Cher remède

Devant deux hommes en blouses blanches coiffés de charlottes, de petits tubes se bousculent par centaines sur un tapis qui mène à un tourniquet. Sous chaque bouchon bleu, 27 atomes de carbone, 35 d’hydrogène, 6 d’azote, 8 d’oxygène et un de phosphore s’apprêtent à quitter les laboratoires de Gilead. Ils composent le remdésivir. Initialement utilisé contre Ebola, cet antiviral permettrait d’accélérer de 31 % le temps de rétablissement des malades atteints du nouveau coronavirus (Covid-19). Alors les États-Unis ont acheté la quasi-totalité de la production pour les prochains mois.

« La France s’est assurée de la disponibilité de doses suffisantes », assurait l’Agence du médicament (ANSM) le 6 juillet. Trois jours plus tard, la directrice de Gilead Allemagne confiait au magazine WirtschaftsWoche que le géant pharmaceutique allait faire passer son volume de traitements produits chaque mois de 190 000 à 2 millions en décembre. Pourtant « le remdésivir ne soigne pas », estimait le professeur Didier Raoult le 9 juillet, partisan de l’hydrochloroquine.

Contre son avis, Gilead est pourtant parvenu à l’imposer comme le remède le plus en vue dans le monde. Fin avril, le Dr Anthony Fauci annonçait des résultats préliminaires prometteurs pour le remdésivir dans le traitement de la maladie. Cet immunologue américain, membre des forces opérationnelles de la Maison-Blanche chargées de la crise du Covid-19, se basait sur une étude publiée dans le New England Journal of Medecine. Cette étude a aussi incité l’Agence européenne des médicaments (EMA) a recommander l’autorisation d’une mise sur le marché conditionnelle de l’antiviral remdésivir au sein de l’Union européenne pour les patients atteints du Covid-19 le 25 juin dernier. 

La veille, lors de son audition à l’Assemblée nationale, Didier Raoult affirmait qu’il existe une corrélation entre l’opinion défavorable pour l’hydroxychloroquine et la somme perçue par les membres du Collège des universitaires des maladies infectieuses et tropicales (CMIT), qui regroupe les experts des maladies infectieuses en France, de la part de Gilead. Ces allégations sont même détaillées dans un article scientifique paru le 6 juin. Autrement dit, beaucoup d’infectiologues auraient intérêt à soutenir l’entreprise Gilead.

Lundi 29 juin, Gilead annonçait que le remdésivir coûterait 3 120 dollars pour un patient couvert par une assurance privée et 2 340 dollars pour les malades bénéficiant des programmes d’assurance gouvernementaux. Ce tarif est valable pour tous les autres pays développés, alors que la dose coûte 10 dollars, selon le Wall Street Journal. Or le laboratoire a bénéficié de 62 millions d’euros de subventions de la part du National Institute of Health pour ses recherches. « Les contribuables vont payer des milliards en plus pour des médicaments au développement desquels ils ont déjà participé financièrement », a déclaré l’élu Démocrate Lloyd Doggett. Gilead a bien manœuvré.

Lobbying

Créé en juin 1987, Gilead Sciences s’est rapidement faite une place dans le monde de la recherche pharmaceutique à coups de rachats et collaborations. En 2011, la société californienne a racheté Pharmasset, une société qui développait des médicaments antiviraux contre le VIH et les hépatites B et C, pour la somme colossale de 11 milliards de dollars. Un prix que Gilead a rentabilisé dès 2014, en instaurant un prix exorbitant pour le Sovaldi, un traitement contre l’hépatite C, de l’ordre de 40 000 euros. Cela n’a pas empêché l’office européen des brevets de lui garantir l’exclusivité du brevet en 2018.

Gilead a poursuivi ses opérations cannibales en rachetant dernièrement Forty Seven, spécialiste des cancers du sang, pour 4,9 milliards de dollars. Cette stratégie s’est doublée d’un intense lobbying : l’entreprise a dépensé plus de deux millions d’euros en influence dans les trois premiers mois de l’année, une augmentation de 32 % par rapport à la même période en 2019. Et début mai, la Food and Drug Administration (FDA) autorisait Gilead à distribuer le remdésivir. Aujourd’hui, c’est le seul traitement officiellement autorisé pour faire face au Covid-19 en Europe.

Crédits : Gilead Sciences

Du côté français, Gilead a financé 97 des 114 membres du Collège des universitaires des maladies infectieuses et tropicales (CMIT), qui regroupe les experts des maladies infectieuses en France, soit via une rémunération (contre des prestations de formation par exemple), soit en tant qu’avantages en nature (comme l’hébergement, le transport et/ou les repas lors d’un congrès scientifique). Alors que Sanofi rétribue dix fois plus les médecins français que Gilead depuis 2012 (874 316 378 euros contre 63 399 522 euros), le laboratoire français est largement battu en ce qui concerne les infectiologues : Gilead leur a apporté 637 839 euros sur la même période, alors que Sanofi a sorti 162 365 euros.

Mais ces apports ne sont pas nécessairement synonymes d’influence. « Assimiler un lien d’intérêt à une quelconque subordination est un raccourci trop facile et erroné », affirme Christian Chidiac, chef du service des maladies infectieuses et tropicales du centre hospitalier universitaire de Lyon. Ce raccourci, Didier Raoult l’emprunte d’autant plus facilement qu’il conforte son sentiment d’injustice devant l’autorisation du remdésivir et la mise au ban de l’hydrochloroquine. Le lobbying de Gilead n’a sans doute pas été étranger à cette situation. Mais il a aussi pour lui quelques études favorables.


Couverture : Gilead Sciences