. Puis d’un autre. Et encore un autre. La plupart sont forcés de s’accrocher si longtemps que leurs fins sont consumées par le plus immonde et le plus sinistre des coups. Un coup que tous ont vu venir à des kilomètres. Joe Louis, à 37 ans, n’a jamais été surpris par les coups physiques assenés par Rocky Marciano pour le sortir désespérément du ring et du sport. Non, le coup qu’il n’avait jamais vu venir, celui qui l’avait mis dans la trajectoire du crochet de Marciano, c’était la dette – dans son cas, auprès du gouvernement. Louis devait 500 000 dollars à l’IRS (Internal Revenue Service) et le seul endroit où il pouvait les empocher, c’était sur le ring. Presque tous les grands furent dans l’obligation de rester pour recevoir leurs raclées finales, celles qui abimèrent durablement leurs âmes autant que leurs cerveaux. Si « se protéger à tout instant » est la règle la plus élémentaire de la boxe, il ne fait aucun doute que le coup le plus dévastateur dans ce sport est celui que l’on voit venir, celui duquel on ne peut échapper. Pourquoi tant des plus grands héros de la boxe – Louis, Sugar Ray Robinson, Mohammed Ali, Mike Tyson – ont dû se voir imposer ce coup fatal du destin et attendre d’inévitablement dégringoler au rang de dernière histoire tragique ? Dans le soi-disant red light district of sports (« la boxe est le quartier sensible du sport »), la seule jungle où, comme l’a souligné Jock Newfield, le biographe de Don King, « les lions ont peur des rats », pourquoi si peu de boxeurs peuvent se retirer indemnes tout en empochant de l’argent ? Le destin de Pacquiao sera-t-il différent ? Et pourquoi, malgré ses millions, devrait-on l’espérer différent ? Peut-être que dans la boxe, « histoire tragique » est un titre trop généreux pour un champion déchu : au final ils ne sont qu’une autre punchline.

Requiem pour un poids plume

L’espace d’une minute, le 8 décembre 2012 a failli devenir, dans le monde de la boxe, l’équivalent du 22 novembre 1963, jour de l’assassinat de Kennedy. Un instant Pacquiao, le boxeur le plus apprécié du XXIe siècle, chargeait, en tête des fiches des scores. Le suivant, il disparaissait sous le poing de Marquez, au moment où le gong annonçait la fin du sixième round. Au départ, de manière saisissante, difficile de savoir jusqu’où Pacquiao s’écroulerait. L’arbitre avait certainement vu assez de dommages depuis son poste pour s’embêter à compter. Puis, le premier rang commença à réaliser que, peut-être, ils venaient d’assister à ce qui s’apparentait à une exécution publique sur le ring. Pacquiao demeura inerte, possiblement sans vie, jusqu’à ce que ses hommes de coin se précipitent larmoyants sur le ring, suivis d’un médecin. Marquez s’éloigna de son adversaire au tapis en trottinant, avant de s’élancer par-dessus le ridoir qui lui faisait face, tandis que la foule de Vegas explosa, hystérique, et de contracter ses biceps en guise de pied de nez aux débats ayant alimenté les trois précédents combats. Quel que soit le nombre de combats remportés par Pacquiao au cours de leurs trois précédentes compétitions, Marquez avait désormais, et peut-être bien pour de bon, gagné la guerre. Ce ne serait pas la première fois que la mort s’inviterait sur le ring. Elle avait récemment frappé à nouveau, fin octobre, alors que le boxeur Francisco Leal succombait à une lésion cérébrale. Une semaine plus tard, le 2 novembre, à Madison Square Garden, Magomed Abdusalamov fut tellement amoché après 10 rounds qu’un caillot de sang s’était formé dans son cerveau, forçant les médecins à le plonger dans un coma artificiel. Peu après, le boxeur fut victime d’un AVC. Désormais, il lutte pour sa survie dans sa chambre d’hôpital, assisté par une machine.

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Stag at Sharkey’s
George Bellows, 1907

Mais aucun boxeur de l’envergure de Pacquiao n’était mort, encore moins au cours d’un combat de l’ampleur de celui disputé avec Marquez : un combat diffusé à travers le monde. La première mort sur le ring diffusée à grande échelle remontait à 1962. Benny Paret, battu par Emile Griffith, finit par tomber dans le coma avant de s’éteindre 10 jours plus tard. Les 14 rounds de rude épreuve de Duk Koo Kim contre Ray « Boom Boom » Mancini furent un spectacle encore plus largement suivi. Quatre jours plus tard il succombait à des lésions cérébrales. Dans la mesure où les journalistes alignés près du ring aimaient extrapoler « inerte » pour parler de mort dans la plupart de leurs chapeaux, il était probable que le nom de Pacquiao soit le dernier ajouté à la funeste liste de la boxe. « Ouais mais non, il est resté allongé là trop longtemps à mon goût », me confia Freddie Roach cet été-là au Wild Card, sa salle de boxe de Los Angeles. « Il est resté allongé là trop longtemps pour rester sans bouger. Je me suis dit, “putain, il est mort ?” » Et Roach ne fut certainement pas le seul à réagir de cette façon. La femme de Pacquiao, Jinkee, hurlait à en mourir depuis le premier rang, à Vegas. « Je veux dire », soupira Roach, « c’était effrayant. Mais, vous voyez, il s’est relevé. Il allait bien. Il me parlait clairement. Vous voyez, il savait ce qui se s’était passé. Mais bon vous savez, c’est la vie. » Le premier appel que je passai après la quatrième rencontre Pacquiao/Marquez fut au réalisateur Leon Gast. Il avait été un mentor extrêmement généreux et un ami pour moi lorsque je réalisais mon premier documentaire sur Guillermo Rigondeaux, le super champion poids coq et transfuge cubain qui avait combattu au cours d’un des matchs préliminaires de Pacquiao en 2010. Je n’avais jamais vu un entourage semblable à celui qui suivait Pacquiao auparavant. On disait de lui qu’il avait un pays entier derrière lui, mais à la simple vue de la foule j’étais convaincu qu’une bonne partie de la population philippine était aussi dans son sillage (et parmi ses employés). Même dans ces circonstances, Gast avait avancé que son entourage représentait une bien plus grande menace pour le gagne-pain de Pacquiao que n’importe quel adversaire sur le ring. Gast avait déjà gagné un Oscar pour When we were kings, un documentaire sur Mohammed Ali dont le point culminant, The Rumble in the jungle, décrivait la victoire d’Ali au Zaïre, celle qui lui avait permis d’entrer dans la légende. Depuis des années Gast travaillait sur un autre film aux objectifs similaire, sur la vie de Pacquiao. Bien entendu, son documentaire, tout comme la plupart des autres, omettait les répercussions : Ali terré dans le silence et emprisonné dans son corps par la maladie de Parkinson. Par le biais de témoignages, le film offrait un bilan des conséquences de la carrière du boxeur sur sa santé, mais aucune image de lui n’était montrée. Gast, à l’instar du reste du public, n’a pas caché son désir de voir Pacquiao et Floyd Mayweather Jr. s’affronter dans un combat destiné à devenir l’événement charnière de Pacquiao. Une semaine plus tard, j’interviewais Leon dans sa maison de Woodstock, à New York, où à l’heure actuelle il s’occupe du montage de son documentaire sur Pacquiao. Je lui demandai si le combat qui n’aurait jamais lieu, ce combat condamné à partir du moment où Marquez envoya Pacquiao au tapis, Pacquiaos versus Mayweather, aurait pu être le Ali versus Foreman de notre génération. « Encore mieux », me corrigea-t-il en opinant du chef, « je suis persuadé que ç’aurait été le plus grand combat, le plus important depuis Mohammed Ali contre Joe Frazier à Madison Square Garden. J’y étais en 1971. Je sais comme c’était incroyable. Le combat du siècle ce n’est pas assez pour décrire l’énergie qui se dégageait de la salle ce soir-là. Oubliez l’argent déboursé par les gens, Pacquiao et Mayweather avaient le potentiel pour faire de grandes choses. » Maintenant, nous pleurons l’éventualité de cette rencontre. Floyd n’en a plus besoin et, en plus de ça, je suis convaincu que [l’organisateur] Bob Arum n’aurait jamais autorisé le combat, que Pacquiao ait survécu à Marquez ou pas. En ce qui concerne Pacquiao c’est sûr que cela lui serait toujours utile.

Tous K.O. Tous les plus grands : Joe Louis, Sugar Ray Robinson, Ali, Tyson. Tous ont fini leur carrière soit fauchés, soit brouillés, soit les deux.

«Vous devez donc conclure le film avec cette quatrième rencontre contre Marquez ? C’est la fin du film ? N’est-ce pas trop pessimiste ? — C’est du déjà vu, encore et encore, s’amusa Leon. C’est la boxe. Mohammed Ali a combattu 14 fois après le Zaïre. Quatorze fois. Et vous savez, c’est exactement pour cette raison que ces mecs se font démolir. Que Dieu nous aide, c’est reparti. — Le parallèle est-il si évident ? Pour vous ce qui arrive à Pacquiao est pareil que ce qu’il est advenu de Mohammed Ali à la fin ? — La même vieille rengaine. Tous K.O. Tous les plus grands : Joe Louis, Sugar Ray Robinson, Ali, Tyson. Tous ont fini leur carrière soit fauchés, soit brouillés, soit les deux. Ali n’avait plus rien après Berbick et Holmes. Pour commencer, pourquoi avoir accepté ces combats ? Plus rien. C’est un crime qu’il ait été autorisé à combattre à la base. Une commission médicale lui a signé une autorisation dans l’état où il résidait ? Que nenni. Un crime. Et vous savez quoi, il a eu de la chance au final. Cet octroi de licence qui lui a valu des millions ? Ali a eu de la chance. Sans ce deal il était fichu. À l’échelle du pays, notre bilan avec ces mecs est moche. Regardez tous ceux qui boxent encore. Où est-ce qu’ils finissent ? J’espère simplement qu’après Marquez, Pacquiao ne se blessera pas sérieusement lors de son prochain combat. Ou celui d’après. Je veux dire, il est plus qu’à une défaite par K.O de devenir un nom de plus, juste un tremplin pour le prochain à gravir les marches du succès. Après tout ce qu’il a fait pour ce sport ? Je veux dire, c’est vraiment dégueu. — Peut-il s’arrêter ? insistais-je — Jamais, jamais, jamais, jamais. — Peut-il faire son retour après ce knockout contre Marquez ? — Qui sait ? Vous avez vu ce qui est arrivé à Pacquiao après qu’il s’est fait mettre à terre par Marquez. Freddie Roach le croyait mort. Il n’était pas mort, mais ils continueront jusqu’à le vider de son sang. Revenir après une défaite pareille et combattre contre un jeunot dur à cuire comme [Brandon] Rios ? C’est un choix dangereux. Pas pour n’importe qui bien sûr, mais pour Manny oui. Mais quoi qu’il en soit il ne peut jamais s’arrêter de combattre. Ils ne peuvent jamais. Trop de factures et de dépenses. Leur train de vie les détruit autant que n’importe quel adversaire. Et tous ceux qui ont la main dans la poche de Pacquiao savent qu’il ne peut pas s’échapper. Vous savez, pour eux, plus la dette est importante mieux c’est. Il doit continuer — Quelles dépenses ? — Je vous le demande, ironisa-t-il, par quoi commencer ? — De ce que j’ai entendu ? Les taxes ? Les campagnes électorales ? Les femmes ? La campagne électorale de Jinkee ? Les paris… — Vous avez oublié l’Église, me coupa Leon dans une plainte. Vous n’imaginez même pas la dîme qui va dans leurs caisses maintenant qu’il essaye de se reprendre en main. Tout le monde a la main tendue. Manny sait dire non à personne. L’entourage. Les œuvres de charité. Les procès. Les taxes. L’élection présidentielle aux Philippines arrive bientôt, putain. Sérieusement. Toutes ces taxes sur sa propriété de Los Angeles plus tout ce qu’il y a aux Philippines. Il a embauché des gens exprès pour dire non à ceux qui viennent vers lui pour faire l’aumône. Pourquoi vous croyez qu’il doit continuer à emprunter de l’argent à Bob Arum ? Toutes ces énormes revenus avec le pay-per-view et il doit quand même emprunter de l’argent ? La boxe c’est juste un… sport pitoyable. » Et c’était avant le Typhon Haiyan. Combien de mains seront tendues à présent, et comment peut-il refuser d’apporter son aide ? Pacquiao a fait une « déclaration au peuple », annonçant qu’il « enverra de l’aide à ceux qui en ont le plus besoin », et son conseiller Michael Koncz de confirmer à l’Associated Press : « Absolument, il dédie ce combat aux victimes de la catastrophe. » Peut-être que si Pacquiao mourrait sur le ring ou subissait des dommages permanents, à se battre pour son peuple, il finirait encore plus bankable. Avant cela, son statut de martyr pourrait être la justification la plus pratique pour expliquer tous les débris sordides qui enveloppent son héritage persistant.

Pacman, l’argent ou la gloire

Pacquiao est le quatrième enfant d’une famille de six. Né le 17 décembre 1978 à Kibawae, dans la province de Bukidnon, au Philipinnes, il fugua en étant jeune le jour où il réalisa que leur existence était devenue si misérable que leur père avait fini par véritablement manger le chien de la famille. Il vécut dans la rue, dormant souvent dans une boîte en carton, et vendant des donuts à cinq centimes pièce pour survivre. À l’âge de 14 ans il migra vers Manille, et continua sa lutte contre la pauvreté en se tournant vers la boxe. Sa carrière amateur était solide : 60 victoires pour 4 défaites. Après la mort d’un ami proche, un camarade boxeur, Pacquiao, alors âgé de 16 ans, encore sous la barre des 1m50 et trop léger de quelques kilos pour espérer concourir en tant que professionnel, est quand même devenu pro. Pour atteindre ses 47,7 kilos de poids mouche, Pacquiao confia plus tard avoir caché des poids dans ses poches lors de la pesée. Une dizaine d’années plus tard il débarquait enfin en Amérique. Le 15 novembre 2003, il mit K.O Marco Antonio Barrera, plus tard nommé au Hall of Fame, au 11e round, annonçant l’une des décennies les plus mythiques de l’histoire de la boxe. Au cours des 20 combats qui suivirent, Pacquiao accumula 10 titres de champion du monde et devint le premier homme à jamais remporter huit catégories, de poids mouche jusqu’à poids moyen junior. Il envoya au tapis à deux reprises la légende Mexicaine Erik Morales, compensa une égalité contre Marquez après deux victoires, renvoya Oscar De La Hoya sur son tabouret, pulvérisa Ricky Hatton en deux rounds, grimpa encore plus l’échelle de poids jusqu’à soumettre Miguel Cotto, envoya Antonia Margarito à l’hôpital avec une arcade sourcilière fracturée, puis se débarrassa encore une fois de Shane Mosley et de Marquez. Sa remarquable série se termina en été 2012, avec une défaite hautement controversée contre Timothy Bradley. Malgré près de 200 millions de gains au cours de sa brillante carrière, Pacquiao a toujours perdu beaucoup d’argent. Dans Pacman, une biographie parue en 2010 et écrite par Gary Andrew Poole, l’écrivain raconte comment l’argent des contrats de Pacquiao était divisé : après une part de 20 % pour son manager, son entraîneur Freddie Roach empochait 10 %, tandis que son préparateur physique Alex Ariza avait lui aussi droit à quelques points de plus. À compter aussi les dépenses de camp d’entrainement, les impôts aux États-Unis et aux Philippines, et les réclamations de son intarissable entourage, qui ne s’arrêtait de grandir. D’après un article de Greg Bishop, paru en 2009 dans le New York Times, « l’équipe de Pacquiao a perfectionné l’art du dysfonctionnement. Son entourage est composé d’entraîneurs, d’assistants des entraîneurs, de conseillers, d’assistants des conseillers, de cuisiniers, de plongeurs, de laveurs de voiture, de publicistes, d’hommes à tout faire et d’agents de sécurité ». À chaque combat, Pacquiao dépensait également des centaines de milliers de dollars pour faire amener son entourage à Las Vegas, acheter les billets d’avion, couvrir les frais d’hôtel et fournir de l’argent de poche. Dans son article du Times, Michael Koncz identifia le talon d’Achille de Pacquiao : « Si quelque chose doit mener Pacquiao à sa perte, ce sera sa bonté et sa générosité. J’ai peur que, à un moment donné, tout cela le dépasse. » En plus de sa générosité, Pacquiao aurait dilapidé des millions dans les jeux d’argent. Et c’est sans compter son parc automobile et son riche patrimoine immobilier, incluant maisons et appartements, et un désir si intense de donner son argent aux pauvres qu’il lui a fallu embaucher des gens dont la seule responsabilité est de l’excuser et de l’empêcher de verser de l’argent dans toutes les mains tendues vers lui.

The Know Out, George Bellows, 1907

The Knock Out
George Bellows, 1907

Je m’envolai vers Houston pour m’entretenir avec George Foreman, une des rares réussites de la boxe. Quel était le secret de George Foreman ? Après le succès de son barbecue éponyme (le Times avait informé en 1999 que le George Foreman Grill lui avait déjà rapporté plus de 150 millions de dollars) et un second règne en tant que champion poids lourds, Forman vaudrait aujourd’hui presque un quart de milliards de dollars. Et pourtant, avant le début de l’interview, le fils de George, George V, me demanda avec une bienveillante circonspection de bien vouloir éviter les questions délicates concernant les dates ou les noms. « Sa tête va bien, me rassura George V avec un sourire, papa se fait un peu vieux c’est tout. » Le père de George V s’approcha alors avec une majestueuse nonchalance dans le salon, dans son costume gris et ses Crocs. Son sourire de publicité rayonnait de courtoisie, jusqu’à ce qu’il soit éclipsé par de soudains tracas : « — Je vous en prie, juste une chose, me faites pas trop remonter dans mes souvenirs. Je n’aime pas qu’on me rappelle que mes meilleurs combats se sont passés il y a 40 ans. — Pourquoi êtes-vous l’un des seuls à avoir eu une fin heureuse dans ce sport ? lui demandais-je. — La boxe est le premier sport dans l’esprit d’un homme, dit-il en souriant, être champion comptait plus que tout à mes yeux. Pendant un instant vous êtes debout. Vous êtes célèbre. Vous êtes riche. Puis vous perdez. Vous perdez un combat de boxe et c’est la chute. Vous tombez dans un trou et il n’y a pas grand-chose pour vous aider à sortir de ce trou. Puis vous frôlez cette pensée : “J’en ai plus rien à faire de la vie.” Je sais ce qu’est le succès et ce qu’est la défaite, et mon succès aura été de courte durée. Certains d’entre nous avaient des tas de richesses, mais ça ne veut pas dire qu’on a trouvé un semblant de bonheur. Il y a une certaine solitude à être un champion poids lourds. — Je sais que vous avez eu un passé difficile. — Quel boxeur n’en a pas eu ? répondit-il en ricanant. » George avait raison. C’était un sport de pauvres. La boxe n’avait pas de classe moyenne. C’est soit être millionnaire ou jongler entre les emplois. Quelle que soit la somme pour laquelle un boxeur accepte de combattre, aucun contrat sportif ne suinte autant d’argent plus vite que dans la boxe. Don King avait pour habitude de demander à la plupart de ses boxeurs de signer de faux contrats. Et ils signaient leur arrêt de mort. Ces mêmes boxeurs accepteraient allègrement l’offre de King de 10 000 dollars en cash dans l’immédiat plutôt que des millions dans une semaine. La plupart des boxeurs doivent continuer jusqu’à ce qu’ils soient dépouillés. Alors, lorsqu’ils n’ont plus rien, aucun endroit où aller, ils retournent simplement d’où ils viennent : de nulle part. Ce n’est pas par hasard que Donald Trump donne son nom à n’importe quoi. En réalité, son obsession trahit son inquiétude à propos du désert de son héritage. Qui d’autre nommerait quelque chose en son honneur ? Que ressentir dans une telle société ? Qu’a accompli Trump exactement qui puisse lui permettre d’inspirer les générations futures à associer son nom à quoi que ce soit ? C’est parce qu’au-delà de sa valeur financière, Trump n’inspire rien d’autre.

La meilleure façon de remporter un combat est de se demander : « Qui est-ce que je préférerais être ? »

C’est la même chose pour les boxeurs. La valeur de leur héritage n’est pas simplement déterminée par ce qu’ils ont ; on se souvient des grands pour ce qu’ils ont donné de leur personne. C’est la majeure différence entre Pacquiao et Mayweather. Il aura beau surpasser Pacquiao financièrement, Mayweather ne pourra jamais acheter le fait que, dans l’histoire, aucun autre champion n’aura été aussi enthousiaste à l’idée d’un combat. Mayweather laissera derrière lui l’image d’un des plus formidables boxeurs de l’histoire, mais avant d’avoir mis les pieds sur le ring. Et aucun des échecs bien documentés de Pacquiao ne pourra éclipser le fait qu’il ait risqué et, finalement, abandonné sa vie entre les cordes. Comme l’a un jour dit Max Kellman, présentateur sur HBO, la meilleure façon de remporter un combat est de se demander : « Qui est-ce que je préférerais être ? » À cette heure, Pacquiao et Mayweather auraient déjà dû s’affronter à trois reprises, des combats aussi célèbres que ceux opposant Frazier et Ali ou Sugar Ray Leonard et Marvin Hagler. Pour les fans de sport en général, depuis la retraite de Tyson, aucun combat de boxe n’a été plus attendu que Pacquiao contre Mayweather. Pour les amateurs de boxe, par bien des aspects, leurs carrières respectives s’apparentent aux deux facettes opposées de Tyson. Le style impitoyable de Pacquiao rappelle plus que tout le Tyson pré-prison, et le génie promotionnel de Mayweather n’a rien à envier au Tyson post-prison. Est-ce encore possible ? Les deux pourraient-ils encore s’affronter ? Et, plus important, devraient-ils s’affronter ? La dernière victoire de Mayweather contre son Némésis est telle que, pour le moment, ce n’est pas une nécessité pour lui. Sa carrière a l’air d’avancer tranquillement, lui permettant d’empocher des gains d’un demi-million de dollars avant que son contrat avec Showtime n’arrive à son terme. Il devrait néanmoins garder à l’esprit que Tyson a vite fait de flamber bien plus d’argent que lui n’en a gagné. L’avenir de Pacquiao, en revanche, reste plus incertain. Son présent quant à lui se résume à d’innombrables factures à payer. Le prochain combat de Pacquiao contre Brandon Rios, prévu pour le 24 novembre de la même année, juste avant son 35e anniversaire, allait offrir d’intéressants parallèles avec les champions du passé. Joe Louis avait 37 ans lorsqu’il affronta Rocky Marciano. Ali avait quelques années de moins lorsqu’il se mesura à George Foreman, et un an de plus face à Leon Spike. Tyson avait lui aussi un an de plus lorsqu’il affronta Lennox Lewis. Roy Jones Jr. avait le même âge que lui lorsque sa carrière prit un triste nouveau tournant, après sa défaite retentissante au second round à son deuxième match contre Antonia Carver. « Tu as des excuses pour ce soir Roy ? » avait si bien répondu Tarver à l’arbitre, lorsque ce dernier s’enquit de ses questions avant le combat. Six minutes plus tard, un Roy sonné se voyait pointer une lampe dans les yeux par un médecin pour déterminer si oui ou non il fallait l’envoyer à l’hôpital. Il s’agit là des parallèles entre Pacquiao et les fantômes des légendes de la boxe sur le ring. Mais les similarités sont infiniment plus corrosives en ce qui concerne l’extérieur du ring. Louis, toujours enlisé dans la dette à cause des impôts, passa la fin de sa vie habillé d’un chapeau de cowboy fiché à l’arrière de sa tête, à travailler comme hôte à l’accueil du Caesar’s Palace. Sonny Liston décéda dans les environs, seul, une semaine de journaux et de lait tourné empilée devant sa porte. Loin d’honorer son surnom de « Louisville Lip » (la lèvre de Louisville), Ali termina sa carrière à peine capable de bredouiller le moindre mot. À Philadelphie, Joe Frazier passa ses derniers jours à dormir à l’arrière du bureau de son gymnase. Une fois sa carrière terminée, Leon Spinks s’occupa à nettoyer les toilettes du YMCA. Iran Barkley finit à la rue, dormant dans un métro new-yorkais. Tandis qu’un Roy Jones Jr. vieillissant et apparemment ruiné voyageait à travers le globe, combattant pour le peu d’argent que son nom pouvait bien lui offrir, Arturo Gatti fut retrouvé mort, pendu à la sangle du sac à main de sa femme. Tyson, après être finalement parvenu à sauver quelques vestiges de solvabilité et de bonheur domestique, pour la première fois depuis avoir déclaré faillite en flambant plus de 300 millions au cours de sa carrière, confia récemment avoir fait une rechute. Evander Holyfield, avec une maison saisie et un véritable village d’enfants issus de multiples mères auquel subvenir, lutte contre la cinquantaine. Plus récemment, Tommy Morrison succomba au sida à l’âge de 44 ans, la maladie dont il s’était perversement efforcé d’affirmer ne pas être atteint.

Que reste-t-il à l’homme ?

Dix minutes après ma première rencontre avec Freddie Roach à Hollywood, en mars 2010, il mentionna avec tout le naturel du monde que Pacquiao était ruiné. Tout écrivain spécialiste de la boxe finit par apprendre rapidement que Roach adore glisser des citations juteuses, souvent suivies d’un rire idiot et d’un « mais surtout ne fais pas le con et n’écris pas ça ». Je n’étais même pas là pour enquêter ou poser des questions sur Pacquiao. Mais cette citation ? C’était Pacquiao quand tout ce que Floyd Mayweather pouvait faire pour expliquer ses exploits était d’accuser une prise de stéroïdes. Je pensais, espérais même, avoir mal entendu. Étant donné l’étendue des dégâts que la boxe avait infligée à la santé de Roach (il avait déjà vécu plusieurs années avec le syndrome de Parkinson à ce moment), il n’est pas toujours facile de discerner sa voix fluette par-dessus le vacarme de la salle. Je me disais que, peut-être, il faisait référence à une ancienne blessure de Pacquiao – sa main était « ruinée », ou ses côtes – mais à en juger par l’expression affligée de Roach, je savais que j’avais bien entendu. Le probablement plus grand boxeur de cette ère, toujours au sommet de sa forme, était fauché.

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Both Members of This Club
George Bellows, 1909

Virgil Hill, ancien champion poids lourds-légers et poids-lourds de la WBA, entra dans la salle. Proche de la cinquantaine, il avait toujours l’air en forme. Roach affirma alors que Virgil s’entraînait pour son propre comeback. « Il est fauché lui aussi ? » demandais-je. Pour quelle autre raison voudrait-il continuer à combattre ? Roach haussa les épaules. Je soutins son regard pendant une seconde, avant qu’il ne soit interrompu par une famille, une parmi le flot constant de fans qui inondait la salle, en quête d’un autographe et d’une photo. À l’époque, la renommée de Pacquiao, et celle de Roach par extension, était tellement prodigieuse que Roach lui-même développait son émission de téléréalité pour HBO. La foule attendait pendant des heures dans le parking, satisfaite rien que d’apercevoir la Mercedes noire lustrée de Pacquiao se frayer un chemin vers la sortie. Un service entier de sécurité était déployé pour l’aider à naviguer devant les fans du Wild Card pour ses sessions d’entrainement. Il était rare de ne pas voir de célébrités ou d’équipes de télévision près du gymnase, à l’affût d’un peu d’action. Pratiquement chaque profil et histoire rédigé à propos de Pacquiao saluait sa différence, ce qu’il avait, et ce qu’il pouvait encore accomplir. Il pouvait être plus qu’un champion. Il était déjà plus. Il était une icône pour un pays entier, un acteur, un joueur de basket, un chanteur, un politicien élu à la fonction publique par un raz-de-marée électoral. Devenir président des Philippines n’était pas impossible. Pourtant peu étaient ceux qui en mentionnaient le prix, ce qui lui manquait, ou ce qu’il perdait. Les gens ne voulaient pas voir ces histoires associés à un heureux conte comme celui de Pacquiao, celui d’un homme parti de rien qui a fait fortune. Ces dernières années, les boxeurs de Roach avaient enchaîné un nombre stupéfiant de victoires, amenant Roach lui-même à devenir, comme l’avait annoncé l’attaché de presse de son mémoire, « le blanc le plus célèbres des Philippines ». Les champions du monde faisaient la queue pour s’entraîner avec lui, chanter ses louanges, et embarquer dans le train du profit. Et même si Roach adorait l’action et l’attention, les gens appréciaient l’extraordinaire humilité et générosité dont il faisait preuve avec sa bonne chance. J’avais l’intuition que cette généreuse caractéristique de Roach trahissait chez lui un trait de personnalité peu commun, d’autant plus dans le monde de la boxe : Roach était le premier à avouer à ses boxeurs qu’il ignorait combien de temps les choses pourraient bien durer. Ce qui était sûr, c’était qu’en attendant ils s’amusaient. Malgré tout, je me demandais si les choses changeraient une fois que Pacquiao aurait abusé du spectacle. « Il est vraiment fauché ? » demandais-je à nouveau. Lorsqu’il réalisa que quelques personnes avaient entendu la confidence qu’il m’avait faite, Roach baissa d’un ton. « Aucun doute. Ces chèques sont répartis pour des tas de raisons et il continue à vivre comme si chaque centime lui appartenait malgré ça et les taxes. » J’essayai de traiter les prétendus gains de Pacquiao comparés aux sommes qu’il aurait dû obtenir. Au cours des deux dernières années il avait démoli De La Hoya, Ricky Hatton et Miguel Cotto. Tous représentaient des payes à huit chiffres et promettaient des payes encore plus importantes lors de son prochain combat. La boxe n’avait pas vu ça depuis l’apogée du règne de la terreur de Tyson. Quelques temps après, selon les chiffres enregistrés par Pacquiao en tant que membre de la Chambre des représentants des Philippines, il valait 1,35 milliards de pesos philippins (soit environ 31 millions de dollars). Moins de 20 % de ce qu’il avait gagné en 2009. Où avait disparu le reste de l’argent ? Entre-temps, profitant de son statut de boxeur le plus apprécié et le plus grand du monde depuis Mohammed Ali, il aurait gagné selon Forbes au moins 50 millions de plus. Et quel en est le prix ? Combien lui reste-t-il ? Avance rapide sur la vie actuelle de Pacquiao. Des défaites consécutives. Un camp d’entraînement de plus pour se préparer à affronter un autre adversaire, plus jeune et dangereux, et avec une perspective encore plus menaçante et inexprimée planant au-dessus de lui : ça pourrait être la fin. Même s’il n’est pas cuit, ses beaux jours sont sans doute derrière lui, son potentiel de revenu pratiquement forcé de chuter drastiquement. Et que lui reste-t-il de toute façon ? Un fragment ? Ou fait-il juste partie d’un système pyramidal ? Aussi ahurissant puisse être le CV cultivé par Pacquiao – sans doute assez pour égaler Mayweather aux yeux de beaucoup de gens – il en a payé bien plus sérieusement le prix, et les dettes ne sont pas encore assurées de ne pas s’accumuler. « — Est-ce un sport de solitaire ? Je questionnai Freddie Roach quelques mois plus tôt. — Ouais, répondit-il en me foudroyant du regard. — C’est le commun de tous les boxeurs de se retrouver seul ? — C’est plutôt ça. Oui. Vous savez, tant que vous gagnez vous avez du soutien, mais une fois que c’est terminé ? Tout le monde se casse. Le truc, c’est que ma mère a été très honnête avec moi. Quand ça va bien les choses sont forcées de retomber. C’était la réalité. Ça m’a frappé. C’était la réalité. — Si les choses allaient vraiment mal avec Brandon Rios, êtes-vous prêt à dire à Pacquiao que vous voulez le voir prendre sa retraite ? » Roach baissa la tête, le regard perdu à travers sa salle, fixant sur le mur les photos de ses boxeurs, les miroirs de l’autre côté du ring, et les sacs suspendus près de son bureau. « Dans ce sport, on prend sa retraite quand on est prêt », dit-il en haussant les épaules, portant d’une main tremblante une tasse de café jusqu’à ses lèvres. Après que sa propre carrière a pris fin, alors qu’il ne gagnait pas plus de 7 500 dollars pour un combat, il se reconvertit en commis et en démarcheur avant de faire son retour dans le monde de la boxe en tant qu’entraîneur.

Ce qu’il savait demeura un mystère. La signification de cette phrase, comme dans la boxe en général, restait en suspens.

« — On ne prend pas sa retraite quand quelqu’un nous le demande. Quand Eddie Futch m’avait demandé de démissionner, j’avais répondu : “Et pourquoi le vieux me demande ça ? C’est lui qui doit démissionner.” Je m’étais énervé. Et, vous voyez, je m’en suis pris à mon mentor, mon idole, le meilleur gars que j’ai jamais rencontré dans ma vie. Mais le fait est que je me sentais frustré. J’avais mis tout ce que j’avais dans ce sport. Je ne savais rien faire d’autre. La boxe, j’avais tout mis dedans, et j’en avais rien retiré. Et voilà qu’à 27 ans, il me demandait de prendre ma retraite. Et moi de pleurer dans son bureau en pensant : “Qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de ma vie ?” J’ai fait cinq combats après ça. Tout seul. J’en ai perdu quatre sur les cinq… alors il avait raison. — Vous avez vu venir ce jour ? lui demandais-je. Lorsqu’un boxeur de l’envergure de Pacquiao entre dans votre gymnase pour la première fois et vous demande de l’entraîner. Vous pensez à ce qu’ils vont devenir ? — J’étais un entraîneur tellement en veine à l’époque. J’avais aucune défaite, je devais avoir quelque chose comme 26 victoires et une défaite. » Je réfléchis un instant. « — Et maintenant vos trois grands boxeurs, Amir Khan, Julio Caesar Chavez Jr. et Pacquiao ont tous essuyé des défaites écrasantes. Khan et Chavez Jr. sont partis après les leurs. Que se passera-t-il après Pacquiao ? — Sur 10 personnes j’ai demandé à huit de se retirer en milieu de carrière. Ou peut-être pas au milieu, mais pendant leur carrière. Je n’ai pas envie que quelqu’un finisse comme moi, avec une maladie à laquelle je dois être confronté tous les jours de ma vie. Un seul boxeur m’a écouté. Tous les autres m’ont soit dit “d’aller me faire foutre”ou “je trouverai un autre entraîneur pour continuer”. Moi je répondais “oui, fais donc ça”. Si je crois qu’ils devraient s’arrêter, je refuse de les entraîner. — Dur d’imaginer cette salle sans que Pacquiao fasse partie du décor. — Maintenant, ils disent : “J’ai lu ça dans Ring Magazine, qui est in et qui est out”. Et moi je suis out, avoua Roach. Quelques titres perdus, vos meilleurs gars se font un peu vieux ou avancent un peu trop dans leur carrière, ou sont en décadence, et vous vous essayez de reconstruire ceux qui arrivent, bien sûr. Mais je fais toujours de mon mieux. Ils disent que je suis out maintenant mais je fais du mieux que je peux pour développer tout le potentiel de mes boxeurs. C’est comme ça que ça marche, vous voyez. C’est la vie. » « Le temps est un vandale », a écrit un jour Jimmy Cannon. Joe Louis était son héros, et il était là lorsque son héros prit sa retraite, battu par Rocky Marciano. Louis était le héros d’Ali et, en 1980, le héros d’Ali débarqua au Caesar’s Palace, poussé dans son fauteuil roulant, pour voir l’ancien sparring-partner d’Ali, Larry Holmes, le tabasser jusqu’à ce que son entraîneur, dans un élan de miséricorde, n’arrête le massacre. Huit années plus tard, en 1988, alors que Tyson combattait un Holmes usé par l’âge, Ali, le héros d’enfance de Tyson, était là pour lui souffler à l’oreille : « Bats-le pour moi. » Et il le battait, l’envoyant au tapis en quatre rounds. Dix-sept ans après, le 11 juin 2005, deux ans suivant sa déclaration de faillite, Tyson, alors âgé de 39 ans, affrontait Kevin McBride, compagnon encore inconnu. Au septième round, il se retira sur son tabouret et du monde de la boxe. Et les événements s’enchaînent ainsi. Le 24 novembre, le jour de son combat contre Rios, Pacquiao, ce légendaire champion déchu de notre ère, devait lui aussi faire face à son destin. « On sait quand c’est la fin », écrivit Canon à propos de Louis. « On le sait en premier. On comprend mieux que quiconque ce qui nous arrive. C’est toi qui prends les coups. Tu partages tout le reste avec la foule mais pas les coups. On n’a pas de complice pour endurer la douleur. » Après la signature d’un contrat avec Nike, pour une inexplicable décision marketing, Pacquiao se baladait souvent en camp d’entraînement avec un t-shirt indiquant : « Manny knows. » Ce qu’il savait demeura un mystère. La signification de cette phrase, comme dans la boxe en général, restait en suspens. Je doute même que, à l’heure qu’il est, les millions de fans de Pacquiao à travers le monde aient envie savoir, aussi impérieuse soit la question, ce qu’il en est de sa carrière et de sa profession. La question est en elle-même plutôt évidente, et c’est avec récurrence que les plus grands boxeurs doivent y répondre, sur et en dehors du ring : Que lui reste-t-il ?


Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « Requiem for a Welterweight », paru dans SB Nation. Couverture : Club Night, 1907, par George Bellows.