Seferberlik

La mémoire populaire perdure à travers les récits de mères et de grand-mères qui prennent le pas sur des archives laissées à l’abandon. Quand elle sera vieille, que dira la jeunesse syrienne à ses enfants ? Ils auront tous des histoires dans lesquelles ils se recroquevillent dans leurs habitations précaires pendant que les bombes pleuvent, mènent une existence avilissante dans les camps de réfugiés, ou bien s’enfuient par des routes dangereuses et des mers hostiles pour recommencer une vie incertaine dans des terres inconnues. À la fin du XIXe siècle, lors d’un affrontement entre les chrétiens de son village et les dirigeants ottomans, ma grand-mère maternelle, encore enfant, quitta le mont Liban (qui appartenait alors à la Syrie). Son père fut tué quelques mois après sa naissance, mais elle m’a raconté plus d’une fois qu’il avait affronté les troupes turques à cheval, comme si elle avait assisté à la scène. J’ignore ce qu’il s’est réellement passé, toujours est-il que ses histoires, comme celles d’une rivière si froide qu’elle pouvait fendre une pastèque, sont des vérités gravées dans le marbre pour ses descendants.

ulyces-syriandeadlands-map

Carte de la Syrie
D’après Mike King

Aujourd’hui, les Syriens endurent une épreuve brutale et sans fin, à l’image du drame que leurs ancêtres ont vécu pendant une guerre vieille d’exactement un siècle, et que leurs familles, les poètes et les écrivains ont conservée pour eux. Pour les Syriens, ce que nous appelons la Première Guerre mondiale est la Seferberlik, de l’arabe « parcourir le pays », quand la conscription militaire, l’enrôlement forcé dans les bataillons, les nouvelles armes industrielles, les sanctions arbitraires, les épidémies et la famine détruisirent en quatre ans tout ce que les Ottomans avaient réussi à bâtir en quatre siècles. Le sociologue palestinien Salim Tamari décrit cette période comme « quatre misérables années de tyrannie symbolisées par la dictature militaire de Ahmed Djemal Pasha en Syrie, la seferberlik (conscription et exil forcés) et la pendaison des nationalistes arabes sur la place de la Tour, à Beyrouth le 15 août 1916. »

Le sadisme turc institutionnalisé est venu s’ajouter aux malheurs des Syriens, chaque année un peu plus affamés par le blocus anglo-français qui, comme les sanctions imposées par l’Union européenne et les États-Unis aujourd’hui, empêchent l’arrivée des denrées de première nécessité. Aucune région de la Syrie de l’époque (qui comprenait alors le Liban, la Jordanie et Israël) ne put échapper au cataclysme. Un professeur d’économie à l’université américaine de Beyrouth écrivit : « Vous n’avez jamais vu personne mourir de faim, si ? Dieu puisse vous préserver de cette vision ! » L’écrivain et aventurier vénézuélien Rafael de Nogales, officier dans l’armée ottomane rapporta que « Alep ne cessait de se remplir de mendiants et de déportés pestiférés qui mouraient dans les rues par centaines, infectant le reste de la population à tel point que, certains jours, les chariots funéraires ne suffisaient pas à transporter tous les morts jusqu’au cimetière ». L’infestation de criquets de 1915 et les réserves accaparées par les marchants de grain de Beyrouth aggravèrent la famine, si sévère qu’on ne compte plus les histoires de cannibalisme. Dans son roman Fragments of Memory, le romancier syrien Hanna Mineh, né juste après la guerre, raconte : « Pendant le Safar Barlik, les mères… sont devenues comme des chattes et ont mangé leurs enfants. » Sur les quatre millions d’habitants que comptait la Grande Syrie, la faim, la maladie et la violence en tuèrent un demi-million.

ulyces-syriandeadlands-01

Deux tanks détruits devant une mosquée
Azaz, nord de la Syrie
Crédits : Christiaan Triebert

Les quatre ans et demi qui se sont écoulés depuis mars 2011 reproduisent cette souffrance centenaire : malnutrition, famine, épidémies, exode de la majeure partie de la population vers d’autres régions ou d’autres pays, brutalité des combattants, traumatisme des enfants et une tendance des grandes puissances à préférer la victoire au bien-être de la population. Un poète syrien anonyme a écrit ces mots, que ses concitoyens du XXIe siècle pourraient reprendre :

Les tambours de la guerre battent leur triste rythme Et les vivants, enveloppés dans leur linceul Qui croient que la guerre durera moins d’un an… Dieu du Ciel, puisse cette cinquième année en marquer la fin.

La guerre se termina en 1918, au bout de cinq ans. Mais la guerre de notre siècle avance vers sa sixième année sans l’ombre d’une conclusion. Des milliers de consultants militaires russes prennent part au combat aux côtés du président Bachar el-Assad, à l’image de l’Iran et de son homologue libanais, le Hezbollah, qui le soutiennent depuis le début. Les États-Unis et leurs alliés régionaux augmentent le nombre d’armes envoyées aux rebelles. La situation de 2011 est toujours valable aujourd’hui : aucun côté n’est assez puissant pour vaincre l’autre.

Une nouvelle forme de haine

Le mois dernier, de retour à Damas après un an d’absence, j’ai découvert de nouvelles dynamiques à l’œuvre. L’année dernière, le régime semblait prendre le dessus. Les rebelles avaient évacué Homs, la première ville qu’ils étaient parvenus à conquérir. Les djihadistes s’étaient retirés du village arménien de Kessab, au nord-ouest près de la frontière turque, et l’armée de Assad gagnait du terrain dans les banlieues de Damas, jusqu’ici aux mains des rebelles. La montée de l’État islamique a conduit les défenseurs de la rébellion à l’étranger à reconsidérer les choses et à envisager Assad comme un allié contre ces fanatiques menaçant d’exporter la guerre en Occident. Les plaintes du peuple se concentraient sur les coupure d’électricité, la baisse des salaires, les risques de bombardements rebelles et les difficultés à survivre au quotidien.

ulyces-syriandeadlands-02

Une femme se tient dans les décombres de sa maison

Un an après, tout a changé. Le régime bat en retraite. Il a perdu la province de Idleb, dans le nord. Les forces djihadistes, soutenues par la Turquie, ont encerclé l’entrepôt commercial vital et le centre cosmopolite d’Alep. Le joyau du désert, la cité antique de Palmyre, à la fois romaine et arabe, est aux mains des miliciens de Daesh qui ont torturé puis décapité un spécialiste de l’Antiquité de 82 ans et détruisent les monuments antiques les uns après les autres. Les hommes jeunes s’enfuient pour éviter d’être enrôlé d’un côté ou de l’autre d’une guerre qui semble sans but et sans fin. Les quelques hommes qui sont restés sont les fils uniques de leurs familles : ils n’ont pas de frère et sont donc protégés par la loi syrienne qui associe la mort d’un fils unique à l’extinction de la famille. Comme lors de la Première Guerre mondiale, cela entraîne une augmentation du nombre de femmes qui subviennent aux besoins de leurs familles par tous les moyens. L’inflation se situe autour de 40 %. Les territoires occupés par les opposants au régime sont estimés à 65 % par les Nations Unies et à 83 % par le Jane’s Intelligence Review. L’ONU considère qu’une fourchette de 60 à 80 % de la population qui n’a pas quitté le pays vit désormais dans les zones contrôlées par le gouvernement. Selon l’entreprise chargée de collecter les déchets à Damas, l’immigration venue des zones détenues par les rebelles a multiplié par cinq la population de la ville, qui est passée d’environ deux millions d’habitants avant la guerre à dix millions aujourd’hui. Elizabeth Hoff, directrice de l’Organisation mondiale de la Santé en Syrie explique : « Dans les hôpitaux de Damas, neuf personnes sur dix ne viennent pas de la ville. Elles viennent de Racca et d’ailleurs. » Racca est aujourd’hui aux mains de Daesh. Les partisans du soulèvement à ses débuts en 2011 imaginaient une rapide défaite du dictateur, à l’image des événements de Tunisie, d’Égypte et de Libye. Un de mes amis syriens, qui vit désormais en exil, m’a raconté qu’avant de se retirer de Damas en octobre 2011, l’ambassadeur américain avait tenté de le recruter pour faire partie du gouvernement qui, selon lui, aurait aussitôt remplacé celui d’Assad. Quand Eric Chevallier, l’ambassadeur français en Syrie, a quitté Damas le 6 mars 2012, tout juste un an après le début de la guerre, il a expliqué à ses amis qu’il reviendrait lorsque le gouvernement post-Assad serait en place, « d’ici deux mois ». Depuis, Assad est toujours au pouvoir et le nombre de morts a grimpé jusqu’à au moins 320 000. Sur la totalité des 22 millions d’habitants avant la guerre, plus de quatre millions de personnes ont fui la Syrie et près de 7,6 millions ont été déplacées à l’intérieur du pays. Les voisins de la Syrie sont submergés : des centaines de milliers de Syriens essayent désormais de trouver refuge en Europe, apportant avec eux le plus grand défi de l’histoire de l’Union européenne. Le gouvernement en attente, que Ford et les autres diplomates occidentaux avaient rêvé d’installer à Damas, s’est effondré entre les querelles internes et le manque de défenseurs engagés.

ulyces-syriandeadlands-03

Le square Saadallah Al-Jabiri
Après des attentats à Alep

Les seules forces qui affrontent le régime de Assad avec succès sont les combattants sunnites engagés dans le djihad, qui détruisent toutes les merveilles de la Syrie : les mosaïques issues de différents cultes et communautés ethniques – chrétiennes, druses, turkmènes, yézidies, kurdes, mais aussi alaouites et sunnites –, le patrimoine de monuments antiques, les manuscrits anciens et les tablettes sumériennes, les infrastructures sociales et industrielles, et la tolérance des coutumes différentes. « Le pire, ce n’est pas la violence », commente Armash Nalbandian, évêque de l’Église arménienne orthodoxe de Syrie. « C’est cette nouvelle forme de haine. »

L’éclatement

Cette guerre entre maintenant dans sa cinquième année. Elle a touché la quasi-totalité de la société syrienne d’avant guerre : tout le monde se demande, d’une façon ou d’une autre, comment on a pu en arriver là, et où cela va-t-il nous mener. Pourquoi cette brutalité de tous côtés, dans ce qui est devenu une lutte obscure pour l’oppression et la survie ? Pourquoi, en 2011, le régime a-t-il ouvert le feu sur des manifestants qui ne tiraient pas sur le gouvernement ? Et pourquoi la rébellion en est-elle venue à compter sur un conflit armé dans lequel le régime prendrait le dessus ? Les Nations Unies ont soutenu l’opposition dès le début. Le 24 octobre 2011, le Guardian écrivait : « La semaine dernière, le vice-président américain, Joe Biden a déclenché une vague de spéculations en déclarant que le schéma militaire utilisé en Libye (l’armée de l’air des États-Unis venue en aide aux rebelles au sol et appuyée par les forces spéciales françaises et britanniques) pourrait servir ailleurs. »

L’usage de la force par le gouvernement et l’essor des groupes armés ont rendu les manifestations publiques impossibles.

Cela ne s’est pas produit, malgré les camps d’entraînement pour les rebelles de la CIA en Jordanie et en Turquie, les armes fournies par la Turquie, le Qatar et l’Arabie saoudite, et l’ouverture des frontières turques aux djihadistes du monde entier pour ravager la Syrie. Les prédictions occidentales quant à la chute rapide du régime n’ont toutefois pas tardé à s’avérer fausses. Les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France, l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie et Israël se sont accordés pour dire que l’alliance stratégique de l’Iran avec Assad nuisait à tous leurs intérêts. Ces puissances voyaient l’Iran expansionniste utiliser à son avantage les chiites du Bahreïn, du Yémen et du Liban, ainsi qui la minorité alaouite en Syrie, alliée de longue date aux chiites. Ils ont donc cherché à faire de l’ombre au « croissant chiite » sur les champs de bataille syriens. Au lieu d’éliminer l’influence iranienne en Syrie, ils l’ont multipliée. L’armée syrienne, autrefois force indépendante et séculière qui s’adressait à l’Iran et au Hezbollah pour avoir des hommes et des armes, se repose désormais sur l’Iran pour déterminer une stratégie dans cette guerre de survie qui, si le régime l’emporte, donnera aux Iraniens une meilleure position que celle dont ils jouissaient avant la guerre. Les décisions militaires les plus importantes proviennent du général iranien Qasem Soleimani, ingénieux commandant de la Force Al-Qods, un groupe d’intervention d’élite, au lieu de venir d’officiers syriens discrédités. À Alep, les habitants parlent d’un officier iranien du nom de Jawad, qui guiderait la milice chiite venant d’Iran, d’Iraq, du Liban et d’Afghanistan pour combattre les djihadistes sunnites qui ont déjà pratiquement encerclé la ville. « La plupart des gens ont l’impression de vivre sous occupation iranienne », m’explique un homme d’affaires sunnite, qui exprime ainsi la perception générale des zones sous contrôle du gouvernement. Un commerçant sunnite de la vieille ville de Damas désigne un milicien barbu à un poste de contrôle situé près de son magasin, et se plaint que les chiites qui viennent de l’extérieur de la Syrie prennent le contrôle de son quartier. Cette inquiétude ne concerne pas que les sunnites. « J’envisage de partir », me confie un ami de Damas. « Je suis alaouite et je suis laïque, mais je n’aime pas l’islamisation apportée par le Hezbollah. »

ulyces-syriandeadlands-04

Bombardements à Alep en 2014

La montée de l’influence iranienne sur le gouvernement syrien oppose deux idéologies théocrates : celle de feu l’ayatollah Khomeini, Velayat-e faqih ou « conservateurs de la jurisprudence » contre le fondamentalisme wahhabite inspiré de l’Arabie saoudite, adopté par Daesh et par le groupe Jabhat al-Nosra, soutenu par la Turquie et affilié à al-Qaïda. Cela a mené de nombreux Syriens qui n’adhérent aux idéologies ni du fondamentalisme sunnite, ni du fondamentalisme chiite à se réjouir de l’engagement militaire russe. Ces dernières semaines, la Russie a promis de continuer à soutenir les forces de Assad. Beaucoup de Syriens l’accueillent moins pour combattre Daesh et ses rivaux djihadistes du même acabit qu’en guise de contrepoids aux Iraniens et leurs clients du Hezbollah, des milices irakiennes et des Hazaras chiites d’Afghanistan. L’Occident et ses alliés dans la région subissent les conséquences inattendues de leurs politiques, tout comme les Ottomans qui avaient déclaré la guerre aux Alliés en 1914. À l’époque, la Turquie voulait reprendre l’Égypte aux Britanniques et étendre son empire aux territoires musulmans et turcophones de l’Empire russe. Dire que c’est le triumvirat des Jeunes-Turcs qui orientait les politiques du Sultan Mehmed V est un euphémisme historique : au lieu d’atteindre leur objectif, ils perdirent tout l’empire extérieur à l’Anatolie, se couvrirent de déshonneur pour toujours en exterminant la population arménienne et subirent l’humiliation de voir Istanbul, leur capitale, occupée par les Alliés. Le Sultan Mehmed V décréta un djihad contre la Grande-Bretagne que presque tous les musulmans ignorèrent, tout comme les appels au djihad lancés depuis 2011 contre l’usurpateur alaouite Bachar el-Assad ont échoué à réveiller les masses sunnites des centres de populations syriens de Damas et d’Alep. Assad a commis une grave erreur le jour où il a autorisé ses services de sécurité à tirer sur des manifestants non-armés, en croyant que, comme par le passé, la peur les renverrait chez eux. Mais ils ne sont pas rentrés chez eux. Ils sont entrés en guerre.

ulyces-syriandeadlands-05

Elia Samman
Crédits : M6

En 2011, Elia Samman, membre de la branche récemment autorisée du Parti social-nationaliste syrien (PSNS) qui aspire à l’unité de tous les États de la Grande Syrie, avait participé aux premières manifestations contre le régime. En un mois, il a décelé un changement significatif dans les premiers rassemblements dans la ville de Deraa, dans le désert du sud : “« Le 18 avril, lors des manifestations à Homs, la plus grande banderole disait : “Non à l’Iran. Non au Hezbollah. Il nous faut un chef musulman qui ressente la présence de Dieu”. » « Un chef musulman qui ressente la présence de Dieu » était un code pour demander un musulman sunnite pour gouverner la Syrie, dont la population compte 70 % de sunnites, à la place d’Assad. À l’époque, l’Iran et le Hezbollah ne préoccupaient pas la plupart des dissidents, qui considéraient les alliances d’Assad avec les deux puissances chiites comme moins importantes que leurs demandes d’élections honnêtes, de démocratie multipartite, de liberté de la presse, d’un pouvoir judiciaire indépendant et de la fin d’une élite corrompue qui handicapait l’économie. Samman se souvient : « Quelques mois plus tard, on voyait les gens distribuer des armes sous prétexte de “protéger les manifestants”. Quand la violence est devenue réelle, nous avons dit à nos membres de ne plus participer. » En un an, l’usage de la force par le gouvernement et l’essor de groupes armés dans l’opposition ont rendu les manifestations publiques à la fois impossibles et hors de propos. Les djihadistes se sont appropriés la rhétorique de l’opposition et les démocrates ne trouvaient leur place d’aucun côté des barricades. La population de la Syrie s’est déversée au quatre coins du monde.

« Mon Peuple est mort »

Les dirigeants européens, qui se sont opposés, vague après vague, à l’accueil des réfugiés syriens, jusqu’à ce que l’embarras généré par la photographie d’un enfant kurde syrien mort noyé les force à agir début septembre, discutent toujours d’une solution diplomatique qui nécessiterait l’accord des États-Unis, de la Russie, de l’Iran, de l’Arabie saoudite, du Qatar et de la Turquie. L’opposition syrienne, les directeurs des renseignements syriens, les diplomates russes et américains et les princes saoudiens n’ont fait que se renvoyer les responsabilités. La situation rappelle le prétendu « processus de paix » qui échoue à débloquer l’impasse israélo-palestinienne depuis vingt ans. Un haut fonctionnaire syrien, qui m’a demandé de taire son nom, m’a confié : « Nous sommes au seuil d’une action conjointe russe et américaine pour que l’ONU rassemble l’opposition et le gouvernement syriens dans un effort collectif contre le terrorisme. » C’est une rêverie optimiste, étant donné que les États-Unis ne coordonneront aucune de leurs politiques avec le régime d’Assad pour combattre Daesh. Ni les États-Unis, ni la Russie n’ont changé de position vis-à-vis de Bachar el-Assad. Les Russes insistent pour qu’il reste et les Américains exigent qu’il parte. Ils parlent de négociations, ce que les victoires de Daesh en Syrie et en Irak ont rendu encore plus urgent, mais ne négocient pas. À la place, ils soutiennent les efforts des combattants pour s’entre-tuer et de nouveaux Syriens rejoignent les rangs des réfugiés. Un membre éminent de l’opposition syrienne en exil m’a raconté qu’il avait expliqué à Sergueï Lavrov, le ministre russe des Affaires étrangères, que, pour que l’opposition combatte le terrorisme avec l’armée syrienne, « il faudrait restructurer l’armée ». Lorsque j’ai répondu qu’Assad n’accepterait jamais de restructurer l’armée, l’opposant a reconnu :  « C’est vrai. C’est pour cela que la guerre ne cessera jamais. »

ulyces-syriandeadlands-06

Un pays dévasté par la guerre

La Turquie, qui est probablement l’influence régionale la plus importante en Syrie, se sert de la guerre déclarée contre Daesh comme d’un écran de fumée pour attaquer les Kurdes, à ce jour les combattants les plus efficaces de Syrie, d’Irak et même de Turquie contre Daesh. Le président égyptien, Abdel Fattah al-Sissi, a soudain décidé de s’allier à Assad contre le même genre de fondamentalistes qu’il a renversés et emprisonnés dans son pays. Assad et lui partagent désormais ce qu’Assad appelle une « vision commune » sur les problèmes de sécurité. Le conflit syrien est une mêlée générale où tout le monde poursuit ses propres intérêts au détriment du peuple syrien lui-même. À la fin de Seferberlik en 1918, la France et la Grande-Bretagne occupèrent la Syrie et la divisèrent en mini-États qui ne parvinrent jamais à s’occuper de leur population. Personne ne sait où mène cette guerre ni ce que les enfants d’aujourd’hui pourront bien transmettre à la prochaine génération. Il y a cent ans, le poète Khalil Gibran observait le conflit depuis son exil à Boston, c’est à ce moment qu’il écrivit « Mon Peuple est mort » :

Mon peuple et ton peuple, mon Frère Syrien, sont morts… Que pourrions-nous faire pour ceux qui agonisent encore ? Nos Lamentations n’apaiseront point leur Faim et nos larmes ne sauront étancher Leur soif ; que pourrions-nous faire pour Les sauver des poings de fer de La Faim ?

Le dernier « Rapport de la Commission d’enquête internationale sur la République arabe syrienne » des Nations Unies dresse un portrait déprimant des tourments inimaginables que le gouvernement et l’opposition font subir à la population. Le régime largue des bombes baril sur Alep et les rebelles répondent avec des bonbonnes de gaz, d’explosifs et d’éclats d’obus. Daesh décrète que les femmes yézidies sont des esclaves qu’on peut vendre et acheter pour les violer et les brutaliser. Les services de sécurité du régime pratiquent la torturent à échelle industrielle. Les deux côtés assiègent des villages et commettent des massacres. Le rapport de l’ONU contient 44 pages de crimes de guerre horribles qui devraient suffire aux puissances extérieures à changer d’avis et mettre un terme à cette guerre. Qu’est-ce qu’ils attendent ? – Le 24 septembre 2015

~

ulyces-syriandeadlands-couv

Saria Zilan, 18 ans
Soldat des YPJ
Crédits : Newsha Tavakolian

« Cela fait un an et quatre mois que j’ai rejoint les YPJ, raconte Zilan à Tavakolian. Quand j’ai vu une femme que je connaissais à la télévision après que Daesh lui a coupé la tête, je suis allée à son enterrement le lendemain, à Amuda. J’ai vu sa mère sangloter comme une folle. C’est là que je me suis jurée que je vengerais sa mort. J’ai rejoint les YPJ le lendemain. Par le passé, les femmes ont joué différents rôles dans la société, mais tous ces rôles leur ont été enlevés. Nous sommes ici maintenant pour reprendre le rôle des femmes dans la société. J’ai grandi dans un pays où je n’avais pas le droit de parler ma langue maternelle, le kurde. Je n’avais pas le droit de porter un prénom kurde. Tous les activistes pro-kurde étaient arrêtés et jetés en prison. Mais depuis la révolution de Rojava, nous étions en train de reprendre nos droits. Avant, nous n’avions pas le droit de parler notre langue et maintenant Daesh veut nous effacer de la surface de la Terre. J’ai combattu Daesh à Serikani. J’ai capturé l’un d’entre eux et je voulais le tuer, mais mes camarades ne m’ont pas laissée faire. Il a passé son temps à fixer le sol. Il refusait de me regarder, car, m’a-t-il dit, sa religion lui interdisait de regarder une femme.  J’ai beaucoup changé. Ma façon de voir le monde a changé depuis que j’ai rejoint les YPJ. Peut-être qu’il y a des gens qui se demandent pourquoi nous faisons cela. Mais quand ils nous connaîtrons mieux, ils comprendront. »


Traduit de l’anglais par Claire Mandon d’après l’article « In the Syrian Deadlands », paru dans la New York Review of Books.

Couverture : Homs, après un bombardement en 2012.