Les Pieds Nickelés

Le décor commence à être connu. Ces dernières semaines, le profes­seur Raoult a accueilli les jour­na­listes assis près de son bureau, devant une toile turquoise, où un petit scien­ti­fique monte sur un micro­scope pour obser­ver un cerveau doté de trois yeux. Plus les jours défilaient, plus le profes­seur marseillais de l’IHU Médi­ter­ra­née Infec­tion se montrait agacé, les jambes croi­sées et l’air renfro­gné. Et puis, vendredi 5 juin, les faits ont semblé lui donner raison devant le monde entier. L’étude qui présentait l’hy­dro­chlo­roquine comme un trai­te­ment inef­fi­cace voire dange­reux contre le Covid-19 a été retirée par le Lancet et désavouée par ses auteurs eux-mêmes. Sur Twitter, le médecin convaincu de l’efficacité de cet anti-inflam­ma­toire a donc comparé ses auteurs aux Pieds Nickelés.

Capture d’écran de l’étude retirée

Ces Pieds Nickelés s’appellent Mandeep Mehra, Frank Ruschitzka, Amit Patel et Sapan Desai. Tous reconnaissent une erreur à l’exception du dernier. Directeur du centre cardiaque et vasculaire de l’hôpital Brigham and Women’s à Boston, dans le Massachusetts, Mandeep Mehra a présenté des excuses le jeudi 4 juin. Son travail sur l’utilisation de l’hydroxychloroquine dans le cadre d’un traitement du Covid-19 contenait des failles. « Je n’ai pas assez œuvré pour m’assurer que les données étaient appropriées à l’étude », admet-il. « Pour cela, et pour tous les problèmes que cela a pu engendrer, je suis vraiment désolé. » Mandeep Mehra et ses collègues Frank Ruschitzka et Amit Patel se désolidarisent ainsi officiellement du Dr Sapan Desai, ce coauteur de l’étude dont la société, Surgisphere, refuse de dévoiler l’origine de ses données pour des raisons de confidentialité.

En analysant les données de 96 032 patients, l’étude démontrait que ni la chloroquine, ni l’hydroxychloroquine ne sont efficaces contre le Covid-19 chez les malades hospitalisés. Elle indiquait même que ces molécules augmenteraient le risque de décès ou de troubles du rythme cardiaque, ce qui avait poussé l’Organisation mondiale de la santé (OMS) à suspendre ses essais cliniques sur l’hydroxychloroquine et les autorités sanitaires françaises à interdire son usage pour traiter le Covid-19. Pourtant, dans une lettre ouverte publiée vendredi 29 mai, 120 cher­cheurs pointaient le manque de transparence sur les données utilisées.

Sapan Desai

« Nous ne pouvons plus nous porter garants de la véracité des sources des données primaires », déclarent les trois auteurs au Lancet. Le rédacteur en chef de la revue scientifique britannique, Richard Horton, reconnaît que la publication de cette étude est « un exemple choquant de mauvaise conduite scientifique au milieu d’une urgence sanitaire mondiale ». Pour Philippe Douste-Blazy, c’est « la preuve que cette étude du Lancet est basée sur des données fausses et peut-être même des données inventées. »

Le 23 mai dernier, l’ancien ministre de la Santé français avait déjà évoqué ses doutes sur le plateau de BFM TV. « Les laboratoires pharmaceutiques sont tellement forts financièrement et arrivent à avoir de telles méthodologies pour nous faire accepter des papiers qui […] au fond, font dire ce qu’ils veulent à cela », justifiait-il. En pleine crise sanitaire internationale, ces laboratoires pharmaceutiques ont-il pesé sur la recherche afin de favoriser leurs substances ? Pour réaliser cette étude si controversée, Mandeep Mehra a utilisé une dotation de deux millions de dollars accordée par des philanthropes privés. « Il n’y a pas eu de financements de laboratoires pharmaceutiques », assure pourtant l’hôpital Brigham and Women’s. Mais cela ne veut pas dire que lesdits laboratoires ne s’intéressent pas aux recherches sur le Covid-19.

Le maquis des financements

Cinq jours avaient passé depuis la déclaration de l’état d’urgence sanitaire par l’Organisation mondiale de la santé, le 4 février 2020, quand des chercheurs chinois ont publié une lettre dans la revue Cell Research. Ils affirmaient que la chloroquine ainsi que le remdesivir jouent un rôle inhibiteur sur le Covid-19. Une quinzaine d’essais cliniques ont été lancés en Chine pour tester l’efficacité de ce traitement chez les malades et, à Marseille, Didier Raoult s’y est mis. Avec une étude parue le 4 mars, il soutenait non seulement les scientifiques chinois mais affirmait que la chloroquine et l’hydroxychloroquine sont « des armes disponibles pour combattre le Covid-19 ».

Depuis 2012, la fondation de Didier Raoult a reçu près d’un million d’euros en provenance de laboratoires pharmaceutiques. Sanofi a versé 50 000 euros pour un « partenariat de recherche lors de la mise en place de l’IHU Méditerranée en 2015 ». Or, ce dernier a été créé en janvier 2012. De toute façon, répond Sanofi, « ce partenariat n’a pas permis de mettre en place de nouvelles solutions thérapeutiques. Nous avons donc cessé la collaboration avec l’IHU Méditerranée en 2015. » Les études du Pr Raoult sur le Covid-19 ont été financées par le programme « Investissements d’avenir » du gouvernement français. Et l’IHU Médi­ter­ra­née Infec­tion affirme que cela n’a en rien influencé les méthodes utilisées.

Mais aux États-Unis, les laboratoires jouent un rôle autrement plus actif dans la science. Entre 2009 et 2018, les 18 grandes entreprises pharmaceutiques américaines ont investi 544 milliards dans la recherche sur leurs 588 milliards de revenus. De janvier à avril 2020, elles ont lancé des tests sur 80 candidats médicaments et 50 candidats vaccins pour le Covid-19. Le 7 mai, 31 institutions américaines se sont réunies pour attaquer une proposition de loi visant fixer des prix raisonnables pour les médicaments contre le Covid-19. Selon The Intercept, 15 d’entre elles avaient reçu des financements des laboratoires pharmaceutiques.

Dans un article paru le 23 mars, le site d’enquête rappelle que le géant Gilead « entretient des liens étroits avec la task force mise en place par Donald Trump pour faire face à la crise du coronavirus ». Ce groupe de travail comprend d’ailleurs Joe Grogan, qui œuvrait comme lobbyiste à Gilead entre 2011 et 2017. Trois jours plus tôt, Gilead avait obtenu le classement de son médicament, le remdesivir, comme « médicament orphelin », ce qui garantissait à l’entreprise sept ans d’exclusivité sur la vente de cette substance potentiellement utile pour traiter les malades du coronavirus. Gilead y a finalement renoncé pour éviter un scandale. Mais en coulisse, chacun tente de pousser sa substance : Roche expérimente l’Actemra, AbbVie le Kaletra, alors que Sanofi et Novartis parient sur la chloroquine.

Joe Grogan à la Maison Blanche (à gauche)

Le scandale de The Lancet a eu un précédent. En avril dernier, une étude menée au Brésil a été arrêtée prématurément après le décès de 11 patients qui ont reçu une trop grande dose d’hydroxychloroquine. Les chercheurs avaient conclu que ce traitement était dangereux et inefficace contre le Covid-19. Là encore, les critiques n’ont pas tardé, mais elles n’étaient cette fois-ci pas justifiées. Pour l’entrepreneur américain Michael Coudrey, soutien de Donald Trump, des financements « d’extrême gauche » avaient conduit les chercheurs à « administrer intentionnellement une dose très élevée d’une version plus dangereuse de l’hydroxychloroquine, et a utilisé les décès comme un prétexte pour démontrer que ce traitement était inefficace et dangereux ». Eduardo Bolsonaro, le fils du président brésilien, a dénoncé une « fausse étude dont le but était de discréditer le médicament ».

Cette étude a été financée par les États d’Amazonas, de Farmanguinhos (Fiocruz), la zone franche de Manaus, la Fondation de soutien à la recherche de l’État d’Amazonas, le gouvernement central brésilien et une agence du ministère de l’Éducation (la Coordenação de Aperfeiçoamento de Pessoal de Nível Superior). Elle a donc avant tout reçu des fonds publics, et les auteurs notent que « les financeurs n’ont exercé aucun rôle dans la conduite de l’étude ». Les docteurs Lacerda et Monteiro prennent aussi soin de préciser qu’ils ont eu « accès à toutes les données de l’étude et endossent la responsabilité de l’intégrité et de la véracité de ces données comme de son analyse. »

Dans le cadre de l’étude de The Lancet, c’est tout le problème. Mandeep Mehra, Frank Ruschitzka et Amit Patel n’ont pas eu accès aux données délivrées par Sapan Desai et sa société, Surgisphere. Or, beaucoup de scientifiques doutent aujourd’hui qu’une société de 11 employés aient pu agréger les données de 96 032 patients aussi rapidement. Sapan Desai explique utiliser un logiciel, QuartzClinical, pour siphonner les données dès lors qu’il est installé par un hôpital. Mais dans de nombreux pays, les données des patients ne peuvent être transmises qu’après un accord définissant le cadre précis des recherches. Et cela prend du temps. Dès lors, seul le dévoilement des établissements sources serait de nature à lever les doutes. Mais Surgisphere s’y refuse.


Couverture : Laurynas Mereckas