Le tombeau

Dans l’arrière-pays de Demre, au sud-ouest du littoral turc, de larges meurtrières mordent la montagne. Ces grottes artificielles, taillées sur le flanc de la chaîne des Taurus, sont soutenues par plusieurs colonnes, au sommet desquels trônent des bas-reliefs en ruine. Elles abritent une série de tombeaux. Non loin du site, un théâtre romain met en scène la prospérité de la cité antique de Myre. La ville moderne, aujourd’hui entourée de serres, a recouvert les autres vestiges, à l’exception près de son cœur spirituel : l’église Saint-Nicolas.

L’antique cité de Myre

L’homme qui a inspiré le Père Noël a été enterré ici, sur l’appendice tendu par la péninsule anatolienne entre la Crète et Chypre, en 342. Son histoire, recomposée à partir de textes apocryphes ou légendaires, ne dit pas s’il portait une barbe blanche. Elle ne dit en réalité pas grand-chose. Tout au plus sait-on que, réputé généreux, il a probablement fait beaucoup de cadeaux. Né en 270 à Patare, un port situé à quelques encablures de Myre, dans la région de Lycie, Nicolas se serait mis à distribuer la richesse de ses parents, des chrétiens morts alors qu’il n’avait que 20 ans.

De là, sans doute, viennent les trésors de légendes qui ont ensuite été racontées à son sujet. Beaucoup de ses exploits se déroulent à Constantinople, ville qui profite de l’essor du commerce maritime dans la région pour se développer. C’est ici que le blé d’Égypte débarque à la fin de l’Antiquité. Byzance, comme la cité s’appelait jusqu’alors, est rebaptisée selon son architecte, l’empereur Constantin Ier. D’après la légende, Nicolas lui aurait rendu visite pour le convaincre de baisser l’impôt à Myre. Il serait aussi apparu dans un rêve du souverain pour lui conseiller de gracier trois généraux injustement condamnés à mort. L’équipage d’un navire pris dans la tempête lui devrait aussi son salut.

« Ces récits de miracles montrent que c’est par les routes maritimes que le culte de Saint Nicolas s’est propagé en dehors de son pays », indique Paul Magdalino, professeur émérite de l’université de St. Andrews, en Écosse, spécialisé dans la culture littéraire et religieuse de Constantinople. La région de Myre se trouve sur l’itinéraire des navires du Levant qui veulent rejoindre la Grèce, voire cheminer jusqu’à Rome. Elle sert bien souvent d’escale avant le détroit du Bosphore, où le culte de Nicolas « semble avoir été assez lent à se développer », poursuit le chercheur. Il faut attendre le règne de Justinien (527-565) pour voir une église érigée en son honneur.

Saint Nicolas de Myre

L’empereur romain d’Orient fait aussi bâtir de nombreux bâtiments à Myre, devenue la métropole de Lycie, une province tout juste détachée de la Lycaonie. En plus du blé d’Égypte, du bois et du vin transitent par le fleuve Myros, qui s’enfonce dans les terres depuis le port d’Andriaque. Tout cet édifice est malheureusement balayé par un tremblement de terre en 529. À peine relevée, Myre décline aux VIIe et VIIIe siècles sous les raids arabes, des épidémies et d’autres séismes. Le semblant de prospérité que lui redonne la maison Comnène, tel que se fait appeler une famille de notables byzantins, est englouti par des inondations au XIVe siècle. Entre-temps, le culte de Saint Nicolas s’est propagé partout en Europe.

Les reliques volées

Dans ses travaux historiques, le père français Raymond Janin dénombre 27 ou 28 églises dédiées à Nicolas à Constantinople. Son culte y apparaît réellement solidifié au VIIIe siècle, par quoi il atteint Rome, les deux villes étant en contact fréquent. Du tombeau saint, raconte-t-on alors, s’écoule une manne miraculeuse. Au IXe siècle, bien avant l’empereur de Russie (1796-1825), le pape Nicolas Ier donne, par son baptême, une grande popularité au personnage. Aidée par le mariage de l’impératrice byzantine Théophano (960-991) à Otton II, sa légende gagne le Saint-Empire germanique.

Les sermons que lui consacrent Clément d’Ohrid (en actuelle Macédoine), en 916, passent aussi sur la proche côte albanaise, d’où ils n’ont plus qu’à traverser l’Adriatique pour rallier Bari, en Italie. Là, en 1087, un groupe de marchands galvanisés par les Croisades part pour Myre. Il profane le tombeau de Saint Nicolas, qui se trouve dans une église fraîchement rénovée, s’empare de ses reliques et les ramène sur la Botte. Avant même cette date, entre 1083 et 1085, Nicolas donne son nom à une église madrilène. Bien d’autres lieux de cultes ont probablement reçu la même appellation pendant la Reconquista, de même qu’une chapelle française sous le capétien Henri Ier (1031-1060). Sans attendre l’arrivée de Guillaume le conquérant en Angleterre, en 1066, le culte y est aussi attesté.

Nicolas de Myre par Giovanni Bellini

Qui célèbre-t-on alors ? Dans l’église de Myre, des peintures murales du XIIe siècle ajoutent aux histoires de l’évêque du IVe siècle des anecdotes appartenant à Nicolas, le fondateur du monastère de Sion, au VIe siècle. Le mélange n’a rien de savant. Toujours est-il que le personnage « incarne par sa légende hagiographique une figure épiscopale modèle, qui entre en résonance avec la promotion de l’Église séculière voulue par le réforme grégorienne (Xe et XIe siècle) », note Catherine Vincent, historienne à l’université Paris Nanterre. Elle se propage d’autant plus facilement que ce saint venu d’Orient possède « la puissance évocatrice de cette origine lointaine, porteuse de merveilleux », ajoute-t-elle.

Pour l’Occident, Nicolas vient du berceau du christianisme, où les Croisades entendent refluer. Le poète français Jean Bodel s’en inspire pour écrire une pièce de théâtre dépeignant la conversion des Sarrasins au christianisme autour de 1200. Une soixantaine d’années plus tard, le chroniqueur italien Jacques de Voragine propose une étymologie du nom : nikê signifiant victoire et laos peuple, Nicolas représenterait la victoire du peuple, une idée suffisamment floue pour fédérer.

C’est d’ailleurs parce qu’on connaît peu d’éléments sur sa vie que cet homme peut être réapproprié ou récupéré à tant d’endroits différents. Il a suffi que les souverains des royaumes nordiques se convertissent au christianisme pour qu’il se fasse une place chez eux. En Scandinavie, « il a été prouvé que le milieu des voyageurs et autres marchands se trouvait unifié dans une commune dévotion au saint évêque de Myre », observe Catherine Vincent. Au Moyen Âge, les Dominicains continuent de prêcher sa bonne parole et l’inscription « Sanctus Nicolaus » apparaît sur des pièces de monnaies à Fribourg, en 1446.

New Amsterdam

Vers 1150, le poète normand Wace écrit une très romancée Vie de Saint Nicolas comportant un nouveau miracle : l’homme de Myre aurait ressuscité trois jeunes clercs. Sous la plume de l’archevêque Bonaventure, au siècle suivant, ils deviennent deux petits nobles tués par un aubergiste, avant que les vitraux ne représentent trois enfants découpés par un boucher. Dans l’histoire racontée par Gérard de Nerval au XIXe siècle, Nicolas les trouve dans du sel et leur redonne la vie. Ainsi est-il le protecteur des enfants. D’autant que, ajoute Catherine Vincent, les rites à son égard « ont débordé dans les milieux scolaires où l’évêque de Myre fut surtout vénéré par les jeunes clercs, ce qui scella son alliance avec l’enfance ».

Thomas Nast donne au Père Noël le rôle de juger de leur comportement, bon ou mauvais.

Ils débordent aussi d’Europe. À peine arrivés sur l’île de Manhattan, les explorateurs hollandais bâtissent une église à leur Saint Nicolas, Sinterklaas. Ce personnage légendaire est connu pour apporter des cadeaux ou des punitions aux enfants désobéissants. Il fusionne avec le corpulent Father Christmas anglais lorsque les Britanniques prennent le contrôle de New Amsterdam, en 1664. La mue s’achève à travers le poème de Noël « A Visit from St. Nicholas », publié anonymement par Clement Clark Moore, le 23 décembre 1823, dans le quotidien Sentin. L’écrivain américain en fait un lutin ventru au visage aussi écarlate que son manteau, maculé par la suie de la cheminée. On pense que les couleurs rouge et blanc étaient arborées par les évêques comme saint Nicolas.

De 1863 à 1886, l’illustrateur Thomas Nast le dessine à 33 reprises dans les pages du magazine américain Harper’s Weekly. D’origine bavaroise, il s’inspire du modèle allemand autant que de la version de Clement Clark Moore. Bien que gros, le Père Noël a la taille d’un lutin. Son nez rouge rappelle le long manteau ourlé de fourrure qu’il empoigne en montant sur une chaise. Avant de remplir son sac, le personnage utilise un télescope pour identifier les enfants qui, ayant été sages, méritent leurs cadeaux. D’où les observe-t-il ? Dans un dessin de 1857, Thomas Nast le montre prêt à quitter une plaine enneigée. Il pourrait bien se trouver en Arctique, où de fascinantes expéditions sont menées à cette période, suggèrent certains. Cela permet du reste de le maintenir à bonne distance de jeunes curieux et de ne pas l’assigner à un pays. Nast choisit donc le Pôle Nord.

Père de plusieurs enfants, le dessinateur donne au Père Noël le rôle de juger de leur comportement, bon ou mauvais. Cet archétype prospère. « Un Père Noël standardisé est offert aux enfants de New York », écrit le New York Times en 1927. « La taille, le poids, la stature, sont presque normalisés, de même que les vêtements rouges, la capuche et la barbe blanche. La hotte remplie de jouets, les joues et le nez rouge, les sourcils broussailleux et un air malicieux sont également des éléments indispensables de la panoplie. » La figure est suffisamment figée pour que Coca-Cola la reprenne quatre ans plus tard pour faire la promotion de sa boisson dans le quotidien The Saturday Evening Post. En sorte que certains lui prêtent aujourd’hui sa paternité. La marque de soda n’a pourtant pas donné au grand-père sa couleur, contrairement à ce que raconte une rumeur tenace. Si des représentations en vert existent, le rouge domine constamment dans l’iconographie.

La cité de Myre est loin, oubliée. « On a beau jeu de faire remarquer que Santa Klaus ou le Père Noël sont bien loin du Nicolas des hagiographes grecs ou latin », juge Catherine Vincent. « Mais ne s’y rattachent-ils pas cependant par cette figure ambivalente qu’ils offrent à l’imaginaire, tout à la fois celle de l’éducateur sévère qui tance les petits enfants et celle du “bon papa” rempli d’une bienveillance indulgente, autrement dit une incarnation tout à la fois de la règle et de sa transgression, de la rigueur de la loi et de la douceur de la miséricorde ? »


Couverture : Kurt Russell en Père Noël. (Netflix)