À grande hauteur

« Vivre à grande hauteur requérait une attitude d’un genre particulier : soumise, retenue et peut-être même un peu folle. » C’est ce que déclare le protagoniste (qui d’une façon assez visionnaire, est producteur de documentaires télévisuels) du roman de l’écrivain britannique J. G. Ballard I.G.H., paru en 1975 ; une dystopie qui prend place dans un haut immeuble de luxe qui se dresse à l’extérieur du centre de Londres, dont l’architecture rationnelle et les infrastructures tout confort ne suffisent pas à contenir le pourrissement social qui grandit en son sein. Ballard, cartographe auto-proclamé de l’ « espace intérieur », y diagnostiquait les maladies de cette « petite ville verticale », dont les résidents « s’épanouissaient dans le ballet rapide des côtoiements, le manque d’implication dans la relation à l’autre, et l’auto-suffisance totale de vies qui, n’ayant besoin de rien, n’étaient jamais déçues ». Il s’agissait d’une vaste machine « conçue pour servir non pas la collectivité des locataires, mais l’habitant individuel en isolement ». De « l’inattention civile » — l’expression qu’utilise le sociologue Erving Goffman pour désigner la façon dont les gens cohabitent dans des environnements dense en s’appliquant à s’ignorer les uns les autres – dans des proportions incontrôlées.

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Le quartier Pruitt-Igoe dans les années 1960

Ballard, qui vivait dans un petit pavillon d’une banlieue anodine de Shepperton, nourrissait à l’égard de la vie urbaine moderne nombre de préjugés et de suspicions. Mais I.G.H., comme la plupart de la « science-fiction » de Ballard, n’a pas dû demander des prouesses d’imagination. Le héros du roman, alors qu’il visionne un documentaire qui se pencherait « sur la psychologie qui régit la vie dans une communauté de 2 000 âmes cloîtrées dans le ciel », se prend à déclarer : « Alors même que le savoir accumulé durant des décennies portait un regard critique sur la grande hauteur comme modèle viable de structure sociale, les logiques de rapport coût-efficacité dans le logement public et de forte rentabilité du secteur privé ont fait s’élever ces villages verticaux dans le ciel au mépris des véritables besoins de leurs occupants. » Cette conjecture des plus mesurées pourrait avoir été prélevée d’un journal sociologique de l’époque – voire des gros titres. Le vaste quartier d’habitat social Pruitt-Igoe de Minoru Yamasaki, à Saint-Louis dans le Missouri, était progressivement (et spectaculairement) en train d’être détruit. Les habitants de villes comme San Francisco entraient en résistance contre ce qu’ils percevaient comme une occupation physique et psychique de l’âme de la ville par les grands immeubles (comme l’indique un reportage de l’époque, une étude menée auprès d’employés de bureaux du centre-ville « a montré qu’un vaste pourcentage d’entre eux se sentent personnellement oppressés par les immeubles qui les entourent »). Des critiques d’architecture tels qu’Ada Louise Huxtable écrivaient d’une plume rageuse que « peut-être que la caractéristique la plus effroyable des gratte-ciels est leur inhumanité ». Des films comme La Tour infernale dépeignaient les buildings comme l’incarnation de la vanité irresponsable de promoteurs égomaniaques et d’architectes narcissiques (à l’image de Paul Newman dans sa chemise safari, prenant congé de ses subalternes ennuyeux en se retranchant de son bureau dans le boudoir adjacent, où Faye Dunaway l’invite à la rejoindre sur le lit aux draps satinés). On dit que Ballard lui-même avait été inspiré par la Trellick Tower de Londres, la tour de 31 étages d’Erno Goldfinger à Kensington, achevée en 1972 et devenue presque instantanément le symbole de la pathologie sociale urbaine (les immeubles comme la Trellick Tower ou le complexe Alton Estate – inspiré par Le Corbusier – sont rapidement devenus « la toile de fond muette et imposante » du totalitarisme morose du Fahrenheit 451 de Truffaut et d’autres films, d’après le critique Owen Hatherley. Comme dans I.G.H., dans lequel l’architecte même du complexe habite son penthouse, Goldfinger a brièvement logé dans l’immeuble qui précédait la Trellick Tower, la Balfron Tower, « pour attester de ses qualités ».

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La Trellick Tower
Crédits

L’âge des tours de verre

L’année où fut publié le roman de Ballard, j’avais sept ans et je vivais dans la banlieue de Chicago. Lors de nos escapades dans la ville, je contemplais avec fascination, assis à l’arrière de la Monte Carlo familiale, les deux typologies de vie à grande hauteur. Situées aux extrêmes de la géographie et de la démographie, elles étaient grandiosement éloignées de ma carte mentale façonnée par une vie de famille dans un petit pavillon de banlieue, et infiniment mystérieuses. Étalés le long de l’autoroute Dan Ryan Expressway comme un empilement de bunkers, il y avait d’abord les immeubles du projet de logement social Robert Taylor Homes, un mur implacable et austère de 28 tours monstrueuses, aux entrées encagées comme des étages de prison, aux façades d’étendues plates de béton gris, à l’exception de quelques balafres noires laissées par un incendie récent, s’échappant de quelques fenêtres. Dans la ville elle-même, juste à côté du Loop sur les berges de la rivière Chicago, se dressaient les deux structures ressemblant à des silos à grains de la Marina City de Bertrand Goldberg, qui frappaient mon imagination comme étant les incubateurs futuristes de la vie urbaine. Lorsque les tours ont été terminées en 1964, elles n’étaient pas seulement les plus hautes structures de béton du monde, elles étaient aussi ses plus hautes tours résidentielles. Jamais – pas même dans la ville où le gratte-ciel est né – des gens n’avaient vécu dans une telle splendeur aérienne. La forme ronde de Marina City a été dictée pour des questions pratiques de rapport occupation au sol/surface extérieure ; mais aussi par quelque chose de plus profond, selon Goldberg. « Je voulais sortir les gens des boîtes, qui sont vraiment des bidonvilles psychologiques… ces longs couloirs flanqués de portes et de portes qui s’ouvrent anonymement sont inhumains. Chaque personne devrait conserver sa relation au cœur du bâtiment. Cela devrait ressembler à la relation d’une branche avec l’arbre, plutôt qu’à l’alvéole pour la ruche. » Les ensembles de Robert Taylor Homes et Marina City étaient des réponses en béton aux conditions urbaines pressantes de la moitié du XXe siècle : offrir un logement abordable destiné pour une bonne part à la Grande migration des Afro-Américains du sud vers le nord des États-Unis (avec le but spatial, comme le relève Nicholas Lehman dans son livre The Promised Land, « de tenir éloignés autant de migrants que possible du Chicago blanc »). Marina City était, peut-être, le côté pile de la pièce : une tentative d’endiguer la fuite des résidents à hauts revenus de la métropole centrale, une ville dans la ville inspirée de l’unité d’habitation corbusienne dotée de son propre supermarché, de son bowling, et, ce qui avait davantage d’impact sur mon jeune esprit, d’un parking circulaire se tordant parmi les habitants dans la même structure.

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Les tours de Marina City
Crédits : Jeffrey Zeldman

Il semble que le parking à plusieurs étages fut lui aussi source d’une sombre fascination pour Ballard. « L’un des immeubles les plus mystérieux jamais construits », comme il écrivait dans son roman Crash (qui a inspiré le film de 1996). « S’agit-il d’un modèle pour quelque étrange état psychologique, portant une vision au sein de géométrie bizarre ? » La question qu’il pose ensuite pourrait faire référence aussi bien à la vie à grande hauteur qu’à ces parkings : « Quel effet ces bâtiments ont-ils sur nous ? » Pourquoi devrions-nous penser que la vie à grande hauteur a un effet sur nous ? Après tout, on ne mène pas d’études psycho-architecturales détaillées sur les ranchs. La raison première est peut-être la simple nouveauté. « Considérant l’ancienneté de notre espèce, vivre à plus de quelques étages est un phénomène très récent », écrit Robert Gifford dans l’Architectural Science Review. « Cela mène certains à conclure que les grandes hauteurs ne sont pas naturelles, et d’autres répondraient alors que ce qui n’est pas naturel doit être, d’une manière ou d’une autre, néfaste. » Il est facile de trouver des condamnations de facto de la hauteur, comme celle de Christopher Alexander dans son essai sur l’architecture A Pattern Language : « Dans n’importe quelle zone urbaine, peu importe sa densité, il convient de conserver une majorité d’immeubles de quatre étages ou moins. Certains bâtiments peuvent excéder cette limite, mais ils ne doivent pas être voués à servir d’habitations. » Alexander, s’égarant sur les mêmes terres que Ballard, nous met en garde : « Plus les gens vivent loin du sol, plus ils sont enclins à souffrir de troubles mentaux. »

Le monde entier a vu proliférer les très grands immeubles résidentiels.

Il semble y avoir un sentiment mêlé d’émerveillement et de malaise persistant à l’idée de « vivre dans les cieux », marqué par la tour de Babel. Il est facile de regarder les images du photographe Michael Wolf dans son livre The Transparent City et de ne voir rien d’autre que déshumanisation, d’immenses structures emprisonnant de petites silhouettes tout droit sorties d’une toile de Hopper, menant une existence de solitude collective, placées toutes ensembles dans des fenêtres séparées devant nos yeux comme dans les séquences en split-screen d’un film d’Altman, sans jamais se rencontrer. Dans La Grève, d’Ayn Rand, le personnage de Dagny Taggart, assise dans son bureau Roark en hauteur, contemple les autres buildings lointains, se demandant depuis lequel d’entre eux son prince charmant pourrait être en train de l’observer en retour. « Juste savoir que tu me vois, même si je ne dois jamais te revoir. » Les notions de public et de privé, de distance et d’intimité sont brouillées à l’âge des grandes tours de verre.

La prolifération

Peut-être y a-t-il quelque chose dans la hauteur elle-même, au-delà du brouillard. Comme l’un des auteurs de l’ouvrage collectif de 1977 Human Response to Tall Buildings le dit : « De quelle façon la séparation visuelle peut être liée au sentiment de séparation psychologique, nous ne pouvons pas le dire pour le moment. » Mais il cite le psychologue environnemental Edward T. Hall : « À la distance où les gens ressemblent à des fourmis, le contact avec eux en tant qu’êtres humains disparaît rapidement. » On pense à l’infâme Harry Lime dans Le Troisième homme, qui, dans une grande roue au-dessus de Vienne, regarde en bas et demande à Holly Martins, avec un froid mépris : « Ressentiriez-vous vraiment la moindre pitié si l’un de ces points s’arrêtaient de bouger pour toujours ? » Inversement, les gens vivant dans de grands immeubles tendent à parler – ce n’est peut-être pas une surprise, considérant le fait qu’ils ont choisi d’y vivre – des vertus ennoblissantes de la hauteur. Les premiers résidents du John Hancock Center à Chicago (les plus élevés de l’époque, devant ceux de Marina City) décrivaient la sensation « d’être à la campagne », ou dans la « cinquième dimension ». Le directeur d’une agence de publicité s’émerveillait de pouvoir passer plus de temps avec sa femme et ses enfants maintenant qu’il lui suffisait de descendre au 27e étage pour aller travailler. Dans un témoignage, un résident « qui avait quitté sa maison de banlieue pour s’installer dans la tour, avait commencé à s’intéresser à la nature après son emménagement en ville. Grâce à sa vue imprenable sur le lac et le ciel, il pouvait regarder le soleil s’élever au-dessus de l’eau, les étoiles et la Lune peupler le ciel, et la migration annuelle des oiseaux. »

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Le John Hancock Center de Chicago
Crédits : Joe Ravi

Comment marier cela avec un corpus de recherche qui semble conclure que la plupart des gens trouvent la vie à grande hauteur moins satisfaisante que la vie à basse altitude ; que les immeubles à grande hauteur semblent engendrer davantage de criminalité que leurs homologues situés plus bas ; que les jeunes enfants semblent se développer (en lisant et selon d’autres critères) moins rapidement plus ils vivent en hauteur ; que les grands immeubles pourraient même inviter au suicide ? Une forme architecturale peut-elle vraiment faire cela ? L’architecture n’est jamais qu’un récipient pour des relations sociales. C’est pourquoi la sociologie des grandes hauteurs est troublée par d’autres facteurs – qui sont les personnes qui vivent en hauteur, et sous quelles conditions ? Le quartier Pruitt-Igoe est devenu synonyme des problèmes posés par le logement en hauteur, il était dit qu’il avait sonné le glas de la planification sociale et de l’architecture modernes tout à la fois. Le regard qu’on a porté sur lui par la suite a été plus nuancé. Dans le documentaire de Chad Friedrich, The Pruitt-Igoe Myth, les résidents se rappellent avec tendresse les « penthouses du pauvre » dans lesquels ils avaient emménagé. Ils se rappellent s’être sentis en sécurité, entourés par d’autres résidents. Mais bientôt, les ascenseurs sont tombés en panne, les actes de vandalisme ont commencé, des intrus zonaient dans les cages d’escalier. Cette dégradation était-elle inhérente à la forme de l’endroit ? La philosophe de l’architecture et de l’urbanisme Jane Jacobs disait de ces grands immeubles qu’ils étaient des « rues empilées dans le ciel », mais sans être aussi visibles que le sont les rues, manquant ainsi « des inhibitions qu’induisent les rues, qui abritent des regards ». Curieusement, la tour Trellick, tout aussi décriée – et qui fut à l’époque un symbole aussi négatif que Pruitt-Igoe –, a connu un retournement remarquable : elle fait maintenant partie du patrimoine national et représente un endroit de plus en plus attirant où vivre. Ce tournant majeur est apparu au début des années 1990 avec la formation d’une association des résidents et la mise en place d’une réception (cela allait de soi pour Jacobs, mais qui n’était pas vu d’un bon œil par le Greater London Council). Loin d’être isolée, la Trellick semble aujourd’hui plus vivante que jamais. L’un de ses résidents fait un pont curieux entre la communauté et la hauteur : « Londres s’étend à nos pieds dans toutes les directions, aussi loin qu’il est possible de voir. Alors nous avons peut-être besoin de savoir que nous ne sommes pas seuls là-haut. » La majeure partie de la recherche sur les problèmes inhérents à la vie dans un immeuble à grande hauteur est en réalité, ainsi que le formule la sociologue Gerda Wekerle, de la recherche sur « les problèmes créés par la concentration de familles à problèmes dans des logements stigmatisés par le reste de la société ». D’autres études se sont penchées sur les populations d’endroits comme les dortoirs, qui sont eux-mêmes peu représentatifs. Les hauteurs sont constamment biaisées par les extrêmes sociaux. Comme le dit Wekerle, « Pruitt-Igoe n’est pas plus représentatif que le John Hancock Center de la vie à grande hauteur ». Intervient le contexte. Dans des endroits comme Singapour ou Hong Kong, la vie dans de grands immeubles est non seulement la norme, mais elle est considérée comme socialement prestigieuse. Un ami qui a grandi au 19e étage d’un immeuble de l’Upper East Side à New York (et qui, de façon amusante, est devenu critique d’architecture) ne trouve rien de bizarre, rétrospectivement, à son éducation. Beaucoup de ses amis, après tout, vivaient dans des circonstances similaires, voire dans le même immeuble. Pourquoi aurait-on besoin d’une pelouse privée, avance-t-il, quand Central Park est à cinq minutes à pieds ? Quand à la hauteur, il écrit : « Je ne pense pas que cela ait eu de l’effet d’une façon ou d’une autre, peut-être parce que tant d’immeubles voisins faisaient environ la même hauteur, il n’y a donc pas de sentiment de vertige. » De nos jours évidemment, le 19e étage peut commencer à sembler assez bas. Le monde entier a vu proliférer les très grands immeubles résidentiels. Rien qu’à New York, ils vont de la tour du 8 Spruce Street de 76 étages, réalisée par Frank Gehry, au One57 de Christian de Portzamparc et ses 300 mètres de haut, en passant par le 432 Park Avenue de Rafael Viñoly (près de 420 mètres) et la future Steinway Tower de SHoP Architects, qui s’élèvera à 438 mètres une fois terminée et deviendra le plus haut immeuble d’habitations de l’hémisphère occidental. Les unités de ses structures à « vue d’avion » seront probablement davantage des pieds-à-terre pour les 1 % les plus riches que des logements ouverts à tous horizons démographiques. Mais partout dans le monde, une tendance claire se dégage. En 2012, on estimait que 41 des 100 plus hauts buildings du monde abritaient des bureaux ; une décennie plus tôt, ils représentaient le double.

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Concept de la Steinway Tower
Crédits : SHoP Architects/LPC

Psychologie des super-hauteurs

Au début des années 1970, Fazlur Kahn, l’ingénieur en structure derrière la tour Sears (rebaptisée Willis) et le John Hancock Building, déclarait : « Aujourd’hui, sans rencontrer de véritable problème, nous pourrions bâtir un immeuble de 150 étages. Si nous finirons par le faire et comment la ville sera à même de le gérer ne sont pas des questions d’ingénierie, mais des questions sociales. » Quelques décennies plus tard, Mark Lavery, ingénieur pour BuroHappold à Dubaï, a été interrogé lors d’une conférence sur les immeubles à grande hauteur : « Quel est l’avis du groupe sur la psychologie environnementale en rapport avec les grands immeubles ? » Dans sa réponse, Lavery a évoqué l’esprit de Kahn, disant que la réaction humaine était vraiment « la question la plus essentielle posée au futur des immeubles super-grands », et que nous sommes peut-être « l’unique véritable frontière en terme de hauteur ». Un immeuble super-grand, comme me l’a expliqué Lavery, s’accompagne d’un ensemble spécifique de circonstances d’ingénierie. Mises à part les différences évidentes en termes de charges sismiques et du vent, il y a l’idée que davantage de services doivent être distribuées le long du nœud central. Des choses que nous tenons tous pour acquises – comme de solides réseaux téléphoniques – sont mises à l’épreuve par la hauteur. Les ascenseurs, pour le moment, ont atteint leur limite : comme ils reposent encore sur un système de câbles, les boîtiers nécessaires sont simplement devenus trop gros. Il y a donc des systèmes d’ascenseurs « locaux » et « express », dans lesquels les usagers peuvent avoir à changer de voiture deux ou trois fois (chaque transfert amoindrissant sa satisfaction) simplement pour rentrer chez eux ou sortir. La vitesse des ascenseurs s’est accrue jsuqu’à environ 15 mètres par seconde, même si Lavery pense qu’elle est en réalité plus basse. L’inconfort du voyageur survient à près de 10 mètres par seconde, et chaque augmentation même minime de la vitesse implique selon lui des coûts énormes.

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The Transparent City
Crédits : Michael Wolf

Lors de la conférence du Council on Tall Buildings and Urban Habitat (Conseil sur les grands immeubles et l’habitat urbain, CTBUH) de 2012, un promoteur immobilier a remarqué que dans la Shanghai Tower, les ascenseurs vont à 18 mètres par seconde (en comparaison, lorsque Elisha Otis a dévoilé son premier ascenseur en 1857, cette forme nouvelle et excitante de transport vertical couvrait 12 mètres par minute). Mais ainsi que le promoteur l’a noté, d’autres choses se produisent à une telle vitesse : « On perd environ 4 % de la pression atmosphérique en parcourant 300 mètres dans l’immeuble. Vos oreilles vont émettre des pops et il y aura sans aucun doute moins d’air arrivé au bout du trajet que lorsque vous avez commencé à monter. » Le confort en ascenseur n’est que l’une des façons grâce à laquelle l’ingénierie doit améliorer l’expérience psychologique liée au fait d’habiter dans de grands immeubles. Plus le building s’élève et plus les effets du vent se font sentir ; tandis qu’ils sont amoindris par un certain nombre de techniques modératrices ou de changements architecturaux apportés la silhouette de l’édifice, le facteur humain reste indéniablement le plus critique. La tolérance humaine aux constructions battues par le vent a été examinée par un nombre incalculable de tests de soufflerie (une vieille expérience faisait vibrer subrepticement le bureau d’un ophtalmologue sans en informer ses visiteurs), et dont les paramètres acceptables sont détaillés dans l’ISO (Organisation internationale de normalisation) 6897, ou « Guide de l’évaluation de la réaction des occupants de structures fixes, particulièrement les immeubles et les structures off-shore, jusqu’au mouvement horizontal à basse fréquence ». Les études examinant des phénomènes tels que « les mouvements aléatoires à bande étroite et basse fréquence » ont découvert que les êtres humains semblent particulièrement sensibles à certains rythmes (« dont les fréquences les plus provocatrices sont 0,25 Hz et 0,50 Hz »). Le seuil individuel varie – ce qui rend malade une personne peut en bercer une autre – et l’exposition est la clé : les employés de bureau qui passent moins de temps dans les grands immeubles semblent tolérer davantage le mouvement que les résidents. Les gens qui marchent font moins l’expérience de la sensation de mouvement que ceux qui se tiennent debout, en raison, selon une étude, « du mouvement additionnel qui masque la sensation de vibration ». Souvent, les gens semblent regarder par les fenêtres lorsqu’ils ressentent la vibration, en raison « d’un mouvement involontaire du corps pour générer une parallaxe visuelle en se concentrant sur un objet lointain mis en rapport avec un objet du champ rapproché de référence, comme le cadre d’une fenêtre ».

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Jungle de verre et d’acier
Crédits : Michael Wolf

La présence de vents forts signifie que les résidences dans les grands immeubles ne sont pas pourvues, généralement, de balcons ou de fenêtres utilisables. Le confinement est l’une des marques particulières de la vie à très grande hauteur. « J’ai connu des constructions pour lesquelles ils n’ont pas pris ce fait en compte et ont construits des buildings de 500 mètres de haut pourvus de balcons », raconte Mark Lavery. « Ils ont dû installer des systèmes d’alarme avec fermeture automatique des portes pour empêcher les gens de les ouvrir les jours de grand vent. » Et tandis que les étages élevés sont plus prisés – plus belle vue, moins de bruit –, il y a une limite à cela d’après Lavery, au-delà de laquelle la vue ne s’améliore plus avec la hauteur, et aurait même tendance à empirer. « Avec le temps, la vue peut être en quelque sorte déformée, vous commencez à perdre tout lien avec elle. Elle n’a plus l’air réelle. » Certains se demandent quels effets psychologiques pourrait avoir cette vie terrienne dans les cieux. Comme le critique d’architecture Joseph Giovanni l’a observé : « Vivre au 60e étage est différent. Il n’y a pas de sons terrestres, aucun détail proche au-dehors, pas même des arbres – juste cette vue immense et le vide. » Les astronautes de la capsule spatiale de la NASA Discovery, à qui on a demandé de dessiner des cubes en trois dimensions, les ont dessinés avec des dimensions verticales plus courtes en étant dans l’espace en gravité zéro. Vivre dans le ciel influencerait-il subtilement notre perspective de l’espace, de la distance et de la hauteur ? Des études ont montré que des enfants, âgés de 25 mois, peuvent transmettre l’information glanées à partir de vues aériennes pour s’orienter au sol ; à 21 mois en revanche, ils n’en sont pas capables. Les enfants vivant dans des maisons dotées de vues aériennes se débrouilleraient-ils mieux ? Nous savons, par exemple, que les gens qui ont peur des hauteurs – ou même ceux à qui l’on montre simplement des images de gens qui tombent – surestiment les hauteurs réelles. Les personnes acrophiles font-elle l’expérience de l’effet opposé ? Les amoureux des grandes hauteurs se sentent-ils plus proches de la terre qu’ils ne le sont en réalité ? A-t-on l’impression d’avoir un plus grand appartement plus celui-ci est situé en hauteur ? Et est-ce que cela a à voir avec la psychologie visuelle ou la psychologie sociale – cette idée de vivre au-dessus du commun des mortels ? Inversement, comme se le demande Robert Gifford : « Les gens vivant dans les bas étages ressentent-ils les nombreux étages au-dessus d’eux comme un poids écrasant ? » Pour le moment, nous devons nous reposer en bonne part sur des anecdotes. « Je dispose d’un espace immense », a déclaré l’un des résidents de la tour new-yorkaise de Gehry, haute de 365 mètres. « Pas la superficie de mon modeste studio, mais l’espace tout autour. »


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « The Psychology of Skyscrapers », paru dans l’ouvrage collectif The Future of the Skyscraper: SOM Thinker Series, édité par Philip Nobel. Couverture : Un appartement de la Burj Khalifa, à Dubaï.