Alors que Ted Nelson – gourou de l’hypertexte et génie de la conception – virait sauvagement sur la gauche à travers la circulation indisciplinée de Marin Boulevard, à Sausalito, je me suis surpris à formuler une courte prière. Sa main gauche sur le volant, l’autre était nonchalamment posée le long de son siège. Courbant le cou, il a regardé dans ma direction de façon à être clairement entendu : « J’ai commencé à compiler un catalogue de manœuvres, c’est un de mes projets inachevés. » Nelson est un homme pâle, anguleux et énergique qui aime porter des vêtements aux poches multiples. Dans ces poches, il transporte une extraordinaire quantité d’objets. Et ce qui ne tient pas à l’intérieur est attaché à sa ceinture. Souvent, il arrive en réunion avec un enregistreur audio, un caméscope et des cassettes, des stylos rouges, noirs, argent, un portefeuille bien rempli, un cahier à spirales dans un étui en cuir, un énorme porte-clés pendu au bout d’une longue chaîne rétractable, un cutter, des post-it, une quantité variée de vieux tickets de caisse, une collection de baguettes jetables, de la sauce soja, une barre de céréales, et, pour finir, un lot de pochettes blanches spécialement découpées qu’il qualifie « d’ultra moderne », qui à la base ne sont que des enveloppes A4, lui est fourni par un imprimeur et finit par faire partie intégrante de son système de classement unique. Son entourage s’amuse beaucoup de ce système, avant de lui prêter quelque chose. L’amusement se transforme alors en irritation. « Si vous demandez à Ted de récupérer un livre que vous lui avez passé », dit Roger Gregory, collaborateur de longue date de Nelson et victime invétérée « il vous dira : “J’ai noté des trucs, je t’en achèterai un autre.” » Durant quelques temps, Nelson a porté une ceinture violette fabriquée à partir de deux colliers de chien. Il l’adorait, car il aime tout particulièrement employer les choses de façon innovante. La vie de Nelson est tellement remplie de projets inachevés qu’il serait raisonnable de dire qu’ils en sont le matériau essentiel, un peu comme la dentelle est faite à partir de trous ou la maison de verre de Philip Johnson à partir de fenêtres. Il a écrit une biographie inachevée et produit un film inachevé. Son house-boat dans la baie de San Francisco est plein de notes incomplètes et de lettres non signées. Il s’était mis à travailler sur une philosophie globale du nom de « Schématiques générales », mais le texte demeure en milliers de morceaux, éparpillés sur des feuilles de papier, des fiches et des post-it. Les produits de l’imagination de Nelson ne sont pourtant pas tous sur un pied d’égalité. Chacun est dérivé d’un autre projet inachevé, l’unique, le grand, celui qui lui a valu le succès tant recherché depuis son enfance. Au cours d’une de nos nombreuses conversations, Nelson m’a expliqué qu’il n’avait jamais réussi en tant que réalisateur ou homme d’affaires parce que « Xanadu était le premier pas vers la concrétisation de toutes [ses] ambitions ».

Sauver le monde

Xanadu, projet à l’échelle mondiale de système d’information hypertexte, est le plus légendaire vaporware de l’histoire de l’industrie informatique : son développement a duré trente ans. Cette longue période de gestation ne le met peut-être pas au même niveau que la Haute muraille de Chine, dont la construction a duré une bonne partie du XVIe siècle et qui a malgré tout manqué de repousser les envahisseurs, mais, étant donné l’âge relativement avancé des appareils informatiques commerciaux, Xanadu a établi un record de futilité difficile à surpasser par les autres entreprises. Le fait que Nelson n’ait commencé à bâtir sa réputation de roi du développement infructueux de logiciel qu’à partir de 1960 rend Xanadu intéressant pour une toute autre raison : l’échec du projet (ou, de façon plus optimiste, son succès à retardement) coïncide pratiquement avec la naissance de la culture du hacking. Les aléas frénétiques et hautement médiatisés de Xanadu, entre triomphe et faillite, montrent une facette du domaine de la programmation peut-être aussi importante que les récits d’entreprises florissantes nées au fond d’un garage.

En considérant avec une naïveté de hacker que les catastrophes mondiales sont dues à l’ignorance, à la stupidité et aux échecs de communication, Xanadu était censé sauver le monde.

Pour ceux qui se considèrent comme des insiders, le projet de Nelson est parfois considéré comme une blague, mais il ne s’agit que de la surface. Les écrits et les présentations de Nelson ont convaincu certains des développeurs informatiques, des managers et des cadres les plus visionnaires – dont John Walker, fondateur d’Autodesk Inc. – d’investir des millions de dollars et des années d’efforts dans le projet. Xanadu devait être une bibliothèque universelle, un outil de publication hypertexte mondial, un système capable de résoudre les conflits de droits d’auteur, ainsi qu’un forum méritocratique de discussion et de débat. En mettant toutes les informations à la disposition des gens, Xanadu devait éliminer l’ignorance scientifique et guérir les malentendus politiques. Et, en considérant avec une naïveté de hacker que les catastrophes mondiales sont dues à l’ignorance, à la stupidité et aux échecs de communication, Xanadu était censé sauver le monde. À la fin de notre brève quoique décoiffant trajet, la Ford LTD 1970 usée de Nelson a fait halte devant The Spinnaker, un restaurant guindé situé sur la jetée de Sausalito. Alors que nous nous asseyions à la table qui surplombe la baie, Nelson a fait remarquer qu’il pouvait ramer en kayak de son house-boat jusqu’au Spinnaker, et cette référence à l’eau a ravivé le souvenir de son autobiographie inachevée. « L’introduction est vraiment sympa, je parle d’une barque dans laquelle je me trouve avec mon grand-père – et ma grand-mère – et pendant qu’il rame, je laisse mes mains filer sur l’eau. J’avais 4 ou 5 ans. » Comme le reste de sa vie, la conversation de Nelson est dominée par son aversion pour l’accomplissement. Aucun point n’égrène son discours, seulement des virgules, des parenthèses et des ellipses. « Et je me souviens avoir réfléchi sur les particules de l’eau, que je considérais comme des espaces, sur la raison de leur séparation et de leur reconnexion entre mes doigts, et comment ce changement perpétuel de leur agencement était… » Son monologue s’est arrêté soudainement tandis qu’il fouillait dans sa réserve secrète d’équipement. Il a sorti son propre magnétophone et l’a testé, avant de positionner le micro vers lui. « Ok, je suis au Spinnaker, je parle de mon histoire de mains dans l’eau et de l’impression que m’a laissé cette expérience de la séparation et de la reconnexion des espaces aquatiques, et de la façon dont les relations étaient en constante évolution – il était difficile de les suivre –, tellement qu’on ne pouvait pas véritablement parvenir à visualiser ou à exprimer leur infinité. »

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Système
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Les tourbillons chaotiques et éphémères produits par le passage de la barque de son grand-père sont une parfaite illustration des pensées de Nelson. J’enregistrais déjà notre conversation, mais de toute évidence Nelson voulait sa propre copie. Non pas car il avait peur de ne pas être cité correctement, mais parce que son magnétophone et son caméscope étaient les armes de son éternelle bataille contre l’amnésie. L’inventeur souffrait d’un sévère trouble du déficit de l’attention, un syndrome psychologique avec pour symptôme une disposition inhabituelle à l’interruption. S’il était interrompu au milieu d’une tâche, il oubliait instantanément. Il n’y avait qu’en faisant fonctionner son propre magnétophone que Nelson pouvait s’assurer que ses paroles ne s’envoleraient pas, évanouies dans l’atmosphère. Sa peur de l’oubli était aggravée par sa médication. Nelson prenait du Cylert pour son TDA, du Prozac pour son agitation, de l’Halcyon pour son insomnie. L’Halcyon peut provoquer l’aphasie : au cours du déjeuner, Nelson se surprenait parfois à chercher un mot simple en plein milieu d’une phrase. Mais la plupart du temps, il était limpide et se réjouissait de la clarté de ses propos. Bien que dérangé par son trouble, Nelson en était néanmoins fier. « Le terme “trouble du déficit de l’attention” a été inventé par des apôtres de la régularité », a-t-il remarqué. « Les apôtres de la régularité sont des gens qui insistent pour que nous fassions tous les jours les mêmes choses, tout le temps, ce qui a le don de rendre fous certains d’entre nous. “Trouble du déficit de l’attention”… il nous faut un terme plus positif pour ça. Je dirais plutôt “hummingbird mind(esprit de colibri, ndt). » Xanadu, le système d’information hypertexte ultime, était à l’origine la quête de Ted Nelson pour sa libération personnelle. Il était relativement désemparé face à son esprit évasif et son incapacité à suivre quoi que ce soit. Il voulait devenir écrivain et réalisateur, mais il devait trouver le moyen d’éviter de se perdre dans la multiplication frénétique d’associations que produisait son cerveau. Son idée a alors été d’imaginer un programme informatique capable de conserver la trace du cheminement entier de ses pensées et de son écriture. Nelson a donné à ce concept d’écriture ramifiée et non-linéaire le nom d’« hypertexte ». Même si ce concept a fait de Nelson une légende dans le cercle des développeurs, il n’est pas l’un d’eux pour autant. « J’ai un grave problème avec les maths, a avoué Nelson, je ne sais toujours pas tenir des comptes : je peux ajouter cinq fois une colonne de chiffres, tomber sur quatre réponses différentes, et aucune ne sera la bonne. Je suis étourdi et extrêmement impatient. Je ne sais même pas faire fonctionner mon Mac – j’en ai trois qui sont complètement hors-service et un qui est à peu près fonctionnel. » « Je me suis arrêté aux additions », a-t-il ajouté, s’interrompant pour sortir un caméscope qu’il a orienté sur le cahier posé près de son assiette. « Pourquoi filmez-vous votre cahier ? ai-je demandé. — J’essayais juste de faire marcher ce truc », a-t-il répondu. Content de voir que la caméra fonctionnait, Nelson a fait un panoramique de la salle, avant de la reposer et de reprendre son discours. Son déjeuner, une grande assiette de pâtes aux fruits de mer, avait été servi, goûté et oublié depuis un moment. Nelson n’a jamais fait la liste de ses milliers d’heures d’enregistrements audio et vidéo. Ce serait impossible, puisqu’elles se recoupent avec sa vie, et inutile par la même occasion, parce qu’il n’a aucunement l’intention de les regarder ou de les étudier. Il loue plusieurs espaces de stockage autour de la baie de San Francisco, tous remplis de matériel dont il laisse le soin aux générations futures de le déchiffrer, priant pour que le jour où les spécialistes viendront examiner son œuvre immense et vastement désorganisée, ils bénéficient de la technologie numérique nécessaire. « Cette technologie, a-t-il insisté, c’est Xanadu. »

L’histoire du projet Xanadu de Ted Nelson est celle de l’aube de l’ère informatique.

À l’image du malade mental dans L’Arc-en-ciel de la gravité de Thomas Pynchon, qui croit incarner la Seconde Guerre mondiale – il ressent une poussée de fièvre à l’arrivée du Blitz et un terrible mal de tête lors de la Bataille des Ardennes – Nelson, avec son énergie chaotique, sa minuscule concentration, sa fascination dévorante pour les futilités et son investissement pour enregistrer des incidents dont il n’analysera jamais le sens, est la personnification de l’explosion de l’information. Si Xanadu n’était rien de plus que l’obsession privée d’un iconoclaste talentueux, les piles de papiers et les bandes magnétiques détériorées des casiers pleins à craquer de Nelson pourraient être simplement balancées à la poubelle. Mais l’inventeur a sûrement eu raison en prédisant que l’étrange histoire de Xanadu représenterait un chapitre important de l’histoire de la technologie. De son esprit chamboulé est né un des projets les plus puissants du XXe siècle. Et les objectifs de Xanadu – une bibliothèque universelle, un index mondial pour l’information et un système de redevances informatisé – ont été partagés par plusieurs des développeurs les plus ingénieux de la première génération de hackers. Nelson enregistrait tout et ne se souvenait de rien. Xanadu devait être son remède. Pour l’assister dans sa procédure, il a rassemblé une équipe de professionnels, dont certains se sont avérés être ses plus proches amis et disciples. Finalement, le patient a survécu à l’opération. Mais les médecins ont failli y laisser la vie.

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Dans son discours, Nelson avait un air tantôt réprobateur, tantôt satisfait. Enfant rêveur et maigrichon élevé par ses grands-parents à Greenwich Village, Nelson a consacré ses jeunes années à étudier l’art de la stratégie, et il a appris sérieusement à se servir d’une arme, comme une pierre ou un bâton, pour se défendre contre ses bourreaux de voisins. Étudiant à Harvard, il a appris la stratégie aux côtés de Thomas Schelling, théoricien renommé, mais déjà enfant, ses méthodes étaient instinctives. À titre d’exemple, il a inventé une nouvelle façon de traverser la rue lorsqu’il était en cinquième : arrivé dans une artère chargée, il ignorait royalement la circulation et, avec une nonchalance théâtrale, s’engageait sur la route. Les conducteurs, effrayés, écrasaient la pédale de frein. Les héros de Nelson étaient des anticonformistes célèbres et des hommes d’affaires comme Buckminster Fuller, Bertrand Russell, Walt Disney, H.L Mencken et Orson Welles. Lui-même était un enfant brillant à la grammaire exceptionnellement correcte et dont les déclarations de sagesse imposaient le silence parmi les adultes. Le père de Nelson – qui a gardé un contact intermittent avec son fils – était cinéaste (entre autres, il a réalisé Requiem pour un champion et Soldat bleu), et il a encouragé le jeune Nelson à entreprendre la réalisation de son premier long-métrage (inachevé), The Epiphany of Slocum Furlow. Quant à sa mère, actrice, Nelson m’a simplement dit qu’ils n’échangeaient que rarement et qu’ils n’avaient pas parlé depuis longtemps. L’aversion de Nelson pour les structures conventionnelles a fait de lui un enfant difficile à éduquer. Ennuyé et dégoûté de l’école, il a un jour projeté de poignarder son professeur de terminale avec un tournevis affûté, mais s’est découragé à la dernière minute et, au lieu de cela, a quitté la salle de classe pour ne jamais revenir. Sur le chemin du retour, il a inventé les quatre maximes qui allaient guider sa vie : « la plupart des gens sont des idiots », « l’autorité est le plus souvent malveillante », « Dieu n’existe pas », et « tout va mal ». Nelson adorait ces maximes et il lui arrivait souvent de se les répéter. Elles l’amenaient à comprendre, dans toutes les discussions, les idées et les opinions qu’il rejetait. Une fois arrivé à l’université, Nelson avait pu sophistiquer sa méthode pour combattre les adeptes de la régularité. Il décourageait ses enseignants au moyen des théories d’Alfred Korzybski, qui remettaient en cause tous les schémas de pensées. Mais cette haine de Nelson pour les catégories n’a pas déclenché en lui de mysticisme vague et ancré dans le présent. Au contraire, Nelson adorait les mots, qu’il considérait comme les outils de la mémoire, mais détestait la façon dont l’édition et l’écriture traditionnelles imposaient un ordre limité. Il n’avait aucun intérêt pour les récits réguliers et progressifs qui emplissaient les livres. Il voulait que tout soit dit dans un flux chaotique, pour pouvoir le reconstruire au besoin. Nelson, enfant solitaire élevé dans une famille non-conventionnelle, est devenu un dissident de l’oubli, sceptique envers toute forme de perte et de peine. Certains de ses disciples ont poussé cette guerre contre la perte plus loin encore, et se sont consacrés au développement de la technologie cryogénique, destinée à la congélation et à la préservation des corps. Tourmenté par sa propre mémoire défaillante, Nelson s’est habitué à penser que seule une technologie capable de préserver la connaissance pouvait empêcher la destruction de la vie sur Terre. Il lui était impensable de croire que les connexions mentales ou les relations pouvaient se dissoudre. Non seulement l’agitation et l’éparpillement de ses propres pensées étaient dévastateurs pour lui, mais l’incapacité globale de l’Homme à se souvenir était, selon Nelson, du suicide à l’échelle mondiale, dès lors qu’elle condamnait l’humanité à répéter inlassablement ses erreurs de manière irrationnelle.

Invention de l’hypertexte

Nelson a obtenu une license de philosophie à Swarthmore avant de devenir, en 1960, diplômé d’Harvard. L’hypertexte a été créé au cours de sa première année à Harvard, alors qu’il projetait, à terme, d’élaborer un « système d’écriture » permettant aux utilisateurs de sauvegarder leur travail, de l’éditer et de l’imprimer. Contrairement aux premiers traitements de texte expérimentaux, le projet de Nelson incluait des fonctions de comparaison parallèle des versions alternatives, d’annulation de la saisie grâce à des versions séquentielles, et de révision. Initiant tout juste une manie qui allait perdurer, Nelson n’est pas parvenu à terminer la programmation, et s’est résolu à abandonner. Même si, à l’origine, Nelson espérait obtenir un doctorat en sociologie, ses efforts pour venir à bout de son projet ont bientôt pris le dessus sur le reste de son travail. En parallèle, un groupe de chercheurs d’Harvard essayait d’élaborer des programmes qui, grâce à des procédés informatisés, remplaceraient la routine de l’enseignement. Nelson considérait cette approche linéaire et mécanique de ce qu’on appelait alors l’instruction assistée par ordinateur comme une insulte aux étudiants et aux machines. Il a alors encouragé l’adoption d’un système qui laisserait libres les étudiants d’explorer le matériel académique en suivant des chemins alternatifs variés. Un système basé sur « l’écriture non séquentielle ».

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Opérations
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Le mot hypertexte a été inventé par Nelson et est apparu pour la première fois dans une publication en 1965, au cours de la conférence nationale de l’Association pour la machinerie informatique. En plus de son concept d’outil d’écriture non séquentielle, Nelson a proposé une fonctionnalité appelée « zip listes », dans laquelle les éléments d’un texte seraient reliés à d’autres éléments, en lien ou identiques, dans d’autres textes. Les deux principaux intérêts de Nelson, l’édition numérique et l’écriture non séquentielle, ne faisaient plus qu’un. Grâce aux listes zippées, des liens pouvaient être établis entre des sections larges ou petites, des pages entières ou des paragraphes. Auteur et lecteur pourraient confectionner un document unique en suivant des liens établis entre des documents distincts « zippés ensemble ». L’idée de l’hypertexte avait eu des précédents dans la littérature et la science. Le Talmud, par exemple, avec ses blocs de commentaires concentrés autour de la page dans des formes rectangulaires, peut être considéré comme de l’hypertexte. Il en va de même pour les notes de cours, organisées comme un lien entre le texte principal et des connaissances complémentaires. En juillet 1945, bien avant que Nelson ne se tourne vers les systèmes d’information électronique, Vannevar Bush avait publié, dans The Atlantic Monthly, un essai intitulé « As We May Think » (« Comme on pourrait le croire »), au sein duquel il décrivait un hypothétique système de stockage et de récupération des données appelé « memex ». Memex aurait permis aux lecteurs de créer des tables des matières personnelles, ainsi que de relier des passages dans les documents grâce à des balises spéciales. Si la description de Bush était purement spéculative, elle avait donné un brillant aperçu à Nelson des fonctionnalités qu’il essaierait de mettre en œuvre avec Xanadu. Son modèle original de l’hypertexte prévoyait déjà l’essentiel des caractéristiques qui composent les systèmes d’aujourd’hui. Son discours à l’ACM a néanmoins eu peu de retombées concrètes. Connu comme pour être un chercheur atypique, sa démonstration a suscité un fugace élan d’intérêt, mais même si ses idées étaient intrigantes, il manquait à Nelson les connaissances techniques nécessaires pour prouver que le système qu’il envisageait n’était pas utopique. Le nouveau prophète de l’hypertexte avait du mal à savoir où prêcher. Au cours des quatre années qui ont suivi, Nelson a fait le tour d’un bon nombre d’entreprises et de programmes de recherche. Embauché par le géant de l’édition Harcourt pour les aider à élargir leurs opportunités commerciales à l’aide de l’informatique, il décontenançait les cadres avec ses discours radicaux sur le renversement imminent de toute chose. Dans le même temps, il décourageait les informaticiens en ne manquant jamais de les informer qu’ils avaient failli à la compréhension du sens exceptionnel de leur travail. Malgré ces déconvenues, l’inventeur a poursuivi son exploration privée de l’hypertexte. Rapidement, il s’est engagé sur le territoire théorique le plus complexe, posant des questions qui demeurent un défi pour les concepteurs contemporains. Par exemple, lorsqu’on édite un document, qu’en est-il de tous les liens qui s’ajoutent et disparaissent ? Peut-on modifier un document tout en préservant ses liens ? Que se passe-t-il lorsqu’on suit un lien vers un paragraphe effacé ? Les ordinateurs des années 1960 étaient des machines énormes, accessibles aux particuliers uniquement dans les parcs informatiques universitaires, où les étudiants pouvaient se distraire de leur travail scientifique avec des jeux de questions/réponses primitifs. Mais les initiés voyaient déjà évoluer la tendance vers des outils numériques plus petits et plus rapides. Certains se demandaient même comment les ordinateurs pouvaient gérer des tâches concernant des données basiques et personnelles, comme l’édition d’un court mémoire. En 1969, Nelson s’est rendu à Brown, où était développé un outil de traitement de texte précoce. Le projet de l’université se concentrait sur un système qui produirait du papier, mais Nelson était convaincu que le papier était désespérément rétrograde et que c’était sur l’écran que l’hypertexte devait naître. Plus tard cette année-là, Nelson a obtenu la permission des éditeurs de Feu pâle, de Vladimir Nabokov, d’utiliser son œuvre aux annotations élaborées comme une démonstration de l’hypertexte. L’idée de Nelson, tout comme la plupart de ses contributions, a été rejetée par les sponsors de l’expérience de Brown. L’impossibilité de faire avancer son travail a rendu Nelson amer. « Ainsi le progrès doit-il attendre », a-t-il écrit plus tard, « pour que l’estropié rattrape son retard. » La colère caractéristique de Nelson, au cours de ces rudes années post-universitaires, lui a autant profité qu’elle l’a desservi. C’est en 1967, alors qu’il travaillait à Harcourt, que s’est déroulé l’instant le plus productif d’une série d’emplois qui ne duraient jamais bien longtemps. Même s’il n’est pas parvenu à réaliser la moindre avancée technique, il a réussi en revanche à inventer une marque de poids. Impressionné par les employés du département littérature de la maison d’édition et déterminé à les impressionner en retour, il a baptisé son système d’hypertexte « Xanadu ». Il s’agissait d’un nom d’une justesse troublante. Xanadu désigne le palais minutieusement élaboré de Kubla Khan. Dans son fameux récit à l’origine du poème, Coleridge avait déclaré s’être réveillé d’une rêverie narcotique avec des centaines de vers de poésie en tête. Alors qu’il s’apprêtait à les retranscrire, il fut interrompu par un visiteur, et lorsqu’il retourna à sa table d’écriture, la composition onirique qu’il avait perçue avec précision s’était évaporée. Dans la préface du fragment qu’il lui restait, Coleridge se lamente : Alors tout le charme Est rompu — tout ce monde si beau de fantômes S’évanouit, et cent cercles s’épanouissent, Chacun déformant l’autre. Le fragment de Coleridge hante le majestueux concept d’hypertexte de Nelson, tout comme il avait hanté et inspira Orson Welles. Dans le nom « Xanadu » se dessine la vision annonciatrice des années de déchirement terrible qui ont suivi.

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Si Nelson avait été capable de se pencher sur les raisons techniques pour lesquelles son projet Xanadu paraissait impossible aux yeux des informaticiens, il aurait bien pu abandonner l’idée de le poursuivre. Les programmes auxquels il faisait allusion nécessitaient une mémoire et une puissance de traitement gigantesques. Même de nos jours, la technologie requise pour la mise en œuvre d’un réseau Xanadu mondial n’existe pas. Dans les années 1970, à l’heure où Nelson menait encore la première phase de sa campagne, même de simples programmes de traitement de texte exigeaient des utilisateurs qu’ils passent leur temps sur des ordinateurs centraux. L’idée d’un réseau mondial composé de milliards de documents reliés les uns aux autres et accessibles en un clic était absurde, et seule l’ignorance de Nelson en matière de conception logicielle lui permettait de poursuivre ce rêve. Il était comme un interprète de vaudeville, occupé à exécuter un mouvement acrobatique au bord d’une falaise invisible. Un coup d’œil dans le vide l’aurait certainement fait déchanter.

D’autres informaticiens n’avaient pas cette même fougue prétentieuse. Pour trouver de l’aide, Nelson n’eut d’autre choix que de sortir des sentiers battus.

D’autres informaticiens n’avaient pas la même fougue prétentieuse. Pour trouver de l’aide, Nelson n’a eu d’autre choix que de sortir des sentiers battus. Ses premiers disciples appartenaient à un groupe de hackers du nom de R.E.S.I.S.T.O.R.S. Contrairement aux développeurs traditionnels qu’il avait rencontrés, les Resistors partageaient le même sens de l’humour que Nelson, ainsi que son espièglerie et son manque de respect pour l’autorité. Pour couronner le tout, ils n’exigeaient aucun salaire, dans la mesure où la plupart d’entre eux vivaient encore chez leurs parents. Les Resistors faisaient partie d’un club informatique de Princeton, dans le New Jersey, et étaient en moyenne âgés de 15 ans. Pour certains d’entre eux, l’influence de Nelson a résonné toute leur vie durant. Une vingtaine d’années plus tard, l’une d’entre eux, Lauren Sarno, âgée de 14 ans lorsqu’elle avait rencontré Nelson, est devenue son assistante personnelle. En 1987, Sarno a consacré des milliers d’heures à la reconstruction du chef-d’œuvre de Nelson, Computer Lib, afin qu’il puisse être réimprimé par Microsoft Press. Les Resistors appréciaient Nelson parce qu’il prenait leurs conseils au sérieux. « Certaines personnes sont trop fières pour poser des questions aux enfants », réprimande Nelson dans Computer Lib. « C’est idiot. L’information réside là où on la trouve. » Les adolescents du groupe passaient de longs moments à traîner en voiture avec Nelson, racontant des blagues intellos et conspirant pour changer le monde. Les jeux de mots étaient leur activité favorite. Parmi l’une de ces anecdotes, Nelson raconte celle d’un après-midi passé à flâner à travers Princeton avec ses co-conspirateurs, son agacement augmentant crescendo à mesure que lui parvenaient du siège arrière de bruyantes instructions contradictoires. « Donnez-moi une triple répétition de directions », a demandé Nelson. « Droit en ligne droite puis tout droit sur la ligne, de droite », a sifflé l’un des adolescents dans la seconde. Sur une photo de cette époque apparaît un Nelson souriant, l’air enfantin, assis au volant d’une voiture pleine de gamins. Vêtu d’un t-shirt blanc et d’une cravate, des poils dépassant de son col, il a l’air plus que ravi. Tout en continuant à travailler avec ces lycéens, Nelson a profité de l’argent récolté du côté d’un investisseur pour recruter Cal Daniels, développeur pour une entreprise nommée Minicomputer Systems Inc., ainsi qu’un jeune étudiant de Swarthmore familier du langage de programmation Fortran. Nelson, qui faisait régulièrement la navette entre son appartement de Manhattan, le campus de Swarthmore et la grande maison de Daniels dans le Queens, se rappelle cette époque comme étant celle où ils « parlaient du système, hachaient les détails ». De toute évidence, il s’agissait surtout de parler. Mais au cours d’une rare période d’écriture de code acharnée, les trois collaborateurs ont créé une intéressante structure de données capable de faire entrer et sortir de la mémoire de l’ordinateur d’énormes sections de texte. Ils ont baptisé leur invention « l’enfilade ». Le dictionnaire définit le mot « enfilade », qui peut être un verbe ou un nom, comme le tir d’un pistolet balayant toute la longueur d’une cible. Son étymologie vient des mots anglais thread et files, « fil » et « dossiers », et désigne également des pièces alignées les unes avec les autres, ou la perspective d’une rangée d’arbres ou de colonnes. Malheureusement, aucun dictionnaire ne peut fournir d’indice sur la nature de l’enfilade de Nelson : cette découverte est l’un des secrets commerciaux les mieux gardés de Xanadu, et tous ceux qui ont travaillé dessus se sont engagés à ne rien révéler la concernant. Naturellement, cette réticence a engendré des doutes sur l’importance historique de ce concept. Lorsqu’on lui demande avec scepticisme pourquoi il refuse toute publication concernant son invention, Nelson répond avec agressivité : « Parce que c’est encore tout frais. » La découverte de l’enfilade et le serment prêté par ses inventeurs pour la garder secrète ont marqué un tournant dans la personnalité de Xanadu. Le premier véritable travail d’envergure avait été réalisé, et le premier engagement de confidentialité scellé. Xanadu était désormais plus qu’une vision ambitieuse et plus qu’une ribambelle d’idées originales. C’était à présent un progiciel protégé dont le concept était rattaché à un produit et dont l’influence intellectuelle était fermement liée aux vicissitudes du marché.

Cette faillite a marqué l’histoire de Xanadu, en faisant de ces périodes de presque succès et de brusque misère une des inéluctables caractéristiques du projet.

En 1972, Cal Daniels a complété la première version démo du logiciel. C’est sur un ordinateur Nova loué par Nelson que Daniels a développé, dans un langage de programmation désormais oublié, le code primitif de Xanadu. Sauf que, avant de pouvoir montrer un système Xanadu opérationnel à de potentiels partenaires financiers, Nelson s’est inopinément retrouvé à court d’argent, et a été dans l’obligation de rendre la machine. Les développeurs disposaient d’un code fonctionnel mais d’aucun ordinateur. Plus tard, ils disposeraient d’ordinateurs mais d’aucun code fonctionnel. Tout comme l’échec de Nelson pour venir à bout de son projet d’hypertexte au cours de ses années universitaires au milieu des années 1960, cette faillite a marqué l’histoire de Xanadu, faisant de ces périodes d’esquisses du succès débouchant sur une soudaine désillusion l’une des caractéristiques du projet. Après cette défaite, Nelson s’est rapproché de plus en plus près de la frontière de l’industrie informatique. En 1973, il a décroché un emploi à l’Université de l’Illinois de Chicago, où il a bien vite compris, sans surprise, qu’il ne serait pas capable de s’entendre avec ses collègues. Dans la perspective de redorer son blason de raté de l’informatique, Nelson a pris une nouvelle direction, mettant en pause la conception de son système et cessant par la même occasion d’en parler. Ses horizons se sont alors élargis, sa voix touchait un plus large public. Il a opéré ces changements au bon moment. Après avoir pris conscience des horizons qui s’étendaient au-delà de son unité centrale, Nelson a décidé d’arriver le premier et d’installer un réseau d’information convenable. Mais comme l’ont constaté avant lui les promoteurs des villes américaines, il n’est nul besoin de construire quoi que ce soit pour profiter de l’installation d’un nouveau territoire. Il suffit pour cela d’opérer le relevé des terrains et de commencer à vendre des parcelles aux pionniers impatients. Nelson avait failli à la construction de son infrastructure mais il avait conçu une image plus que positive de l’avenir. Isolé à l’Université de l’Illinois, Nelson a entrepris la rédaction d’un manifeste enthousiaste, à la fois parole d’évangile, pamphlet politique et brochure immobilière vantant les avantages de la vie du côté numérique. À l’origine, il prévoyait d’écrire environ quarante pages de texte, sur du papier A4 classique. Mais à l’été 1974, après dix-huit mois de travail intensif, Nelson tenait entre ses mains un manuscrit décousu de 1 200 pages.

Le double manifeste

« N’importe quel crétin peut comprendre l’informatique », annonçait Nelson dans la préface à la première édition de Computer Lib. En vérité, son opus consistait en deux livres reliés dos à dos, à la manière, comme Nelson aime le souligner, de The Italian/Polish Joke Book (Le livre des blagues italiennes/polonaises). Une des couvertures montrait un poing anarchiste dressé sur fond d’ordinateurs. Lorsque les lecteurs retournaient le livre, ils découvraient la couverture de Dream Machines, affichant un homme vêtu d’une cape de Superman, suspendu dans les airs et cherchant à toucher un écran du bout des doigts. Le livre était imposant – 28 cm de large sur 41 cm de hauteur – et contenait un manifeste de 300 000 mots sur la révolution numérique. Les caractères étaient minuscules et la mise en page confuse. Nelson avait tapé son ébauche, qui se composait de centaines de diatribes personnelles, sur une machine à écrire, avant de les découper et de les coller ensemble sur des feuilles de carton. Il a alors apporté les feuilles chez un imprimeur pour revenir quelques semaines plus tard récupérer des boîtes entières de livres. Lorsqu’il a découvert que les pages d’un tiers des livres étaient classées dans le désordre, il a chargé l’imprimeur de défaire les exemplaires défectueux et de les relier une nouvelle fois. Entre 1974 et 1987, lorsque Computer Lib a été republié par Microsoft Press, le manifeste de Nelson s’écoulait à 100 exemplaires par mois, parfois plus. Expression de la passion encyclopédique de son auteur, Computer Lib renferme tout ce qui avait bien pu insupporter ou inspirer Nelson au cours des mois de sa rédaction. Il comprenait, entre autres sujets, des statistiques démographiques, de la psychologie de hacker, les méfaits d’IBM, des hologrammes, des notations musicales, la liste des endroits où louer un PDP-8, des commentaires sur le scandale du Watergate et des conseils pour programmer en Trac. Ces remarques « n’allaient nulle part, alors autant les mettre ici » est typiquement le genre de phrase qu’on peut lire dans Computer Lib. Le classique contre-culturel de Stewart Brand, The Whole Earth Catalog (pendant américain du Catalogue des Ressources) de 1969, a servi de modèle à Computer Lib, mais le design de ce dernier était encore plus idiosyncratique. Il n’y avait ni index, ni table des matières. Trouver des citations ou des sections spécifiques était une tâche impossible. Quoique débordant de références, on ne pouvait s’y rapporter sans l’avoir lu assez de fois pour le mémoriser. Ce à quoi, évidemment, beaucoup de jeunes hackers se sont affairés. Dream Machine, littéralement le revers de Computer Lib, traitait majoritairement de la transformation des arts à travers l’informatique, mais incluait aussi une description relativement brève de Xanadu. Après 1965, année où il a tenté pour la première fois de faire fonctionner Xanadu, l’idée avait fait du chemin. En 1974, les ordinateurs reliés en réseau local étaient apparus, et Nelson a alors vu dans le réseau informatique mondialisé l’environnement naturel d’un système fondé sur l’hypertexte. Sur un réseau, les documents liés, la comparaison de versions et l’écriture non séquentielle permettraient de créer un « docuvers » capable de stocker et de représenter l’héritage artistique et scientifique de l’humanité. Dans Dream Machines, Nelson présentait l’idée de franchises de l’information Xanadu, où les acheteurs de données pourraient accéder à des ressources matérielles à l’intérieur du système de stockage mondial. Cet argumentaire de vente, pour ce qu’il appelait Xanadu Stands, incluait un croquis d’intérieur, avec son snack bar, ainsi que les paroles d’une chanson pour une publicité :

Les plus belles choses que vous pourriez imaginer S’animent sur l’écran de votre PC Toutes les choses que l’homme conçoit Arrivent directement chez soi – Poèmes, livres, photos de vous Débarquent sur le Xanadu !

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Les franchises Xanadu étaient une idée idiote, mais elles détenaient la clé d’un problème tout à fait épineux. S’il devait y avoir une bibliothèque universelle de documents électroniques, qui la financerait ? La solution de Nelson était d’imaginer une entité de l’information semblable à McDonald’s, une chaîne de franchises dont les coûts d’exploitation seraient payés par les propriétaires en personne grâce aux revenus issus des foules friandes d’information. « Le propriétaire », écrivait Nelson avec entrain, « doit financer les ordinateurs, les portées, les adorables locaux vernis, les toilettes… en tant que propriétaire de Xanadu, il détient la clé du système et certaines responsabilités vis-à-vis du réseau Xanadu général – duquel il est aussi membre. » Nelson laissait entendre que le système, le logiciel sur lequel la structure de son rêve devait s’appuyer, était presque complet. Computer Lib avait été écrit comme un premier livre populaire, mais c’était auprès des développeurs, déjà convaincus de la valeur des ordinateurs, que son effet avait été le plus important. Son ton – énergique, optimiste, infatigable, chaotique – faisait parfaitement écho au leur. En voulant attirer un plus large public, Nelson était parvenu à publier une bible pour les initiés et un guide extrêmement pointu de la culture hacker. Les hackers qui avaient lu Computer Lib n’avaient pas été touchés par les instructions pour écrire une boucle de programme en APL mais par quelque chose de plus radical. Computer Lib avait assigné aux développeurs un noble rôle dans la bataille pour l’avenir de l’humanité, et il s’était chargé de les recruter pour la rébellion dont ils étaient témoins au sein de leurs campus universitaires. Lorsque les développeurs lisaient Computer Lib, ils pouvaient y discerner le portrait du lecteur idéal : un citoyen impatient, sceptique, attentif, sensible, libre-penseur et désireux d’utiliser de meilleurs outils numériques. À l’époque de Computer Lib, l’audience populaire friande d’actualités au sujet de la révolution numérique n’existait pas. Mais les gens pour qui Computer Lib était devenu une bible espéraient le contraire. Le manifeste renvoyait aux développeurs une image sublimée d’eux-mêmes. En ce sens, c’était un livre bien plus subtil que Nelson ne l’avait imaginé au départ.

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Roger Gregory, le collaborateur le plus fidèle de Ted Nelson, est un homme triste. Il souffre d’une maladie commune et invalidante qu’Abraham Lincoln, qui en était aussi atteint, avait appelée « hypo ». Sa tristesse est parfois tellement lourde qu’elle l’empêche de travailler, et ses crises de spleen ont commencé bien des années auparavant. Lorsqu’il avait entendu parler de Ted Nelson pour la première fois, Gregory était un fan de science-fiction travaillant dans un magasin de réparation d’ordinateurs appelé Neuman Computer Exchange, dans une ville du Michigan du nom d’Ann Arbor. Jeune homme négligé aux cheveux filasses, il avait tendance à se disputer violemment avec les gens qui, selon lui, avaient tort. Son travail était ennuyeux parce qu’il n’avait jamais l’occasion de s’amuser avec les « jouets » fonctionnels : les nouveaux appareils numériques exposés dans des vitrines de la taille d’un réfrigérateur. Gregory remettait en état du matériel informatique terriblement endommagé et son patron Al Neuman le vendait immédiatement après. Il s’adonnait au hacking dans différents laboratoires d’informatique associés à l’Université du Michigan, et il était membre d’un réseau – le Club Informatique d’Ann Arbor – qui empiétait sur le temps qu’il consacrait au club de science-fiction de la ville. C’était Michael McClary, un ami développeur et lecteur de Computer Lib, qui avait présenté le travail de Nelson à Gregory. C’était en 1974, et dans le reste des États-Unis, la contre-culture était au paroxysme de son triomphe illusoire. La révolution avait tardé pour les informaticiens, mais elle avait fini par arriver, entraînant nombre d’entre eux à ôter leurs t-shirts blancs et leurs lunettes en fonds de bouteilles pour remettre en question la servilité de leur discipline, qui dans une large mesure se rapportait à faire la guerre et générer de l’argent. McClary, qui tout comme Gregory était fan de Robert Heinlein, lui avait proposé de le conduire à la convention annuelle de la science-fiction qui se tenait à Washington DC. Tandis qu’ils se traînaient dans les Appalaches, assis dans une vieille Ford Galaxy lestée de trois autres mordus de science-fiction, McClary prêchait l’évangile de Xanadu. Pour Nelson, expliquait-il, l’ordinateur était une ressource à faire parvenir entre les mains des gens. Grâce à un système de publication mondial, le besoin de presse imprimée pourrait être éliminé. La censure serait difficile, voire impossible et, en outre, un tel système serait extrêmement amusant à élaborer. McClary avait ensuite donné à Gregory une brochure faisant la publicité du nouveau livre de Nelson. Le message de l’inventeur, vulgairement retransmis, n’aurait pu trouver d’oreille plus attentive. Gregory avait exactement les compétences qui faisaient défaut à Nelson : une connaissance approfondie du hardware, une bonne dose de talent pour la programmation, et un goût obsessif pour faire fonctionner les machines. Gregory projetait de joindre Nelson par téléphone, mais le destin avait réagi plus rapidement que lui : le réparateur était à peine rentré à Ann Arbor lorsque Nelson avait appelé le Neuman Computer Exchange pour demander à la personne au bout du fil d’échanger un vieux PDP-11 contre cent exemplaires de Computer Lib.

Nelson avait-il réalisé à l’époque qu’il venait de rencontrer le deuxième parent de Xanadu ?

Ce dernier, produit de la Digital Equipment Corporation, était une machine convoitée. Il s’agissait du premier ordinateur à utiliser le C, nouveau langage de programmation en passe de devenir la norme des hackers. Gregory, en l’occurrence, n’avait aucun PDP-11 de rechange à sa disposition. Il en a profité malgré tout pour remettre en cause certaines des insouciantes prédictions de Nelson dans Computer Lib, ce à quoi il lui avait rétorqué sa tirade piquante et désinvolte à l’attention des ignares conservateurs qui gangrénaient le monde de l’informatique. Gregory, que son impulsivité avait un jour amené à pointer une arme sur deux médiocres cambrioleurs pour les chasser de chez lui, avait enfin trouvé un interlocuteur à la hauteur de son indignation. Le dédain de Gregory était peut-être violent, mais la folie spéculative de Nelson était insupportable. Au cours des années suivantes, Gregory a dépensé des centaines de dollars dans des discussions téléphoniques à longue distance à propos du projet hypertexte. Nelson réalisait-il à l’époque qu’il venait de rencontrer le deuxième parent de Xanadu ? Probablement pas. L’inventeur dispensait ses idées aussi vastement que possible, sans se soucier de savoir où elles atterrissaient. Mais, les années passant, Gregory en viendrait à superviser la tentative de faire de Xanadu un véritable produit. Il n’a jamais été très reconnu pour son travail, mais à travers les morts et les renaissances consécutives du projet, son engagement pour le rêve de Nelson, celui d’une bibliothèque hypertexte universelle, n’a jamais décliné. Si Ted Nelson est le père prodigue de Xanadu, Gregory en est la mère dévouée et, rétrospectivement, son rôle s’est trouvé mêlé à une terrible part de sacrifice.

Un nouveau disciple

Peu après la sortie de Computer Lib, Nelson a quitté les confins hostiles de l’Université de l’Illinois pour trouver refuge à Swarthmore, le même campus calme et pré-universitaire au sein duquel, dans les années 1960, il avait commencé l’incubation de son projet d’hypertexte. Swarthmore lui avait offert un poste pour enseigner ses propres travaux sans être rattaché à aucun département. Il abordait alors les questions sociales dans les domaines de la technologie et de la conception. Alors qu’il était à Swarthmore, un nouveau disciple d’envergure a fait son apparition. En 1976, Mark Miller, jeune homme peu assuré de 19 ans, était intervenu pendant un cours de Nelson. Il était nerveux. L’année précédente, il avait lu Computer Lib, alors qu’il était en première année à Yale, et le livre avait rempli son esprit de rêveries concernant l’avenir du numérique. Extrêmement intéressé par l’informatique, Miller espérait apporter sa maigre contribution à une société basée sur des principes rationnels, libertaires et scientifiques. Les travaux de Nelson, qui décrivaient une communauté mondiale parfaitement unie par l’information, lui semblait être, à ce jour, le plus important panneau indicateur sur la route de l’utopie. En tant qu’intervenant dans le cours de Nelson, Miller faisait étalage de ses idées pour l’édification d’un système semblable à Xanadu. Une fois la conférence terminée, il a été approché par un des étudiants, Stuart Greene. Miller l’a interrogé sur les réactions de ses camarades vis-à-vis de ses idées. Pas très bonnes, avait répondu Greene. Comme toujours, l’assemblée avait écouté dans une muette incompréhension. Les étudiants comprenaient rarement ce dont parlait Nelson, et lorsque Miller s’était lancé dans une même tirade enthousiaste, leur réponse avait été à l’unisson : « Oh non, j’y crois pas, il y en a un autre ! » L’étudiant de Yale ne s’est pas découragé pour autant. Sur une photo, Miller apparaît avec un sourire en coin, la poche de sa chemise pleine de stylos et une paire d’oreilles de Mickey sur la tête. Il partageait l’aversion qu’avait Nelson pour l’étourderie humaine, lui qui espérait élaborer un système qui permettrait à sa conscience d’être enfermée dans un programme informatique et ainsi conquérir l’immortalité. Le deuxième prénom de Miller était Samuel, qu’il épelait « $amuel », en hommage à la foi qu’il avait envers la faculté du marché à combler tous les besoins humains. Grâce à son livre, Nelson récoltait de plus en plus de louanges, si bien qu’en 1979, il a décidé qu’il était temps de rassembler ses disciples. Il a fait appel à Roger Gregory pour mener la danse. Même si ce dernier vivait à Ann Arbor, Nelson a insisté pour que tout le monde emménage à Swarthmore afin qu’il puisse exercer son influence de plus près. Obéissant, Gregory a loué une maison et convié les autres développeurs à le rejoindre. Mark Miller s’est invité lui aussi en Pennsylvanie, où les fidèles de Xanadu comptaient boucler le projet en un seul et sérieux été de codage.

Gregory et ses collègues essayaient d’élaborer une bibliothèque universelle sur des machines à peine capable d’éditer et de chercher l’équivalent textuel d’un livre.

Cet été-là a représenté l’âge d’or de Xanadu. Durant de longs après-midis et soirées, les développeurs s’asseyaient sur le porche à gribouiller sur un tableau, cherchant à contourner les difficultés liées à l’élaboration d’un code hypertexte fonctionnel. Même s’ils avaient dans l’idée de programmer le système au cours des trois mois de vacances de Miller, ils ont passé le plus clair de leur temps à parler de structures de données et de réorganisation du projet. La difficulté majeure était de trouver un moyen de déplacer rapidement les données dans la mémoire de l’ordinateur. Dans la mesure où les liens hypertextes pouvaient connecter une infinité de documents, la moindre écriture dans le système devait être instantanément disponible. Nelson était convaincu qu’ils apportaient une contribution essentielle à l’informatique. Selon lui, les nouvelles versions des algorithmes de recherche, intitulées « General Enfilade Theory », permettaient au système Xanadu de grandir à l’infini sans que ses performances n’en pâtissent injustement. De nombreux informaticiens auraient émis des doutes quant à ces affirmations, mais ces développeurs ne s’en formalisèrent pas, travaillant dans une atmosphère de compétition amicale et de camaraderie. Ils n’étaient peut-être pas toujours d’accord avec les prédictions radicalement optimistes de Nelson, mais tous s’accordaient à penser que la grande maison désordonnée de Gregory, à Swarthmore, était le berceau d’une révolution sociale et scientifique. La clé résidait dans la question de la performance des ordinateurs. Cet été, Gregory programmait sur un Sol 20, emprunté à une entreprise du nom de Processor Technologies. Il a abandonné bien vite l’idée de s’entêter à faire du Sol une machine plus exploitable qu’elle ne l’était, et a décidé d’acheter un nouvel Onyx doté d’un énorme espace disque : 10 Mo. L’ordinateur disposait également de 128 Ko de mémoire RAM, auxquels ils ajoutèrent plus tard 256 Ko de plus. Avec du recul, l’approche des développeurs semblait quelque peu idéaliste quand on regarde les caractéristiques techniques des appareils. Gregory et ses collègues essayaient d’élaborer une bibliothèque universelle sur des machines à peine capable d’éditer et de chercher l’équivalent textuel d’un livre. « L’été est passé un peu moins vite que prévu », se souvient Gregory. La conception technique avait  progressé grâce à Greene, Miller et lui et, en août, ils avaient pu commencer à coder. Mais le monde réel commençait à faire pression sur eux et, alors que l’été arrivait à son terme, l’équipe prit des chemins séparés. Des tâches devaient encore être accomplies – des études étaient à terminer et des carrières devaient débuter – et l’utopie Xanadu ne pouvait continuer. Sauf peut-être pour Gregory. Comparé à la géographie haute en couleur de Xanadu, le tableau de son existence était aussi plat que les terres cultivées du Kansas. S’il savait comment réparer et programmer un ordinateur, il n’était tout de même pas informaticien ou chercheur d’élite, et sa tristesse persistante le conduisait à trouver un destin plus glorieux que d’améliorer des ordinateurs d’entreprise. En luttant contre sa dépression, Gregory a réalisé qu’être productif lui était bénéfique ; l’ordinateur était toujours là, et lorsqu’il sentait son chagrin se manifester, il savait qu’il pouvait s’asseoir sur son siège, fixer l’écran, et commencer à hacker. À l’été 1979, Gregory s’était trop acharné dans les filets de l’univers alternatif de Xanadu pour pouvoir s’en libérer. Il savait que s’il devait s’échapper il devrait traverser Xanadu, et non s’en éloigner. Septembre venu, Gregory avait décidé de rester en Pennsylvanie où il avait loué une autre maison. Les développeurs allant et venant, la demeure fournissait un cadre au progrès ralenti de Xanadu. Occupé à plein temps par des contrats de consultation externes pour financer Xanadu, ainsi que 40 heures par semaine pour le projet lui-même, la porte de Gregory était ouverte à quiconque lui paraissait susceptible d’aider. Mark Miller était retourné à Yale pour entamer sa dernière année, mais était resté en contact avec le groupe et avait continué d’offrir ses suggestions. Eric Hill, qui avait contribué au projet durant l’été passé à Swarthmore, et Roland King investirent tous les deux le foyer. Eric Drexler, un étudiant diplômé obsédé par les voiles solaires dans la navigation spatiale et les machines microscopiques, s’invitait souvent pour dispenser des critiques bienvenues. L’Onyx débridé au maximum, Gregory s’était mis en quête d’un nouvel ordinateur. En 1982, il devint le premier particulier à se procurer un Sun sans financement du gouvernement ou d’un établissement d’éducation. La machine était extrêmement coûteuse : 26 000 dollars. Numéro de série 82. Avec un Sun, ainsi qu’un nouveau disque dur de 80 Mo – d’une valeur de 10 000 dollars – le code Xanadu avait enfin un toit convenable. Au début de la deuxième décennie de développement de Xanadu, Nelson était satisfait des gardiens du projet. La dernière fois qu’il était arrivé si près d’un prototype fonctionnel remontait à 1972, lorsque le temps lui avait manqué avec son Nova de location. L’idée originale de l’inventeur était désormais plus mature. Miller et Gregory avaient créé un système d’adressage utilisant des nombres transfinis, un domaine obscur de calculs qu’ils avaient tous les deux étudié à l’université. Leurs nouvelles adresses s’appelaient « tumblers ». Ce système permettait aux lecteurs de créer des liens dans n’importe quel espace de stockage arbitraire, qu’il soit ou non marqué par l’auteur. Grâce aux tumblers, Miller et Gregory pouvaient assigner une même adresse à chaque document et fragment de document du vaste domaine de Xanadu : mots, images, films et sons. Non seulement l’adresse redirigerait le lecteur vers la bonne machine, mais elle indiquerait également l’auteur du document, sa version, sa dimension, et les liens qui y étaient associés.

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Malheureusement, même si le concept était novateur et les algorithmes intéressants, le code Xanadu était désespérément inexploitable. Alors que 1979 s’étirait vers 1980, puis 1980 vers 1981, Nelson continuait son sermon sur l’imminente apparition du plus grand logiciel d’information de tous les temps. Xanadu, promettait-il, ferait des concepts de base de l’informatique – les fichiers par exemple – des notions obsolètes. Dans Xanadu aucun fichier immuable n’existerait, seulement une masse de données susceptible d’être arrangée selon les préférences du lecteur. Miller, le prodige, ne retourna pas chez Gregory après l’obtention de son diplôme en 1980. Il migra vers Datapoint à la place, une entreprise de San Antonio, au Texas, spécialisée dans le matériel informatique. Elle était alors leader dans la technologie de réseau. Stuart Greene étant déjà employé là-bas, Miller avait été affecté au laboratoire de recherche avancée de l’entreprise, où Nelson les rejoindrait plus tard. Leur intégration à Datapoint était une concession faite à la réalité, ainsi qu’une forme de confession : les aspects les plus importants des travaux du groupe de Swarthmore résidaient dans la conception plutôt que le codage. À Datapoint, les développeurs de Xanadu pouvaient explorer leurs idées dans un milieu d’entreprise qui leur offrait les derniers équipements et un salaire raisonnable. Gregory avait continué à prendre soin du projet. Après la dissolution de l’équipe de programmation au début des années 1980 et le déménagement de Nelson au Texas, il abandonna lui aussi la Pennsylvanie. Il est alors retourné dans le Michigan où, pendant un petit moment, lui et quelques mouches du coche de Xanadu ont cohabité dans l’appartement d’un ami. Plus tard, lui et ses collègues hackers ont campé sur un crash pad en banlieue, en compagnie d’un couple de hippies compatissant qui les approvisionnait, les encourageait et les aidait à trouver du travail. Xanadu, après des années d’espoir, était devenu une œuvre de charité dont la survie dépendait d’une amicale générosité.

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Depuis son optimiste expansion au début de la décennie, le projet s’était, en 1984, réduit à une sphère de hackers amassée autour de Roger Gregory. En dépit de son étendue restreinte, le champ de gravité du rêve de l’hypertexte persistait. Rares étaient les personnes qui, après s’être impliquées, pouvaient s’en libérer totalement. Les développeurs tendaient plutôt à partir sur des orbites elliptiques qui les éloignaient avant de finalement les ramener à leur point de départ. Michael McClary, par exemple, celui qui avait initié 10 ans plus tôt Gregory au concept de l’hypertexte, avait brièvement intégré le projet à son retour dans le Michigan. McClary était discret, hippie et, au moment de fréquenter Xanadu, il était devenu expert dans la rédaction en C de programmes longs et complexes. Sa méthode consistait à prendre quelques jours pour assimiler le concept et planifier attentivement son approche, avant de mettre en œuvre son plan avec une concentration contenue. D’après ses collègues, McClary prenait trois fois plus de temps que la plupart des développeurs pour élaborer un premier modèle, mais il n’avait généralement pas besoin de davantage d’essais. Lorsque Gregory a quitté la Pennsylvanie pour rentrer au Michigan, McClary a remarqué son opposition concernant les suggestions qui visaient à officialiser les procédés commerciaux de Xanadu. Il n’y avait aucun contrat, pas de document, ni d’organisation. Gregory et ses assistants intermittents avaient pris de copieuses notes sans jamais les consulter par la suite. Il tenait une réunion une fois par semaine pour tenter de décider ce qu’il adviendrait ensuite, mais au lieu de s’occuper des exigences du développement, la conversation divaguait entre piques sarcastiques et spéculations philosophiques grandiloquentes. Après être resté spectateur quelques mois, McClary n’avait pas l’impression de faire partie d’une équipe de développement logiciel mais d’une secte en voie d’autodestruction. Il a remarqué également que rien ne permettait aux hackers de faire respecter leurs droits sur le fruit de leurs travaux. Lorsque McClary l’a questionné à propos de propriété, Gregory lui a expliqué nonchalamment qu’un beau jour chacun aurait une part égale. Tandis que Gregory, succombant à sa naturelle instabilité émotionnelle et déçu par ces années de travail infructueux, repoussait ses associés, McClary se contentait d’observer, avant de finalement se retirer du projet à la suite d’une confrontation physique. Des lueurs d’espoir demeuraient pourtant. En 1987, Nelson avait révisé Literary Machines, une description de l’hypertexte aussi longue qu’un livre qu’il avait publiée pour la première fois en 1981. Le style était du pur Nelson : un Chapitre Zéro, sept Chapitres Un, un Chapitre Deux, et sept Chapitres Trois. Dans son introduction, Nelson suggérait au lecteur de commencer par l’un des Chapitres Un, puis d’enchainer avec la lecture du Chapitre Deux et l’exploration du Chapitre Trois, pour recommencer à nouveau, en passant constamment par le Chapitre Deux. Il avait également fourni un diagramme agrémenté d’un commentaire : « Bretzel ou infini, c’est à vous de voir. » La page titre officiel indique : Literary Machines : Le Rapport Sur, Et Du, Projet Xanadu Concernant Le Traitement De Texte, La Publication Électronique, L’hypertexte, Les Jouets Conceptuels, La Révolution Intellectuelle De Demain, Ainsi Que Certains Autres Thèmes Dont Le Savoir, L’Éducation Et La Liberté.

Lorsqu’ils avaient entrepris le projet, ils étaient en avance sur leur temps. Ce n’était plus tellement le cas au milieu des années 1980.

Ce qu’il manquait pour transformer le concept élaboré présenté dans le livre de Nelson en quelque chose de concret, c’était de l’argent. Même Roger Gregory connaissait une baisse de régime. Contrairement à lui, tous les grands développeurs de Xanadu étaient intensément pris par d’autres emplois. Au milieu des années 1980, le seul espoir rationnel qu’il restait à Xanadu était que le projet exerce son pouvoir indirectement, à travers le travail de Miller, de Greene et des autres, dans des entreprises éparpillées dans le monde entier. Miller, désormais professionnel accompli, s’était introduit à Xerox PARC, entreprise à l’origine de plusieurs des plus importantes inventions de l’industrie informatique. Pour les deux parents du projet, les choses ont été plus difficiles. Gregory, toujours accroché à la collection de codes incomplets de Xanadu, a régulièrement exposé le projet à de potentiels investisseurs, sans jamais éveiller leur intérêt. Nelson vivait à San Antonio et, après la chute de Datapoint à la suite d’un scandale financier, avait commencé à se retrouver à court d’argent. Plus amer que jamais, il était furieux à l’égard des contretemps mais incapable de faire son deuil et d’aller de l’avant. C’était dans cette période que Nelson avait considéré le suicide, mais il s’était arrêté à tenir les pilules dans le creux de sa main. Il a conclu la version révisée de Literary Machines avec des mots d’adieu : « Nous nous sommes accrochés à des idéaux créés il y a longtemps, à divers époques et lieux, les meilleurs que l’on puisse trouver. Nous avons porté ces bannières immaculées jusqu’à ce nouvel endroit, et les plantons désormais pour les voir flotter dans le vent. Mais c’est sombre et silencieux ici ; l’aube n’est pas levée. » Les hackers de Xanadu n’avaient peut-être pas produit une version fonctionnelle de leur concept, mais ils avaient eu une profonde prémonition de la crise de l’information que les technologies numériques allaientt bientôt engendrer. Ils avaient été on ne peut plus précis lorsqu’ils avaient imaginé un futur de communication à grande échelle, de publication numérique universelle, de liens entre documents et de capacité infinie de stockage. Lorsqu’ils avaient entrepris le projet, ils étaient en avance sur leur temps. Ce n’était plus tellement le cas au milieu des années 1980.

En perdition

Lorsque Gayle Pergamit a entendu parler de Xanadu pour la première fois, vers 1980, elle a dû admettre que le concept de Nelson ainsi que la ténacité de Gregory pouvaient révolutionner l’industrie du logiciel. Elle a dû également admettre que l’entreprise était en perdition. Son mari, Phil Salin, avait rédigé des études ayant aidé à guider la dissolution de Bell system. Il était bien renseigné sur l’informatique et obsédé par l’idée d’un marché électronique de l’information. Au cours des années 1980, Salin travaillait à l’élaboration d’un réseau informatique conçu pour permettre la vente et l’échange de compétences et de données. Il travaillait étroitement avec Pergamit, une conseillère en affaires dont la nature compatissante et l’étrange compréhension des désirs et des besoins des développeurs avaient fait d’elle un intermédiaire idéal entre les managers, les fournisseurs et les hackers. Pergamit avait été attendrie par la quête de Nelson et Gregory, mais elle avait remarqué également que tous les deux, Gregory en particulier, avaient besoin d’aide. « À l’époque, se souvient Pergamit, on pouvait ouvrir le San Jose Mercury News et voir des pages et des pages d’offres d’emploi adressées à des développeurs informatiques. Et là-bas, à Ann Arbor, les développeurs ne trouvaient pas de travail. Je ne parle même pas de financement, ils ne trouvaient simplement pas de travail. » Pergamit et Salin ont supplié Gregory de migrer vers l’ouest. Comme Nelson, Gregory détestait jeter quoi que ce soit, et la perspective de transférer sa collection de vieux ordinateurs et ses milliers de livres à l’autre bout du pays était décourageante. Mais en 1983, il avait cédé, apportant avec lui le matériel informatique bigarré où avaient été introduits les fragments de Xanadu. Malheureusement, les objectifs de l’analyse de Pergamit et Salin n’étaient que partiellement atteints : même si Gregory a trouvé du travail dans la Silicon Valley, le projet Xanadu a été quelque peu délaissé. Bien évidemment Gregory refusait d’admettre l’échec. Grâce à un système de soutien, dont une boîte postale et quelques instruments de propagande imprimée, il voulait maintenir la vie de Xanadu. Parmi sa propagande, un organigramme de Xanadu, sur lequel Ted Nelson figurait au sommet en tant que « Directeur » et Roger Gregory en deuxième position en tant que « Anarchiste du Système » ; Mark Miller était décrit comme le « Hacker », Phil Salin était l’« Accélérateur » et Gayle Pergamit la « Variable Cachée ». Un des figurants du tableau tenait le titre de « Porte-parole à la Banque », mais lorsqu’il parlait, les banquiers n’écoutaient jamais. Avec les années, Gregory avait fini par faire partie des meubles lors des conventions de développeurs, durant lesquelles il dispensait une démonstration peu convaincante de Xanadu. Son intervention de prédilection se tenait à la conférence Hackers, un conclave annuel, seulement sur invitation, qui au départ était un rassemblement officieux des personnes mentionnées dans Hackers, le bestseller de Steven Levy. L’assistance avait gonflé au cours des années, faisant de cette conférence le principal rassemblement de l’élite informatique non officielle. En 1987, l’année de Hackers 3.0, Gregory travaillait, quelque peu à contrecœur, pour Cirrus Logic. Il s’est libéré pour assister au conclave, qui se déroulait cet automne à Camp Swig, un rassemblement judaïque à Saratoga, en Californie. Les développeurs séjournaient dans des cabanes montées sur pilotis et effectuaient les sessions générales dans une grande salle rustique dotée d’une cheminée en pierre. Les démonstrations comprenaient un casque de réalité virtuelle, une batterie alimentée au Coca-Cola, et un robot mobile appelé Louis. Des sessions pédagogiques étaient aussi organisées sur les virus, les réseaux neuronaux, les fractales et, à 14h25 le samedi après-midi, sur la question « Un Hacker Peut-Il Toujours Réussir Sa Vie ? » Un des intervenants était justement un hacker qui avait très bien réussi sa vie il y a peu. Perché, l’air sévère, au-dessus d’une fenêtre ouverte lors de l’une des sessions, vêtu d’une chemise à manches courtes déboutonnée et portant des lunettes sombres, se trouvait John Walker, le légendaire fondateur d’Autodesk. Walker était toujours aux commandes de l’entreprise qu’il avait fondée, dont les ventes étaient passées de 15 000 dollars en 1983 à plus de 54 millions en 1987. Il ne savait pas grand-chose du travail passionné de Gregory, mais avait entendu parler de Xanadu.

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Architecture
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Roger Gregory avait eu des nombreuses conversations avec de nombreux investisseurs au cours des années. Ces derniers lui parlaient lors d’une conférence, s’intéressaient, prenaient rendez-vous, visitaient le site où était localisé Xanadu, voyaient les morceaux et fragments du système que Gregory était parvenu à bricoler tant bien que mal, retournaient dans leurs entreprises, puis rédigeaient des notes décrivant ce qu’ils avaient vu pour ne jamais plus lui parler par la suite. Walker était différent. Il avait décrit Autodesk une fois comme étant une organisation composée de personnes qui préféreraient écrire un livre plutôt que de passer dix minutes au téléphone. Il était conscient que le code de Xanadu était inachevé, mais il avait également remarqué que le projet n’avait jamais pu bénéficier d’un sérieux effort de développement commercial. Il pressentait qu’avec l’aide d’Autodesk, fondée pour fournir à ses partenaires originaux, eux-mêmes développeurs, un moyen de produire et de vendre leurs outils, Xanadu pourrait se métamorphoser passant d’une secte à une entreprise. Et lorsque le fondateur d’Autodesk a rédigé une note enthousiaste à propos de Xanadu à ses cadres, ils ont tous été disposés à y prêter attention. Une période d’intenses négociations a suivi la proposition de Walker. Phil Salin et Roger Gregory ont travaillé pendant des mois avec les avocats d’Autodesk. Rapidement, les procédés commerciaux détendus de l’équipe en charge de Xanadu sont venus à nouveau les hanter. Ted Nelson a insisté pour qu’aucune vente ou licence accordée à Autodesk n’interfère avec son grand projet de bibliothèque universelle et de système de publication. Il voulait s’assurer que si Autodesk disposait d’un produit fonctionnel, il aurait l’entière liberté de l’utiliser dans ses franchises qu’il développait à côté. Autodesk se moquait de devenir le McDonald’s du cyberespace ; la société avait pour projet de développer des outils commerciaux pour le partage, la distribution et l’édition de documents. Malgré tout, il était difficile de confectionner des contrats qui puissent à la fois établir la liberté de Nelson d’utiliser la technologie Xanadu et la propriété d’Autodesk. Finalement, la solution négociée par Salin, Gregory et Autodesk s’appelait The Silver Agreement. Elle accordait généreusement le droit exclusif à Nelson d’élaborer un système de publication fondé sur les redevances avec n’importe quelle technologie Xanadu perfectionnée par Gregory et Autodesk. Nelson avait les droits du nom Xanadu et la nouvelle entreprise, en majorité détenue par Autodesk, fut baptisée Xanadu Operating Company. Grâce au Silver Agreement, les développeurs pouvaient poursuivre les applications commerciales de Xanadu sous la direction d’Autodesk, sans la constante interaction de son exigeant fondateur. Nelson a été couronné d’un titre prestigieux, celui de « Membre d’Autodesk », et a gagné au passage un bureau dans les quartiers généraux de la firme, mais il ne pouvait plus intervenir directement dans le développement du logiciel. Cet arrangement était important, dans la mesure où, même si les présentations de Nelson étaient inspirantes, sa haute estime de lui-même ainsi que sa difficulté prononcée à organiser et terminer les tâches faisaient de lui un manager inefficace. En gratifiant Nelson d’une licence exclusive dans l’utilisation de Xanadu pour n’importe quel projet de publication basé sur des redevances, Autodesk considérait que c’était accorder à l’inventeur ce qui lui importait le plus tout en gardant le contrôle des importantes décisions commerciales concernant l’avenir de Xanadu et de son procédé de vente. Avec le temps, les partenaires avaient cependant découvert les ambiguïtés de leur contrat. « Avec le recul, dit un ancien cadre de Xanadu, je dirais que les avocats qui ont rédigé ce contrat méritent une balle. » Pourtant, en 1988 le marché conclu avec Autodesk allait pour le mieux. Le 6 avril, John Walker a fait part d’un communiqué de presse annonçant l’acquisition de 80 % de Xanadu par Autodesk. La plupart des pourcentages restant serait partagée entre les développeurs et plusieurs personnes ayant financé Nelson et Gregory au fil des années. Autodesk offrait à Gregory un emploi stable ainsi qu’un soutien suffisant pour mener à bien son projet longtemps reporté. Autodesk promettait également la mise sur le marché de Xanadu dans un délai de 18 mois. « En 1964 », avait annoncé Walker avec assurance,« Xanadu était le rêve d’un seul esprit. En 1980, il était l’objectif partagé d’un petit groupe de brillants technologues. D’ici à 1989, il sera un produit. Et en 1995, il commencera à changer le monde. » Gregory s’était rendu à Hackers 3.0 sous un nuage d’incertitude. Au milieu de l’été suivant, il était le directeur technique d’une société de logiciels dont le budget de recherche frôlait le million de dollars par an.

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Autodesk, la société de John Walker, avait mis au point le logiciel dominant dans le domaine de la conception assistée par ordinateur. L’acquisition de Xanadu reflétait l’espoir de Walker de faire également d’Autodesk un pionnier en matière de réalité virtuelle, de marchés de l’information et d’exploration spatiale. En plus de Xanadu, Autodesk avait racheté l’entreprise de Phil Salin, Amix (American Information Exchange), spécialisée dans l’échange d’informations. Dans une note de service, Walker avait prôné à ses collègues : « La réalité n’est plus suffisante. » Pour les développeurs de Xanadu, l’investissement d’Autodesk en 1988 a inversé tous les vecteurs de l’histoire du projet. Plus d’une demi-douzaine de développeurs s’étaient rassemblés de nouveau. Le flux d’argent avait lui aussi pris un tournant : c’était soudainement Xanadu qui soutenait Gregory et non l’inverse. Nelson, toujours la mouche du coche, était soigneusement gardé à l’écart à l’intérieur des QG d’Autodesk à Sausalito. Les bureaux des développeurs étaient situés à plus d’une heure de trajet le long de la California Highway 280, à Palo Alto. Toujours dépendants du soutien de leurs amis et d’étrangers, et habitués à être marginalisés dans les établissements peu compatissants au sein desquels ils travaillaient dur, les hackers de Xanadu avaient enfin la chance d’établir leurs propres conditions de travail et de cultiver un environnement adapté à leur créativité. La réaction de Gregory vis-à-vis de cette liberté était touchante. Selon un des développeurs, son contrat avec Autodesk lui assurait un budget pour un mobilier confortable et des aliments vraiment nutritifs. Mark Miller a cédé lui aussi à la tentation et a intégré le projet à temps plein. Le nouveau site de Xanadu, sur la California Avenue de Palo Alto, avait été remodelé pour ressembler à l’environnement de Xerox PARC. Les bureaux des développeurs étaient ouverts sur un large open space, et les murs étaient couverts de tableaux blancs qui, rapidement, devenaient un enchevêtrement de lignes multicolores, de mots, de cercles et de gribouillis. Gayle Pergamit a aidé Xanadu à établir des systèmes d’acquisition et de comptabilité, mais l’attention des développeurs n’était jamais portée sur les détails commerciaux. Ils profitaient plutôt de l’opportunité pour contacter tous ceux qui pourraient les assister au cours de leurs 18 derniers mois d’efforts. Dean Tribble, comme Miller, venait lui aussi de Xerox PARC. D’autres développeurs qui avaient apporté leur contribution au fil des années, dont Eric Hill et Roland King, avaient également gonflé les rangs de l’équipe.    Grâce à une combine mêlant actions et salaire, l’équipe était parvenue aussi à attirer Michael McClary en Californie. Il avait accumulé de l’expérience, suivant les instructions obscures des managers techniques pour en faire d’impressionnants programmes fonctionnels en C. Il a abandonné son poste lucratif dans un cabinet d’experts-conseil du Michigan pour ré-intégrer le projet qu’il avait laissé inachevé presque dix ans plus tôt. La recrue la plus surprenante de Xanadu était Marc Stiegler, qui avait fini par devenir le manager du projet. Stiegler était un développeur logiciel tempéré, dont le roman de science-fiction récemment publié, David’s Sling, exposait un scénario dans lequel un système hypertexte avait sauvé le monde. Après avoir travaillé neuf ans dans l’industrie du logiciel, Stiegler avait gagné assez d’argent pour prendre des vacances. Mais Xanadu, malgré son intimidant record d’échecs, lui avait fait de l’œil.

« J’ai regardé toutes ces personnes en costume autour de moi, et j’ai réalisé que j’étais la seule personne dans la salle à avoir compris. » — Marc Stiegler

Avant l’acquisition d’Autodesk, Stiegler avait rencontré Nelson à une conférence CD-ROM sponsorisée par Microsoft, où il s’était retrouvé au milieu d’une audience de 1 000 personnes à écouter un orateur inconnu. Son regard s’était porté sur un flyer de Xanadu d’une absurde fumisterie, alors qu’il écoutait la présentation d’un Ted Nelson surexcité. Son premier réflexe avait été un éclat de rire. Puis, comme bon nombre des anciennes recrues de Xanadu, il avait été touché par une chose au-delà de toute plausibilité dans le discours de Nelson. Stiegler avait cru entendre, à travers le primitif travail d’impression de Xanadu, et le sermon à peine convaincant de Nelson, un appel du futur. « Je regardais ce flyer… grossier, soyons sérieux, dit-il, en écoutant ce gars parler de Xanadu. Et j’étais assis là à me dire que si ce gars pouvait vraiment le faire, il allait changer le monde. J’ai regardé toutes ces personnes en costume autour de moi, et j’ai réalisé que j’étais la seule personne dans la salle à avoir compris. » Aussitôt après que Nelson eût terminé, Stiegler s’était précipité à l’entrée de la scène où il avait trouvé l’inventeur, plus célèbre qu’il ne l’avait imaginé, entouré d’une dizaine d’admirateurs. Il avait attendu patiemment et, lorsque tout le monde s’était entretenu avec lui, avait tendu sa main. « Vous avez une équipe ? avait-il demandé. Comment est-ce qu’elle est financée ? — On la finance à la sueur de notre front », avait répondu Nelson. Stiegler avait remercié l’inventeur avant de prendre congé. « Je savais qu’un travail d’une telle envergure ne pouvait pas être réalisé par trois gars pendant leur temps libre. » Cependant en 1988, son désir de rencontrer Eric Drexler l’a conduit dans les bureaux de Xanadu. Phil Salin a alors expliqué au brillant cadre que Xanadu était une opportunité qui n’arrivait qu’une fois dans une vie. L’alliance de Stiegler et de Xanadu était deux fois plus surprenante : non seulement Stiegler était au chômage de son plein gré, mais en plus les développeurs de Xanadu n’avaient pas l’air d’accorder une grande valeur au personnel de gestion. Comme Stiegler aime le dire, le plan des premiers jours à Autodesk consistait à trouver un homme d’expérience pour le cloitrer dans un placard jusqu’à ce qu’un représentant de la société vienne leur rendre visite, et alors seulement le docile manager pourrait être utilisé pour prouver que les hackers étaient sous contrôle. Ce qui n’était pas vraiment son style. « L’endroit était assez chaotique », indique Stiegler, expliquant à quel point il avait été affecté par la quête passionnée et idéaliste des développeur et leur besoin d’aide évident. « Mais Xanadu avait cet effet incroyable, il était irrésistible. » Cet envoûtement découlait, du début jusqu’à la fin, de ce majestueux rêve que représentait le projet. Stiegler n’était pas certain que Xanadu fonctionnerait, mais si c’était les cas les conséquences auraient été éblouissantes. Rassemblée dans un nouveau et sympathique bureau de Palo Alto, doté de réfrigérateurs pleinement approvisionnés et de mobilier confortable, l’équipe s’était préparée à élaborer l’ultime système hypertexte. Pour une fois, ils avaient les outils nécessaires, y compris autant d’ordinateurs qu’ils le désiraient. Leurs payes régulières leur permettaient d’être à la fois des révolutionnaires et de payer leur loyer. Même leur manager convenait que leur mission était de changer le monde. Bien évidemment, leur nouvelle situation présentait aussi des aspects plus nébuleux. En 1988, Xanadu a été contraint pour la première fois de fonctionner comme une entreprise de logiciel commercial. Ses réunions régulières du mardi étaient quelque peu désorganisées. Nelson débarquait de son bureau de Sausalito avec ses fiches, son magnétophone et son caméscope, agitant furieusement ses mains devant les tableaux blancs. Même s’il ne contrôlait pas le processus de développement, il s’assurait grâce à ses conférences qu’aucun détail ne soit mis de côté dans son extraordinaire conception. Quand Nelson ne se chargeait pas de faire de présentation, Miller et Gregory débattaient de la valeur du travail accompli depuis et au cours de l’été à Swarthmore. Quant aux développeurs, ils s’amusaient à leur jeu préféré : dans chaque moment d’aphasie ou de tentative infructueuse pour trouver le nom d’un auteur ou d’un livre, ils s’exclamaient « si seulement on avait Xanadu ! » Stiegler a réalisé à ce moment qu’il avait du pain sur la planche. « C’était une époque difficile », dit-il aujourd’hui. Balayant le bureau des yeux, il essayait de deviner comment aider cette entreprise à passer de bénévolat à rentabilité. Des divisions étaient déjà en train de s’opérer : d’un côté les étudiants de Xerox PARC, souvent sur la même longueur d’onde, préféraient le nouveau langage de programmation Smalltalk ; de l’autre les hackers à l’ancienne – codant en langage C – comme Johan Standberg, un ami proche de McClary qui était aussi sur le projet, tendaient à être davantage sceptiques, traditionnels et prudents. Puis il y avait Roger Gregory. Stiegler peut le décrire à l’aide d’une parabole. « Disons que vous disposez d’un organisme bénévole, et que vous devez vous rendre au Pôle Nord. Il y a un type qui part vers l’est mais qui dérive au nord. Ce gars est un héros. Il va principalement vers l’est mais il parvient finalement au Pôle Nord. C’est un héros ! Mais dans une entreprise où l’on paye des salaires et dans laquelle on finira par être à court d’argent, le gars qui se dirige à l’est pour arriver dans le nord est quelqu’un qu’il faut renvoyer. »

Hors service

Roger Gregory avait promis à Walker que le projet serait bouclé en 18 mois. La conception avait été achevée au début des années 1980, et la tâche consistait désormais à élaborer assez vite un code suffisamment élégant et dépourvu de bugs qui puisse la représenter. D’après Gregory, une bonne partie du code Xanadu était achevée. Au fil des années, lui et de nombreux collaborateurs avaient élaboré un prototype du serveur Xanadu, la machine centrale qui stockait les informations pour les mettre à disposition des utilisateurs sur des ordinateurs clients à distance. Au cours des premiers mois à Autodesk, la plupart des développeurs s’étaient concentrés sur la création du serveur. Gregory était même allé jusqu’à proposer une version alpha à certains utilisateurs pour examen. Et ils avaient examiné : elle ne fonctionnait pas. Certes, la version alpha était peut-être réparable. Mais Miller avait la sensation que le problème était plus profond qu’une histoire de vieux code. Même si le serveur fonctionnait, rien n’assurait qu’il fonctionnerait assez bien pour sauver la réputation érodée de Xanadu. Nelson avait galéré pendant 25 ans pour son système universel d’hypertexte, et l’industrie informatique avait suffisamment intégré l’idée que son produit était un vaporware. L’acquisition par Autodesk avait déclenché un regain d’intérêt de la presse pour le projet, qui doutait toujours plus de sa concrétisation. Dix ans après l’été à Swarthmore, Miller refusait de sortir une version démodée et endommagée du logiciel qu’il avait aidé à concevoir. Foncièrement, les caractéristiques du système d’hypertexte planifié par Autodesk en 1989 étaient relativement semblables à celles imaginées par les anciens développeurs de Swarthmore en 1979. À vrai dire, la conception était similaire à bien des égards aux ébauches faites par Ted Nelson en 1965. Xanadu devait consister en des documents faciles à éditer. Les liens devaient être disponibles à la fois vers et depuis n’importe quelle partie du document. N’importe qui devait pouvoir créer un lien, même pour un document dont la personne n’était pas l’auteur. Et des extraits de documents pourraient être cités dans d’autres sans besoin de les copier. L’idée de citer sans copier portait le nom de « transclusion », et il s’agissait du trait le plus innovant de Xanadu sur le plan commercial : un régime de droits d’auteur et de redevances.  Lorsqu’un auteur souhaiterait faire une citation, il utiliserait la transclusion pour « inclure virtuellement » le passage dans son propre document.

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Nelson était souvent frustré de ne pouvoir convaincre les sceptiques de l’importance de sa transclusion. Son fonctionnement est le même que la commande « Créer un alias » que l’on retrouve sur les Mac. Un alias fonctionne comme une copie entière et fonctionnelle d’un fichier ou d’une application, mais elle n’est en réalité rien de plus qu’un curseur ou une copie virtuelle. En cliquant sur la copie virtuelle, c’est l’application ou le fichier original qui se déclenche. La copie littérale était interdite dans le système Xanadu, et c’était là la clé du régime de droits d’auteur et de redevances du projet. Lorsqu’un utilisateur souhaitait citer un extrait d’un document, cet extrait était transclu. Et chaque lecture apportait une redevance. La transclusion était un défi d’une extrême complexité pour les développeurs, dans la mesure où elle sous-entendait la présence d’aucune répétition dans la bibliothèque géante de Xanadu. Chaque texte ne pouvait exister que sous forme d’original. Chaque utilisateur dans le monde devait pouvoir accéder instantanément à la même collection sous-jacente de documents. Miller avait constaté l’extrême maladresse avec laquelle la version actuelle de Xanadu gérait la transclusion. Il lui manquait par ailleurs la capacité de garder la trace des différentes versions, son système de recherche laissait à désirer, elle n’avait aucune capacité multimédia, aucun dispositif de sécurité, et ses performances étaient limitées. Les années que Gregory avait consacrées à l’écriture du code avaient été, pour Xanadu, aussi bien un fardeau qu’une chance. Miller se demandait si le moment n’était pas venu d’effacer l’ardoise et de tout recommencer à zéro. Peu après l’investissement d’Autodesk, l’autorité de Gregory vis-à-vis du développement de Xanadu a commencé à lui glisser entre les doigts. Son caractère erratique l’empêchait de chercher du soutien tandis que Miller et Stiegler prenaient la responsabilité du projet. Tous les deux avaient travaillé sur Xanadu depuis plusieurs années déjà et ensemble ils avaient inventé le système d’adressage tumbler. L’influence de McClary, à l’instar de celle Gregory, déclinait au fil des mois. Les répercussions de son travail paraissaient trop lentes, selon les développeurs du Xerox PARC. Ses années en tant que consultant dans de grandes entreprises automobiles dans le Michigan lui avaient appris les vertus de la patience muette, et lorsqu’il avait réalisé que son avis comptait à peine, il s’était retiré dans un silence inanimé. Peu après son arrivée à Palo Alto, McClary avait été flanqué dans un petit bureau qu’il avait baptisé avec amertume « le placard au téléphone », duquel il pouvait observer l’action dans le calme. En 1991, la division de l’équipe se creusait encore. D’un côté se trouvaient les informaticiens du Xerox PARC, prêts à utiliser les derniers environnements de développement à la mode pour reprogrammer entièrement le système hypertexte. Et de l’autre Gregory, McClary, Johan Strandberg et un groupe mal défini de partisans du projet qui s’affairaient avec scepticisme à ce qui semblait être la quête de Miller, celle du mirage estompé de la conception parfaite. Stiegler a fini par renvoyer Strandberg. Quant à Gregory il gardait son poste seulement grâce à son histoire au sein de Xanadu, à sa propriété partielle de Xanadu Operating Company, et à sa relation spéciale avec John Walker. Même si Gregory s’est accroché,  les développeurs de Xerox PARC ont remporté toutes les batailles, à commencer par la plus importante. Le vieux code de Gregory a été balancé aux oubliettes. Lorsqu’il y repense sept ans plus tard, la mine du développeur est toujours aussi déconfite. Pendant 12 ans de délais manqués, Gregory avait cultivé sa technologie complexe et détraquée, quoique réparable, peut-être. Son code était le produit de toutes les relations et de tous les efforts  de Xanadu depuis le début des années 1970. Toutes ces années, il s’était motivé grâce à sa conviction que Xanadu était proche, très proche du succès. « Stiegler et Miller ont tout fait foirer, dit Gregory, je tenais quelque chose qui aurait été prêt dans les six mois. »

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Après  leur décision de se débarrasser du vieux code, qui sous-entendait ignorer la deadline de 18 mois de John Walker, Miller et les autres architectes principaux du projet prenaient leur deuxième décision cruciale. Ils voulaient programmer en Smalltalk. Pour les développeurs basés à Xerox PARC, le Smalltalk correspondait parfaitement aux transformations rapidement opérées de leur conception. Il s’agit d’un langage de programmation reposant sur des modules distincts de code que l’on peut aligner dans un programme de travail. En utilisant le Smalltalk, quelques jours suffiraient pour coder des prototypes de programmes. En théorie, un prototype en Smalltalk pourrait être confié à un développeur comme McClary afin qu’il puisse le réécrire en C++. C’était la stratégie adoptée pour Xanadu : un prototype en Smalltalk puis une traduction en C++. Souvent, lorsque McClary commençait à se pencher sur la traduction, la conception avait pris une nouvelle forme. Encouragés par la flexibilité de Smalltalk, les architectes de Xanadu ont tourné en obsession l’idée de développer le plus largement possible les applications de la technologie hypertexte. Une bibliothèque universelle et démocratique, avaient-ils décrété, n’était que le début. Xanadu pouvait également fournir les outils nécessaires à la discussion rationnelle et à la prise de décision au sein de très vastes groupes. Dans le docuvers de Xanadu, une affirmation pourrait toujours être associée à sa source originale. Jamais une idée ne pourrait être isolée de son auteur. Les discussions publiques concernant les affaires importantes avanceraient logiquement, plutôt que de prendre des virages inutiles autour de la rhétorique. En fait, tout lecteur pourrait, en créant et suivant des liens, geler le flux chaotique des connaissances et saisir les fils de la connexion et de l’influence. Même si Nelson se trouvait à Sausalito, Miller, Tribble, Stiegler et un autre ancien étudiant de Xerox PARC du nom de Ravi Pandya s’affairaient à concrétiser ses rêves les plus fous : ceux d’un Xanadu qui changerait le monde. Dans un article intitulé « La Société Ouverte et ses Médias », Miller, Tribble, Pandya et Stiegler soulignaient que, grâce à la transclusion, les liens des informations primordiales resteraient intacts quel que soit le nombre de fois où le passage serait cité. Aucune forme de communication dans l’histoire n’avait encore offert cette possibilité. Dans les livres, à la télévision et à la radio, la vérité était tributaire d’une bonne histoire, et l’on tendait à se souvenir de mensonges convaincants tandis que les réfutations sèches et basées sur des faits étaient oubliées. Avec Xanadu, ce problème était réglé. La transclusion et la liberté de lier sont essentielles au progrès social, avaient avancé les développeurs, parce que sans cela, la mutation constante d’une discussion « détruirait la sélection en laissant les critiques de côté ». Les échos d’une théorie évolutionnaire étaient intentionnels. Pendant des semaines, des mois, et même des années d’une reconception sophistiquée de Xanadu à Autodesk, les architectes avaient commencé à croire qu’ils contribuaient à l’évolution de la vie humaine dans une toute nouvelle forme. Sous l’emprise d’Autodesk, Miller avait la liberté la plus complète de poursuivre ses recherches de solutions mathématiques pour le stockage et la récupération de données, et il a trouvé en Tribble et Pandya d’enthousiastes compagnons. Mais les problèmes qu’ils résolvaient concernaient les problèmes généraux de la conception hypertexte. Ils ne pensaient pas à leur clientèle, et se souciaient très peu de savoir comment leur système serait utilisé. Pour Gregory et McClary, les trois scientifiques de Xerox semblaient travailler purement pour le plaisir de réfléchir.

Tandis que l’horizon d’une date de sortie continuait à s’éloigner, l’atmosphère dans les bureaux de l’entreprise ne cessait de se détériorer.

La division entre les développeurs s’est creusée lorsque, au cours d’une réunion du mardi, Miller a organisé une cérémonie pour proclamer Tribble et Pandya « co-architectes » et leur confier le flambeau symbolisant leur nouvelle autorité. McClary s’est senti gêné et insulté. Tandis que l’horizon d’une date de sortie continuait à s’éloigner, l’atmosphère dans les bureaux de l’entreprise ne cessait de se détériorer. Tribble et Miller avaient loué les deux-tiers d’un triplex et, d’après McClary, commençaient à organiser des réunions sans la présence des autres développeurs. McClary se souvient de nombreux incidents surréalistes. Un jour, Miller avait rassemblé l’équipe technique pour lui exposer longuement la configuration finale de Xanadu. Il avait fallu un peu de temps à McClary pour tout digérer et pour imaginer ses questions, mais lorsqu’il était retourné voir Miller pour explorer l’affaire plus en profondeur, il avait découvert que tout ce dont il avait bien pu douter avait été totalement reconçu. « Ce n’était pas du prototypage rapide, c’était du prototypage furieux », avait dit un des amis de McClary, qui suivait le projet de près. « Ils se contentaient de coder au hasard et d’inventer ces algorithmes géniaux. » Tandis que Tribble, Dean et Miller continuaient de programmer, Jonathan Shapiro, un des fondateurs de HaL Computer Systems Inc., était engagé pour rédiger la documentation. Pour pouvoir travailler au mieux, il a mis au défi les architectes de Xanadu de lui décrire le client type de leur logiciel. Leurs réponses étaient vagues, selon lui. En ce qui concernait Miller, la technologie Xanadu était tellement radicale qu’il était difficile de prédire ses usages futurs. Écrivains, enseignants et scientifiques ; réalisateurs de films, courtiers en marchandises et fans de sport : Xanadu promettait de tout refaçonner. Shapiro avait également découvert que le groupe avait travaillé ensemble tellement longtemps qu’il avait développé son propre argot. Il lui avait fallu des mois pour comprendre ce dont parlaient les développeurs. La plupart d’entre eux étaient des passionnées de littérature et des marchands de futilités. Ils aimaient alors développer une métaphore basée sur des sources obscures et la filer au moyen de combinaisons encore plus surprenantes. À titre d’exemple, l’objet du système Xanadu qui s’apparentait à un fichier était appelé un bert, d’après Bertrand Russell. Les fichiers étant des berts, il fallait un ernie (en référence aux protagonistes du muppet show anglais Sesame Street, ndt) qui est devenu, dans le système de publication de Xanadu, l’unité d’information pour laquelle les utilisateurs seraient facturés. Pour comprendre les détails de Xanadu, Shapiro devait apprendre non seulement comment les choses étaient nommées, mais aussi l’histoire de ces noms. Ted Nelson trouvait lui aussi la lente progression de Xanadu inquiétante, mais son esprit était accaparé par d’autre sujets. Il était arrivé extrêmement épuisé et déprimé en Californie et, suivant les conseils d’une ancienne petite amie, s’était inscrit à des séminaires de libération sexuelle. Il avait suivi ce qui s’appelait à l’époque les Ateliers de Sexe de Stan Dale (et qui avait été rebaptisés l’Institut de la Conscience Humaine), ce qu’il qualifie lui de Grande Guérison. Bien vite il avait participé à tous les ateliers. Nelson avait continué de développer sa philosophie, Schématiques Générales. Une de ses branches avait rapport avec les conceptions de Xanadu, mais il appelait l’autre « La Théorie Générale du Statut, du Territoire et du Paradigme ». Un homme qui avait rendu visite à Nelson durant ses années à Autodesk se rappelle d’un après-midi où l’inventeur, vêtu d’un gilet en velours et d’une chemise en satin, avait dispensé une conférence sur le statut social et sa relation avec la régulation biologique et interne de l’état, appelée biotstat. Son livre traitant du sujet, Biostrategy and the Polymind, qu’il considère comme le « fondement » de la nouvelle génération des sciences sociales, n’avait jamais été publié parce qu’il avait égaré les sorties papier révisées. Nelson demeurait tout de même fier de la relation ambivalente qu’il entretenait avec l’informatique. Lorsque la frénésie de la publication assistée par ordinateur était à son paroxysme, Nelson avait commencé à nourrir une obsession pour les machines non informatisées de Xerox, les post-it et les transparents. Et pourtant, en dépit de ses intérêts dispersés, Nelson continuait d’exercer son influence sur les développeurs de Xanadu. Sa théorie du langage, par exemple, estime que chaque fois qu’un concept change, le mot qui le décrit doit lui aussi changer. Il ne devrait y avoir aucun « glissement » d’un terme à un autre. Une nouvelle idée, un nouveau mot. Appliquée au processus de développement de Xanadu, cette règle impliquait un flot constant de nouveau termes de jargon. Le système n’était pas seulement composé de bert et d’ernie, mais aussi de « troupeaux », de « bergers », d’ « abraham », de « dibbouks » et de « miettes ». Certains glissements avaient eu lieu, parce que les développeurs trouvaient trop contraignant de suivre à la lettre la règle de Nelson « un mot pour une idée ». Travailler sur Xanadu, c’était s’exposer à un flot constant de chamailleries à propos des noms inventés, des noms remplacés et des noms de substitution. John Walker, le plus éminent protecteur de Xanadu, avait écrit plus tard que, pendant les années à Autodesk, l’équipe de Xanadu avait « considérablement  basculé dans la zone de l’hybris technologique ». Walker était impressionné par la conviction apparente avec laquelle les développeurs étaient sûrs de pouvoir créer « entièrement, un système qui puisse stocker toute l’information de quelque forme qu’elle soit, présente et future, pour des quadrillons d’individus en des milliards d’années ». Plutôt que de précipiter leur produit sur le marché, où il pourrait entrer en concurrence, s’adapter ou mourir, les développeurs essayaient de produire leur révolution ab initio. « Quand ça ne fonctionne pas », avait écrit Walker dans sa collection de documents provenant et concernant Autodesk, « et c’est rarement le cas, ça n’a pas l’air d’ébranler leur foi en un processus de conception qui, en réalité, est aussi bidon que l’astrologie. Ce sont toujours des problèmes de gestion, d’outils, etc. des facteurs imprévisibles en somme, qui font d’une conception a priori une chose impossible. » Miller n’était évidemment pas de cet avis. Il était bien entendu conscient que les retards de Xanadu étaient une source de frustration. Mais il voyait aussi les progrès qu’ils faisaient vers un système d’hypertexte concret et révolutionnaire, et ce malgré les critiques émanant de l’extérieur mais aussi de l’intérieur du projet. À la fin de l’année 1991, Miller avait la sensation que la plupart des problèmes de conception les plus complexes avaient été résolus. « La dernière année avait été la plus effrayante, dit-il, parce qu’avant de trouver ces dernières solutions, on craint que ce petit détail mis de côté jusqu’à la fin ne fasse éclater un désastre. Mais aucun d’entre eux n’a éclaté. C’était la partie la plus amusante de toutes. » Miller, après avoir repoussé le scepticisme de ses collègues, dirigé toute la folie du processus de programmation, et décrypté l’étrangeté du vocabulaire, se rappelle avoir été à deux doigts de montrer son travail au monde lorsque, en février 1992, Autodesk avait célébré son 10e anniversaire avec l’annonce d’un mauvais trimestre de vente et d’une chute catastrophique de ses actions. Elles avaient diminué la première fois lorsque la société avait rapporté une baisse de profit sans précédent au dernier trimestre de l’année 1991. En l’espace d’un jour, les actions avaient chuté de 52 dollars à environ 40 dollars. Autodesk s’était rapidement redressée, mais sous la surface, le chaos se répandait avec des coupes budgétaires et des réductions d’investissement. Lorsque Walker a quitté sa résidence suisse – dans laquelle il vit aujourd’hui – pour retourner à Autodesk en janvier, juste avant l’annonce, il a trouvé sa société « au bord d’une catastrophe aux proportions wagnériennes ». Courageux, il a annoncé la mauvaise nouvelle en personne lors d’une importante assemblée des actionnaires, durant laquelle il a aussi décrit les projets pour la reprise de sa société. Mais les actions avaient continué à s’effondrer. D’un montant grimpant à 60 dollars en 1991, Autodesk avait chuté à 23,5 en février 1992. L’assaut de Wall Street sur Autodesk a contribué à produire un lot de légendes de l’industrie informatique, y compris la fameuse histoire de l’attaque de Walker à l’encontre du personnel de gestion de sa propre entreprise. Ses managers étaient « aimables, bien intentionnés, et pour la plupart des personnes très travailleuses », avait-il écrit avec une impitoyable condescendance, avant de décrire leur passivité et leur incompétence. Les maigres chiffres de vente et l’attaque peu diplomatique de Walker, qui avait largement circulé à l’extérieur d’Autodesk, avait fait du tort à Xanadu. Pour les analystes de l’industrie, qui avaient de l’influence sur les prix des actions d’Autodesk, la crise au sein de la société était un signe évident de conflit entre les hackers obstinés qui avaient construit l’entreprise, comme Walker, et les managers professionnels qui étaient arrivés plus tard. Une réorganisation avec plus de rigueur était inévitable, et en avril, Autodesk avait trouvé sa nouvelle directrice. Carol Bartz devait avant tout, au cours des premiers mois, faire l’inventaire strict des projets les plus prometteurs de la société. Et quatre mois après sa prise de poste en tant que PDG d’Autodesk, a avait annoncé que l’investissement de l’entreprise dans Xanadu était terminé. Lorsqu’Autodesk a fait faillite, les ragots sur l’éminente disparition de Xanadu ont été accueillis avec un sourire satisfait par un bon nombre de personnes au sein de l’industrie informatique. Après tout, les petits génies avaient travaillé pendant quatre ans à sa programmation, dépensant à foison l’argent de l’entreprise, tout ça pour que le système soit plus éthéré que jamais. Mais pour Mark Miller, le timing de la crise d’Autodesk était d’une extraordinaire cruauté. Aujourd’hui, il insiste et affirme que les développeurs étaient à un cheveu d’achever la conception de leur système d’hypertexte. Un cheveu de quelle épaisseur ? « Six mois », dit-il avec sincérité.

Amour unilatéral

Roger Gregory était dévasté par l’échec des développeurs de tenir la promesse faite à Walker, qui voulait qu’un système opérationnel ait été disponible sous 18 mois. Son avis n’avait pas été pris en compte par Miller et les autres membres plus éloquents de l’équipe de conception lorsqu’ils avaient voulu mettre à la poubelle le premier code ; il avait été ignoré par Stiegler, et son mauvais caractère ainsi que sa tendance à la dépression l’avaient empêché d’influencer sur le développement du projet. Désormais, tandis que l’équipe Xanadu contemplait un avenir sans argent, Gregory n’avait nulle part où aller. Les autres architectes avaient devant eux des carrières prometteuses dans la recherche et l’industrie. Lui n’avait plus qu’une petite maison à Palo Alto, ainsi qu’un amour unilatéral pour le futur de l’hypertexte.

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Pour Michael McClary, la fin des subventions d’Autodesk était une opportunité pour se faire la malle : il est retourné à ses affaires de consultant privé. Stiegler aussi avait cherché une porte de sortie. Il s’est arrêté brièvement pour apporter son aide à AMIX, aussi sacrifiée par Autodex, pour effectuer sa transition vers l’indépendance, avant de prendre sa retraite dans un ranch en Arizona. Xanadu avait été l’expérience professionnelle la plus frustrante qu’il n’ait jamais eue. « Xanadu, dit-il maintenant, m’a terrassé plusieurs fois. » Mais les trois architectes en chef – Pandya, Tribble et Miller – n’étaient pas tout à fait disposés à jeter l’éponge. Ils avaient annoncé abandonner leurs plus grands rêves concernant l’hypertexte, du moins temporairement, s’ils trouvaient les bons partenaires financiers pour supporter un produit plus modeste. Trouver ces partenaires était devenu la tâche de Jonathan Shapiro. Shapiro avait un avantage de taille sur Marc Stiegler et les autres mentors et superviseurs de Xanadu depuis 1965 : il ne croyait pas que l’hypertexte allait sauver le monde. Les manières agressives, rêves démesurés, et autres proclamations pleines de prétention qui avaient symbolisé Xanadu depuis que Nelson avait commencé à outrer ses professeurs faisaient partie de l’enfance et de l’adolescence du projet. Désormais, après quelques coups durs, Xanadu semblait prêt à grandir. Shapiro avait rapidement commencé à travailler avec Miller et les autres concepteurs pour réaliser ce qu’ils s’étaient toujours bornés à ignorer : identifier les besoins commerciaux spécifiques et actuels que Xanadu pourrait rencontrer, par exemple, et créer quelque chose à montrer aux partenaires potentiels. Dans une course pour empêcher de voir toutes ces années d’effort disparaître sous la pile de logiciels abandonnés d’Autodesk, Stiegler avait effectué un lobbying féroce auprès de l’entreprise afin d’obtenir un financement de transition pour garder en vie le projet. Autodesk, après de longues discussions, avait offert par charité une petite somme à Xanadu. Entre-temps, Shapiro essayait de trouver des acheteurs. Les développeurs avaient alors déserté leurs bureaux de Palo Alto pour emménager chez Dean Tribble. Après l’annonce de la cession par Autodesk en 1992, la propriété de Xanadu Operating Company était revenue à l’équipe ainsi qu’à quelques autres supporters de longue date. Roger Gregory et Ted Nelson détenaient alors la moitié de l’entreprise. Nelson avait été surpris par la tournure des événements. Chaque fois qu’il avait demandé des nouvelles sur la progression du projet à Autodesk, on lui avait répondu que le système serait prêt en six mois. C’était seulement après une réunion au cours de l’été 1992 que la réalité l’avait frappé pour la première fois. « Ce sentiment m’a submergé. Mon Dieu, ils ne vont pas le faire, dit-il. Je les avais crus tout ce temps. » Nelson avait observé le dérapage avec circonspection. Quand Marc Stiegler avait quitté Xanadu, Jonathan Shapiro était devenu PDG de l’entreprise nouvellement indépendante. Le nouveau dirigeant avait conclu que la clé de Xanadu résidait dans son potentiel en tant que système de publication et de redevances. Il avait alors joint une entreprise qui essayait de gérer un bon nombre de contrats sur les redevances et les droits d’auteur : Kinko’s. La structure de données exclusive de Xanadu offrait la possibilité d’un système de suivi coordonné pour tout le matériel académique imprimé par Kinko’s. En utilisant le financement de transition d’Autodesk, aidé par une démonstration viable du système, Shapiro était persuadé qu’il pouvait conclure un marché avec Kinko’s ou un autre éditeur en 30 jours. Mais l’accord de Kinko’s ressemblait au projet de publication basé sur les redevances dont Nelson, et non Xanadu Operating Company, avait les droits exclusifs. Finalement, Jonathan Shapiro n’était pas parvenu à vendre Xanadu à Kinko’s. À la place, les développeurs avaient engagé l’une des plus étranges courses aux actions à laquelle le cadre, perplexe, avait jamais assisté.

~

Jusqu’à l’année 1987, Xanadu avait été un travail de coopération, un groupe courageux de militants dont le credo était « partager à parts égales ». Certains, comme Michael McClary, avaient reconnu l’instabilité de ces arrangements, et avaient décidé de se retirer jusqu’à ce que les actions soient assurées et les salaires payés. Mais le Silver Agreement de 1988 avait créé deux Xanadus. Celui de Nelson consistait en son système imaginaire de franchises de l’information : grâce à l’accord, Nelson avait le droit exclusif sur n’importe quelle activité de l’édition basée sur les redevances. Entre temps, Xanadu Operating Company conservait la propriété des logiciels développés par Roger Gregory et les autres. Et finalement, le Silver Agreement exigeait de la Xanadu Operating Company qu’elle fournisse à Nelson l’usage du logiciel Xanadu pour ses franchises, tout en permettant à la société de contrôler le développement du logiciel et de l’utiliser pour toute autre activité commerciale. Le succès de Nelson dépendait de celui de la Xanadu Operating Company : sans la technologie qui en découlait, ses franchises ne pouvaient exister. Et Nelson demeurait un actionnaire majeur de l’entreprise. Mais pour le moment, ses franchises n’étaient qu’un commerce illusoire basé sur une technologie imaginaire, un rêve imbriqué dans un rêve. Maintenant que le rêve menaçait de devenir réalité, certains aspects du Silver Agreement paraissaient vagues. Après tout, qu’entendait-on par édition ? Si Kinko’s voulait coordonner son commerce de reproduction avec la technologie Xanadu pour répondre aux contrats des propriétaires de droits d’auteur, n’était-ce pas dangereusement proche des activités réservées exclusivement à Nelson ? Et ce n’était pas le seul problème de Xanadu Operating Company. La plupart des développeurs ne détenaient qu’une quantité négligeable d’actions. Maintenant qu’Autodesk les avait mis sur le carreau, ils devaient travailler dur pour pas grand-chose. Shapiro voulait alors répartir la propriété de l’entreprise plus en profondeur. Nelson, en revanche, n’avait pas très envie de partager ses actions. Alors que les négociations avec Kinko’s s’amorçaient, Nelson, dont le rêve d’une vie était sur le point d’avancer pour la première fois vers une réalisation concrète, quoique diminuée, avait tenté de reprendre le contrôle de l’entreprise. Les développeurs, qui avaient déjà assisté au style personnel avec lequel Nelson exerçait sa direction au début des années 1980, avaient résisté. « Il n’y avait pas de raison de se battre, dit Shapiro, si on ne terminait pas la technologie pour la vendre, tout le monde y passerait. Mais Ted était déterminé à prendre le contrôle. Plus il était déterminé à prendre le contrôle, plus les développeurs souhaitaient partir pour ne pas être à sa botte. »

Le marché avait été conclu, les actions redistribuées et Shapiro était parti. Pour les développeurs, c’était une victoire à la Pyrrhus.

Nelson en voulait à Miller, Stiegler et Shapiro pour les retards allongés de Xanadu. Il avait accepté de perdre le contrôle du processus de développement à l’époque d’Autodesk, mais il s’était consolé en se disant que les professionnels étaient qualifiés pour compléter leurs tâches. Maintenant que ces professionnels avaient résolument échoué, Nelson voulait récupérer son entreprise. Les développeurs refusaient de travailler pour lui. Miller et Shapiro n’avaient aucun doute qu’ils pouvaient garder une emprise sur Xanadu, dans la mesure où Nelson n’avait ni les compétences pour terminer le code, ni l’argent pour engager de nouveaux développeurs. Mais ils avaient en face d’eux un maître de la stratégie qui savait monter en puissance. Nelson trouva vite un moyen de déclencher la crise tant désirée. « J’avais nommé Roger Gregory au conseil d’administration », se souvient Nelson avec triomphe. Les deux détenaient presque la moitié de l’entreprise et, ensemble, ils pouvaient contrarier tous les plans. « La réaction avait été la même que si j’avais mis le feu aux rideaux », dit Nelson. L’affrontement final pour le contrôle des restes de Xanadu n’a pas été pas très joli à regarder. Après la démission de Stiegler, Shapiro était la représentation, aux yeux de Nelson, les managers étriqués et les figures d’autorité sévères qu’il méprisait tant. Pour Nelson, Shapiro était « un connard ». Pour Shapiro, Nelson était « un salopard arrogant ». Nelson affirme ne pas se souvenir des détails du conflit, mais d’après Shapiro, la dernière escarmouche avait eu lieu au cours d’une réunion du conseil, fin 1992, durant laquelle Nelson avait avoué avec franchise qu’il ne suivrait jamais les plans de n’importe quelle entreprise que Shapiro dirigeait. Shapiro avait répliqué que si Nelson acceptait de donner plus d’actions aux développeurs, il accepterait de démissionner de son poste de PDG. Le marché avait été conclu, les actions redistribuées et Shapiro était parti. Pour les développeurs, c’était une victoire à la Pyrrhus. Lorsque la bataille était terminée, les représentants de Kinko’s avaient cessé de répondre aux appels téléphoniques, la plupart des fonds de transition d’Autodesk avaient été dépensés dans des honoraires d’avocats, et l’équipe de Xanadu était parvenue à acquérir la propriété d’une entreprise qui n’avait aucune valeur. Xanadu, déjà mort à plusieurs reprises, était mort à nouveau.

Don d’organe

Et tandis que Xanadu agonisait, Charlie Smith démarrait une entreprise. Elle s’appelait Memex, et son premier produit devait être un système de registre de données pour les compagnies d’assurance. Smith avait examiné les restes de Xanadu. Le projet s’était avéré posséder, malgré l’absence de fonds, de code fonctionnel et de prospects, des algorithmes de stockage et d’extraction des données plutôt intéressantes que Smith envisageait d’utiliser pour son logiciel à venir. L’offre de Smith n’était – à peine – que la moitié d’une victoire. Avec Memex, le code serait retiré de son réseau d’information mondial intégré. Xanadu, héritier de tant d’espoirs, allait devenir un donneur d’organe, son puissant cœur algorithmique battant au centre d’une base de données de l’industrie des assurances. Smith avait peu d’argent. Mais les querelles sur la mort de Xanadu avaient miné la possessivité de ses participants. Lorsque Memex avait offert de racheter la licence de la technologie et d’engager certains des employés pour la terminer, Miller, Tribble et Pandya, ainsi que leurs collègues développeurs Christopher Hibbert, Eric Hill et Rob Jellinghaus avaient signé. Gregory, s’il demeurait un actionnaire majoritaire de Xanadu Operating Company, ne travaillait pas à Memex. Jonathan Shapiro avait été remplacé par une nouvelle directrice générale : Ann Hardy. Depuis leurs quartiers généraux dans la maison de Dean Tribble, les survivants de Xanadu étaient retournés sur California Avenue, à Palo Alto, où se situaient les bureaux de Memex. Le site était familier, puisqu’il s’agissait en fait du même bâtiment que celui qui avait abrité Xanadu au cours des années où le projet était financé par Autodesk. Le plus jeune membre de l’équipe de développement, Rob Jellinghaus, avait continué l’aventure Xanadu deux ans après l’arrêt du financement d’Autodesk. C’était un jeune homme fin et inexpérimenté de 23 ans, et pourtant il avait l’air plus talentueux que des développeurs de Xanadu qui avaient deux fois son âge. En 1992, la culture de la programmation n’était plus une branche méprisée. Amical, éloquent et respectueux, Jellinghaus aurait pu être un apprenti de n’importe quelle guilde professionnelle : graphiste, scénariste, jeune architecte. Il n’était pas encore né quand les premières conceptions de Xanadu avaient été réalisées, et il avait lui-même cultivé son inspiration grâce à des logiciels d’hypertexte primitifs, à des CD-ROMs et à Internet. Sa présence au sein du projet était le signe que l’invention de 1965 de Nelson devenait propriété commune.

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Le bureau de Jellinghaus était à Sausalito, là où étaient situés les projets les plus mainstream d’Autodesk. Il n’avait pas été assez proche pour assister à la dernière phase d’autodestruction du projet, et était assez jeune pour endurer le risque financier. Ainsi, après le rachat de la licence par Memex, Jellinghaus et Dean Tribble s’étaient attaqués à une tâche longuement retardée : élaborer un « front-end » pour le système. C’était un besoin urgent : le front-end, ou interface utilisateur, permettrait de montrer aux potentiels investisseurs et clients les services qu’un système Xanadu reconçu pourraient offrir dans le cadre d’une tâche commerciale spécifique. L’absence de front-end avait été un éternel problème. Selon la philosophie Xanadu, si un back-end (l’interface d’administration) parfait était créé, le front-end coulerait de source. En prônant des idéaux libertaires, les partisans de Xanadu imaginaient une révolution plus traditionnelle dans laquelle tous les utilisateurs seraient reliés à un seul et grand système utopique. Mais dans leur quête d’un modèle pour le XXIe siècle, ils avaient créé un labyrinthe byzantin. « Il y avait des liens, on pouvait créer des copies, comparer des versions, pour sûr, rapporte Jellinghaus, à condition d’être un génie. Je veux dire, rien que le code pour extraire du texte du back-end de Xanadu s’apparentait à 20 lignes en C++ très très pointues, et il était difficile à manier dans tous les sens du terme. Non seulement il était difficile à manier, mais il était aussi tout sauf rapide. Plus je travaillais dessus et plus mon optimisme battait de l’aile. » Les doutes du jeune développeur s’amplifiaient à mesure qu’il réalisait qu’un grand système centralisé n’était plus la solution à rien. Il avait grandi avec Internet : une masse redondante de documents qui se multipliait à l’infini et devenait de plus en plus chaotique. Il avait alors observé que les utilisateurs voulaient, voire avaient besoin, d’interfaces plus intelligentes que jamais pour pouvoir faire face à la richesse de l’information, mais ils étaient très peu disposés à obéir aux diktats d’une seule entreprise. « Le front-end c’est le plus important, avait fini par comprendre Jellinghaus. Le back-end aura beau être bon, sans un bon front-end c’est inutile. En plus, sans un bon front-end, on ne se soucie même pas des défauts du back-end. » Même s’il comprenait le fanatisme de ses collègues, Jellinghaus commençait à se demander si une révolution hypertexte nécessitait vraiment la préservation parfaite de toute connaissance. Il voyait la beauté du rêve Xanadu – « comment coder toute l’information du monde de façon constamment évolutive ? » – mais il doutait de l’intérêt pour la société humaine d’une parfaite mémoire technologique. La pensée est basée sur la sélection. Curieusement, se souvenir de tout revient à tout oublier. « Peut-être que les gens ne devraient pas se souvenir de tout ce qu’ils font. Peut-être qu’oublier est une bonne chose », dit Jellinghaus. Ses doutes hérétiques n’avaient pas eu le temps de mûrir, parce qu’après six mois de travail à Memex, les sommes qu’aurait dû rapporter la vente de l’équipement de Xanadu Operating Company n’avaient pas été payées. Les développeurs s’étaient attendus à ce que Smith ait besoin de plus de temps pour compléter la première phase de financement de son entreprise, mais une crise au sein de Memex signifiait qu’il était tout simplement incapable de payer. Même si Jallinghaus était le moins impliqué financièrement, il était aussi le moins fanatique, et il avait laissé derrière lui un bon poste à Autodesk. Après quelques mois, il avait commencé à reprendre ses esprits. « Qu’est-ce que je faisais ? se souvient-il s’être demandé alors. C’est idiot. C’était idiot dès le départ. » Mark Miller, qui avait continué à investir plus de temps dans le projet, avait eu plus de mal à abandonner Xanadu. Il avait consacré tellement d’années au projet ; même si Memex ne pouvait payer les factures, il refusait de simplement tourner les talons et de s’en aller. Un après-midi, à la fin de novembre 1994, un groupe de développeurs, avec la permission de Miller et Ann Hardy, s’était rendu dans le bureau de Memex pour tout vider. Ils avaient emporté les machines avec eux, laissant un espace vide. Roger Gregory n’avait bien entendu pas participé. Il n’était qu’un actionnaire de Xanadu, pas un employé de Memex, et ses contacts avec les développeurs étaient limités. Mais sa réponse à l’enlèvement de l’équipement de Xanadu était en magnifique adéquation avec sa vision de la vie. « Je ne comprends pas, dit-il,  je n’ai aucune compassion pour eux. C’est au-delà de mes forces de comprendre comment on peut abandonner juste parce qu’on n’a pas été payé six mois. » Les ordinateurs disparus, Xanadu était plus que dans la tombe. Il était mort et démembré. Les visiteurs sur California Avenue n’en verraient pratiquement aucune trace. Xanadu était comme un rebelle vaincu dont on détruirait le cadavre pour éviter d’en faire un sanctuaire.

~

J’ai rencontré Mark Miller, par une journée pluvieuse en automne dernier, dans un restaurant thaïlandais désert situé près des bureaux de Xanadu. Nous nous étions assis plusieurs heures, à écouter le grondement répétitif qui résonnait dans le bowling voisin. Miller avait réitéré que lorsqu’il s’était éclipsé avec les ordinateurs de Memex, il n’avait pas eu l’impression de commettre un vol, dans la mesure où Memex les utilisait grâce à un contrat signé avec Xanadu Operating Company dont les frais n’avaient jamais été entièrement payés.

« Je ne doute pas que l’on aurait élaboré un système incroyable qui aurait pu faire toutes les choses promises au nom de Xanadu. » — Mark Miller

Je lui avais dit comprendre, et nous en étions venus à parler du Web. Pendant les années où Xanadu était à Autodesk, le graphique mesurant la croissance d’Internet avait commencé à devenir asymptotique. Tandis que Miller, Gregory et les autres codeurs agonisaient devant leur système inopérable, Internet offrait un prototype simple de bibliothèque universelle. Contrairement au code précieusement gardé de Xanadu, les outils de programmation dont dépendait Internet étaient ouverts à tous, et des dizaines de milliers d’utilisateurs s’amusaient avec. À Genève, Tim Berners-lee, ignorant tout de la propagande Xanadu, avait rédigé une norme simple de l’hypertexte qu’il avait nommée World Wide Web. À Urbana-Champaign dans l’Illinois, Marc Andreessen avait élaboré un front-end attractif pour le Web appelé Mosaic. Alimenté par l’anarchie et une passion pour l’auto-amélioration, Internet s’était tourné vers l’hypertexte.        J’ai demandé à Miller si Internet avait réalisé ses rêves d’hypertexte. « Ce que fait le Web est facile » a-t-il répondu. Il a souligné qu’il manquait toujours au Web toutes les caractéristiques avancées que lui et ses collègues avaient essayé de mettre en œuvre. Il n’y avait pas de transclusion. Il n’y avait pas de moyen de créer des liens dans les documents d’autres auteurs. Il n’y avait aucune façon de suivre toutes les références faites à un document spécifique. Et, surtout, le World Wide Web n’était absolument pas logique. Au contraire, il autorisait la redondance à l’infini et encourageait la confusion au maximum. Avec Xanadu – c’est-à-dire avec la transclusion et la liberté de lier – les utilisateurs auraient eu un forum de débat universel cohérent et facilement navigable. « C’est très difficile, a dit Miller. Nous avions beaucoup progressé. C’était un progrès constructif, et si l’argent avait suivi pour que le noyau de l’équipe puisse le maintenir, je ne doute pas que l’on aurait élaboré un système incroyable qui aurait pu faire toutes les choses promises au nom de Xanadu. » Quoi qu’il en soit, Miller a admis que l’existence du Web devait être acceptée comme la base d’une meilleure forme d’hypertexte. « Nous devons utiliser toute notre perspicacité technique pour faire monter d’un cran le niveau du Web », a-t-il dit. Miller réfléchissait à comment permettre aux lecteurs d’ajouter des liens sur les pages Web d’autres auteurs sans copier les documents originaux. De son point de vue, ce serait un simple pas dans la bonne direction. « Ce serait un peu maladroit, mais c’est faisable, m’a dit Miller. Pas besoin de millions de dollars. Il faudrait six à douze mains et un mois d’effort. » Instinctivement j’ai factorisé cette prédiction dans mon esprit, parce que j’avais reconnu le code avec lequel les développeurs de Xanadu parlaient de l’avenir : six mois. Après ma conversation avec Miller, j’ai appelé Ted Nelson à Sapporo, au Japon. Lorsqu’Autodesk s’était désengagé de l’hypertexte, Nelson avait plus ou moins perdu tous ses auditeurs américains. La misère trainante de Xanadu l’avait mis dans une situation délicate, à la fois sur le plan financier et intellectuel ; au sein de la nouvelle génération de hackers, l’inventeur était publiquement toléré et secrètement plaint. Mais au Japon, il a fini par être convenablement apprécié. « Ils ont fait leurs devoirs, a-t-il dit. Ils comprennent et ils écoutent. Ils sont intéressés par les idées. » Nelson a ajouté trouver plus simple la communication avec les Japonais qu’avec les Américains. « C’est une question de franchise, a-t-il théorisé. Tout le monde est très direct. » Au Japon, Nelson a fait du lobbying pour un système de transclusion indépendant du logiciel Xanadu. Il a baptisé son système « transcopyright ». Il ne s’agissait pas d’une technologie, c’était la suggestion de Nelson pour une solution contractuelle aux problèmes de droits d’auteur. Il a avancé que les éditeurs numériques devraient permettre à quiconque de republier leurs travaux, à condition que la republication se fasse par le biais d’un pointeur au document original ou à l’extrait. Tout comme pour les franchises imaginaires de Nelson, les éditeurs de documents transcopyrightés recevraient de l’argent à chaque octet chargé. Dans sa description du transcopyright, l’inventeur a admis qu’il faudrait « certaines caractéristiques logicielles inhabituelles » pour mettre en œuvre le système, y compris un back-end capable de facturer les utilisateurs pour des petites quantités de contenu, et un front-end capable d’éditer et de présenter automatiquement des documents qui pourraient être achetés via plusieurs sources. En fait, la transcopie est semblable à Xanadu, mais sans la machinerie. La contribution de Nelson s’était réduite à un nom et à une description. Mais pour Nelson, les noms et les descriptions avaient toujours été le cœur des affaires. Dans le rapport succinct qui présentait son idée de transcopyright, Nelson s’identifiait comme le « Fondateur du Média Interactif » et « Fondateur de la Publication Réseau ». Nelson, qui avait récemment déménagé au Japon, dormait l’après-midi et travaillait toute la nuit, ce qui fait que j’avais dû l’appeler à 5h, heure de Sapporo. En plus du lobbying pour le transcopyright, Nelson travaillait avec le Professeur Yuzuru Tanaka, un informaticien développant un langage de programmation simple. Avec Tanaka, Nelson essayait de mettre en œuvre la plus ancienne de ses conceptions de l’hypertexte, sa proposition de 1965 , un système d’écriture personnel qui permette l’édition à l’écran avec transclusion et liens. Nelson avait répondu au Web : « Bien tenté. » Il avait dit qu’il était une simplification triviale de ses idées d’hypertexte, même si elle avait été mise en œuvre avec une certaine intelligence. Et il continuait à croire au vieux code Xanadu. « J’aimerais souligner que tous ceux impliqués dans Xanadu sont convaincus que le logiciel est valable et qu’il peut être terminé », a-t-il affirmé. « Il sera terminé », a-t-il ajouté. « La seule question qui se pose est : en quelle décennie ? »

L’oubli et la folie

Roger Gregory et son collègue hacker Keith Henson ont cryogénisé plusieurs personnes. Tous deux espèrent que chacune d’elle pourra ressusciter à l’avenir, lorsque la science médicale aura inventé un remède pour leurs maladies. Au début de l’année 1994, Henson était tombé sur le fondateur de Memex Charlie Smith, qu’il avait rencontré un peu plus tôt, à une soirée de nouvel an. Henson avait demandé à sa vieille connaissance comment allaient les affaires, et Smith avait répondu qu’elles allaient mal. Il était arrivé à son bureau le 30 novembre pour montrer Memex à un potentiel investisseur, pour finalement se rendre compte que toutes ses machines avaient disparu. Son tout nouveau business, qui avait désespérément besoin d’investissement extérieur, semblait avoir fui au milieu de la nuit. Henson, l’un des inventeurs de Xanadu, avait deviné que ni Gregory ni Nelson n’étaient au courant que les machines avaient été prises. Il avait raison. Il avait contacté Gregory et Nelson, et avait fini par aider le projet à prendre une nouvelle direction. Après que Smith ait clairement expliqué qu’un procès serait inévitable s’ils ne ramenaient pas les machines, Miller et ses collègues avaient finalement décidé d’abandonner le code, les ordinateurs, et leurs espoirs pour une éventuelle sortie de Xanadu. Ils avaient rendu les machines à Memex. Une fois les vestiges de l’équipe d’Autodesk éparpillés, Charlie Smith avait engagé Roger Gregory pour terminer le logiciel Xanadu, qui comprenait 300 000 lignes de code. J’ai rendu visite à l’automne à Gregory, à Palo Alto. Ses indications imprécises m’ont conduit dans une impasse, devant la pelouse d’un établissement de recherche de Palo Alto. La pelouse était parfaitement tondue, et semblait refléter l’efficacité avec laquelle les inspirations indisciplinées d’une myriade de scientifiques étaient organisées par l’entreprise et converties en bénéfices.

Xanadu, le plus grand projet encyclopédique de notre ère, ne ressemblait pas qu’à un échec mais aussi à un véritable symptôme de la folie.

Roger Gregory, à tous les égards, était incapable d’une telle discipline. Une chance pour moi, car sa maison n’en était que plus visible. Au bout d’une rue, un jardin était décoré d’une dizaine de vélos démontés. Culminaient derrière un rideau fragile en contre-plaqué trois décennies de machinerie informatique : des plateaux, des lecteurs de disquettes, des encadrements en métal, des ventilateurs et des piles de cartes mères dont les architectures antiques étaient telles qu’elles paraissaient contenir, dans une forme pittoresque et indéchiffrable, toute une histoire de l’ère numérique. Gregory a ouvert la porte lorsque j’ai frappé. Son pantalon bleu et sale était déboutonné et il avait les pieds nus. Un t-shirt rosâtre aux manches longues couvrait son ventre arrondi mais s’arrêtait avant d’atteindre son pantalon. De l’extérieur, la maison de Gregory avait l’air de cracher ses entrailles. De l’intérieur, la perspective était inversée. L’arrière salle donnait sur un patio à travers une porte en verre, où s’emmêlaient d’autres vélos démontés. Des ordinateurs encombraient le vestibule, et des rangées de livres abîmés ornaient les murs du sol jusqu’au plafond. Avec des centaines d’autres objets en morceaux – des jouets pour enfants, des outils, des râteliers de matériel informatique et des enchevêtrements de fils – jonchant toutes les surfaces, le sol, et jusqu’au jardin de derrière, la maison de Gregory donnait l’air de s’être portée volontaire pour jouer le rôle de sanctuaire pour les objets encore utiles mis à la poubelle. Une télévision perchée au-dessus de son ordinateur était allumée sur une chaîne de téléachat. Nous avons parlé un moment de Xanadu. Gregory pestait avec une amertume non retenue contre les développeurs et managers qui avaient contrôlé son projet au fil des années. « Marc Stiegler est encore en vie ? s’était-il étonné. Dommage. » Il avait ensuite décrit la tentative de construire Xanadu sous l’ancienne direction comme une tentative de « réparer une montre au sommet d’une cabane en pleine tempête. Le vent c’était celui du changement constant et de la reconception ». En silence, tandis que Gregory se plaignait, je scannais les murs de la pièce dans laquelle vivait le développeur. Ses étagères étaient encombrées. Une telle angoisse était exposée ici : des livres non lus et recouverts de poussière, des livres empilés derrière d’autres, des éditions redondantes et des invendus. En plus de 20 000 autres volumes, Gregory possédait cinq collections complètes de l’Encylopedia Britannica. Au-dessus de son lit trônaient les tomes élégants de la Onzième Edition du Brittanica, réputée pour ses essais en tous genres.

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World Wide Web
Barcelona Supercomputing Center
Crédits

J’ai fixé les livres de Gregory du regard. Cent ans plus tôt, seulement à l’aide de la presse imprimée, les encyclopédistes de Britannica avaient construit une collection d’information qui, bien qu’incomplète, s’orientait de manière convaincante vers la connaissance. Aujourd’hui, avec l’avènement de dispositifs de stockage bien plus puissants, Xanadu, le plus grand projet encyclopédique de notre ère, ne ressemblait pas qu’à un échec mais aussi à un véritable symptôme de la folie. Dans la maison de Gregory, cette contradiction était évidente : malin, le hacker s’était construit un mur de livres, une digue de papier pour le protéger d’une vague de chagrin. La toute première histoire que m’avait racontée Nelson parlait d’une vision d’eau troublée. Pour Nelson, les courants tourbillonnants sous le bateau de son grand-père représentaient la transformation chaotique de toutes les relations et l’irrécupérable déclin lié au flux temporel. Son projet Xanadu était censé organiser ce chaos, canaliser ce flux. Assis avec Roger Gregory, entouré par des murs jaunissants d’autorité littéraire, je me suis souvenu que les développeurs de Xanadu n’avaient jamais résolu le problème de base de la performance informatique. Peu importait la puissance de leurs machines, ou l’élégance de leur code, il y avait toujours eu trop de données à extraire et introduire dans la mémoire. Au cours du mois où j’ai rencontré Gregory chez lui, je lui ai aussi rendu visite sur son lieu de travail. Sur la porte de son bureau de Memex était affichée une pancarte qui indiquait « S.T. Coleridge and Sons. Danger. » Les pièces à l’intérieur étaient petites, à peine plus grandes qu’un stand dans une foire. Sur un tableau blanc, écrit en orange, était gravé l’avertissement : « C’est du commerce, pas un hobby. » Dans un coin de la pièce étaient disposés un sac géant de citrons et un sac de couchage. J’étais venu pour un entretien en fin de matinée, mais Gregory ne s’était pas encore montré. Keith Henson, vêtu de sandales, d’un jean bleu, d’un t-shirt noir et d’une cravate assortie, m’a accueilli. Vers midi Gregory est arrivé. Le vrombissement bruyant des machines à l’intérieur du bureau étriqué s’est avéré trop prononcé pour mon piètre magnétophone, nous forçant à sortir dans le parking. Nous nous sommes assis une heure sur les sièges avant de la voiture d’Henson, sous les pluies torrentielles. Le plafond bas et sombre de l’habitacle rendait la voiture semblable à un cercueil. Le t-shirt de Gregory était couvert d’une poussière rousse et légère : le signe, je devinais, d’une bataille perdue contre son rasoir électrique. Gregory a admis être un peu sonné : il avait veillé tard la nuit précédente, à lutter contre les restes de Xanadu. La voix du développeur était très silencieuse. Il tenait sa tête dans ses mains, et une bonne partie de l’heure, il a parlé sans changer de position. Son corps, grand et mou, était voûté, ses genoux remontés sur sa poitrine et ses épaules plantées sur le bord du siège du conducteur. Ses pommettes et son front reposaient contre le plat de ses mains, comme dans une démonstration au ralenti du Cri de Munch. Il faisait défiler toutes les phases du projet, revoyant les débuts enjoués de Xanadu à Ann Arbor, sa demi-douzaine de morts, l’euphorie lors de l’investissement d’Autodesk, la lenteur des progrès, l’amère bataille personnelle pour le contrôle de l’entreprise, et le pathos de sa tentative individuelle de sauver, en quelque sorte, un ensemble de lignes de code, infinies et incompréhensibles. Sans protester, sans réfléchir, Gregory répondait à toutes les questions. « Je ne sais pas », avait-il répondu à une question inaudible sur mon magnétophone et dont je ne suis pas parvenu à me rappeler. « J’ai lutté. » À plusieurs reprises, Gregory s’est arrêté pour reprendre sa respiration, mais il a toujours repris, déterminé à donner son avis. Il parlait comme une personne qui désespère de voir la justice rendue pendant sa vie, mais qui compte sur l’Histoire pour la venger. Enfin, nous sommes arrivés à la fin du récit. Il restait une seule question, et elle semblait à la fois évidente et cruelle. Son projet avait promis la fin de l’oubli, mais en fin de compte, seul Gregory avait été incapable d’oublier. Le déluge d’informations était arrivé. Les autres développeurs avaient chacun pris leur chemin. Seul Gregory gardait les doigts sur la machine cassée de Xanadu. « Pourquoi ? » ai-je demandé. « De la pure folie », a-t-il répondu, écrasant son visage entre ses deux mains.


Traduit de l’anglais par Mehdi Chauvot d’après l’article « The Curse of Xanadu », paru dans Wired. Couverture : Barcelona Computing Center.