Des dizaines de télescopes répartis à la surface de notre planète sont braqués vers une seule et même cible : Sagittaire A, source particulièrement vive d’ondes radioélectriques située au centre de notre galaxie. Les données ainsi collectées seront analysées à l’observatoire de l’Institut de technologie du Massachusetts. Et quelques mois plus tard, le monde devrait voir la toute première photographie d’un trou noir. Ou plutôt, de sa silhouette et de son entourage direct. Car, comme son nom l’indique, le plus mystérieux des objets célestes n’offre aucune autre prise au regard.

À ce jour, nous ne l’avons appréhendé qu’à travers des simulations informatiques. La plus célèbre est sans doute celle réalisée par l’équipe du film Interstellar avec l’aide de l’astrophysicien américain Kip Thorne, une sombre sphère ceinturée par des anneaux de lumière. La photographie capturée par des dizaines de télescopes offrira-t-elle une image équivalente ? Elle devrait en tout cas lever les derniers doutes quant à l’existence des trous noirs. En revanche, l’énigme qu’ils renferment restera un enjeu théorique crucial pour la compréhension de l’Univers. Lequel est peut-être multiple…

Sagittaire A, au centre de la galaxie
Crédit : NASA

Un cadavre d’étoile

Les étoiles meurent. Notre propre étoile, le Soleil, mourra dans environ 5 milliards d’année. Ses réserves d’hydrogène seront épuisées et ses couches extérieures s’échapperont. Son cœur se comprimera jusqu’à devenir ce qu’on appelle une naine blanche. Mais les étoiles plus massives connaissent un sort encore plus terrible. Leurs couches extérieures sont éjectées lors d’une explosion qui génère brièvement l’un des objets célestes les plus brillants jamais observés, une supernova.

Au même moment, les couches internes s’effondrent et le cœur implose. Il est bientôt réduit à un astre d’une telle densité que la Terre devrait se tasser dans une sphère d’un rayon de 1 cm pour être comparable. Et il finit par devenir ce qu’on appelle un trou noir. Ou plus précisément, ce résidu finit par devenir un trou noir stellaire, c’est-à-dire un trou noir dont la masse fait de trois à quelques dizaines de fois la masse du Soleil. Il en existerait une centaine de millions dans notre galaxie. Le point Sagittaire A correspondrait, lui, à un trou noir supermassif, c’est-à-dire à un trou noir dont la masse fait des millions à des milliards de fois la masse du Soleil. Plus rares, ces monstres se trouvent néanmoins dans la plupart des galaxies. Mais pas n’importe où : à leur centre. Enfin, en théorie…

Le 23 mars dernier, la Nasa a annoncé avoir observé un spécimen voguer à 35 000 années lumières de distance du noyau de sa galaxie – à 8 millions de kilomètres par heure. (Autrement dit, ce trou noir ferait le voyage de la Terre à la Lune en trois petites minutes.) Pour expliquer son éloignement et sa vitesse, les astrophysiciens du Space Telescope Science Institute table sur la collusion de deux trous noirs. Le choc aurait en effet été assez puissant pour entraîner le nouvel objet céleste dans une course échevelée.

En revanche, ce type de fusion ne suffirait pas à expliquer la formation des trous noirs supermassifs selon Alain Riazuelo, chercheur de l’Institut d’astrophysique de Paris. « Il semble impossible de former des objets aussi gros à partir d’un trou noir stellaire typique en 14 milliards d’années, âge actuel de l’Univers. Il faut donc envisager un processus inconnu qui permette très tôt dans l’histoire de l’Univers de former un trou noir stellaire nettement plus massif, qui ensuite a éventuellement le temps de beaucoup grossir. »

Vue d’artiste du trou noir
Crédit : NASA

Toujours est-il que tous les trous noirs sont des objets sphériques extrêmement puissants. Ils sont si massifs et si compacts que rien n’est assez rapide pour se soustraire à la force d’attraction qu’ils exercent dans leur entourage. Une fois passée leur surface, appelée horizon des événements, nulle matière ne peut en réchapper, pas même la lumière – d’où leur noirceur légendaire. Et de ce côté-là de l’horizon des événements, la force gravitationnelle est si forte que les notions de temps et d’espace s’inversent. Dans notre monde, le temps s’écoule. Dans le trou noir, il se fige et c’est l’espace qui s’écoule.

Mais avant d’être engloutie par le trou noir, la matière s’échauffe fortement – d’où les anneaux brillants. Par ailleurs, le mouvement de rotation de la sphère fait qu’une quantité significative de cette matière ne franchit pas l’horizon des événements : elle est au contraire éjectée vers l’extérieur. Ce sont ces violentes interactions avec leur environnement qui permettent de repérer les trous noirs. La collusion de deux d’entre eux a en outre permis de vérifier l’existence des ondes gravitationnelles.

Théorisées par Albert Einstein, ces ondes sont une déformation de l’espace-temps qui se propage dans l’Univers à la manière des vagues sur l’eau, et elles ont été détectées pour la première fois en septembre 2015. « En une fraction de seconde, les trous noirs entrent alors en collision à une vitesse de l’ordre de la moitié de celle de la lumière et fusionnent en un trou noir unique », détaille le Centre national de recherche supérieure. « Celui-ci est plus léger que la somme des deux trous noirs initiaux car une partie de leur masse (ici, l’équivalent de trois soleils, soit une énergie colossale) s’est convertie en ondes gravitationnelles selon la célèbre formule d’Einstein E = mc2»  Le concept même de trou noir est un produit indirect de l’imagination du physicien génial, bien qu’il n’ait jamais cru à sa réalité.

Simulation numérique d’ondes gravitationnelles
Crédit : NASA

Un paradoxe

Au début du XXe siècle, la plupart des physiciens rejetaient l’idée qu’un objet puisse devenir assez dense pour piéger la lumière. Une telle éventualité avait pourtant été évoquée dès la fin du XVIIIe siècle par le géologue britannique John Michell et le mathématicien français Pierre-Simon de Laplace. On parlait alors d’étoiles invisibles, ou encore d’astres occlus. Le terme de trou noir n’est pas utilisé avant 1967, lors d’une conférence du physicien américain John Archibald Wheeler. Entre-temps, la théorie de la relativité générale mise au point par Albert Einstein a chamboulé le monde.

Quelques mois après sa publication en 1915, l’Allemand Karl Schwarzschild trouve une solution exacte des équations qui décrivent le champ gravitationnel produit par un corps sphérique dans le vide. Cette solution établit le rayon minimal que doit avoir la source du champ gravitationnel pour que la métrique reste régulière. En 1939, les Américains Robert Oppenheimer et Hartland Snyder étudient l’effondrement d’une étoile en-deçà de cette limite et le résultat présente les caractéristiques des astres occlus. Il faut néanmoins attendre les années 1960, et le développement de l’observation astronomique à l’aide des rayons X, pour que les premiers signes de leur existence soient collectés.

Einstein au tableau

D’après le chercheur Alain Riazuelo, « la théorie d’Albert Einstein suffit à expliquer l’observation des trous noirs, mais elle demeure incapable de décrire leur centre où, intuitivement, la matière se concentre en un point de densité infinie ». Pour décrire ce point, qui est appelé singularité, il faudrait pouvoir concilier la relativité générale, qui s’applique au gigantesque, avec la mécanique quantique, qui s’applique au minuscule. Or les trous noirs recèlent le plus fascinant des paradoxes de la physique moderne, « le paradoxe de l’information ».

« L’information ne peut pas être perdue, c’est l’un des plus importants principes de la mécanique quantique », rappelle Daniele Pranzetti, chercheur à l’École internationale supérieure d’études avancées de Trieste. « Quand la matière tombe dans un trou noir, l’information qu’elle transporte n’est plus accessible pour nous, puisque rien ne peut s’échapper de l’horizon des événements. Mais elle n’est pas vraiment perdue tant que cet horizon a une taille finie. Elle est vraiment perdue si le trou noir s’évapore et disparaît à cause de la radiation de Hawking. »

Comme son nom l’indique, ce dernier phénomène a été théorisé par le célèbre physicien britannique Stephen Hawking, en 1975. Il a récemment été démontré de façon expérimentale par un chercheur israélien, Jeff Steinhauer. Dans son laboratoire, point de souris, mais des trous noirs. Ou du moins leurs équivalents acoustiques, faits d’hélium refroidi à des températures proches du zéro absolu et mis en rotation. Et ceux-ci émettraient bel et bien des radiations obéissant à l’hypothèse formulée par Hawking, qui ironise souvent : « Si nous venions à être engloutis par un trou noir, il serait possible d’en sortir, d’une manière ou d’une autre. »

Un trou de ver

Pour résoudre le paradoxe de l’information, deux stratégies théoriques s’opposent aujourd’hui : celle des cordes et celle de la gravitation quantique à boucles. L’Italien Daniele Pranzetti recourt à la seconde pour modéliser un trou noir comme un condensé d’espace :  « Une collection d’atomes qui partagent les mêmes propriétés, de sorte que, bien qu’il y ait un grand nombre d’entre eux, nous pouvons néanmoins étudier leur comportement collectif simplement en se référant aux propriétés microscopiques de la particule individuelle. » Il peut alors utiliser des techniques familières en thermodynamique pour étudier les propriétés et l’évolution du trou noir. Dans l’espoir d’analyser un jour ce qui arrive à la singularité, et percer enfin le mystère du destin de l’information…

Celle-ci pourrait ainsi rester encodée à la surface du trou noir, ce qui ferait de ce dernier une représentation bidimensionnelle d’un espace tridimensionnel : un hologramme. Stephen Hawking a lui-même évoqué cette idée. Il n’exclut pas non plus l’idée selon laquelle les trous noirs sont en réalité des trous de ver, c’est-à-dire des tunnels permettant de voyager dans l’espace-temps. Leur existence a été suggérée dès 1935 par Albert Eisntein et Nathan Rosen. Une hypothèse qui a amplement irrigué la science-fiction, de la littérature au cinéma en passant par la télévision. Dans Stargate, le trou de ver permet par exemple de relier les planète entre elles. Mais dans la réalité, il pourrait même relier des univers entiers.

Représentation schématique d’un trou de ver

Stephen Hawking, comme nombre de théoriciens, pense en effet que le Cosmos ne se résume pas à un seul Univers. Il se composerait plutôt d’une multitude d’univers invisibles les uns aux autres et possédant chacun leurs propres lois et leurs propres particules. « Certains [univers] ressemblent au nôtre, la plupart sont très différents », écrit Hawking dans son ouvrage The Grand Design, paru au Royaume-Uni en 2010. D’autres vont encore plus loin.

Pour le physicien polonais Nikodem Poplawski, la singularité d’un trou noir, qu’il décrit comme une semence ou une graine, est à l’origine de notre univers. Lorsque certaines conditions ont été réunies, cette « graine », présente dans un univers plus ancien, aurait « rebondi » et formé un nouvel univers, dès lors en expansion. Notre univers ne serait donc pas né d’un Big Bang il y a 14 milliards d’années, mais d’un « Big Bounce » – un « Grand Rebond ». Cela répondrait, selon Poplawski, à de nombreuses questions aujourd’hui sans réponse. « Qu’est ce qui a provoqué le big bang ? Qu’est-ce qui a mis un terme à l’inflation ? Quelle est la source de la mystérieuse énergie sombre qui accélère apparemment l’expansion de l’univers ? », énumère-t-il dans un article paru en 2012. « L’idée que notre univers est contenu dans un trou noir résout ces problèmes et bien d’autres encore. Elle élimine la notion de singularités physiquement impossibles dans notre univers. »

Dans le modèle de Nikodem Poplawski, où les univers semblent s’emboîter à l’infini comme des poupées russes, les trous de ver ne nous permettraient peut-être pas d’accéder à n’importe quel univers, seulement à notre « univers-mère », ou bien au contraire à notre « univers-bébé ». Ils ne seraient donc plus de simples tunnels, mais de véritables cordons ombilicaux. Et tous les trous noirs ne seraient pas forcément des trous de vers. Ceux qui éveillent le plus la curiosité de Poplawski sont vraisemblablement les trous noirs supermassifs qui trônent au centre des galaxies. « Peut-être que les immenses trous noirs au centre des galaxies comme la Voie Lactée sont des ponts vers d’autres univers », a-t-il par exemple écrit dans un article publié en 2010. Il doit donc être particulièrement excité à l’idée de voir la véritable silhouette de Sagittaire A finalement capturée par des télescopes terrestres.

Vue d’artiste d’un trou noir
Crédit : NASA


Couverture : Le trou noir d’Interstellar.