Dans le studio

La ligne de front la plus proche n’est qu’à trente minutes en voiture d’Erbil, mais la capitale du Kurdistan irakien n’a rien perdu de sa superbe. Le centre-ville respire au rythme des cris des vendeurs de rue, des volutes parfumés de narguilés qu’on fume en terrasse et du grand bazar qui fait face à la citadelle. C’est en périphérie que la guerre et ses victimes font leur apparition. Squats informels et camps soutenus par l’ONU se succèdent au fur et à mesure qu’on s’enfonce dans le nord de l’Irak, où les Peshmergas – l’armée kurde – affrontent un ennemi devenu planétaire.

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Un camp de réfugiés au Kurdistan irakien
Crédits : Sebastian Castelier

Depuis que le groupe État islamique (EI) s’est emparé de larges pans de territoires en Syrie et en Irak à l’été 2014, près de deux millions de réfugiés syriens et de déplacés internes sont venus trouver refuge au Kurdistan. C’est à l’intention de ces exilés et de leurs hôtes qu’une radio a été créée quelques mois après la proclamation du califat. En bordure de la banlieue chrétienne d’Ainkawa se dresse un grand building dont les ornements extérieurs de style byzantin font penser aux décors en carton-pâte d’un parc d’attraction. C’est là, à côté des bureaux d’autres médias locaux que la radio Al-Salam (« la paix », en kurde et en arabe) a commencé à émettre en avril 2015, avec le soutien logistique et financier de quatre ONG : la Guilde européenne du Raid, l’Œuvre d’Orient, la fondation Raoul Follereau, ainsi que Radios sans frontières, qui a pour but de contribuer au développement de projets radiophoniques originaux et d’utilité sociale. Il faut se serrer dans le petit studio de moins de vingt mètres carrés qui accueille aujourd’hui deux invités. Il est 9 h 01, l’émission commence avec quelques secondes de retard. En charge de la matinale, la Russo-Syrienne Sevin Ibrahim accueille en plateau des membres de l’ONG « Action contre la Faim », pour aborder la question de l’approvisionnement en eau des camps de réfugiés. Seule aux commandes, la présentatrice à la longue chevelure blonde doit interviewer ses invités et traduire leurs propos en direct, tout en se chargeant du mixage des jingles et des musiques. Étudiante en médecine à Alep avant la guerre, c’est de façon autodidacte que cette jeune Kurde de 24 ans a appris son nouveau métier.

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Dans le studio de Radio Al-Salam
Crédits : Sebastian Castelier

Demain, entre l’horoscope et la météo, l’invité sera un déplacé de Ramadi, un leader yézidi ou le prêtre d’un camp de réfugiés chrétiens. L’un des coordinateurs de la radio, le Français Vincent Gelot, 27 ans, observe du coin du regard l’horloge sur laquelle défilent les secondes. Il sera bientôt l’heure des informations, présentées en kurde, suivi à midi par un bulletin en arabe. Cette semaine, exceptionnellement, il n’y aura pas de journal en syriaque car le présentateur chargé de donner les nouvelles dans ce dialecte araméen est convalescent. « Notre but, c’est d’être un pont entre les différentes communautés de réfugiés, mais aussi entre les réfugiés et les citoyens kurdes. Ils sont séparés et ne communiquent pas entre eux, ce qui peut poser problème », explique Vincent Gelot à voix basse, alors que Sevin Ibrahim diffuse à l’antenne un reportage réalisé quelque jours plus tôt dans un camp. Il définit Al-Salam comme « une radio ouverte et plurielle alors qu’ici toutes les stations sont confessionnelles ou tenues par des politiques. L’idée, c’était d’avoir une radio qui ne soit pas partisane mais au contraire ouverte au plus grand nombre, à tous ces gens qui ont dû fuir… »

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Un programme multi-culturel
Crédits : Sebastian Castelier

Dans un pays frappé par des violences sectaires et confessionnelles depuis l’intervention américaine de 2003, la radio a souhaité ouvrir ses ondes à la multi-culturalité qui caractérise désormais la région. Aux côtés des kurdes, il faut désormais compter, par exemple, les réfugiés syriens chrétiens, les déplacés irakiens chiites, ou encore les minorités religieuses et ethniques comme les Shabaks et les Yézidis. Parce que la musique adoucie les meurs, au-delà des invités d’horizons divers, des langues parlées et des reportages réalisées, la radio tente également de créer des ponts grâce à sa programmation musicale, soit « un mix de musiques arabes et kurdes et 5 % de Céline Dion ». Mais satisfaire les goûts musicaux de ces communautés voisines et pourtant si éloignées ne se fait pas sans risque de froisser quelques sensibilités culturelles. « De l’Iran à l’Égypte en passant par le Liban, le matin, c’est Fairuz », explique Vincent Gelot, faisant référence à l’une des plus célèbres chanteuses du monde arabe. « Un jour, nous avons passé un de ses morceaux l’après-midi. Ce fut un choc culturel. Un peu comme passer du AC/DC sur Radio classique », traduit-il avec un sourire.

Le micro et la colombe

Le taxi beige avance doucement sur la route poussiéreuse qui traverse un champ d’herbes sèches. Sevin Ibrahim, assise sur la banquette arrière, pianote sur l’écran de son portable en jetant occasionnellement un regard par la fenêtre. Moins de dix minutes après avoir quitté le studio, la voiture se gare sur le parking qui fait face à Baharka, un camp accueillant près de 4 000 déplacés, principalement de Mossoul. La ville, la seconde plus grande du pays, a été conquise par les djihadistes de l’EI en juin 2014, contraignant à fuir ceux qui ont refusé de vivre sous leur joug.

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À l’arrière du taxi
Crédits : Sebastian Castelier

Il ne faudra pas à Sevin négocier plus d’une minute pour pouvoir pénétrer l’enceinte du camp afin de réaliser plusieurs reportages qui seront diffusés la semaine prochaine. Baharka, contrairement aux camps pour réfugiés syriens aux sorties verrouillées, accueille des déplacés, soit des citoyens irakiens, donc libre de leur mouvement. La plupart des voitures garées près du taxi appartiennent d’ailleurs à des résidents du camp qui se déplacent régulièrement pour aller travailler en ville. La première tente devant laquelle s’arrête Sevin Ibrahim a été aménagée pour accueillir une cuisine extérieure abritée du soleil par une bâche en plastique. À l’entrée, deux petits garçons à la chevelure blonde et à la peau mate s’amuse pendant que leur mère prépare à manger. Cette famille de Turkmènes, un groupe turcophone descendant des nomades oghouzes, a comme tant d’autres pris le chemin de l’exil pour échapper aux persécutions des djihadistes, qui visent de manière particulièrement atroce les minorités d’Irak. Les deux garçons, rejoint par le reste de la fratrie, observent silencieusement leur mère parler au micro de Sevin, qui explique la difficulté d’élever des enfants dans un camp. Son travail, la journaliste le définit avant tout comme « un soutien psychologique pour les réfugiés ».

Mais avec un rayon de diffusion d’environ 60 à 80 km, la radio atteint aussi les territoires occupés par l’EI.

« Je parle des conditions médicales, de leur vie quotidienne, comme, par exemple, quand ils font du pain avec un four qu’ils ont construit avec du sable et de la terre », explique-t-elle en traversant ce camp où la dignité humaine semble être aussi volatile que la poussière ocre qui recouvre les tentes blanches. Radio Al-Salam émet sur la fréquence 94,3 FM, mais aussi sur Internet. Pour l’instant, leur principal audimat est composé des chauffeurs de taxis qui sillonnent Erbil et ses environs. « Ces gens ne vont jamais à l’intérieur des camps, ils ne savent pas ce qu’il s’y passe, c’est donc positif si on peut les informer », estime Vincent Gelot. Mais avec un rayon de diffusion d’environ 60 à 80 km, la radio atteint aussi les territoires occupés par l’EI. Parce que leur cible principale sont les réfugiés eux-mêmes, l’équipe a commencé à distribuer des radios frappées de leur logo : un micro et une colombe. À Al-Halal, situé dans la banlieue d’Erbil, Al-Salam a distribué 250 radios aux familles qui vivent dans cet immeuble en construction réaménagé en camp de fortune. Pour ces déplacés internes, principalement des chrétiens ainsi que quelques Yézidis, la radio représente « une démarche positive », comme l’explique Janan, un quinquagénaire qui a fui la ville chrétienne de Qaraqosh il y a près d’un an. « Nous écoutons la voix d’autres réfugiés et partageons leur souffrance, et nous pouvons écouter les nouvelles », explique ce père de quatre enfants. Pour d’autres, la radio portative a aussi une utilité pratique grâce à la lampe de poche qu’elle contient. « Quand il n’y a plus d’électricité, on peut toujours voir et écouter de la musique », raconte ainsi Khaleda Majeed, une résidente du premier étage.

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Une radio distribuée par la station
Crédits : Sebastian Castelier

Les tensions enfouies

Si Al-Salam accorde autant d’importance à la pluralité, c’est aussi sans doute car l’afflux massif de réfugiés et de déplacés majoritairement arabes dans une région kurde réveille des tensions longtemps enfouies entre les deux populations. Au Kurdistan irakien, une personne sur quatre est un exilé. « Je n’ai pas de salaire. J’ai cherché un emploi pour garantir le futur de mes enfants, mais il n’y a rien ici », explique Akeel, qui a fui l’EI avec sa famille, avant d’ajouter : « Enfin, c’est ce qu’ils disent. Il y a du travail pour les Kurdes, pas pour les Arabes », conclut ce déplacé qui perçoit cette discrimination comme du racisme. En Irak, les relations entre les communautés arabes et kurdes ont toujours été sources de discordes. Personne à Erbil n’a oublié la politique de répression de la population kurde menée sous Saddam Hussein, ni le massacre à l’arme chimique de 5 000 Kurdes dans la ville de Halabja en 1988.

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Sevin Ibrahim interviewe une famille de réfugiés
Crédits : Sebastian Castelier

Ces communautés devront pourtant apprendre à vivre ensemble sur le long-terme. Personne n’ignore que dans la guerre qui oppose la coalition internationale à l’EI, le retour des réfugiés et des déplacés pourrait prendre des années. « Certains camps sont aussi grands que des petites villes, certains ont été réfugiés deux fois. On restera jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de réfugiés, mais ça ne sera pas pour demain… », prédit Vincent Gelot, assis dans le studio d’une radio qui a encore de beaux jours devant elle. Attablée à son bureau, Sevin Ibrahim prépare l’émission de demain. Bientôt, elle devra retourner en Syrie pour passer des examens à Damas et ainsi obtenir son diplôme en médecine, mais elle reviendra animer Al-Salam. Elle y a trouvé sa voie.


Couverture : Sevin Ibrahim dans le studio de Radio Al-Salam, par Sebastian Castelier.