Au milieu des forêts de chênes et de pins qui jonchent la Virginie, le long de la route de Midland, quelqu’un a déroulé un grillage couronné de fil barbelé autour d’un grand terrain vague. Un drapeau américain flotte devant l’entrée. Dans un coin, derrière plusieurs carrés de pelouse, des silhouettes immobiles sont alignées sous un préau. De temps à autre, on vient y mettre quelques trous. Situé à 45 minutes de Quantico, où le FBI, la DEA et le NCIS ont leurs académies, le stand de tir « Range 82 » reçoit régulièrement l’élite des forces américaines.

En ce 20 novembre 2019, des blocs de gélatine balistique ont été disposés sur plusieurs mètres, au-dessus d’une planche en bois étendue entre deux escabeaux. Ce matériau transparent comme de la glace est plus dense que de l’eau et à peu près aussi hermétique que de la chair humaine. Vers 10 h 15, il a pourtant été traversé de part en part à coup d’arme automatique.

Le commandement des opérations spéciales de l’armée (SOCOM) teste de nouvelle balles, les CAV-X, dont les pointes en tungstène créent de petites bulles d’air pour leur permettre de se déplacer dans du liquide. Cette innovation développée par la société DGS Technologies utilise la supercavitation, un principe de propulsion sous-marin évitant le frottement de l’eau. D’autres munitions ont été tirées à travers des sacs de sable, une plaque en fer de 2 cm d’épaisseur et un gilet pare-balles.

Le soldat augmenté

Dans un futur proche, l’armée américaine espère ainsi passer outre les obstacles pour toucher des cibles. Mais c’est loin d’être sa seule cartouche. En mai dernier, son agence pour l’innovation, la DARPA, annonçait via un communiqué que les soldats seraient capables de contrôler toutes sortes de véhicules par la pensée d’ici quatre ans. Responsable du département de neurologie et de biochimie à l’université de Georgetown, à Washington, James Giordano ne dément pas cette prévision. « Nous verrons certaines formes d’interfaces cerveau-machine en fonction dans les cinq ans à venir », indique-t-il au téléphone.

Cinq jours après les tests de Range 82, Giordano a co-signé un rapport au nom digne d’un film de science-fiction. Il s’appelle « Le soldat cyborg de 2050 : la fusion de l’homme et de la machine et les implications pour le futur du Département de la défense ». Ce « travail collectif » commandé par l’armée américaine étudie la tendance, pour les généraux du monde entier, à se saisir de nouveaux outils technologiques et des dernières découvertes de la science du vivant pour améliorer les performances de leur contingents.

Dans ses premières lignes, Giordano et ses collègues – Peter Emanuel (direction de la recherche), Scott Walper (laboratoire de recherche navale), Diane DiEuliis (Université nationale de défense), Natalie Klein (recherche médicale de l’armée) et James B. Petro (Bureau du sous-secrétaire de la défense) – expliquent que « l’objectif premier de cet effort était de déterminer le potentiel des machines intégrées physiquement au corps pour augmenter et améliorer la performance de l’être humain ces 30 prochaines années. »

Crédits : Range82

Quatre domaines seront d’après eux concernés. Le fantassin de demain pourra bénéficier de prothèses oculaires, auditives, d’exosquelettes et d’interfaces cerveau-machine ; autant d’appareils directement reliés à du matériel militaire. Il disposerait ainsi d’une « communication directe avec des systèmes autonomes comme avec d’autres humains pour optimiser les système des commande et de contrôle », note le rapport. Dans cette optique, l’armée n’entend pas seulement l’augmenter mais modifier « ses fonctions et jusqu’à sa structure radicale, pour dépasser la normalité humaine ».

Les ordres et les données seront transmis à une vitesse décuplée. Mieux, « l’augmentation du cerveau humain grâce à des interfaces neuro-silice pourrait améliorer le ciblage et accélérer le fonctionnement de systèmes défensifs comme offensifs ». Autrement dit, ces balles conçues pour traverser l’eau, le sable ou le fer seront tirées bien plus vites, car le signal envoyé par le cerveau sera capté avant même d’arriver à une terminaison nerveuse pour activer la gâchette. « Notre objectif est bien de donner à un soldat une meilleure rapidité d’action et une plus grande facilité à traiter l’information pour interagir avec une grande variété de systèmes », atteste Giordano. Mais en veut-il seulement ?

En introduction, le groupe de chercheurs reconnaît que des résistances peuvent d’autant plus apparaître que « l’utilisation de machines pour améliorer la condition physique de l’espèce humaine apparaît souvent de façon déformée et dystopique dans la fiction, au nom du divertissement ». Il va donc falloir « surmonter ces perceptions négatives », qui viennent de loin.

Les neurones zombies

Dans un petit laboratoire sans fenêtre, trois étudiants de l’université Carnegie-Mellon, à Pittsburgh, sont penchés au-dessus d’un morceau de cerveau. Cette lamelle blanche qui ressemble à un morceau d’ail coupé finement appartenait à l’hippocampe d’une souris. En la plongeant dans une solution de sel, de glucose et d’acides aminés, reliées à des électrodes, les scientifiques ont permis à ses neurones de continuer à fonctionner : ils répondent aux stimuli qu’on leur envoie. Le procédé est ensuite répété avec un matériau pareil au crâne humain, afin de déterminer si les signaux peuvent être envoyés et analysés sans avoir à tailler dans l’os.

Par cette expérience réalisée en août et rapportée par la MIT Technology Review en octobre, la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) a pour objectif de concevoir des interfaces cerveau-machine non-invasives, c’est-à-dire qui ne nécessiteraient pas d’opération chirurgicale. Depuis les années 1920, l’électroencéphalographie permet de mesurer l’activité électrique émise par les neurones lorsqu’une activité cognitive survient. Un siècle plus tard, on peut interpréter leurs signaux et les stimuler, à condition d’implanter des électrodes assez proches de leur zone d’activité. Mais la DARPA aimerait interagir avec un cerveau à l’aide d’un casque d’électrodes, autrement dit sans avoir à forer la boîte crânienne.

« Moins une technologie est invasive, moins vous avez de problème », observe James Giordano. L’armée américaine a donc plutôt intérêt à offrir du matériel qui peut être laissé au vestiaires à ses soldats. Pour elle, la DARPA a mis 104 millions de dollars dans un projet baptisé Next-generation Nonsurgical Neurotechnology Program (N3), traduisez Programme de neurotechnologies non-chirurgicales de nouvelle génération. Quelques étudiants de l’université Carnegie-Mellon y sont associés. Mais le rapport qui vient de sortir sur « Le soldat cyborg de 2050 » montre que, dans la compétition entre les état-majors du reste du monde, Washington est aussi tenté d’intégrer la technologie au corps humain, quitte à le faire passer sur le billard, pour gagner en rapidité.

Crédits : DARPA

« La DARPA travaille sur un certain nombre de projets mais elle n’est pas la seule », relativise Giordano. « Les Chinois réalisent des expériences similaires avec de très fortes capacités. Il y a un intérêt international pour la discipline et, dans une certaine mesure, de la concurrence. » Aux États-Unis, le chercheur a compté quelque 200 programmes de recherches sur les neurosciences, là où il n’en existait que quatre au début de ses études, il y a 40 ans.

La discipline en était alors à ses balbutiements. Étudiant en neuropsychologie à l’université militaire de Norwich, dans le Vermont, Giordano a perçu dès le départ que l’étude de l’activité cognitive pouvait avoir de nombreuses applications, y compris pour les armées. S’il a fallu attendre 1951 pour que John Carew Eccles montre la nature chimique des relations entre les neurones, des drogues stimulant le cerveau étaient déjà employées dans les années 1930. L’Allemagne nazie donnait par exemple de la pervitine, une espèce de méthamphétamine, à ses premières lignes.

Après le conflit, la CIA a confidentiellement administré différentes drogues à des cobayes afin de chercher à contrôler ou stimuler leur activité cognitive. Le LSD a beaucoup été étudié au cours de ce projet MK-Ultra, avant d’être rejeté pour ses effets imprévisibles. Le chimiste Frank Olson a mis fin à ses jours après en avoir absorbé pendant l’expérience.

La boîte de Pandore

Aiguillés par un article du New York Times paru en 1974, les membres du Congrès mènent une série d’auditions qui aboutit à la mise au jour du projet MK-Ultra. C’est un scandale. En cachette, le département de la Défense a administré des psychotropes à des sujets, parfois sans leur consentement, pour un maigre résultat scientifique. Deux décennies plus tard, en 1995, Bill Clinton consent à s’excuser au nom du gouvernement et rend publiques une série d’archives confidentielles, dont certaines lignes demeurent biffées.

L’année suivante, James Giordano se retrouve « impliqué dans un projet de recherche qui examine le potentiel de certaines drogues neuro-actives pour accomplir une série de tâches, y compris des tâches militaires comme conduire un avion, espionner, récolter de l’information ou agir sur un théâtre d’opération. » Ainsi l’état-major n’a-t-il pas abandonné l’idée de se servir de substances pour améliorer les performances cognitives de son personnel. Dans le livre Avoiding Surprise in an Era of Global Technology Advances, paru en 2005, le département de la Défense consacre un chapitre à l’opportunité d’appliquer des innovations de biotechnologie à la guerre.

Ces réflexions sont prolongées dans la Future Soldier 2030 Initiative, définie en 2009, et dans un rapport du National Research Council de 2008, Emerging Cognitive Neuroscience and Related Technologies. Y point le sentiment que « l’amélioration pharmaceutique et le développement d’interfaces homme-machine pourraient donner un avantage en termes de performance à un individu ». Or « certains travaux conduits dans des laboratoires étrangers pourraient égaler voire dépasser les travaux évalués par des pairs réalisés en Occident. » En creux, les chercheurs américains craignent les l’avancée des recherches chinoises, où des règles éthiques différentes sont appliquées.

James Giordano
Crédits : Modern War Institute

« Dans une société ouverte comme la nôtre, un soldat ne deviendra pas un cyborg sans avoir donné son consentement », promet Giordano. « Mais dans d’autres sociétés, moins libérales, certains personnels militaires pourraient recevoir l’ordre de le faire. Une boîte de Pandore a donc été ouverte, et cela doit nous pousser à définir des règles en la matière. » Pour ne pas effrayer les soldats, l’étude de 2019 sur « le soldat cyborg de 2050 » explique donc que « l’amélioration oculaire pourrait être une option intéressante quand le tissu de l’œil a été endommagé ou détruit par une blessure ou une maladie ». Dit autrement, les yeux bioniques ne seront dans un premier temps réservés qu’à ceux qui ont perdu le leur, puisqu’il est « peu probable » que quelqu’un soit prêt à se faire retirer un œil.

Il en va de même pour l’amélioration des muscles, dont les tissus doivent avant tout être renforcés s’ils ont été abîmés. Grâce à des capteurs glissés sous la peau, il devrait être possible de stimuler chaque nœud musculaire dès qu’un effort doit être accompli. Mais les muscles perdus pourront carrément être remplacés par des prothèses plus puissantes. Dans une étude publiée le 19 juin 2019 par la revue Science Robotics, des chercheurs de l’université Carnegie-Mellon présentent un bras robotique qui peut être contrôlé par la pensée sans implant cérébral : il suffit de porter un casque d’électrodes pour ça.

Quant aux systèmes auditifs mis au point actuellement, ils présentent l’avantage de pouvoir être implantés près de l’oreille pour donner accès à un réseau de communication sans avoir à allumer un appareil. Leurs porteurs pourraient en outre être équipés de puces de mémoires, qui viendront ajouter une couche de souvenirs disponibles à ceux que le cerveau peut retrouver de lui-même. Des prototypes ont été implantés en 2018, selon un article de la revue IOP Science.

Comme toute technologie, celle-ci présente toutefois le risque d’être piratée, une perspective guère rassurante pour ceux qui s’en doteraient. Et qu’adviendra-t-il de leur bardage une fois qu’ils quitteront l’armée ? Là encore, les points d’interrogations se multiplient. Maintenant que la boîte de Pandore est ouverte, « un débat est nécessaire pour que les normes soient alignées de manière à ce qu’elles soient les mêmes ici qu’en Chine », estime Giordano. Encore faut-il déjà convaincre les soldats eux-mêmes.


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