Un bonheur écologique

Le Bhoutan est souvent considéré comme « le pays le plus heureux du monde ». Il est aussi le plus écologique. Ou du moins le seul à pouvoir se vanter d’avoir un bilan carbone négatif. Car ce petit royaume de 800 000 habitants, niché dans les montagnes de l’Himalaya entre l’Inde et la Chine, absorbe trois fois plus de dioxyde de carbone qu’il n’en produit. Une prouesse en grande partie due à ses forêts, qui couvrent 72 % de son territoire ; à sa faible densité de population ; et à son lent processus de développement.

Le Bhoutan a en effet vécu en quasi-autarcie jusque dans les années 1950. Ce n’est qu’après la fuite du Dalaï-Lama en Inde qu’il s’est entendu avec ce pays pour mettre en place une infrastructure routière, un réseau de télécommunications, un système de monnaie, de santé publique, d’instruction, ainsi qu’une armée régulière. Il ne s’est ouvert aux touristes qu’en 1974. Quant aux télévisions, elles n’y ont été autorisées qu’en 1999.

Crédits : Bernard Gagnon

Mais la prouesse écologique du Bhoutan doit également beaucoup à la politique environnementale menée par ses gouvernants successifs. La Constitution du royaume exige que la forêt couvre au moins 60 % de son territoire. Son électricité est issue de l’hydraulique à près de 100 %. La filière biologique représente 80 % de son agriculture. L’impact du tourisme est amorti par une taxe quotidienne allant de 170 à 210 euros. Dans les écoles, une partie de la journée est consacrée à « l’éducation environnementale ».

Et le Bhoutan ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. Il veut devenir le premier pays à l’agriculture 100 % biologique du monde, et un modèle en matière de véhicules propres. Pour inciter les habitants à s’équiper, l’État a supprimé les taxes sur les voitures électriques. « Nous pensons que le fait d’avoir des voitures électriques va nous aider à réduire les importations de pétrole, ce qui est bon pour l’environnement », expliquait ainsi le rédacteur en chef du journal The Bhutanese, Tenzing Lamsang, en 2014.

Écologie et bonheur semblent de toute façon intrinsèquement liés pour les Bhoutanais. Développement durable et protection de l’environnement sont en effet deux des quatre piliers du célèbre indice de Bonheur national brut imaginé par leur roi Jigme Singye Wangchuck, en 1972. « Le bonheur national brut est plus important que le produit national brut », déclarait-il alors. L’objectif était simple : concilier les valeurs spirituelles du bouddhisme avec une croissance durable.

Le roi Jigme Singye Wangchuck

Or, la principale source de recettes du Bhoutan, dont la croissance économique devrait atteindre les 7 % en 2018 selon le Fonds monétaire international, est aujourd’hui la vente d’hydroélectricité à l’Inde. Le royaume prévoit également d’en exporter au Bangladesh. Cette fois l’objectif est, selon l’ancien Premier ministre Tshering Tobgay, « de produire de l’énergie renouvelable et de l’utiliser pour alimenter notre pays en électricité. Et aussi, avec le surplus d’énergie que nous avons, d’alimenter les industries de nos pays voisins, de répondre à leurs besoins en leur fournissant une électricité propre. »

Mais l’hydroélectricité bhoutanaise est-elle si propre que ça ?

Petits et grands malheurs

L’impact des barrages sur la biodiversité suscite de nombreuses inquiétudes depuis que le Bhoutan est passé de petits barrages au fil de l’eau à de plus grandes infrastructures. « La plupart de nos rivières, foisonnantes de vie, sont emprisonnées dans des barrages qui déplacent humains et animaux, ainsi que des formes de vie aquatiques rares et même inconnues », se désolait par exemple le photographe bhoutanais Yeshey Dorji en 2015.

« Certains barrages planifiés et en construction sont destinés à créer d’énormes retenues d’eau qui modifieront les conditions météorologiques et causeront des tremblements de terre, parce qu’ils sont situés dans des zones sismiques actives », poursuivait-il. « Il y a un risque clair et présent qu’un désastre environnemental finisse par se produire. Les conditions d’exécution défavorables et inéquitables de certains projets de développement ont causé la faillite de nombreuses entreprises bhoutanaises. Même la vente de légumes a été usurpée par les sous-traitants indiens, ce qui empêche les Bhoutanais de monter leurs petites entreprises. »

Le barrage de Doklam

Mais la conscience environnementale du Bhoutan pouvait-elle résister aux sirènes de la croissance économique ? « Depuis le début de l’étincelle d’espoir en 1974, lorsque le premier accord sur l’hydroélectricité a été signé entre le Bhoutan et l’Inde, les marchands de rêve n’ont jamais laissé une seule fois le scintillement de nos yeux diminuer, ni l’optimisme décliner. Deux générations de Bhoutanais sont restés hypnotisés par les promesses d’une richesse inouïe, de rues pavées d’or et d’une vie remplie de luxe et d’abondance. »

Le Bhoutan est quant à lui resté un pays très pauvre, dont l’aspect accidenté et la mauvaise qualité des infrastructures rendent les conditions de vie difficiles encore aujourd’hui. Ses habitants sont pourtant particulièrement exigeants, à en croire l’ethnologue française Françoise Pommaret, qui est une des rares spécialistes mondiales du petit royaume himalayen, et qui y réside régulièrement depuis plus de 35 ans.

« Les Bhoutanais sont exactement comme les Français, ce sont des gens extrêmement râleurs », dit-elle. « Le gouvernement n’en fait jamais assez, ne va jamais assez vite. C’est un pays où les gens veulent une certaine qualité de vie. » Aussi ont-il sanctionné Tshering Tobgay dès le premier tour des élections législatives le 15 septembre dernier. « Ce qu’ils veulent, ce sont de très bonnes communications ; de bonnes routes, de bonnes communications téléphoniques, avec la 4G si possible. Tout le monde a la 3G, mais la 3G ça ne suffit plus. »

Les Bhoutanais sont également très attachés à leurs forêts, et ils constatent chaque jour davantage les dégâts du changement climatique, de la fonte des glaciers à la modification des modes d’agriculture en passant par la propagation des maladies transmises par les moustiques. Les Bhoutanais souffrent déjà de l’élévation des températures, qui peuvent maintenant atteindre les 30°C. Il y a donc fort à parier qu’ils n’aient aucune envie de choisir entre écologie et développement économique. Mais peut-on se passer d’un tel choix ?

La Commission du Bonheur

La réconciliation entre écologie et économie se trouve justement au cœur des travaux des deux lauréats du prix Nobel d’économie 2018. En effet, William Nordhaus, 77 ans, professeur à l’université de Yale, et Paul Romer, 62 ans, enseignant à la Stern School of Business de l’université de New York, ont, selon les termes de l’Académie royale des sciences de Suède, « mis au point des méthodes qui répondent à des défis parmi les plus fondamentaux et pressants de notre temps : conjuguer croissance durable à long terme de l’économie mondiale et bien-être de la planète ».

William Nordhaus a été le premier, dans les années 1990, à modéliser le lien entre activité économique et climat en conjuguant les théories et l’expérience tirées de la physique, de la chimie et de l’économie. Comme l’explique le comité Nobel, « ses outils nous permettent de simuler les évolutions conjointes de l’économie et du climat ». Mais ils permettent aussi de peser les avantages et les inconvénients de nombreux scénarios globaux d’évolution et de certaines politiques publiques.

La Commission du Bonheur national brut est chargée de sélectionner les orientations politiques.

Quant à Paul Romer, ancien économiste en chef de la Banque mondiale, il a centré ses recherches sur l’innovation technologique, qui semble aujourd’hui essentielle à une décarbonisation massive de la planète, et donc à une limitation du réchauffement climatique à 1,5°C, comme le préconise le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Il a également montré que « l’accumulation d’idées soutient la croissance économique sur le long terme » et souligné le rôle des forces économiques et des régulations dans « l’inclination » des entreprises à innover.

Reste que leurs conclusions sont loin de faire l’unanimité. « En décernant le prix à William Nordhaus, l’Académie royale a primé une fois de plus la capacité de diffusion d’un outil de l’analyse économique – la “viralité” de DICE, pour parler le langage des réseaux sociaux – plus que la pertinence des questions posées ou la qualité des réponses apportées », écrit par exemple Antonin Pottier.

Pour lui comme pour d’autres économistes, c’est la notion même de croissance en tant que seul indicateur du succès économique qu’il faut remettre en cause. De la même manière que le Bonheur national brut de Jigme Singye Wangchuck a pu remettre en cause le monopole du Produit intérieur brut. Cet indicateur a en effet été repris par des institutions tels que les Nations Unies et l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Les pays scandinaves caracolent en tête de leurs classements.

Crédits : BookMundi

Au Bhoutan, c’est bel et bien la Commission du Bonheur national brut qui est chargée de sélectionner les orientations politiques. Elle peut en outre recaler les projets du gouvernement s’ils vont à l’encontre de ses critères. Mais la capacité du gouvernement à poursuivre ses efforts environnementaux dépend en grande partie des 100 milliards de dollars que doivent verser chaque année les pays les plus riches aux pays en développement, selon l’Accord de Paris sur le climat. Pour l’heure, les promesses n’ont pas été tenues.


Couverture : Le Bhoutan, par Ani Modak. (Wikimedia commons/Ulyces)