Le triangle de la mort

Quelques jours avant ma visite de l’hôpital Sainte-Anne et Saint-Sébastien de Caserte, un garçon de 11 ans s’est présenté en se plaignant de maux de tête. Les docteurs craignaient le pire et ils avaient raison : il était atteint d’un cancer du cerveau. Un de plus. Certains de ces jeunes patients arrivent perclus de douleur, d’autres parviennent à peine à se tenir debout et aucun ne se doute qu’il porte une tumeur maligne. D’autres fois, les diagnostics révèlent un cancer du sang, des os ou de la vessie. Ces cas sont si nombreux que les hôpitaux de Campanie, cette grande région rurale du sud de l’Italie, ne peuvent pas les prendre en charge. Il était trop tôt pour dire ce qui adviendrait du garçon. Trop tôt aussi pour réconforter sa famille, bouleversée. Mais dans une ville où les médecins n’ont pas l’habitude de s’occuper d’enfants atteints du cancer – encore moins du cerveau –, ces cas tragiques sont aujourd’hui monnaie courante. Trop de ces gamins n’y survivent pas. Certains sont à peine nés que leurs corps sont déformés par la maladie. Et puis il y a ces femmes qui contractent des cancers du sein anormalement tôt, ces hommes qui développent des cancers des poumons sans avoir jamais fumé et ces enfants nés trisomiques malgré le jeune âge de leur mère. ulyces-mafiacancer-01 Pourquoi ces choses arrivent-elles dans cette région, qui s’étend au nord de Naples et qu’on surnomme désormais le « triangle de la mort » ? À en croire les habitants, la réponse est à chercher du côté de la vieille carrière de pierre située à cinq kilomètres de la ville historique de Maddaloni. Je l’ai visitée en compagnie d’Enzo Tosti, un éducateur énergique de 57 ans. Alors que nous nous rendions sur place, il m’a confié qu’il prenait un traitement pour lutter contre le niveau élevé de dioxines décelé dans son sang cinq mois plus tôt. « Ma femme travaille à l’hôpital comme radiologue et elle est très inquiète », dit-il. « J’ai pensé partir vivre ailleurs pour ma santé, mais pour aller où ? C’est chez moi, ici. » Après une journée pluvieuse, la soirée était belle. Le disque doré du Soleil s’enfonçait doucement dans un ciel couleur lavande. Nous avons quitté la route principale pour traverser une orangeraie et des champs de haricots. Il n’est pas difficile de comprendre son attachement à cette superbe terre italienne, l’une des plus fertiles d’Europe grâce aux éruptions volcaniques du Vésuve, au sud. Mais ce paysage merveilleux abrite des scènes absolument déprimantes. En descendant de voiture, Tosti a plaqué sa main sur sa bouche et m’a dit de me dépêcher. Tout autour de nous, le sol était jonché de déchets, de sacs plastiques, de containers pleins à ras bord et de bouteilles de verre. Je luttais pour suivre son rythme sur le sol inégal, fissuré et criblé de nids-de-poule. Plus bas, nous avons été saisis à la gorge par l’âcre puanteur des produits chimiques. De fines volutes de fumée s’échappaient du sol. Tosti ignorait mes questions. « On parlera dans la voiture. Fichons le camp d’ici. »

ulyces-mafiacancer-02

Il triangolo delle morte

Sur le chemin du retour, il m’a raconté comment la mafia avait entassé d’immenses quantités de déchets industriels contaminés à plusieurs endroits de la région. Ce n’est qu’ensuite qu’ils ont obtenu des autorisations officielles… antidatées. Ils ont abandonné ces substances nocives au beau milieu de terres agricoles fertiles, à côté d’un concessionnaire automobile et à quelques centaines de mètres d’une ville de 39 000 habitants. Une enquête criminelle a été ouverte il y a 18 mois, mais les gens du coin n’ont aucun espoir de voir les coupables condamnés. C’est loin d’être un cas isolé.

Des milliers de déchetteries clandestines s’amoncellent aux quatre coins d’une région autrefois paradisiaque : dans les canaux et les sous-sols, les carrières et les puits, sous les champs et les collines, sur les bords des routes et autour des propriétés. D’après les dires d’un pentito de la mafia, pendant des années les grandes entreprises du nord du pays ont préféré payer grassement le crime organisé pour les débarrasser illégalement de leurs déchets toxiques, plutôt que de payer les taxes élevées qui auraient permis de les traiter sans danger. La Camorra, le syndicat du crime qui sévit en Campanie, a contaminé une grande partie de ses propres terres en recouvrant le sol de métaux lourds, de solvants et de matériaux chlorés. Il est prouvé que des barils ont été enterrés, des containers balancés dans les rivières et que des matériaux nocifs ont été mélangés aux ordures ménagères pour passer inaperçus. Des substances toxiques ont également servi d’engrais dans les champs et de l’amiante a été incinérée à l’air libre. Les conséquences tragiques engendrées par l’idiotie et la cupidité de la mafia n’apparaissent que maintenant. Mais il serait trop facile d’accuser les gangsters seuls de la mort de milliers de personnes. Ils ne sont pas les seuls coupables. La longue histoire du traitement illégal des déchets entache l’Italie toute entière et met en lumière le côté obscur du capitalisme. Le gouvernement fait face à des accusations de complicité ainsi que certains politiciens, procureurs et policiers qui auraient couvert ces agissements. Un parrain de la mafia a même affirmé que des camions venaient en Campanie depuis l’Allemagne pour y entreposer des déchets nucléaires. Désormais, ces pratiques font partie du passé, mais le cas de la Campanie est une leçon pour le monde entier, car les nations occidentales ferment encore les yeux sur ce genre de pratiques lorsqu’elles ont lieu dans les pays du Sud. Médecins et scientifiques s’accordent à dire que la pollution de cette partie de l’Italie représente un parfait exemple d’exposome : l’étude de l’impact des expositions à des produits toxiques sur le corps humain.

ulyces-mafiacancer-03

Une décharge près du Vésuve
Crédits : Il Fatto Vesuviano

La terre des feux

Les origines de cette histoire remontent à un tremblement de terre qui a dévasté le sud de l’Italie en 1980, faisant presque 3 000 morts et 280 000 sans-abris. Des milliards d’euros d’aide ont été versés mais la majeure partie des fonds a atterri dans les mauvaises poches. La reconstruction des routes et des immeubles détruits a bénéficié à la mafia, qui contrôlait le secteur du BTP dans la région – un moyen idéal de blanchir l’argent du trafic de drogue et de la prostitution. Les clans ont étendu leur emprise à d’autres secteurs comme l’exploitation des carrières, qui leur fournit les matériaux bruts pour leurs activités de construction.

Par la suite, un avocat-entrepreneur lié à la mafia, lui-même propriétaire de plusieurs déchetteries, a réalisé qu’ils pourraient se faire un paquet d’argent en cachant des déchets industriels parmi les ordures ménagères. Sur ses conseils, la mafia s’est lancée dans ces affaires lucratives à la fin des années 1980. Les fermiers ont vite remarqué que d’étranges incidents avaient lieu dans les champs et les forêts. Le nouveau fertilisant qu’on leur avait fourni était si puissant qu’il rongeait le métal des containers, fuyait des camions et freinait la croissance des plantes. Un jour, un garde forestier de la ville de Brescia a donné un échantillon de ce fertilisant à un jeune journaliste, Enrico Fontana. « Sens un peu ce qu’ils donnent aux gens pour vaporiser leurs champs », lui a-t-il dit. Le journaliste a reculé devant la puanteur acide : c’était du cyanure. En 1990, il a publié deux enquêtes dans L’Espresso, un hebdomadaire italien réputé, dans lesquelles il révélait que le crime organisé répandait de dangereuses substances dans les champs et les décharges.

ulyces-mafiacancer-04

Crédits : FS Italiane

Les preuves de ces accusations ont commencé à s’empiler. En 1993, un repenti de la mafia du nom de Nunzio Perrella a expliqué les rouages de cette industrie illégale aux enquêteurs napolitains. Sa confession a conduit à une vingtaine d’arrestations de mafieux et d’officiers corrompus en mars de cette année-là. Les coupables ont vite été relâchés. L’année suivante, Fontana – qui travaille aujourd’hui au service d’enquêtes de l’association environnementale Legambiente – a publié un reportage intitulé « Garbage Inc. » dans lequel il révélait que les mêmes personnes étaient impliquées dans un trafic de déchets illégaux à l’échelle du pays. Scandale national. Une commission parlementaire a été réunie et les dégradations dans certaines zones de Campanie ont été officiellement reconnues. « Nous pensions avoir obtenu des résultats et que notre travail était terminé », m’a confié récemment Fontana avec un sourire amer. Nous prenions un café au soleil, sur la terrasse du siège de Legambiente à Rome. « Mais rien ne s’est passé. Rien. Le souci, c’est que nous ne pouvions pas faire la distinction entre les aménagements illégaux et ceux qui étaient en règle. Il est évident que c’était mauvais pour la terre, mais comme nous n’avons pas fait état de problèmes sanitaires à l’époque, ça s’est arrêté là. Mais ces problèmes ne sont pas détectables immédiatement. » Fontana a baptisé ces criminels l’ecomafia et il a commencé à publier des rapports annuels sur leurs agissements.

Mais à l’époque, il ignorait deux faits cruciaux. Premièrement, le cas d’un officier de police de Campanie, Roberto Mancini, qui s’est retrouvé soudainement confronté aux nouvelles activités de la mafia. Mancini a découvert que l’organisation mélangeait aux ordures ménagères locales des déchets toxiques provenant des industries du nord du pays. Le mélange était ensuite déversé dans les décharges. Il a remis un rapport à ses supérieurs dans lequel il détaillait ce qu’il avait vu. Le rapport a été enterré et Mancini muté à Rome. Il est décédé deux ans plus tard d’un cancer, mettant prématurément fin à ses tentatives d’éviter à des milliers d’autres personnes de connaître le même sort que lui. Puis vint Carmine Schiavone, un des plus éminents pentiti de l’histoire italienne. Ancien chef du clan des Casalesi, affilié à la mafia napolitaine, il a avoué avoir perdu le compte du nombre de personnes tuées sous ses ordres. Ses confessions ont fait l’effet du bombe. Il a révélé l’existence d’un vaste réseau de corruption au sein de l’appareil politique et a permis la condamnation à perpétuité de 16 parrains du crime organisé. Les procès ont duré des années pendant lesquelles cinq témoins sont morts. Schiavone a déclaré avoir brisé l’omertà par souci de l’environnement. Ses révélations les plus dévastatrices ont eu lieu devant un comité parlementaire privé à Rome, en 1997. Il a raconté tout ce qu’il savait à propos du déversement sauvage de déchets toxiques – ses aveux sont restés secrets pendant près de 17 ans. « On parle de millions de tonnes », a dit Schiavone. Il affirmait également que des déchets nucléaires allemands arrivaient par navire en Campanie. « Je savais qu’en faisant cela on condamnait les gens à mourir. » Il a ensuite fait le récit détaillé des opérations de déversement. Elles avaient lieu au beau milieu de la nuit, sous la garde d’hommes en uniformes militaires et avec la complicité d’officiers de police, de politiciens et d’hommes d’affaires. Schiavone a indiqué  l’emplacement des lieux dont il parlait au comité, car comme il le prédisait à l’époque avec une précision qu’on déplore aujourd’hui, les habitants des environs commenceraient à « mourir du cancer d’ici 20 ans ».

ulyces-mafiacancer-05

La « terre des feux »
Crédits : Vesuvio Live

Ce commerce illégal est un dommage collatéral de l’évasion fiscale italienne, dont le taux est un des plus élevés d’Europe de l’Ouest. Les affaires qui servent de paravents aux revenus de la mafia doivent dissimuler la lucrativité de leurs activités : il a fallu pour cela cacher des quantités faramineuses de déchets toxiques. À l’aube du XXIsiècle, ils traitaient tellement de déchets qu’il est devenu difficile de les camoufler parmi les ordures ménagères. Ils ont donc commencé à les incinérer. Les camions arrivaient de nuit et ils allumaient des feux immenses – jusqu’à 6 300 par an. Pour rester à l’abri de la puanteur, les habitants des environs couvraient leurs fenêtres avec des serviettes humides. L’endroit a été surnommé la « terre des feux ».

Ces feux ont amplifié les dommages environnementaux et les risques pour la santé. Les médecins ont constaté avec perplexité une augmentation subite des maladies congénitales et des cancers. Alfredo Mazza était de ceux-là. Ce Napolitain amateur de débats politiques était alors étudiant en cardiologie. « Beaucoup de gens tombaient malade », se souvient-il. « À l’école, certains jeunes étaient malade. Des amis à moi sont morts. Les gens me répétaient que j’étais médecin et que je devais me battre pour arrêter ça. » Mazza a demandé aux autorités sanitaires la permission d’accéder aux données sur le cancer dans l’est de la région de Campanie, une zone pleine de décharges. Les résultats mettaient en évidence le lien entre les dégradations environnementales et le nombre croissant de tumeurs. Le taux de mortalité masculin dû aux cancers de la vessie et du foie était deux fois plus élevé que la moyenne nationale et la mortalité féminine liée au cancer du foie était plus de trois fois supérieure. Alors que l’amélioration des traitements et des diagnostics augmentait le taux de survie partout ailleurs, les médecins locaux ont assisté à une hausse spectaculaire de la mortalité tandis que leurs patients étaient de plus en plus jeunes. « L’âge est une donnée capitale », explique-t-il. « Généralement, le cancer se déclare chez des personnes plus âgées, là c’étaient des jeunes qui mouraient. »

ulyces-mafiacancer-06

Crédits : Twitter

Le jeune médecin a présenté ses résultats accablants à un procureur local et lui a demandé d’agir, mais il a été éconduit. Il a donc écrit au Lancet, qui a publié son étude en septembre 2004 – la première d’une longue série d’enquêtes sur la terre des feux. L’article a provoqué un scandale qui n’a fait qu’attiser les protestations locales contre un projet d’incinérateur. Les autorités n’ont pas réagi pour autant. Mazza a appris plus tard que les services secrets italiens l’avaient classé comme « fauteur de troubles ». Aujourd’hui cardiologue reconnu, Mazza a publié des études importantes sur les conséquences sur la santé des déversements sauvages. Il reconnaît pourtant qu’il est encore impossible de prouver le lien précis qu’entretiennent les déchets toxiques, les tumeurs et les malformations congénitales. Mais il est convaincu que les problèmes de santé n’en sont qu’à leurs débuts. « Nous vivons dans le triangle de la mort. La zone a subi des dégâts terribles pendant des années mais nous ne savons toujours pas déterminer leur ampleur ni le temps que ça durera. »

ulyces-mafiacancer-couv01

Les cartes

ulyces-mafiacancer-07

Crédits : Nadia Shira Cohen

Deux ans après la parution de son étude dans Lancet, les histoires de mafieux traversant l’Italie pour décharger des bennes remplies de déchets toxiques dans les rivières et enterrer des containers dans des champs fertiles ont soudainement touché un large public. Les révélations fracassantes du journaliste Roberto Saviano dans son livre Gomorra ont donné un coup de projecteur sur la situation. Le cancérologue napolitain Antonio Marfella compte parmi les six millions de lecteurs du livre. Il est longtemps resté déconcerté par le nombre croissant de ses patients et le fait qu’ils soient de plus en plus jeunes. La vitesse à laquelle les choses changeaient en Campanie l’a alarmé. Marfella était alors consultant à la Fondazione G. Pascale de Naples, un hôpital de 235 lits accueillant le seul centre de cancérologie de la région. Ils ont commencé à constater une hausse des cas de cancers au début du siècle. L’âge moyen des patients a chuté de 60 ans à moins de 40 ans. Autrefois rares, les cancers des os sont devenus communs chez les enfants et l’âge moyen des patientes atteintes du cancer du sein est tombé en-dessous de 40 ans – l’âge auquel commence habituellement le dépistage en Italie. « Nous vivons en bord de mer, sans industries, pourtant c’était comme si nous étions dans l’une des pires zones industrielles du monde », dit-il.

ulyces-mafiacancer-08

Crédits : Matt Nager

Naples est depuis longtemps réputée pour sa gestion catastrophique du traitement des déchets. Ses décharges se remplissaient en un temps record. En 2007, tandis que Marfella avait abandonné l’affaire, les habitants de Naples sont descendus dans les rues, excédés par la puanteur des ordures qui pourrissent dans la chaleur de l’été. Le docteur a commencé à comprendre ce qu’il se passait : « Ça m’a ouvert les yeux sur une vérité qui me semblait inconcevable jusque là », raconte-t-il. « Nous savions qu’il y avait des problèmes avec le traitement des ordures, mais ce que nous ignorions, c’est que le déversement illégal de déchets était devenu un secteur d’activité à part entière pour le crime organisé. » Dans la ville voisine d’Acerra, on a vu naître des moutons déformés ou mort-nés. Le berger de 50 ans qui s’occupait du troupeau s’est présenté à l’hôpital affligé d’un cancer des os et du sang d’une telle violence que les docteurs n’ont pas su déterminer d’où provenait les maladies. Un mois plus tard, il était mort. Sa fille a demandé à faire passer des tests au corps de son père et ceux-ci ont révélé que son organisme contenait un niveau anormalement élevé de dioxines. Des tests ont été réalisés à quatre reprises sur ses moutons et les résultats se sont montrés tout aussi inquiétants. Elle a intenté une action en justice pour obtenir réparation.

En janvier 2008, Marfella a témoigné en qualité d’expert lors du procès et demandé à ce que la situation soit débattue au Parlement italien. « J’ai expliqué qu’on trouvait le même niveau de toxines sur ces terres agricoles que dans des zones industrielles, ce qui est anormal. C’était le même cas de figure qu’avec les sites post-industriels – la comparaison m’a été inspirée par Gomorra. » À son retour de Rome, on a dit qu’il était « alarmiste » et il a été rétrogradé.

~

C’est à cette époque qu’une femme du nom d’Anna Magri a accouché de Riccardo, son deuxième fils. Concessionnaire automobile de 39 ans, j’ai rencontré Anna chez elle dans un village près de Caserte. Les petites chaussures du garçon étaient déposées à côté de sa photo sur une commode. Il est mort peu avant son deuxième anniversaire après avoir passé la majeure partie de sa jeune vie à combattre une leucémie diagnostiquée lorsqu’il avait six mois. « Il pleurait sans cesse. Nous pensions que c’était à cause de ses dents. Je le nourrissais au sein mais je ne pouvais pas le prendre dans mes bras car il hurlait. Il souffrait tellement… », raconte-t-elle. Pendant la crise des déchets de 2007, Anna était enceinte. Elle se souvient de l’épaisse fumée noire qui enveloppait son village : on brûlait des déchets sur une colline voisine. « On ne savait pas qu’il pouvait s’agir de déchets toxiques, l’histoire n’était pas encore sortie à ce moment-là », dit-elle. « J’ai vu des feux partout aux alentours. Aujourd’hui, je sais ce que c’était. Je suis convaincue que la mort de mon fils est due à ces incinérations de déchets. » La vérité, c’est qu’on ne saura jamais si le décès de son fils est dû à la cruauté du destin ou à quelque chose de plus sinistre.

_SC_0669-large_trans++pVlberWd9EgFPZtcLiMQf0Rf_Wk3V23H2268P_XkPxc

Anna Magri a perdu son fils, Riccardo
Crédits : Nadia Shira Cohen

Une étude a néanmoins démontré que les niveaux de dioxines étaient significativement plus élevés dans le lait maternel des femmes vivant dans ces zones. D’autres recherches ont permis de déceler d’inquiétantes concentrations de dioxines et de biphényles polychlorés (BPC) dans le lait animal, même chez les buffles qui produisent la célèbre mozzarella di bufala campana. Les BPC sont des composés créés par l’homme autrefois utilisés dans la fabrication de produits électriques. Ils ont été interdits dans plusieurs pays pour leur impact négatif sur la santé et l’environnement. J’ai demandé à Anna ce qu’elle pensait de ceux qu’elle croit responsables de la mort de son fils – des gens qu’elle croise quotidiennement dans la rue. « Ce sont des imbéciles parce qu’ils vivent ici avec leurs enfants, eux aussi. » Cette terrible saga va pourtant bien au-delà de la seule stupidité de ces mafieux cupides. L’État italien est, au mieux coupable d’une incompétence aux conséquences tragiques, au pire coupable d’avoir couvert des meurtres avec la complicité de riches industriels (des évadés fiscaux notoires). Ils pourraient avoir causé la mort d’au moins 2 000 personnes selon une récente étude officielle.

En 2004, il y avait au moins deux fois plus de décharges en Campanie que dans le nord de la Lombardie. Quatre ans plus tard, ce nombre avait plus que doublé. Les feux continuaient de brûler mais les autorités ont fermé les yeux. Un pédiatre m’a montré une carte de ces micro-décharges, chacune représentée par un point noir. Elle sont regroupées dans la région du triangle de la mort autour d’Acerra, de Nola et de Marigliano. Il a ensuite superposé une carte qu’il a réalisée lui-même, sur laquelle les points rouges représentent les cas de cancer du cerveau chez les jeunes enfants : ils coïncident pratiquement tous avec la petite zone de la région.

Lentement mais sûrement, l’Italie se débarrasse de ses décharges.

C’est seulement aujourd’hui que l’étendue du scandale éclate au grand jour, en partie grâce à la campagne d’un prêtre local, le père Maurizio Patriciello, un ancien infirmier qui écrit dans le journal italien des évêques et aime provoquer le débat sur les médias sociaux. Lors d’une chaude soirée de juin 2012, il ne parvenait pas à trouver le sommeil à cause de la fumée et de la puanteur de l’incinération des déchets. Il s’est levé et s’est connecté sur Facebook à trois heures du matin, demandant si d’autres que lui avaient ce problème. À six heures, il avait plus de 1 000 réponses venues des villages environnants. Il est allé voir son évêque pour lui demander d’agir. « Les familles sont terrifiées », m’a confié d’une voix douce le prêtre catholique aux cheveux gris. Nous nous sommes rencontrés dans son église, qui se dresse dans un endroit sinistre de la ville.

Au-delà des lourdes grilles en métal, un groupe d’hommes encapuchonnés nous surveillaient étroitement. « Elles savent qu’il y a de plus en plus de malades. Ils doivent aller se soigner dans le nord car ici, les hôpitaux sont pleins. Si une femme demande une mammographie, ils lui donnent rendez-vous trois mois après. Mais quand on attend aussi longtemps, il est parfois trop tard. » Patriciello apporte son aide aux parents endeuillés comme Anna pour former des groupes de protestation. Il les aide à faire du lobbying auprès des politiciens à Rome, à écrire des articles polémiques et à organiser des marches. Ils ont contacté le Pape et le président, auxquels ils ont envoyé des photos de leurs proches malades ou décédés. Il a même rencontré Schiavone avant sa mort. Il le décrit comme « un petit vieux insignifiant aux cheveux blancs ». Patriciello raconte que le mafieux lui a confessé ses crimes mais qu’il a également affirmé que les pires délinquants étaient les industriels qui traitaient avec la mafia, car ils sont conscients des conséquences dévastatrices de leurs actes. Difficile de le contredire.

Le jeu de la mort

Il y a deux ans, on a appris que l’US Navy, dont le siège du Commandement européen est basé à Naples, avait déboursé près de 30 millions de dollars pour mener sa propre étude sur l’eau, l’air et les sols de la région pendant trois ans. L’étude a analysé des centaines d’endroits contaminés ou préoccupants. Leurs résultats font état de risques inacceptables pour la santé et de taux inquiétants d’uranium dans 5 % des échantillons. Cela n’a apparemment pas eu de conséquences sur le personnel militaire, mais trois zones proches de la base ont été interdites d’accès. L’eau du robinet a été proscrite et les troupes ont été informées qu’il fallait éviter les appartements en rez-de-chaussée, dans lesquels le risque d’inhalations nocives est plus élevé.

Naples_Trash.005-large_trans++A2QIPoouMngDlOu2vK8o-n7N14eTPqrAypil7vTJ5zk

Des déchets que les mafieux incinèrent à l’air libre
Crédits : Nadia Shira Cohen

Grâce à l’action des militants et aux lourdes sanctions de l’UE contre l’Italie pour son inaction contre les pratiques illégales de traitement des déchets, les politiciens italiens ont fini par être obligés d’agir. Les activités agricoles ont été suspendues sur certains sites contaminés. En décembre 2013, le décret-loi Terra dei fuochi (« terre des feux ») a interdit l’incinération de déchets tout en investissant dans la détection des cancers et la promotion de la santé publique dans la région. Le Parlement a également ordonné à l’Institut national de la santé de collecter toutes les preuves épidémiologiques disponibles. Une précédente étude menée par cet organisme a mis en évidence une corrélation entre les décharges clandestines et les conséquences sur la santé comme la mortalité liée au cancer et les malformations congénitales, sans pouvoir en identifier les causes. Les résultats de l’enquête ont paru cette année et ils sont épouvantables. Elle se penche sur la mortalité, les causes du cancer et l’admission des malades dans les hôpitaux de 55 municipalités. L’espérance de vie en Campanie est inférieure de deux ans à celle du reste du pays. Le taux de mortalité dans le triangle de la mort est de 13 % plus élevé pour les femmes que n’importe où ailleurs dans la région et de 10 % pour les hommes. Il y a plus de cas de cancers dans ces zones rurales bucoliques que dans la plupart des sites industriels contaminés. Cela comprend une augmentation de 17 % des cancers du système nerveux central chez les enfants de moins de 14 ans à Naples et une augmentation de 51 % pour les nourrissons dans leur première année. Les enfants en bas âge sont particulièrement vulnérables à la contamination environnementale à cause de leur physiologie. « Cela ne veut pas dire que chaque cas de maladie est dû aux déchets toxiques, mais il y a clairement un lien », assure Pietro Comba, un des auteurs du rapport.

Il met directement en cause les décharges clandestines et l’incinération sauvage des déchets. « Il y a des corrélations très fortes avec les cancers de l’estomac, du foie, des poumons et du sein. Ces hausses ne sont pas uniformes dans la région. Dans plusieurs municipalités, il n’y a pas d’écart par rapport à la norme alors que dans d’autres, c’est très prononcé. » italidoscopeCes découvertes stupéfiantes ont permis d’établir une corrélation, mais pas d’en prouver la cause. Elles viennent s’ajouter à la longue liste des preuves que la pollution a un impact terrible sur la santé. Il y a par exemple des preuves incontestables que les dépôts de déchets toxiques mortels d’Abidjan en 2006 ont causé des dommages sur les systèmes oculaire et nerveux des habitants de la ville. Il existe également des études sur des décharges d’ordures toxiques dans certains pays d’Asie et aux États-Unis, qui mettent en exergue des altérations du développement cognitif. Comme le dit Comba, il est plus compliqué de déterminer ce qui provoque une tumeur cérébrale chez un enfant que de trouver un lien entre l’amiante et le mésothéliome. « Nous avons des preuves solides en ce sens, mais nous ne pouvons pas dire avec certitude que ce sont les déchets toxiques qui provoquent le cancer chez l’enfant. »

~

Lentement mais sûrement, l’Italie se débarrasse de ses décharges et passe l’éponge sur ce scandale aux conséquences tragiques. Mais jusqu’à présent, il y a eu peu de poursuites et les Italiens n’ont aucun espoir que les principaux responsables soient traduits en justice. « Ils ne seront jamais jugés car ce sont de puissants industriels », affirme Marzia Caccioppoli, une couturière de 40 ans dont l’unique enfant est mort il y a trois ans d’un cancer du cerveau. « Ils ont empoisonné nos terres et nous ont volé nos enfants. » Même si les industriels ne paient plus la mafia pour enterrer de dangereuses substances chimiques sous les pâturages des buffles en Campanie, les pays du nord et les multinationales continuent d’abandonner leurs déchets chimiques, électriques et industriels dans les pays du Sud. C’est ce qu’on appelle le « colonialisme toxique ».

Les contrôles aléatoires interceptent à l’heure actuelle un tiers des containers transportant des déchets illégaux au départ de l’Union Européenne. Étant donné que la liste des preuves ne cesse de s’allonger – sans parler du simple bon sens –, ces entreprises doivent être conscientes des conséquences désastreuses de leurs actes pour les enfants qui ramassent les câbles dans les décharges et leurs parents qui trient ces déchets dans des pays comme les Philippines, le Nigeria ou le Ghana. Lors de ma visite à l’hôpital Sainte-Anne et Saint-Sébastien de Caserte, où le dernier cas de cancer du cerveau infantile a été diagnostiqué, j’ai rencontré un pédiatre passionnant du nom de Gaetano Rivezzi. Né dans un village situé à une dizaine de kilomètres de là, c’est lui qui m’a montré la carte sur laquelle il a superposé les cas de cancer chez l’enfant. « Avant, c’était le paradis ici. On pouvait faire pousser ce qu’on voulait. Et puis les prêtres ont commencé à compter les enterrements d’enfants et les médecins se sont inquiétés », dit-il.

Land_of_Fires_4-large_trans++7t4Eljyiy6iRMFuEKY2dXKlZlVGkFVrulHDGfmLMmms

La terre des feux au crépuscule
Crédits : Nadia Shira Cohen

Rivezzi est médecin depuis trente ans. « La Campanie est un laboratoire à ciel ouvert pour comprendre les liens qu’entretiennent l’environnement et la santé. Le danger ne peut pas être éliminé, mais nous devons en tirer une leçon », conclue-t-il. « Quand j’ai commencé à exercer mon métier, il était rare de voir un enfant atteint d’un cancer. Plus maintenant, plus ici. Les tumeurs, les maladies, les pathologies : tout est différent. On assiste à la même chose en Afrique, où la pollution entraîne de sérieux problèmes. » Il a raison de dire que nous devons tirer des leçons de cette situation scandaleuse qui a semé la mort et la destruction dans cette magnifique région d’Europe. Les champs, les collines et les cours d’eau de Campanie n’ont pas été les seuls à être touchés : c’est une blessure pour l’Italie toute entière. Peut-être que la véritable tragédie est que les gangsters sous toutes leurs formes semblent se moquer éperdument des conséquences de leurs actes. Ils s’adonnent toujours à ce jeu de la mort en abandonnant leurs déchets toxiques aux quatre coins du monde.


Traduit de l’anglais par William Rouzé d’après l’article « How the mafia is causing cancer », paru dans Mosaic. Couverture : Un homme s’écarte d’un feu de déchets en Campanie.


LE COMBAT D’UN CHEF CONTRE LA MAFIA CALABRAISE

ulyces-cogliandro-couv alexperryy

Comment le grand chef calabrais Filippo Cogliandro a-t-il trouvé le courage de se dresser contre la ‘Ndrangheta, la mafia la plus puissante d’Europe ?

I. Le chef et la mafia

Reggio de Calabre, en Italie. La séquence est de mauvaise qualité, filmée dans un noir et blanc granuleux. Avec ses jeans noirs, sa veste noire et sa casquette noire à la visière rabaissée sur le visage, il est presque impossible de distinguer les traits de l’homme corpulent qui entre dans le restaurant désert. Les mains fourrées dans les poches de sa veste, il appelle la cuisine.

Calabria_Provinces

Une carte de la Calabre

Le chef, Filippo Cogliandro, semble connaître le visiteur — ou du moins ce genre d’hommes — alors qu’il apparaît dans son tablier blanc rayé. Il sert à l’homme un café derrière le bar et le conduit par le bras jusqu’à une table en coin. La scène se déroule à L’Accademia, le restaurant de Cogliandro. Il n’a pas d’égal en Calabre et compte parmi les meilleurs de l’Italie du sud — autant dire du monde. On s’attendrait à ce que le chef d’un tel établissement ne soit pas seulement le patron, mais un roi, un seigneur, un pacha et un savant fou de la gastronomie. Mais ce jour-là, dans sa propre salle à manger, le chef Cogliandro n’est pas le patron. Tandis que les deux hommes s’asseyent, les visiteur s’installe au bout de la table, visiblement détendu, ses coudes reposant sur la table. Cogliandro prend place sur un siège près de lui, et lorsqu’il prend la parole, il se penche en avant, baisse la tête et tend ses paumes vides devant lui. « Le souci, Pepe », commence Cogliandro, « c’est que même après un mois de travail, j’en ai toujours besoin. J’ai tellement de problèmes. Et je me demandais… » Le visiteur l’interrompt. « Assure-toi avant tout d’être de ceux qui payent en temps et en heure », dit-il. « Dès que tu peux, bien sûr. Tous les ans. Tous les sept ou huit mois. Mais quand quelqu’un vient te voir pour le pizzo, pense à nos cousins enfermés. » Cogliandro tente à nouveau. « C’est difficile pour moi », dit-il. « Il y a tous ces problèmes dont je dois m’occuper, je n’ai pu rassembler que 200 euros. » « Combien ? » le fait répéter le visiteur. « 200 », dit Cogliandro. « Disons 300 euros », réplique l’homme à la casquette. « Va pour 300, et nous leur enverrons. » Cogliandro lui tend l’argent et les deux hommes discutent quelques instants de plus. Puis le visiteur se lève, remercie Cogliandro et l’embrasse sur les deux joues.

ulyces-cogliandro-01

L’Accademia, à Reggio de Calabre
Crédits : Roberto Boccaccino

Cogliandro regarde l’homme sortir de son restaurant et reste ainsi un long moment, les pieds bien écartés, les mains repliées, à regarder. Et de seconde en seconde, Cogliandro semble grandir. La peur et la soumission s’évanouissent. Sa posture se fait défiante et assurée, satisfaite, même. Pourquoi ne le serait-il pas ? C’était une bonne performance. Cogliandro a fait montre de tout le respect nécessaire. Il n’a pas cédé trop rapidement et n’a pas accepté de trop payer. Il a montré l’argent bien en évidence, comme on lui avait dit de faire. En réalité, c’est lui qui a maîtrisé l’échange tout du long. Et pas une fois il n’a levé les yeux vers la caméra.

IL VOUS RESTE À LIRE 90 % DE CETTE HISTOIRE