La tension

L’écrivain David Foster Wallace s’est suicidé le 12 septembre 2008. Sa femme, Karen Green, l’a retrouvé chez eux, pendu sur le patio de leur maison de Claremont, en Californie. Depuis de nombreux mois, Wallace était aux prises avec une dépression aiguë. Sa maladie avait d’abord été diagnostiquée lorsqu’il était en licence au Amherst College, au début des années 1980. Par la suite, il avait pris un traitement pour en maîtriser les symptômes. Durant cette période, il a écrit deux longs romans, trois recueils de nouvelles, deux livres d’essais et d’articles de journalisme, ainsi que Tout et plus encore, sur l’infini. La dépression revenait souvent dans ses écrits. Dans « Le Sujet dépressif », une nouvelle sur une jeune femme narcissique et malheureuse, parue dans le recueil de 1999 Brefs entretiens avec des hommes hideux, il écrit : « Le Paxil, le Zoloft, le Prozac, le Tofranil, le Wellbutrin, l’Elavil, le Metrazol en parallèle de traitement par électrochocs unilatéraux (pendant un séjour volontaire de deux semaines dans une clinique régionale de Mood Disorders), le Parnate avec et sans sels de lithium, le Nardil avec et sans Xanax. Aucun de ces médicaments n’avait vraiment soulagé la souffrance et le sentiment d’isolement émotionnel qui faisait de chaque heure de la vie du sujet dépressif un enfer indescriptible. »

Il n’a jamais publié un mot sur sa propre maladie. La mort de Wallace a été suivie par quatre commémorations publiques, par des éloges sur son travail dans les journaux et les magazines américains, et par de multiples hommages sur Internet. Il n’avait que 46 ans lorsqu’il a mis fin à ses jours, ce qui contribue à expliquer la perte ressentie par les lecteurs comme par les critiques. C’est qu’il avait une passion extraordinaire pour la littérature à une époque où elle avait bien besoin de défenseurs. Ses romans étaient bourrés de détails, d’humour, de digressions, de silences et de tristesse. Il dépeignait le monde dans des phrases de deux cents mots où se mêlaient diction formelle et langage de la rue, langage technique et langue courante ; sa prose filait, irrésistible, avec une absence de maîtrise tout à fait maîtrisée qui imitait la pensée elle-même. « Ce qui se passe en nous est tout simplement trop rapide, trop vaste, trop emmêlé pour que les mots puissent faire autre chose qu’effleurer les contours d’une minuscule partie de chaque instant donné », écrivait-il dans Good Old Neon (« Ce bon vieux néon »), une nouvelle de 2001. Les passages improvisés qui ne trouvaient pas leur place dans le récit central étaient renvoyés dans les notes de bas de page et finales, deux procédés qu’il aimait car, comme il l’a un jour expliqué : « C’est presque comme si on avait une deuxième voix dans sa tête. »

ulyces-davidfosterwallace-01

Portrait de l’écrivain
Crédit : Hachette Book Group

La tristesse ressentie à la mort de Wallace venait aussi de la sensation qu’en dépit de tous ses mots, il laissait derrière lui une œuvre inachevée. Wallace, lui, n’a jamais eu l’impression d’avoir atteint l’objectif qu’il s’était fixé. Ce but avait consisté à montrer aux lecteurs comment vivre une vie épanouie et pleine de sens. « La fiction parle de ce qu’être un putain d’être humain veut dire », a-t-il dit à une occasion. Les bons livres devaient aider les lecteurs à « se sentir moins seuls à l’intérieur ». Wallace avait envie d’écrire « une fiction moralement passionnée, passionnément morale », comme il l’a exprimé dans un essai de 1996 sur Dostoïevski, mais cela lui posait un certain nombre de problèmes. En premier lieu, il ne se sentait proche d’aucun style littéraire dominant. Il ne pouvait pas être affilié aux réalistes, car leur approche était « trop familière et anesthésique ». Il se méfiait de tout ce qui tendait à ramollir le lecteur. « Il me semble important de se rappeler que la “familiarité” est, le plus souvent, le fruit d’une médiation ; c’est une illusion », a-t-il expliqué au cours de sa longue interview de 1991 avec Larry McCaffery, professeur d’anglais à San Diego State. Wallace avait peut-être un défaut, néanmoins : son ironie – mais c’était le ton caractéristique de sa génération. Chez Wallace, pourtant, l’ironie pouvait aider à la critique, mais elle ne permettait pas de faire grandir ou de racheter l’individu. Comme il l’a dit à McCaffery : « Écoute, mec, la plupart des gens s’accorderaient pour dire que nous vivons une période sombre, et stupide, mais a-t-on vraiment besoin d’une fiction qui ne fait qu’insister sur l’aspect sombre et stupide de tout ce qui nous entoure ? »

Le projet de Wallace consistait alors à inventer un nouveau langage et à adopter un angle unique. « Je veux écrire des choses qui restructurent le monde et qui fassent vivre des émotions aux gens », écrivait-il à son éditeur Michael Pietsch alors qu’il travaillait sur son second roman, Infinite Jest, qui fut publié par Little Brown en 1996 (L’Infinie comédie en France, aux Éditions de l’Olivier). Il savait que ce genre de proclamations lui donnait l’air d’un illuminé. Dans l’interview avec McCaffery, il déclarait : « Il me semble que la grande distinction entre l’art supérieur et l’art moyen réside dans le fait que dans le premier, l’auteur est presque prêt à mourir pour transporter le lecteur, d’une certaine manière. En ce moment-même, j’ai peur que tout ça ait l’air mièvre quand ce sera imprimé. Et le faire, pas juste d’en parler, exige un type de courage dont je ne suis pas encore doté, semble-t-il. » Ce à quoi il a plus tard ajouté : « En tant qu’auteur, on a besoin d’obtenir l’attention, l’engagement et la contribution des lecteurs à l’œuvre ; tout cela pour eux et non pour soi. » Un des grands plaisirs qu’on éprouve en lisant Wallace consiste à le voir lutter pour donner son dû au lecteur. Son premier roman, La Fonction du balai, publié en 1986, fait le portrait d’une jeune femme qui craint de n’exister qu’en tant que personnage. Le livre suggère qu’il ne faut pas prendre le monde trop au sérieux : la vie est un jeu de l’intellect, et les mots, des pions sur un échiquier. Le problème pour Wallace, comme il l’a formulé après la publication, c’est que La Fonction du balai proposait une certaine analyse tout en tournant en dérision l’idée même d’une solution.

Dans une lettre de 1989 adressée au romancier Jonathan Franzen, un de ses amis, Wallace déclarait avoir l’impression que son roman avait été écrit par « un ado brillant de 14 ans ». Infinite Jest, qui est paru près d’une décennie plus tard, offrait une enquête à grande échelle sur l’Amérique comme terre de l’addiction : addiction à la télévision, aux drogues, à la solitude. Le livre se concentre sur Don Gately, le responsable d’un centre de réinsertion, membre des Alcooliques Anonymes qui, avec bien du mal, parvient à résister à la tentation. « Ce qui était insupportable, c’était ce que son esprit pouvait faire de tout ça », dit le narrateur vers la fin du livre. « Mais il décida de l’ignorer. » À travers l’exemple de Gately, Infinite Jest donnait un conseil déguisé aux lecteurs, mais Wallace n’était pas entièrement satisfait de son livre. Le critique James Wood a suggéré qu’Infinite Jest était représentatif du type de fiction dédiée à « la poursuite de la vitalité, à tout prix ». Parfois, Wallace semblait en penser la même chose. « Je me sens triste et vide, comme à chaque fois que je finis d’écrire un texte long », écrivait-il à Franzen peu de temps avant la publication du livre. « Je ne pense pas que ce soit très bon – un critique a dit d’un extrait publié que c’était fiévreux et insatisfaisant, ce qui est une bonne description de la façon dont je me suis senti alors que je l’écrivais. » Wallace a commencé à douter de ce que tant de lecteurs admiraient dans son œuvre : son style maximaliste et réflexif. Il était connu pour ses récits sans cesse fracturés et pour ses phrases organiques, ornées de notes de bas de pages qui l’étaient tout autant elles-mêmes. À l’origine, c’étaient ces mêmes techniques qui lui avaient permis de reprendre la main sur le langage face à la banalité, tout en donnant à voir les avertissements, les micro-pensées, les moments de conscience de soi et les autres fulgurances de son esprit hyperactif. L’approche de Wallace rappelait au lecteur qu’il lisait un texte construit : c’était à lui de poser la dernière pierre dans l’édification d’un monde moral. Mais, après Infinite Jest, Wallace en est arrivé à penser que sa prose était trop souvent narquoise et par trop aride. Sans pour autant sombrer dans le réalisme, il voulait raconter ses histoires de façon plus directe. ulyces-davidfosterwallace-02-1 Après 1997, Wallace a travaillé sur un troisième roman inachevé – auquel il faisait référence sous le terme de « Long Truc » dans ses messages avec Michael Pietsch. Ses brouillons, trouvés par sa femme dans leur garage après sa mort, contiennent des centaines de milliers de mots. Ils parlent d’un groupe d’employés des impôts de l’Illinois et racontent comment ces derniers gèrent l’ennui de leur travail. Le manuscrit incomplet s’intéresse à la conscience en plein éveil et aux états de concentration profonde. Le livre suggère que, lorsqu’il est bien géré, l’ennui peut se révéler être un antidote à l’addiction de la nation américaine au divertissement. Comme le notait Wallace en 2005 dans son discours d’ouverture de la cérémonie de remise des diplômes du Kenyon College, la vraie liberté « signifie qu’on est suffisamment conscient pour pouvoir décider à quoi faire attention, et choisir comment on retire du sens à partir de ses expériences. Si on est incapable de faire ce genre de choix dans la vie adulte, c’est terminé. »

En 2005, Wallace était convaincu que les contorsions littéraires pour lesquelles il était célèbre étaient devenues un obstacle dans la communication de ce message. Franzen dit de Wallace que « c’était une forme d’écriture débordante qui ne l’intéressait plus, tout simplement ». Dans le roman inachevé, un personnage remarque : « Peut-être que l’ennui est associé à la souffrance psychique, car ce qui est maussade ou opaque ne stimule pas assez pour détourner les gens d’une autre forme de douleur plus profonde, et qui est toujours présente, si ce n’est à fleur de peau, souffrance que la plupart d’entre nous passons presque tout notre temps et dépensons notre énergie à éviter. » Wallace a tenté d’écrire différemment, mais le chemin n’était pas facile. « Je pense qu’il ne voulait pas avoir recours aux vieilles techniques qu’on attendait de lui », m’a confié Karen Green, sa femme. « Mais il ignorait complètement quelles étaient les nouvelles techniques. » Le problème ne se limitait pas à la technique. Le point central restait, pour Wallace, comme il l’a expliqué à McCaffery, de trouver comment donner « un massage cardiaque aux éléments, pour faire revivre ce qui est humain et magique, qui persiste et résonne malgré cette période sombre ». Il ajoutait : « La très bonne fiction peut donner une vision du monde aussi sombre qu’elle le souhaite, mais elle trouvera un moyen de dépeindre le monde et d’illuminer les possibilités qu’on a d’être en vie et humain dans ce monde. »

À la fin des années 1980, les docteurs avaient prescrit du Nardil à Wallace pour sa dépression. Le Nardil, un antidépresseur développé à la fin des années 1950, est un inhibiteur de monoamine oxydase rarement donné sur de longues périodes à cause de ses effets secondaires qui incluent l’hypotension et les gonflements. Le Nardil peut aussi entrer en conflit avec plusieurs aliments. Un jour du printemps de l’année 2007, alors que Wallace avait l’impression d’étouffer à cause du Long Truc, il est allé manger dans un restaurant perse de Claremont, d’où il est revenu malade. Un docteur a conclu que le Nardil devait être responsable. Pendant un temps, Wallace lui aussi a pensé que le médicament interférait avec sa créativité. Il avait peur qu’il bloque ses émotions, empêchant le saut qu’il essayait d’effectuer en tant qu’écrivain. Il a pensé que se débarrasser du voile du Nardil l’aiderait peut-être à sortir de son impasse artistique. Bien sûr, comme il le savait lui-même à l’époque, le médicament n’était peut-être pas en cause : peut-être était-il tout simplement distant, ou peut-être que l’ennui était un sujet trop difficile à traiter. Wallace se demandait si le roman était le bon médium pour ce qu’il voulait exprimer, et il craignait d’avoir perdu la passion nécessaire pour communiquer son message. Cet été-là, Wallace a arrêté les antidépresseurs. Il voulait être sobre comme Don Gately et aussi calme que lui. Wallace voulait terminer son Long Truc avec un esprit sain. Il a commencé cette nouvelle période de sa vie avec ce que Franzen appelle « une forme d’optimisme, et une forme de peur terrible ». Il espérait être devenu quelqu’un d’autre, un autre écrivain. « C’est ce qui a provoqué la tension chez lui », se rappelle Franzen, « et il n’y a pas survécu. »

Les apparences

David Wallace est né à Ithaca, dans l’État de New York, en 1962. Son père, James, avait étudié la philosophie. Lorsque David avait 3 ans, son père accepta un poste à l’université d’Illinois, à Urbana. Sa mère, Sally, était professeure d’anglais. Wallace et sa sœur, Amy, qui avait deux ans de moins que lui, grandirent dans une maison au cœur de laquelle vibrait le langage. Un jour, au cours d’une virée en voiture, quand David avait quatre ans, la famille convint de dire « 3,14159 » (pi) à la place du mot anglais pie (tarte). Lorsqu’il n’y avait pas de mot pour quelque chose, Sally Wallace en inventait un : greebles (des « peluchons ») pour les petites peluches, en particulier celles qu’on ramène sous ses pieds dans un lit ; twanger se référait à une chose dont on ne se souvenait plus du nom.

ulyces-davidfosterwallace-03

David Wallace à 24 ans

Wallace était encouragé par ses parents. « C’était le genre de famille où la mère allait chercher l’Encyclopædia Britannica pour que toute la famille lise ensemble », raconte le romancier Mark Costello, qui était le colocataire de Wallace à Amherst. Quand Wallace avait 12 ans, il reçut le premier prix ex-aequo d’un concours de poésie local. « Est-ce que tu savais que les rats copulent ici ?/Cette poubelle est leur repère favori », avait écrit David à propos d’une crique polluée non loin de là. Il utilisa sa récompense de 50 dollars pour régler les frais du camp de tennis où il allait l’été. C’était un enfant maladroit mais compétitif et un très bon joueur de tennis, étant classé dans la division junior du Midwest. Un été, il donna des cours dans le cadre du programme Urbana Parks. Lorsqu’il faisait une faute, il devait raconter des chapitres de sa vie. Qu’il inventait tous. Sa famille et ses enseignants savaient que David était unique. « Il allait toucher à tout », affirme sa mère. Mais il dut bientôt faire face à des difficultés psychiques et émotionnelles. Au cours de sa dernière année de lycée, il se mit à porter en permanence une serviette pour éponger sa transpiration lors de ses crises d’angoisses, ainsi qu’une raquette de tennis, pour que la serviette passe inaperçue. « Il essayait de cacher ses crises, je pense », dit son père. « Il en avait vraiment honte. »

À cette période, David chercha à intégrer Amherst, où son père avait enseigné, et il fut reçu. Avant de partir pour l’université, il marcha longuement dans les champs de maïs, pour dire au revoir au Midwest. À Amherst, il fut bientôt attiré par les mathématiques et la philosophie. Il aimait « le petit vertige incomparable » que ces deux matières provoquaient en lui, comme il l’a expliqué plus tard à McCaffery : « Ce genre de moment se produisait en démontrant une preuve, voire même avec les algorithmes. Ou quand une solution simple et magnifique à un problème apparaissait tout à coup, alors que la moitié d’un cahier avait été noircie de solutions compliquées. » Wallace devint membre du club de rhétorique et de chant, et fuma beaucoup d’herbe avec ses amis. Un jour, pourtant, vers la fin de sa deuxième année, Costello entra dans leur chambre et trouva Wallace affalé, sa valise grise Samsonite entre les jambes, une casquette des Chicago Bears sur la tête. « Il faut que je rentre à la maison », avait-il dit à Costello. « Il y a quelque chose qui ne va pas chez moi. » Sa famille fut surprise de le voir revenir. « Nous ne l’avons pas harcelé de questions », raconte sa mère. « Nous nous sommes dit que s’il voulait en parler, il en parlerait. » Pendant une brève période, il conduisit un bus scolaire. Il trouva aussi un psychiatre et commença à prendre des antidépresseurs.

À cette période, il attribua sa dépression au fait de ne pas vouloir devenir philosophe, en réalité. « J’ai eu une sorte de crise de la cinquantaine, mais à vingt ans, ce qui ne présage rien de bon sur mon espérance de vie », a-t-il confié plus tard à McCaffery. Il se mit à la fiction. Jusqu’alors, Wallace avait surtout considéré les romans comme un moyen agréable d’obtenir des informations. (Jusqu’à la fin de sa vie, il admirait les romans de Tom Clancy pour le nombre de détails qu’ils contenaient.) Mais il comprit que la fiction était capable d’ordonner l’expérience, tout comme la philosophie, et qu’elle pouvait apporter le même réconfort. À cette période, il écrivit plusieurs nouvelles ; l’une d’entre elles fut publiée : « La planète Trillaphon » parut dans la Amherst Review en 1984. Ce récit autobiographique capture la souffrance intense provoquée par sa dépression :

Je ne suis pas quelqu’un de très léger, mais je vais vous dire comment je vois cette Mauvaise Chose… Imaginez que chaque atome de chaque cellule de votre corps est malade… très malade. Et que chaque proton et chaque neutron de chaque atome est… enflé, souffrant, pâle, faible, sans aucune chance de pouvoir vomir pour se débarrasser de ce mal-être. Chaque électron est malade et tourne sur lui-même jusqu’à perdre l’équilibre, il tourne sans but dans ces orbites de foire aux parois épaisses, où des points jaunes virevoltent dans des gaz toxiques violets, alors que tout est pris dans le vertige et la confusion. Des quarks et des neutrinos hors d’eux-mêmes sautent, malades, dans tous les sens.

Lorsqu’il retourna à l’université, Wallace assista à son premier cours d’écriture et se mit à rédiger de la fiction contemporaine avec entrain. Il était attiré par les postmodernes, dont l’obsession pour les énigmes et les miroirs enchâssés faisait écho à son propre enthousiasme pour les mathématiques et la philosophie. Costello se rappelle : « En troisième année, David et moi étions assis à parler du réalisme magique, je crois qu’on parlait de Cent ans de solitude, et quelqu’un a dit : “Pynchon est bien plus cool.” On a dit : “Qui ça ?” Et il nous a balancé une copie de Lot 49. Pour Dave, c’était comme lorsque Bob Dylan a découvert Woody Guthrie. » Wallace adorait aussi White Noise de Don DeLillo, qui parut lorsqu’il était en dernière année.

ulyces-davidfosterwallace-04

La Fonction du balai, édité chez Penguin Pooks

La même année, Wallace commença à travailler sur son roman La Fonction du balai. Une remarque qu’une ancienne petite copine lui avait faite lui était restée en tête. Remarque qu’il a plus tard confiée à Gerald Howard, l’éditeur du livre : « Elle m’a dit qu’elle préférerait être un personnage dans une œuvre de fiction plutôt qu’une vraie personne. Je me suis demandé où était la différence. » Wallace composa la plus grande partie des cinq cents pages de La Fonction du balai durant le second semestre. Ses dialogues pince-sans-rire venaient de DeLillo, les noms et la paranoïa de ses personnages des romans de Pynchon. Sa protagoniste est Lenore Stonecipher Beadsman, et son petit-ami Rick Vigorous, diplômé d’Amherst et directeur de la maison d’édition Frequent & Vigorous. L’arrière-grand-mère de Beadsman, disciple de Wittgenstein, disparaît mystérieusement de sa maison de retraite. L’atmosphère d’incertitude ontologique qui traverse le livre est la dramatisation par Wallace des idées de Wittgenstein. Mais il y avait dans son écriture un fracas et un sentiment d’urgence qui s’émancipaient de cet ancrage philosophique. Rick Vigorous pense ainsi de l’arrière-grand-mère de Lenore :

Apparemment, c’était une sorte de phénomène à la fac, et elle avait intégré un master à Cambridge… dans tous les cas, elle fit ses études… sous la direction d’un prof cinglé… qui pensait que tout n’était que mots. Vraiment. Si ta voiture ne démarrait pas, c’était probablement un problème linguistique. Si tu étais incapable d’aimer, c’est que tu étais perdu dans le langage. La constipation, c’était d’être bloqué à cause de sédiments linguistiques.

En septembre 1985, Wallace envoya un chapitre du livre à une maison d’édition de San Francisco. Dans la lettre qui accompagnait le manuscrit, il notait avec humilité qu’il avait à peu près le même âge que Bret Easton Ellis et David Leavitt, « dont les ouvrages ont bien marché, en partie à cause de l’intérêt compréhensible des lecteurs pour la fiction récente et originale ». Une nouvelle partenaire de l’agence, Bonnie Nadell, adora l’extrait et fit de Wallace son premier client. Trois mois plus tard, elle vendait le manuscrit à Gerald Howard, de Penguin Books, qui avait commencé une collection de romans contemporains en format poche. Dans une lettre à Howard, Wallace expliquait que La Fonction du balai n’était « pas réaliste, et que ce n’est pas de la métafiction non plus ; si ça doit être quelque chose, c’est une métaréflexion sur la différence entre les deux ». Dans son entretien avec McCaffery, il décrivait le livre comme une autobiographie déguisée, « le récit plein de sensibilité d’un jeune WASP qui vient d’entrer dans un genre de crise de la cinquantaine, qui passe des mathématiques, froides, cérébrales et analytiques, à une vision tout aussi froide et cérébrale de la fiction… à cause de cette crise, son angoisse n’est plus de n’être qu’une calculette humaine à 37,2°C, mais de n’être qu’une construction langagière. »

Le processus d’édition se fit sans accroc. Dans une lettre adressée à Howard, Wallace avait promis qu’il était certes « névrosé et obsessionnel », mais « pas trop intransigeant, ni trop sur la défensive ». Mais ils n’étaient pas d’accord sur la fin à donner au roman. Howard pensait que le texte appelait une forme de résolution ; pas Wallace. Howard l’encouragea à ne pas oublier les « lois physiques de la lecture » ou, comme Wallace interpréta cette expression, « l’ensemble des valeurs des lecteurs, de leurs capacités, leur seuil de tolérance et de patience – à prendre en compte quand on entreprend le dur métier d’écrire pour les autres ». En d’autres termes, un lecteur qui prenait la peine de traverser un roman long comme La Fonction du balai méritait une fin satisfaisante. Wallace n’avait pas encore assez confiance en lui pour faire fi du conseil de Howard ; comme il le lui a écrit, il ne voulait pas que son roman ressemble aux Recherches d’un chien de Kafka, aux travaux d’Ayn Rand, aux écrits de la fin de la vie de Günter Grass, ou à ce que Pynchon avait fait de pire ; en somme, des livres qui n’avaient satisfait que leurs auteurs. Pourtant, quand il essaya d’écrire une conclusion digne de ce nom, « dans laquelle la gériatrie émerge, les révélations révèlent et les choses font sens », tout sonnait faux pour lui. « Je suis jeune, confus et obsédé par certains problèmes qui, pour moi, maintenant, incarnent ce que cela veut dire que d’être humain », a-t-il écrit à Howard. La réalité était pour lui fragmentaire et son livre devait donc l’être, lui aussi.

En fin de compte, il arrêta le roman en plein milieu d’une phrase : « Je suis un homme de ma » Howard fut conquis par la fin de Wallace, et savait que La Fonction du balai était remarquable, « un avant-goût du futur de la fiction américaine ». Pour lui, « ce que Wallace exprimait, ce n’était pas juste un style, mais un sentiment, un sentiment d’exubérance pleine de joie… teinté d’une réflexivité très réflexive ». Le style alors dominant était le minimalisme, porté par des écrivains comme Raymond Carver ou Ann Beattie. Bret Easton Ellis et Jay McInerney, chroniqueurs d’une jeunesse révoltée, étaient les rejetons de ce groupe. Ils étaient intelligents mais réservés, et leurs personnages souvent lassés par leur ennui. La voix de Wallace était différente ; elle projetait, selon les mots de Howard, « la pure joie d’un talent qui se réalise ». Il y avait de l’optimisme dans son désespoir, de l’euphorie dans son anomie. La Fonction du balai reçut des critiques diverses. Caryn James du Times qualifia le livre d’ « extravagance humaine et maniaque non dénuée de défauts », et ajouta qu’il lui rappelait V, de Pynchon. Mais là où James percevait un hommage, d’autres voyaient un manque d’originalité flagrant. Ils trouvaient Wallace trop avide de montrer à quel point il était brillant. Après avoir lu une critique de Publishers Weekly, Wallace écrivit à Howard : « Le mec semble vraiment en colère d’avoir été forcé de me lire. »

ulyces-davidfosterwallace-05

Crédits : Marion Ettlinger

Pourtant, le roman se trouva un public, et près de 20 000 copies poches furent vendues au cours de sa première année. De plus, le livre montrait aux autres auteurs qu’il y avait un espace entre l’hermétisme austère des minimalistes et les jeux postmodernes de John Barth et Robert Coover, dont le but visait principalement à révéler les structures et les rouages du récit de fiction. La Fonction du balai fut le terreau d’un nouveau courant, celui d’une écriture « méta-différente », incarné dans des livres comme ceux de Dave Eggers et Zadie Smith. La Fonction du balai parut quand Wallace était en deuxième année de son master en art à l’université d’Arizona. Alors qu’il s’habillait auparavant comme un ringard du Midwest, il commença à faire pousser ses cheveux et à arborer un bandana. À l’université d’Arizona, dominée par les réalistes, Wallace ne se sentait pas à sa place. Alors qu’il avait distribué des copies de son roman, il fut blessé de retrouver, le lendemain, un de ses livres en vente chez un libraire local. En même temps, il écrivait sans discontinuer, finissant rapidement plusieurs histoires pour son premier recueil de nouvelles, La Fille aux cheveux étranges (1989). Les nouvelles étaient plus postmodernes que son premier roman, puisqu’elles s’intéressaient à la réalité et aux effets dérangeants de la télévision et des films. « Mon apparence » parle d’une actrice angoissée à l’idée de se rendre au show de David Letterman. « Vers l’Ouest fait route la trajectoire de l’Empire » était un hommage parodique à l’histoire de John Barth, « Perdu à la fête foraine ». Wallace en vint à penser que ses professeurs d’université n’avaient pas tort : ses nouvelles étaient mal fichues et faisaient montre d’un intellectualisme irritant. Mais il les aimait malgré tout, et il était pris dans le plaisir de la création artistique. « Écrire de la fiction me permet de sortir du temps », a-t-il dans sa première interview parue dans Arrival, qui fut publiée quand il était à Tucson. « Je n’approcherai probablement pas davantage de l’immortalité. »

L’addiction

Durant l’été 1987, Wallace termina son master en art et emménagea dans un appartement de la banlieue de Tucson. Son humeur se dégrada. La Fille aux cheveux étranges était presque fini, et il ne savait pas quoi faire ensuite. « Je pense qu’il avait toujours peur que ce qu’il venait de finir soit la toute dernière chose qu’il allait écrire », raconte Amy Wallace, qui est aujourd’hui avocate. À la fin de l’année 1987, Wallace prit un job d’intérimaire à Amherst où il enseigna l’écriture. Il écrivit à Bonnie Nadell qu’il buvait beaucoup et que, comme Rick Vigorous, il errait sur le campus, « se souvenant de désastres passés ». Il retourna à Tucson ; un jour, il appela ses parents et leur dit qu’il voulait se faire du mal. Sa mère vint à Tucson sur le champ, et l’aida à rendre son appartement. Ils louèrent un véhicule et alternèrent conduite et lecture à voix haute d’un roman de Dean Koontz durant le voyage de 2 000 kilomètres pour rentrer chez eux. Une fois revenu à Urbana, Wallace eut l’impression d’être un loser. « Une grande partie de mon problème vient de l’écriture, mais ça n’est pas lié du tout à ce que je dois t’envoyer, à mes publications ou à ma carrière », a-t-il écrit à Nadell. « Ça n’a rien à voir, vraiment, avec ce qui est à l’extérieur de moi. » Dans une autre lettre, il confiait : « À ce stade, mes ambitions sont modestes et se limitent à survivre. »

Une nuit, Amy et lui ont regardé The Karen Carpenter Story, un téléfilm larmoyant à propos de la chanteuse éponyme qui mourut d’une crise cardiaque provoquée par son anorexie. Quand le film se termina, la sœur de Wallace, qui était elle-même en master d’art à l’université de Virginie, dit à David qu’il fallait qu’elle retourne là-bas. David l’implora de ne pas y aller. Après le départ de sa sœur, Wallace tenta de se tuer en avalant des cachets. Il survécut et fut admis dans un service psychiatrique d’Urbana, où il fut traité à base d’électrochocs. Il ressortit horrifié de cette expérience, mais pensa qu’elle n’avait pas été inutile. La mère de Wallace se rappelle avoir vu David sortir du service aussi fragile qu’un enfant. « Il demandait des choses comme : “Comment est-ce qu’on parle de tout et de rien ? Et comment on sait quelle poêle choisir dans le placard ?” »

Il remplaça l’herbe par les cigarettes, puis par du tabac à mâcher, et finit par tout arrêter.

Wallace avait décidé qu’écrire ne valait pas le sacrifice de sa santé mentale. Il candidata à un master de philosophie à Harvard, où il fut accepté. La philosophie était la seule chose qui avait eu pour lui autant de sens que l’écriture. Elle aussi pouvait provoquer des épiphanies. Harvard lui offrit une bourse, et le monde académique devait lui offrir une vie plus stable, avec une couverture santé par-dessus le marché. À cette époque, Mark Costello commençait son métier d’avocat à Boston. Wallace lui proposa de louer un appartement ensemble. Au printemps 1989, ils emménagèrent dans une maison dilapidée à Somerville. « J’aime bien Boston », a écrit Wallace à Nadell en mai 1989, l’encourageant à venir le voir. « On rigole, on écoute du rap et James Brown. » Il se rebellait contre ce que les gens attendaient de lui, buvait beaucoup et fumait un paquet d’herbe. La fille aux cheveux étranges sortit en août 1989 ; le recueil reçut des critiques mitigées, et peu d’attention. Wallace en eut le cœur brisé. « Il pensait avoir écrit un livre bien meilleur que le précédent, mais la publication a été un échec », se rappelle Nadell. Puis, quand Wallace commença les cours à Harvard cet automne-là, il fut immédiatement déçu. « Les étudiants faisaient les lessives de leurs professeurs et ils restaient collés à eux, ce qu’il trouvait tout bonnement  ridicule », se rappelle James Wallace. « C’était un auteur publié, et il s’attendait à ce qu’on le traite en égal. » Près d’un an après avoir eu sa crise à Tucson, Wallace appela Costello de l’unité psychiatrique de Harvard, lui disant qu’il devait retourner à l’hôpital. Une ambulance amena Wallace à McLean, l’institution psychiatrique située près de Belmont. On lui prescrivit du Nardil pour la première fois. « Nous avons discuté peu de temps, peut-être trois minutes, avec le médecin », raconta sa mère à Rolling Stone.

En décembre, Wallace eut l’autorisation de sortir et fut envoyé dans un centre d’hébergement et de réinsertion à Brighton, une annexe délabrée de l’hôpital de Boston. « C’est un endroit triste, et je suis tristement résolu à y aller », écrivit-il à Nadell. Il voulait vraiment combattre ses addictions. Il participa à des programmes de réhabilitation pour les alcooliques et les drogués. Il remplaça l’herbe par les cigarettes, puis par du tabac à mâcher, et finit par tout arrêter. Avant sa dépression, il rédigeait des observations dans des cahiers. Il recommença, et Amy Wallace se rappelle son frère écrivant dans un cahier avec les Bisounours sur la couverture. Mais il se rendit compte que son engagement envers la fiction n’était plus le même. Il commençait à être en bonne santé, mais il se sentait dériver. En mai 1990, il écrivit à Jonathan Franzen, dont il était récemment devenu l’ami : « En ce moment, je suis un jeune homme pathétique et très confus, un écrivain raté de 28 ans qui est très jaloux, jaloux à en crever, de toi, de William Vollmann, de Mark Leyner et même de ce stupide David Leavitt, et de tout jeune homme qui arrive en ce moment même à produire des pages qui lui conviennent, et même qui les approuve, parce qu’il est convaincu du sens et du but de son travail. » Il ajouta qu’il considérait le suicide comme « une option raisonnable, sinon désirable à ce stade, vis-à-vis du satané problème qui m’occupe ». Lentement, Wallace revint à la normalité et reprit du plaisir en écrivant de la fiction. Comme tous les autres résidents, il avait un emploi. Un jour, il était censé éditer les règles du centre, mais décida à la place de faire l’école buissonnière, se terrant à la bibliothèque de Brighton avec Flight of Fear, un roman d’aventure pour adolescents. « J’ai trouvé que c’était une super lecture », raconta-t-il à Franzen. « Je me rappelle avec délice certains moments en 1984, 85, 86 ou 87, quand je m’asseyais et que je levais les yeux plusieurs heures plus tard, et qu’il y avait devant moi des dizaines de pages de cahiers noircies ; je me sentais vidé, heureux, et béni. » Il n’était pas convaincu que tous ces cahiers noircis avaient valu la peine, pourtant, et il considérait à présent qu’il avait été gouverné par une « propension essentiellement insipide à l’avant-garde, au post-structuralisme et à la callisthénie linguistique. C’est pour ça que je me braque quand je crois que quelqu’un suggère que c’est mon but principal et mon caractère, car j’ai peur que ce soit le cas. »

Au centre de réinsertion, Wallace apprit à connaître des gens venant de milieux radicalement différents. « M. Howard », écrivit-il à son éditeur, « ici tout le monde a un tatouage, un casier judiciaire ou les deux ! » Le centre lui montra également que les gens moins intellectuels avaient souvent moins de mal à gérer leur vie. Pour eux, des expressions comme « un jour après l’autre » étaient vraiment utiles. À sa grande surprise, pour lui aussi. Comme il l’expliqua plus tard à Salon : « L’idée que quelque chose d’aussi simple et, en vérité, dénué d’intérêt esthétique, quelque chose que j’aurais d’abord ignoré pour aller voir ce qui est plus complexe et intéressant, puisse être plus substantiel que des trucs décalés, méta, ironiques, postmodernes, est importante pour moi. »

ulyces-davidfosterwallace-06

Crédits : Marion Ettlinger

Wallace récolta des histoires au cours des sessions de traitement, y compris la sienne. Les anciens toxicos aimaient parler, et une partie de leur thérapie consistait précisément à cela. En fin de compte, Wallace put sortir et loger dans un centre lui allouant plus d’autonomie, puis dans une maison avec un autre ex-addict. Wallace enseigna à Emerson College pendant un temps. « Il a fallu que j’apprenne des trucs sur des gens comme Stephen Crane ou Edith Wharton », écrivait-il à Franzen en octobre 1991. « Et en fait, j’adore ça. Je n’imaginais pas à quel point ils sont bons. Je me rappelle les avoir lus au lycée, et m’être surtout demandé quand ils auraient fini pour que je puisse manger un truc plein de sucre et aller me masturber. » Il ajouta : « La dernière fine couche de rébellion est partie. » En 1991, il avait commencé à travailler sur The Project (« Le Projet »), le nom de son second roman.

En mars, il informa Nadell qu’il écrivait à présent « quotidiennement et pendant des horaires précis ». Près d’un an plus tard, il lui promit : « Je vais essayer de te donner environ 100 pages (environ un sixième ou un septième) de ce long document avant avril. » Quand les pages furent finies, il voulut aller voir Gerald Howard avec « les épaisses notes de justification et d’explication que j’inclurai probablement ». Il s’intéressait toujours aux effets pervers de la culture des médias. Un autre sujet l’intéressait aussi maintenant : l’addiction et ses conséquences mortelles, dont il pouvait parler aux lecteurs pour les prévenir. Il inventa un personnage appelé Hal Incandenza, qui faisait le pont entre deux univers que Wallace connaissait bien, puisque Incandenza est un fumeur d’herbe et un joueur de tennis junior particulièrement doué. Il va dans une école privée que dirige sa famille, suivant les traces de son frère aîné, Orin. Leur père, James, réalisateur de films, s’est tué après avoir réalisé un court-métrage intitulé Infinite Jest, enregistré dans un format appelé « cartouche », et qui est si captivant que les spectateurs perdent tout désir en le regardant. Wallace écrit à propos d’un spectateur : « Il a relancé le début du film plusieurs fois, et a provoqué une boucle récursive. Il reste assis là, devant un dîner surgelé, debout à minuit vingt, après avoir mouillé son pantalon et son fauteuil orthopédique. » L’action se situe dans un futur proche : un groupe séparatiste québecois essaie de s’emparer d’Infinite Jest, dont il n’existe qu’un très petit nombre de copies, pour s’en servir comme arme et inspirer la terreur. Wallace travaillait vite dans la maison où il vivait en colocation. Il noircissait des dizaines de pages de cahiers, puis retapait ce qu’il avait écrit avec deux doigts sur un vieil ordinateur. Dans une lettre à Nadell, il avait fait la promesse suivante : « Je serai un auteur de fiction, ou je mourrai en essayant de le devenir. »

L’infinie comédie

En juin 1992, Wallace partit pour Syracuse, dans l’État de New York. Le loyer était abordable, et Wallace voulait mettre les expériences traumatiques de Boston derrière lui. Il se trouva une pièce où travailler, juste en face de la coopérative. Cette pièce était si petite, expliquait-il à ses amis, qu’elle était toujours assez chaude grâce à sa chaleur corporelle. Il se remit au « Projet » : l’écriture était toujours fluide, et il restait concentré. En ville, Wallace était bien connu avec son t-shirt, ses lunettes de mémère, son short et son bandana. (Il raconta à Rolling Stone qu’il le portait pour éviter que sa tête n’explose.) La poétesse Mary Karr, qui donnait des cours à Syracuse et sortit avec Wallace, se le rappelle en train de remplir ses cahiers à 50 centimes avec « sa petite main d’araignée frénétique ». Lorsqu’il était dans un bon jour, il utilisait toujours le même stylo le lendemain ; il l’appelait alors son « stylo orgasmique ». Costello, qui lui rendit visite à Syracuse, se rappelle : « Il déambulait, le cahier à la main, s’asseyait, croisait les jambes, et commençait à écrire. Même si sa vie était sans espoir, il travaillait. »

En mai 1992, il avait envoyé 200 pages d’ Infinite Jest à Howard, qui les lut avec stupéfaction. Il considérait maintenant l’addiction de Wallace, sa descente en enfer, et sa remontée comme « un rituel de purification ». Michael Pietsch, un éditeur chez Little, Brown qui était devenu ami avec Wallace, lut les pages lui aussi. « J’ai envie de publier ce livre plus que je n’ai envie de vivre », dit-il à Bonnie Nadell. Pietsch, connu pour publier de la fiction novatrice, fit une offre plus importante que celle de Howard, avec 80 000 dollars, et Wallace changea d’éditeur. Wallace tentait de dépasser le scepticisme facile de La Fonction du balai.

En 1993, il expliqua à Whiskey Island, un magazine littéraire : « C’est une génération qui n’a rien hérité en termes de valeurs morales significatives, donc c’est à nous de les inventer. » Il ressentait une tristesse généralisée dans le pays : « Elle se manifeste dans une forme d’égarement », raconta-t-il à Salon  lors d’une interview après la publication du livre. Infinite Jest dépeint des gens qui souffrent. Au début du livre, Hal Incandenza est entraîné aux urgences en pleine dépression : Ça commencera aux urgences, au bureau des entrées… ou dans la pièce au carrelage vert située après la première pièce aux machines contaminées par le numérique ; ou bien, étant donné qu’il s’agit d’une ambulance spéciale avec un médecin, peut-être pendant le transport : un médecin à la mâchoire bleue, recouvert d’une blouse qui lui donne une aura antiseptique, son nom cousu en cursive sur la poche de sa blouse blanche d’où pend un stylo de qualité supérieure, qui désire un interrogatoire de bord de civière, un cours d’étiologie et un diagnostic selon la méthode socratique, dans l’ordre, et étape par étape. Selon l’OED VI, il y a 19 synonymes non-archaïques pour le mot « insensible », dont neuf sont d’origine latine, et quatre d’origine saxonne… Il s’agira d’un ouvrier sans qualifications, pourtant, forcément : un aide-soignant avec des ongles rongés jusqu’au sang, un mec de la sécurité, un assistant cubain fatigué qui me dit « tou », et qui va, en plein milieu d’une tâche chaotique, croiser ce qu’il croit être mon regard et me demander : T’es là alors mec c’est quoi ton histoire ? ulyces-davidfosterwallace-07-1Ce passage contenait une source d’espoir rarement présente dans ses travaux antérieurs : la possibilité que le fait de raconter une histoire puisse mener à la rédemption. L’idée avait été centrale dans les sessions qu’il avait suivies en cours de désintoxication. Comme il l’expliqua à Salon : « J’ai le sentiment que beaucoup d’entre nous, Américains privilégiés, devons, alors que nous entrons dans la trentaine, trouver un moyen de délaisser les choses de l’enfance pour faire face à la spiritualité et aux valeurs de la vie. Le modèle des Alcooliques Anonymes n’est peut-être pas le seul moyen d’y arriver, mais il me semble un des plus vigoureux. » Sa relation avec Mary Karr était explosive. Elle inspira un personnage du roman : une animatrice de radio appelée Madame Psychose qui finit dans un centre de réinsertion. Wallace s’était fait faire le tatouage d’un cœur avec le nom de Mary à l’intérieur. Il finissait les lettres qu’il envoyait à Mary en signant « le Jeune Werther ». Il la demanda en mariage. Ils se disputèrent. « Quelqu’un avec qui on arrête l’alcool, c’est comme quelqu’un avec qui on a traversé la guerre du Vietnam », se rappelle Karr. Ils se séparèrent. Un jour, Karr raconte qu’il cassa sa table basse. Elle lui demanda 100 dollars. Il lui donna la somme, et ajouta que les restes de la table lui appartenaient à présent. Karr répondit qu’elle les avait utilisés pour faire du feu, et que tout ce qu’il avait acheté était « l’état cassé ».

Au printemps 1993, Wallace envoya à Pietsch les deux-tiers d’ Infinite Jest, près de 400 000 mots. Pietsch, qui avait publié Rick Moody et Mark Leyner, n’avait pas de mal à comprendre l’esthétique de Wallace. Il lui écrivit : « C’est un roman fait d’éclats de verre, comme si l’histoire était brisée, et que quelqu’un en ramassait les morceaux. » Il prévint Wallace qu’à ce rythme, le livre finirait par « dépasser 1 200 pages ». À la même période, Wallace accepta un poste d’enseignant à l’université d’Illinois à Normal, qui avait ouvert un centre de littérature contemporaine. Dans cette université, une fois la plus grande partie d’Infinite Jest rédigée, il commença à se poser. Il acheta une maison, sa première, en banlieue de Bloomington, près de Normal. Il était heureux d’être à nouveau dans le Midwest. Il trouva son premier chien, Jeeves, à la fourrière, et commença à travailler chez lui. Il choisit une pièce pour écrire et la peignit en noir, puis la remplit d’une dizaine de vieilles lampes. Il préférait la compagnie des habitants du coin à celle des académiques, et il était bien déterminé à être disponible pour ses étudiants, en particulier ceux qui traversaient une crise personnelle. Il racontait aux gens qu’il n’utilisait pas les mails, mais donnait une adresse à ses étudiants. Des sections d’Infinite Jest commencèrent à paraître dans des magazines, mais il minimisait sa réputation grandissante d’écrivain. Doug Hesse, un collègue, fit l’erreur de faire l’éloge d’un de ses essais. « Il s’essuya le cul d’une main, et m’indiqua sa bouche de l’autre », se rappelle Hesse. « J’ai appris très vite à ne pas dépasser “Comment ça va ?” et les phrases de ce genre. »

À Bloomington, Wallace luttait avec la longueur de son livre. Il lui vint l’idée d’ajouter des notes de fin pour le raccourcir. En avril 1994, il en parla à Pietsch, précisant : « Je me suis fortement attaché à cette stratégie, et je vais me battre jusqu’au bout avec mes vingt griffes pour la préserver. » Il expliqua la raison de ces notes finales : « Elles me permettent… de simplifier le texte primaire tout en 1) permettant le développement d’un style d’auteur discursif et intrusif, sans pour autant “finneganiser” l’histoire 2) imitant le flux d’informations et le tri des données qui, je pense, seront encore plus centraux aux États-Unis dans 15 ans 3) ajoutant une bien plus grande vraisemblance technique/médicale 4) permettant au lecteur/forçant le lecteur à aller, littéralement dans ses gestes, “d’avant en arrière” d’une façon qui mime peut-être joliment certaines préoccupations thématiques de l’histoire… 5) tout en ayant le sentiment de répondre à ta demande de compression du texte, sans perdre d’énormes quantités de matière. » Il ajouta : « J’espère vraiment que ce n’est pas de l’hypertexte, mais l’idée me semble intéressante, et peut-être la meilleure façon d’obtenir l’intrigue à la fois courbe et linéaire, et fertile, que je voulais. » Pietsch proposa à la place des notes de bas de page, que les lecteurs trouveraient moins fastidieuses, mais il finit par céder.

ulyces-davidfosterwallace-08

Crédits : Gary Hannabarger

Même si Infinite Jest avait commencé avec Hal Incandenza en son centre, au fil du temps Wallace s’intéressa de plus en plus à la figure de Don Gately, un ancien addict au Demerol et membre des Alcooliques Anonymes, à présent responsable d’un centre de réadaptation à quelques pas du cours de tennis où joue Hal. Gately, qu’on appelait GAI dans son enfance (pour Gros Abruti Indestructible), est une brute au bon cœur. À la fin du livre, des séparatistes québecois lui tirent dans l’épaule alors qu’il essaie de protéger ses patients, et plusieurs pages de la fin du livre racontent les pensées de Gately alors qu’il git, immobilisé, dans son lit d’hôpital, se refaisant sa vie. Comme il refuse de prendre des antalgiques, Gately souffre atrocement, mais il apprend à pénétrer sa douleur. « Il pouvait passer à la douleur dextre. Rien de tout cela n’était insupportable… Il n’avait pas compris cela avant ce jour, pas compris que ce n’était pas seulement histoire de surmonter l’envie d’une Substance : ce qui était insupportable était dans la tête, c’était la tête qui ne voulait pas Vivre dans le Présent, mais qui sautait par-dessus le mur, faisait une mission de reconnaissance, puis revenait avec de très mauvaises nouvelles. » Gately est le premier personnage dont la souffrance semble avoir touché Wallace. Il consigna les pensées de Gately très vite ; il envoya même Jeeves chez un ami pour pouvoir travailler sans être interrompu. (En en discutant avec Costello, il lui expliqua que son travail allait si bien qu’il « ne sentait plus son cul sur la chaise »). Infinite Jest se referme sur l’image brouillée de Gately, imaginant une fin paisible, peut-être la mort : « Et quand il reprit connaissance, il était allongé sur le dos sur la plage, sur le sable froid, et les nuages bas pleuvaient, et la marée était lointaine. » Wallace envoya les 600 pages restantes du manuscrit à Pietsch au cours de l’été 1994. Pietsch ne pensait pas que Gately aurait un rôle aussi prédominant. « La fin du roman, l’horreur de Gately qui touche le fond, est magnifique et profondément triste », lui écrivit-il en décembre. Il était inquiet, toutefois, en voyant les nombreux fils épars du roman.

Plus tôt, il avait prévenu Wallace que le lecteur, après autant de pages, aurait le droit de « savoir qui ou comment ou pourquoi ». Wallace avait davantage confiance en son approche littéraire que lorsque La Fonction du balai avait été publié. Il savait ce qu’il voulait résoudre, et ce qu’il ne voulait pas. Il répondit à Pietsch : « On sait parfaitement ce qui arrive à Gately à la fin, on connaît 50 % de ce qui arrive à Hal, et peu de ce qui arrive à Orin. Je peux te donner 5 000 mots d’arguments théorico-structurels pour t’expliquer, mais on va s’épargner ça, d’accord ? » Pietsch demanda des coupes massives, que Wallace consentit à faire pour la plupart. Enfin, il apprit à effacer des passages qu’il appréciait de son disque dur, pour éviter de tous les remettre. En tout, il rendit 1 700 pages, et Pietsch en coupa plusieurs centaines. Les épreuves reliées furent envoyées avec une liste de corrections après la deadline de l’imprimeur. Infinite Jest fut publié le 1er février 1996, il y a précisément 20 ans, et devint bientôt un repère pour la jeune génération. L’âge d’or du postmodernisme était déjà terminé depuis longtemps, et le minimalisme était sur le déclin. Le champ était libre pour la sincérité opaque de Wallace. Sa « tendance systématique à vérifier chaque pensée et chaque proposition devint presque le style d’une génération », comme l’exprime Gerald Howard. Un jour, Howard marchait sur West Broadway à Manhattan, et tomba sur une longue file de gens attendant d’entendre David Wallace lire à Rizzoli. « Les gens l’adoraient », se rappelle-t-il. « Il les avait touchés d’une façon très personnelle. » Wallace n’aimait pas être au centre d’autant d’attention. Il écrivit à Don DeLillo, avec qui il avait commencé une correspondance, « j’ai fait ce que j’ai pu pour écrire la vérité, et pour être sympa avec les journalistes qui n’avaient pas lu le livre et qui voulaient simplement discuter de l’effet “mode” qui l’entourait, et qui semblaient volontairement ignorer le fait que les articles sur les trucs à la mode constituent eux-mêmes la nouvelle mode (pendant une semaine environ, j’ai eu l’impression que le livre était devenu la grange la plus photographiée des États-Unis, tout le monde étant très excité par l’excitation ambiante autour d’un livre qui ne peut être lu qu’en un mois de dur labeur). »

ulyces-davidfosterwallace-09

David et son chien
Crédits : Marion Ettlinger

Dès qu’il le put, il mit fin à sa tournée et se retira à Bloomington, retrouvant sa maison, Jeeves et le Drone, un chien errant qui avait rejoint Jeeves et lui un jour alors qu’ils couraient. Après Infinite Jest, l’écriture angoissait à nouveau Wallace. Plus tôt, il avait demandé à DeLillo si c’était normal. DeLillo l’avait rassuré, en citant les mots de Henry James : « Le doute est notre passion. » Il avait ajouté : « Certains auteurs peuvent avoir besoin de faire deux ou trois livres avant de comprendre, en milieu de carrière par exemple, qu’écrire peut être agréable. » Wallace réussit à travailler sur des nouvelles, qui furent ensuite publiées en 2004 dans le recueil Oblivion (« L’Oubli »). Dans The Soul Is Not a Smithy (« L’Âme n’est pas une forge »), un homme se rappelle son enfance et se demande comment son père a pu supporter l’ennui de son travail d’actuaire. « En vérité, j’ignore complètement ce qu’il pouvait penser, et ce que sa vie interne a pu être », reconnaît le fils. Wallace se prit aussi d’intérêt pour le journalisme. Ce dernier lui permettait d’exprimer plus directement sa croyance selon laquelle l’Amérique était à la fois accablée par le sur-divertissement et par la tristesse. Il prit part à une croisière au départ de la Floride pour se faire une idée de l’hédonisme en barre, et fit la chronique de la cruauté désinvolte de la foire au homard du Maine. « Est-il correct de faire bouillir une créature consciente juste pour notre plaisir gustatif ? » se demandait-il. Pourtant, il se sentait insatisfait. Lorsque Charlie Rose l’interviewa en 1997, Wallace expliqua : « Une grande partie de mon problème en ce moment, c’est que je n’ai pas vraiment de but, et je veux bien des suggestions sur ce que les gens cherchent. » Il écrivit à DeLillo qu’il pensait savoir ce qui lui manquait pour que sa fiction aille de l’avant : « Je crois que je recherche le bon sens des adultes, qui me semble être la seule forme pure d’héroïsme de notre époque. »

Le roi pâle

Le Roi pâle, le titre de ce qui aurait été le troisième roman de Wallace s’il l’avait fini, ne fut écrit qu’à un tiers selon une estimation faite par Wallace à Nadell en 2007. Le roman poursuit la préoccupation qu’avait Wallace pour l’état de pleine conscience. Il parle d’être dans le moment, de faire attention aux choses qui comptent, et porte sur un groupe de plusieurs dizaines d’agents du fisc dans le Midwest. Leur travail est pénible, mais c’est l’aspect maussade de leur vie, suggère Le Roi pâle, qui les libère en fin de compte. Une note dactylographiée laissée par Wallace dans ses papiers explique le principe du roman : « Le bonheur, c’est-à-dire une joie et une gratitude de chaque seconde face au don qu’est la vie et la conscience d’être en vie, se trouve de l’autre côté de l’ennui lourd et accablant. Étudie avec attention les choses les plus ennuyeuses que tu puisses trouver (déclarations d’impôts, retransmission de tournois de golf à la télé), et par vagues, un ennui comme tu n’en as jamais connu va te submerger et manquer de t’achever. Une fois cet ennui surmonté, ce sera comme passer du noir et blanc à la couleur. Comme trouver de l’eau après des jours passés dans le désert. Le bonheur à l’état pur, dans chaque atome. »

Sur une autre feuille, Wallace nota une épigraphe possible pour son livre, tirée de « Borges et moi », poème en prose de Frank Bidart : « Nous remplissons des formes préexistantes, et quand nous les remplissons, nous les changeons, et nous changeons en retour. » Le problème consistait à mettre en scène cette idée de la bonne façon. Comme le suggère Michael Pietsch, en choisissant le fisc comme sujet, Wallace « avait choisi une tâche presque à l’opposé du cœur de la fiction », qui consiste à « exclure ce qui est sans intérêt ». La solution pour Wallace consistait à immerger son personnage en apparence inerte dans la pleine magnitude de sa pensée. Ses personnages étaient peut-être de petits bureaucrates, mais la sincérité robuste de son écriture, le fait que Wallace était prêt à mourir pour son lecteur, allaient empêcher le lecteur de les traiter avec condescendance. Dans un chapitre, Wallace décrit l’éveil spirituel d’un étudiant de fac appelé Chris Fogle : J’étais tout seul, en jogging de nylon et t-shirt noir de Pink Floyd, essayant de faire tourner un ballon de foot sur mon doigt, et en train de regarder le feuilleton de CBS « As the world turns » sur la petite télévision Zenith en noir et blanc… Il y avait forcément des lectures à faire pour préparer les partiels, mais je préférais glandouiller… Quoi qu’il en soit, j’étais assis à essayer de faire tourner le ballon sur mon doigt, à regarder la série … et à la fin de chaque page de publicité, la page avec le logo de CBS et la planète vue de l’espace en train de tourner apparaissait, et la voix du présentateur de la journée annonçait : « Vous regardez “As the world turns”, et il semblait le dire à chaque fois avec plus d’emphase : « Vous regardez “As the world turns”, jusqu’à ce que son ton soit presque incrédule : « Vous regardez “As the world turns”, jusqu’à ce que je sois frappé par la réalité concrète de la déclaration… C’était comme si le présentateur de CBS me parlait directement, me touchait l’épaule ou la jambe comme s’il essayait de réveiller quelqu’un : « Vous regardez “As the world turns”. … Je ne signifiais rien d’autre. Si je voulais faire sens, ne serait-ce que pour moi, il fallait que je sois moins libre, en décidant de choisir de façon définitive, en quelque sorte. »

Critique impitoyable de son propre travail, il disait rarement à ses amis que ce qu’il faisait était bon.

Fogle décide d’intégrer le fisc, et se rend bientôt à Peoria pour être formé. Il se rend compte que l’attention continue qu’exige son travail n’est pas aisée. Un de ses collègues, Lane Dean Jr, a beaucoup de mal à faire fi du monde extérieur. En traitant les déclarations, Dean essaie de visualiser une plage ensoleillée, suivant ce que l’agence lui a conseillé de faire pendant la formation. Mais il n’arrive pas à garder l’image : dans sa tête, elle se transforme en une étendue grise recouverte de « varech moisi ressemblant aux cheveux de gens noyés ». Accablé d’ennui, il envisage le suicide. « Il avait l’impression qu’il y avait un grand trou, un grand vide qui se creusait à l’intérieur de lui et qui s’enfonçait sans cesse, sans jamais atteindre le fond », écrit Wallace.

D’autres agents sont plus habiles. Un collègue appelé Mitchell Drinion est si calme et si concentré qu’il lévite en travaillant. « Drinion est Heureux », écrivait Wallace dans un de ses cahiers alors qu’il rédigeait Le Roi pâle. Un autre agent peut atteindre un état de concentration exaltée en récitant une séquence de nombres. Il y a aussi un jeune homme nerveux qui avait des sueurs incontrôlables au lycée et se précipitait au toilettes, où le « papier toilette se désintégrait en petits peluchons et en taches sur tout son front ». Il a peur de penser à l’idée d’avoir peur, car il risque de prendre peur et de commencer à suer, étant ainsi piégé dans une « chambre aux miroirs de la peur sans issue ». Il cherche le repos dans l’étude tranquille des déclarations d’impôts. Le Roi pâle n’abandonne pas entièrement le postmodernisme : le roman est en effet structuré comme des fausses mémoires. Dans un chapitre intitulé « Avant-propos de l’auteur », Wallace informe le lecteur qu’il fut lui-même employé du fisc par le passé. En devenant bureaucrate, annonce-t-il, il est devenu « 947-04-2012 ». Après avoir été pris en train de vendre des examens à des camarades et avoir été suspendu de son université privée, il a cherché quoi faire et s’est tourné vers le fisc. L’agence l’a alors embauché en tant que « vérifiant » : ce sont les gens qui se chargent des déclarations en premier. « Je suis arrivé aux admissions au poste 047 du centre du fisc de Lake James, dans l’Illinois, vers la mi-mai 1985 », écrit Wallace. (Une digression s’ensuit, longue note de bas de page racontant l’histoire de Lake James, suivie d’un commentaire sur la confusion provoquée par le fait d’avoir un bureau dont l’adresse postale et l’adresse physique se situent dans deux villes différentes.)

Une fois arrivé au centre des admissions, explique Wallace, on l’a traité différemment en le prenant pour un autre David Wallace, un comptable très doué qui a été muté au fisc de Rome, dans l’État de New York. Dans la plus grande partie du chapitre, tout le monde au fisc pense que David Foster Wallace est son homonyme, ce qui confère un double à l’auteur et lui permet d’effectuer sa renaissance fictionnelle. Au cours de la visite VIP à laquelle il n’a pas droit, Wallace a un aperçu d’un autre monde, un monde plus calme, marqué par un « silence… à la fois sensuel et incongru ». Son guide bavard, Mlle Neti-Neti, ouvre sans le faire exprès la mauvaise porte, révélant à Wallace la pièce dans laquelle les agents font leur travail sans parler. Wallace représente cette pièce comme une sorte de monastère : « J’aperçus une longue pièce remplie d’inspecteurs du fisc assis en longues rangées et en colonnes devant des tables ou des bureaux étranges, chacun (des bureaux) étant surmonté d’un ensemble de plateaux ou de paniers qui étaient fixés sur le dessus, et de lampes articulées elles aussi fixées aux angles des plateaux déployés, de sorte que chaque inspecteur travaillait dans un petit cercle de lumière… Chaque rangée s’étendait jusqu’à une sorte de point de fuite vers le mur du fond de la salle. » L’esprit troublé de Wallace n’est pas encore prêt pour ce paradis. Mlle Neti-Neti le fait rapidement avancer. Wallace commença ses recherches pour Le Roi pâle peu de temps après la parution d’Infinite Jest. Il suivit des cours de comptabilité. Il étudia des publications du fisc. « Vous auriez dû le voir avec notre comptable », se rappelle Karen Green. « C’était du genre : “Et vous pensez quoi de la loi 920S ?” » Il aimait maîtriser les détails techniques de la bureaucratie du fisc : ses traditions, son état d’esprit, son lexique. Il rassemblait des centaines de pages sur l’ennui, essayant de le comprendre à un niveau presque neurologique. Il étudia l’étymologie du mot, et fut intrigué en découvrant que l’anglais bore apparut dès 1766, deux avants avant que le mot « intéressant » n’en vienne à prendre le sens de « captivant ». (Il place cette révélation dans la bouche du fantôme d’un agent du fisc qui réconforte Lane Dean Jr lorsqu’il perd espoir.) Wallace commença à rédiger Le Roi pâle vers l’an 2000.

Critique impitoyable de son propre travail, il disait rarement à ses amis que ce qu’il faisait était bon. Mais ses plaintes sur ce livre-ci furent, aux yeux de ses amis, particulièrement sévères. Pietsch se rappelle un moment en voiture avec Wallace, durant lequel ce dernier compara l’écriture de ce roman à « essayer de marcher avec une plaque de contreplaqué en pleine tempête ». Une autre fois, Wallace lui dit qu’il avait fini « 200 pages, dont près de 40 sont inutilisables ». Il avait inventé de bons personnages, mais la forme de l’ensemble lui échappait. En 2004, il écrivit à Jonathan Franzen que, pour terminer le livre, il lui faudrait écrire « un manuscrit de 5 000 pages et le réduire de 90 %, et le simple fait d’y penser fait flétrir quelque chose en moi, et me fait m’intéresser soudainement à mes cuticules, ou à l’angle d’un rayon de soleil dans le jardin. »

ulyces-davidfosterwallace-10

La couverture du Roi pâle

La frustration que ressentait Wallace pour son art marquait un contraste frappant avec le bonheur de sa vie de tous les jours. En 2002, il commença à sortir avec Karen Green, une artiste en arts visuels. Elle lui avait demandé si elle pouvait transformer son histoire « Le Sujet dépressif » en une série de panneaux illustrés. « La dépressive traversait une souffrance émotionnelle terrible et continue, commence l’histoire, et l’incapacité qu’elle avait de partager cette souffrance ou même de l’articuler était un facteur de cette souffrance, et contribuait à son horreur fondamentale. »

Au fil de la nouvelle, la jeune fille antipathique et égocentrique fait des allers-retours entre ses amis et ses thérapeutes à la recherche d’une oreille bienveillante. Ce n’est qu’au contact concret d’autres personnes qu’elle progresse. L’histoire de Wallace se termine sur une fin ouverte. Green voulait réécrire Wallace, pour que, dans son dernier panneau, la dépressive fût guérie. Wallace accepta. Quand il vit ce qu’elle avait fait, il aima le résultat. Il lui confia que c’était à présent une histoire que les gens auraient envie de lire. Ils tombèrent amoureux. Wallace se fit faire un nouveau tatouage : il barra le nom de Mary et plaça un astérisque sous le cœur ; plus bas, il ajouta un autre astérisque avec le nom de Karen, transformant son bras en note de bas de page vivante. En 2004, Wallace et Green se marièrent à Urbana, devant ses parents. À cette période, Wallace avait accepté un nouveau poste d’enseignant au Pomona College à Claremont, en Californie. « J’ai une offre du feu de Dieu à Pomona », se vanta-t-il auprès du Believer en 2003 : « Je peux faire plus ou moins ce qui me passe par la tête. » Green choisit pour eux un genre de ranch à Claremont. Wallace transporta sa grande collection de lampes et de livres sur la comptabilité dans le garage, et se remit à écrire. Il ne restait pas toujours au même endroit pour travailler. Green se rappelle que, les jours où il avait du mal, il passait du garage à la chambre d’invités, où il y avait un autre ordinateur, puis au salon, pour écrire en sténo, les écouteurs dans les oreilles, « éparpillant des débris, intellectuels et autres ».

Green avait un fils d’un précédent mariage, un adolescent du nom de Stirling qui leur rendait parfois visite. Wallace, qui n’eut jamais l’impression d’être fait pour être père, était proche de Stirling. Ils jouaient aux échecs, et le garçon gagnait souvent. Wallace se lassa de l’enseignement, mais continuait à apprécier le contact des étudiants. Une étudiante, Kelly Natoli, se rappelle le jour où Wallace se présenta, à son premier cours d’écriture : « Il nous a dit : “Ça va me prendre environ deux semaines pour connaître le nom de tout le monde, mais une fois que je connaîtrai votre nom, je m’en rappellerai toute ma vie. Vous m’oublierez avant que je vous oublie.” » Wallace était très content que sa vie personnelle fût en ordre : pour lui, c’était une preuve qu’il avait mûri. Il taquinait Green en lui faisant remarquer qu’il était un super mari. Elle se rappelle Wallace disant : « J’ai sorti les poubelles, t’as vu ? » ou bien : « J’ai mis la bouilloire sur le feu pour ton thé en attendant que tu reviennes. » Green était une bonne partenaire pour Wallace, elle aussi : attentionnée et cultivée, sans pour autant idolâtrer son mari. « On blaguait sur le degré jusqu’auquel on pouvait irriter le lecteur », se rappelle Green. Wallace manquait parfois d’affection. La nuit, il implorait Green de ne pas tomber malade et de ne pas mourir. À Pomona, Wallace publia Oblivion, dont la dernière histoire parle d’un homme pour qui l’art vient si naturellement qu’il peut le déféquer. Il écrivit aussi des essais, publia son livre sur l’infini, et se rendit à Wimbledon pour écrire sur Roger Federer pour le Times. Il écrivit à DeLillo : « Je ne sais pas pourquoi l’aise et le plaisir que j’ai à écrire de la non-fiction confirment toujours, par comparaison, l’intuition que j’ai selon laquelle la fiction est ce-que-je-suis-censé-faire, mais c’est le cas, et maintenant, je me retrouve à nouveau ici à me vider (dans tous les sens du terme), et à remplir ma corbeille. » Le Roi pâle avait plusieurs ambitions. Il devait montrer aux gens une façon de se protéger de la frénésie toxique de la vie américaine. Il fallait que ce soit une œuvre engagée sur le plan émotionnel, qui soit moralement saine, et qui narre l’ennui tout en suivant les lois physiques de la lecture. Il devait passer outre le fait que le type de personne qui accordait la grâce différait de Wallace lui-même.

En 2005, il écrivait dans un cahier : « Ils sont rares, mais ils sont parmi nous. Ce sont des gens capables d’atteindre et de maintenir avec stabilité un certain état de concentration, d’attention, en dépit de ce qu’ils sont en train de faire. » Wallace n’ignorait pas que son incapacité à écrire le livre atteignait un niveau méta : il ne parvenait pas à l’écrire précisément parce qu’il ne parvenait pas lui-même à ignorer le vacarme de la vie moderne. Wallace prit un départ considérable, pourtant. Il trouva un style à la fois amusant et engageant, qui faisait réfléchir à la conscience des choses, et ce sans gravité. Peut-être que quelqu’un d’autre –mais Wallace n’avait montré le roman à personne – en aurait été satisfait. Mais son génie passé le hantait. Dans son « Avant-propos de l’auteur », il assure au lecteur : « La dernière chose qu’est ce livre, c’est une sorte de super pince-téton métafictionnel. » Il écrit aussi : « Ce genre de paradoxes autoréférentiels et mignons me fatiguent aussi, du moins maintenant que j’ai plus de 30 ans. » Et pourtant, c’était ce qu’il faisait : écrire à propos de « David Wallace » dans de longues phrases récursives accablées de notes de bas de page.

ulyces-davidfosterwallace-11

L’un des cahiers de David Foster Wallace

Le Roi pâle prit forme lentement. Dans un de ses cahiers, Wallace inclut une phrase qui suggère qu’il avait enfin trouvé la structure de l’intrigue : un groupe d’agents du fisc véreux essaie de voler les secrets d’un agent qui sait particulièrement bien maintenir un état de concentration avancée. C’était une idée intelligente, qui faisait écho aux méchants québecois d’Infinite Jest. Rien n’assure que Wallace eût en effet développé cette idée, mais s’il le fît, le résultat ne dut pas le satisfaire. « Chaque partie du livre ne serait pas très dure à lire de son côté », écrivait-il à Bonnie Nadell en 2007. « C’est plutôt leur juxtaposition, le nombre de personnages différents, etc. » Parfois, Wallace délaissait Le Roi pâle, puis il y revenait. Il retravaillait sans cesse ses phrases. Quelques sections incarnaient ce qu’il recherchait, ou en approchaient.

En 2007, il publia un extrait du roman dans ce magazine, qui portait sur la décision prise plus tôt par Lane Dean Jr d’avoir un enfant avec la femme avec qui il sortait. Une photo du nourrisson sur son bureau réconforte Dean quand il envisage le suicide. Une autre scène du roman, dans laquelle le calme d’un agent du fisc est perturbé par le bébé menaçant d’un collègue, parut dans Harper’s sous le titre « The Compliance Breach » (« la non-conformité »). Wallace avait conscience qu’il n’était pas obligé de continuer de travailler sur Le Roi pâle. Il était devenu très critique de l’administration de Bush. « Je suis, désormais, engagé politiquement », avait-il expliqué au Believer en 2003. « Pire que ça : je ressens une antipathie si profonde, si viscérale, qu’il me semble impossible de penser, de m’exprimer ou d’écrire sur l’administration actuelle avec neutralité et justesse… Ce que je prévois pour les 14 mois à venir, c’est d’aller frapper aux portes et de remplir des enveloppes. Peut-être même de porter un badge. D’essayer de rejoindre les autres au sein d’une masse démographiquement significative. D’essayer très dur d’être patient, poli, et empathique envers ceux avec qui je ne suis pas d’accord. Et aussi, d’utiliser du fil dentaire plus souvent. » Dans un email, Green m’a expliqué : « Ce qu’il voulait faire, ce que nous voulions faire, c’était surtout beugler et donner du $, beugler et donner du $. » Wallace et Green avaient discuté de l’abandon possible de l’écriture par Wallace. « ll avait parlé d’ouvrir un refuge pour chiens », se rappelle-t-elle. « Qui sait », écrivit-il à Franzen au même propos. « La vie est courte, c’est certain. » Il envisagea de se tourner principalement vers la non-fiction. L’article sur Federer lui avait apporté de la joie. Il arrêta d’écrire de la non-fiction pendant un certain temps, pour voir si la fiction lui revenait plus facilement : était-ce son travail pour les magazines qui l’empêchait de finir Le Roi pâle ? « L’idée d’avoir travaillé dessus pendant si longtemps le rendait dingue », se rappelle Green. Wallace essaya de mettre les choses en perspective.

En juillet 2005, il envoya le mail suivant à Franzen : « Karen se tue à retaper la maison. Moi, je suis au garage, la clim’ à fond, à travailler mal, irrégulièrement, et (certains jours) avec très peu de motivation, avec un doute sur ce que je fais, et de la souffrance. Je suis fatigué de moi-même, je crois ; fatigué de mes pensées, de mes associations d’idées, de ma syntaxe, des diverses habitudes verbales qui, n’étant au début que le fruit d’une découverte, se sont transformées en technique d’écriture, puis en tics. C’est une période sombre professionnellement, et en même temps, tout est léger et agréable dans les autres domaines de ma vie. Tout bien considéré, j’ai l’impression d’être bien parti, et d’être plutôt heureux. » Six mois plus tard, dans un autre mail, il parlait à Franzen des « tonnes de pages écrites, pour être ensuite jetées ou enfermées dans des boîtes ». Il poursuivait : « L’ensemble est une tornade qui ne va pas rester suffisamment longtemps pour que je comprenne ce qui est utile et ce qui ne l’est pas. » Puis : « J’y ai pensé encore et encore, jusqu’à en avoir mal à la tête. Peut-être que la solution est simplement que, pour faire ce que je veux faire, il me faudrait un effort plus grand que ce que je suis prêt à fournir. Ce serait vraiment triste, si c’était effectivement le cas. » Dans le même mail, il expliquait admirer Philip Roth qui traversait alors, comme le voyait Wallace, « un âge d’or dostoïevskien ».

ulyces-davidfosterwallace-12

Crédits : Nigel Parry

Dans sa dernière grande interview donnée au Nouvel Observateur en août 2007, il évoque divers écrivains qu’il admirait, incluant notamment St Paul, Rousseau ou Dostoïevski. « Ce qu’on admire et ce qu’on leur envie tient selon moi à leurs qualités humaines, à la puissance de leur esprit, plutôt qu’à une capacité technique ou à un talent unique. » Il n’était plus certain d’être le genre de personnes qui pouvait écrire le genre de romans qu’il voulait écrire. À peu près à cette époque, Wallace écrivit à Nadell : « J’ai besoin de me faire violence / de me mettre la pression pour arrêter de perdre mon temps à me poser des questions sur le livre deux fois par semaine, pour enfin l’écrire. » Il prépara une pile d’environ 150 pages du Roi pâle pour les envoyer à Pietsch. Plusieurs autres pages étaient elles aussi terminées, incluant l’histoire de Drinion qui sait léviter, mais, pour une raison inconnue, il choisit finalement de ne pas les inclure. « Peut-être que je pourrais prendre plusieurs années sabbatiques non-rémunérées et essayer de le finir », écrivit-il à Nadell. Quand elle l’y encouragea, il répondit avec encore plus d’hésitation : « Laisse-moi y penser. Je n’aurai peut-être de tas de pages qu’à la fin de l’été. » En juin, il envoya un mail à Franzen : « Je ne cesse de passer de l’un à l’autre : a) j’essaie de rassembler un extrait suffisamment important pour prendre de l’avance, et b) je désespère et me replie sur moi-même, en me disant… que je vais tout jeter et tout recommencer. »

Pendant ce temps, Wallace commençait à être convaincu que le Nardil pouvait interférer avec Le Roi pâle. Les effets secondaires des antidépresseurs pesaient sur lui depuis longtemps. Dans « La Planète Trillaphon », la nouvelle écrite à Amherst, son personnage déclare : « Je prends des antidépresseurs depuis… environ un an maintenant, et je pense être assez qualifié pour en parler. Ils sont corrects, franchement, mais de la même façon que vivre sur une autre planète qui serait aussi chaude, confortable, et qui aurait elle aussi de la nourriture et de l’eau serait tout aussi correct. C’est correct, mais ce n’est pas notre bonne vieille Terre. » D’autres raisons majeures l’encouragèrent à arrêter le Nardil. Le médicament pouvait influencer sa tension, ce qui l’inquiétait de plus en plus en prenant de l’âge. Au printemps 2007, quand il alla manger dans le restaurant perse et en sortit avec un mal d’estomac aigu, le docteur lui dit que le Nardil pouvait avoir mal interagi avec son repas, et suggéra qu’il existait de meilleures solutions à présent, le Nardil étant un « médicament pourri ». Wallace y vit sa chance. Il dit à Green qu’il voulait essayer un autre antidépresseur. « Tu sais quoi ? Allons-y », lui avait-elle répondu. Elle savait que c’était une décision difficile pour lui. « La personne qui arrêtait les médicaments qui le maintenaient peut-être en vie n’était pas quelqu’un qu’il appréciait », explique-t-elle. « Mais il ne voulait plus être aussi porté sur l’écriture. » Peu de temps après, il arrêta le médicament. Au début, il eut l’impression que tout se passait bien. « Je me sens un peu “bizarre”, voilà tout ce que je peux dire », expliqua-t-il à Franzen dans un mail en août. « Il fallait s’y attendre (après 22 ans et tout), et ça ne m’inquiète pas outre mesure. » Un mois plus tard, il n’était plus aussi calme : « Je me suis énervé contre des trucs qui me sont ensuite sortis de la tête. C’est la phase la plus dure du “processus de désaccoutumance” à ce stade ; j’imagine un peu la chimio comme ça. » Mais il était « convaincu que ça passerait ».

Trois mois plus tard, il écrivit à Nadell : « Point positif : j’ai perdu 15 kilos. Point négatif : je n’ai pas pensé au travail une seule fois depuis septembre. Je me donne encore 90 jours avant d’attendre, de loin, quelque chose de moi ; le psy / l’expert me dit que c’est une excellente attitude. » Depuis qu’il avait dépassé son addiction, Wallace avait entretenu un rapport compliqué avec la drogue ; le refus de Don Gately de prendre des antalgiques après s’être fait tirer dessus en fait le héros de Infinite Jest. À un moment, après avoir arrêté le Nardil, Wallace décida qu’il essaierait de se passer des antidépresseurs. Connaissant son parcours psychiatrique, Green était inquiète. Son mari, se rappelle-t-elle avoir pensé, aurait besoin d’un « miracle jungien ». Durant l’automne, Wallace fut hospitalisé pour dépression sévère. Lorsqu’il en ressortit, les médecins lui prescrivirent d’autres antidépresseurs. Mais, pour Green, il paniquait et ne leur donnait pas le temps d’agir. Il essaya de retrouver sa santé mentale tout seul, doutant de l’avis des médecins et de leurs prescriptions. S’il essayait un nouveau médicament, et qu’il lisait qu’un effet secondaire possible était l’anxiété, c’était suffisant pour le rendre trop anxieux pour prendre le médicament. Il était lui-même dans la chambre aux miroirs de la peur. Il continua d’écrire dans un cahier, mais il ne retournait que rarement à son manuscrit massif. L’expression Le Roi pâle avait peut-être fait référence au fisc, ou à l’état de contentement et de concentration invoqué par le livre, mais à présent, comme il l’écrivit dans un cahier, elle faisait référence à la dépression qui le tourmentait.

ulyces-davidfosterwallace-13

Un comprimé de Nardil

Tous les jours n’étaient pas mauvais. Il enseignait toujours. Il envoyait des mails à ses amis. Green et lui essayaient de conserver leur vie en l’état. Toujours autocritique, Wallace notait les bons jours B+ ou « optimiste mais avec prudence ». Ils plaisantaient à propos de l’inimaginable. Green le prévint que s’il se tuait, elle deviendrait la « Yoko Ono du monde littéraire, la femme avec plein de cheveux qui t’a domestiqué et qui a provoqué ça ». Ils firent un pacte : il ne lui demanderait pas de chercher à savoir comment il allait.

Au printemps 2008, un nouveau mélange d’antidépresseurs sembla le calmer. Quand GQ lui demanda d’écrire un essai sur Obama et la rhétorique, il se sentit presque assez bien pour le faire. Le magazine lui réserva une chambre à Denver. Mais il annula. L’été de cette année-là, la convention annuelle des libraires se réunit à Los Angeles, et Wallace s’y rendit pour dîner avec Pietsch, Nadell et quelques autres. Pietsch fut estomaqué face à la maigreur de Wallace. À la demande de Wallace, Nadell expliqua aux rédacteurs des magazines qu’il avait une maladie de l’estomac. « Il fallait que ce soit suffisamment grave pour expliquer pourquoi il ne pouvait pas voyager », se rappelle-t-elle. Une dizaine de jours après le dîner, Wallace prit une chambre dans un hôtel miteux à une quinzaine de kilomètres de chez lui, et fit une overdose de cachets. Quand il se réveilla, il appela Green, qui l’avait cherché toute la nuit. Quand elle le retrouva à l’hôpital, il lui dit qu’il était heureux d’être en vie. Il était désolé qu’elle ait dû le chercher. Il changea de médecin, et accepta d’essayer à nouveau la thérapie à base d’électrochocs. L’idée le terrifiait, car à Urbana il en avait temporairement perdu sa mémoire à court-terme, mais il subit douze sessions. Elles ne furent d’aucune utilité. Prendre de soin de Wallace était épuisant. Pendant neuf jours de suite, Green ne quitta pas leur maison.

En août, son fils se blessa au sport, et elle voulait être à ses côtés. Les parents de Wallace vinrent s’occuper de lui. « C’est comme s’ils lançaient des fléchettes sur un tableau », se plaignait Wallace de ses médecins. Ses parents l’accompagnèrent à un rendez-vous chez le psychiatre ; quand le médecin suggéra un nouveau cocktail de médicaments, Wallace signifia sa frustration. En fin de compte, il demanda à revenir au Nardil. Mais le Nardil peut mettre plusieurs semaines à agir. Pourtant, début septembre, Nadell parla avec Wallace, et trouva qu’il avait l’air un peu mieux. Green pense savoir quand Wallace décida d’essayer de se suicider à nouveau. Elle raconte que c’était le 6 septembre : « Ce samedi-là avait été une super journée. Mais le lundi et le mardi suivants n’ont pas été super. Il a commencé à me mentir le mercredi. » Il attendit de trouver une opportunité pendant deux jours. Le vendredi 12 septembre, en début de soirée, Green partit préparer un vernissage à sa galerie, Beautiful Crap (« de la belle daube »), dans le centre de Claremont, à environ dix minutes de chez eux. Elle était rassurée par le fait qu’il ait vu un chiropracteur le lundi précédent. « On ne va pas chez le chiropracteur quand on est sur le point de se tuer », me confie-t-elle. ulyces-davidfosterwallace-14 Une fois Green partie, Wallace alla dans le garage où il alluma toutes les lumières. Il lui écrivit une note de deux pages. Puis il traversa la maison pour se rendre sur le patio, monta sur une chaise et se pendit. Quand un personnage meurt dans Infinite Jest, il est « catapulté jusqu’à chez lui par-dessus… des palissades de glace, à une vitesse désespérée, filant au nord, et hurlant un appel aux armes plein de peur, clair et presque maternel, dans toutes les langues bien connues de ce monde ». Green revint chez eux à 21 h 30 et trouva son mari. Dans le garage, sous la lumière de toutes les lampes de Wallace, se trouvait une pile de près de 200 pages. Il y avait fait quelques changements depuis qu’il avait envisagé de les envoyer à Little, Brown. L’histoire de « David Wallace » était maintenant placée en premier. Durant ses dernières heures, Wallace avait assemblé le manuscrit pour que sa femme pût le trouver. Dessous, tout autour, dans ses deux ordinateurs, sur de vieilles disquettes dans ses tiroirs, il y avait des centaines d’autres pages de brouillons, de descriptions de personnages, de notes pour lui-même, de fragments qui n’avaient pas pu être intégrés au roman. C’était là sa tentative de montrer au monde ce que cela signifiait d’être « un putain d’être humain ». Il ne l’avait pas terminé comme il le voulait. Ce n’est pas la fin qu’on aurait souhaitée pour lui, mais c’est la fin qu’il s’était choisie.


Traduit de l’anglais par Juliette Dorotte d’après l’article « The Unfinished », paru dans le New Yorker. Couverture : David Foster Wallace.