La veste en daim

Stephen Reid change de position sur sa chaise pour éviter les rayons du soleil filtrant à travers la fenêtre du bar de l’hôtel Sylvia à Vancouver. Tout en sirotant un expresso, il explique la méthodologie d’un cambriolage réussi. « Ce n’est pas sorcier », dit-il. « Il n’y a pas besoin d’être Stephen Hawking. » Le visage de Reid est plus serein maintenant qu’il ne l’était il y a 40 ans, quand sa photo paraissait en une des journaux à travers tout le Canada. Il a les mêmes cheveux épais et la même moustache, qui sont à présent gris, mais les cicatrices qui marquent sa joue droite se sont estompées. Il commande une salade Cobb sans avocat ; le braqueur de banque vivant le plus célèbre du Canada a 64 ans et surveille sa ligne. Pendant toutes les années 1970 et le début des années 1980, Reid et ses partenaires, Paddy Mitchell et Lionel Wright, ont cambriolé des dizaines de banques, dérobé des millions de dollars et se sont évadés de nombreuses prisons, suscitant la fascination des médias et la frustration des autorités canadiennes et américaines. Dans l’imaginaire collectif, ils étaient perçus comme les nouveaux héros populaires. Le Stopwatch Gang (« le gang au chronomètre ») a été surnommé ainsi par le FBI car Reid portait parfois un gros chronomètre autour du cou pour mesurer la durée de leurs cambriolages incroyablement efficaces, souvent commis en portant des masques de Halloween. « Je ne peux pas dire que j’admire ce qu’ils ont fait parce que c’est illégal », m’a confié un agent du FBI qui a poursuivi le gang pendant des années. « Mais je comprends. On respecte les bons, et les bons vous traitent avec respect. »

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Stephen Reid et Paddy Mitchell à l’établissement Millhaven, dans l’Ontario
Crédits : Kevin Mitchell

La raison pour laquelle tant de cambrioleurs échouent, m’explique Reid lorsque je le rencontre au Canada en décembre dernier, c’est que ce sont des gens désespérés qui ont peu, voire pas du tout travaillé leur plan. D’un autre côté, si on est prudent et qu’on fait ses devoirs, ajoute-t-il, les failles du système se révéleront d’elles-mêmes. « Il y a toujours quelque chose qui fonctionne mal. » Dire cela semble lui coûter un peu. Lors de notre rencontre, Reid vit dans une maison de réinsertion sociale, l’étape finale d’une peine de 18 ans qui a commencé dans une prison hautement sécurisée – de loin le plus long de ses nombreux séjours derrière les barreaux. Reid était toujours le plus impétueux du gang, le dur à cuire sans peur, mais à présent, il est calme, méditatif. La maison de réinsertion se trouve à Victoria, la capitale provinciale de la Colombie-Britannique au Canada, située à deux heures de ferry. Il a signé le registre de sortie pour un jour afin de se rendre à Vancouver et de travailler sur une pièce de théâtre qu’il a écrite, intitulée Heroin Elvis, qu’un jeune metteur en scène qu’il a rencontré espère présenter prochainement. Reid n’est pas certain d’avoir précisé à l’agent du bureau de libération conditionnelle dont il est dépendant qu’il allait également rencontrer un journaliste.« Ils n’aiment pas que je parle aux médias », me confie-t-il, « mais ce doit être mon côté contestataire. » Il écarte sa salade et sort une gomme Nicorette. « Ça fait deux ans que je n’ai pas fumé de cigarette », me dit-il. Il s’est débarrassé du dernier de ses vices. Sa voix est douce, parfois quasi inaudible, en particulier lorsqu’il parle des jours de gloire de son gang. « Pour être honnête, ces histoires m’ennuient », dit-il. Ce dont il veut parler, c’est plutôt de comment tout cela est devenu un enfer.

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Stephen Reid a grandi avec ses neuf frères et sœurs à Massey, dans l’Ontario, une ville rurale de 1 200 habitants, située à la jonction de la rivière Spanish et de la rivière aux Sables. Selon Reid, son père était un « Ontarien du nord, bosseur et buveur » qui a fait tout ce qu’il a pu pour subvenir aux besoins de sa famille. L’argent manquait, mais Reid conserve des souvenirs chaleureux comme lorsqu’il posait des pièges à lapin, nageait dans la rivière et jouait dans les bois près de la ville. « J’étais bien aimé, bien lavé et bien nourri », affirme-t-il. C’était un bon élève et un joueur de hockey prometteur.

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Les paysages de l’Ontario

Ensuite, il est tombé dans la drogue, et sa vie a pris un mauvais tournant. À l’âge de 13 ans, Reid a fugué pour la première fois, jusqu’à Vancouver, à environ 3 200 kilomètres à l’ouest. Il a disparu dans le quartier périlleux de l’East End, sans-abri et sans le sou. Dès qu’il avait un peu d’argent, il le dépensait dans l’héroïne. Reid est finalement rentré chez lui et a repris le lycée, mais il a fini par fuguer à nouveau. À l’âge de 15 ans, il s’est retrouvé en prison pour la première fois, après avoir vendu pour dix dollars de haschisch à une policière. Un an plus tard, il a été arrêté une nouvelle fois pour possession de drogue et a passé la nuit de Noël en cellule de confinement, « au trou », dans la prison Oakalla de Burnaby. « Je me suis mis à pleurer et j’ai promis à Dieu que s’il me laissait sortir, je ne toucherais absolument plus jamais aux drogues et je ne ferais plus rien d’illégal », me confie Reid. « Il ne m’a pas libéré. » Dans les rues de London, dans l’Ontario, Reid a découvert la crystal meth, et à l’âge de 17 ans, avec 500 dollars d’achat et de consommation de drogue par jour, il a acheté un pistolet et braqué sa première banque. C’était l’illustration parfaite du travail désespéré, mais il s’en est tiré et durant les trois années suivantes, il a cambriolé plusieurs autres banques pour payer sa came. Finalement, il a été arrêté après qu’on l’a dénoncé à la police. « Je parlais beaucoup et j’avais toujours d’épaisses liasses de billets sur moi », explique-t-il. 15secsCette fois-là, Reid a été condamné à une peine de dix ans au pénitencier de Kingston, une prison encore plus effrayante que celle d’Oakalla. Quand les shérifs l’ont conduit dans la cour et ont détaché ses chaînes, une poutrelle d’acier qui soutenait l’immense portail du pénitencier s’est abattue dans un bruit assourdissant. « L’écho qui résonnait dans cette cellule m’a accompagné durant tout ma vie », a-t-il dit.

Deux ans après le début de sa peine, Reid, alors âgé de 23 ans, a faussé compagnie à son conseiller juridique alors qu’il déjeunait, profitant de son laissez-passer d’une journée. « Ça n’a pas été difficile », dit-il. « Je suis simplement allé aux toilettes et je suis sorti par la fenêtre. » Il a fui à Ottawa et s’est caché dans un appartement en sous-sol, puis un camarade de prison lui a suggéré de rencontrer Paddy Mitchell, que Reid m’a décrit plus tard comme « le maire officieux de la pègre locale ». Mitchell, un homme à l’allure arrogante, avec « des cheveux à la Pat Boone » et portant des chemises à col large, dirigeait un business de cambriolage prospère tout en sauvegardant son image de vendeur de revêtement en aluminium. Reid l’a tout de suite apprécié. « Je n’étais pas en adoration, mais il m’a emballé », dit-il. Lors de leur rencontre, Reid a complimenté Mitchell pour sa « magnifique veste en daim », et le jour suivant, son nouvel ami est venu lui rendre visite à son appartement d’Ottawa avec la même veste à la taille de Reid.

Le gang

Mitchell était l’un des sept enfants d’une famille catholique de la classe ouvrière, et avait grandi dans la rue Preston, un secteur difficile de Little Italy à Ottawa. Comme son grand frère Pinky, un boxeur qui avait remporté le Golden Gloves, aimait à dire, « plus tu t’enfonces dans la rue Preston, plus ça devient dur. On vivait dans la dernière maison, dans le sous-sol. » Paddy avait été attiré par les petits délits dès l’enfance et avait gagné une réputation d’adepte de la baston. À 14 ans, il avait été jugé coupable de coups et blessures volontaires, suite au rôle qu’il avait joué dans une bagarre ayant conduit à la mort accidentelle d’un autre enfant. Il avait été incarcéré dans un centre de détention juvénile jusqu’à ses 18 ans, et à sa sortie, Mitchell avait repris les choses là où il s’était interrompu, en travaillant avec son grand frère Bobby et « un groupe de voleurs peu structuré ». En 1961, Mitchell est tombé amoureux d’une femme qui travaillait pour le gouvernement canadien. Ils se sont mariés deux mois avant son 20e anniversaire et, moins d’un an plus tard, ont eu un fils, qu’ils ont appelé Kevin. Mitchell a passé la majeure partie de la décennie suivante à conduire un camion de livraison pour le producteur de boissons gazeuses Pure Spring. C’est ainsi qu’il a rencontré Lionel Wright, un petit homme maigre et introverti de tout juste 30 ans, qui avait de fausses dents, les oreilles décollées et un début de calvitie.

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Paddy Mitchell enfant
Crédits : Kevin Mitchell

Dans l’autobiographie qu’il a lui-même éditée et écrite à la main plusieurs années plus tard, assis dans sa cellule de prison, Mitchell a écrit que sa rencontre avec Lionel Wright avait été « le moment où j’ai pris le tournant à gauche au lieu d’aller à droite et où ma vie n’a plus jamais été la même. » Wright vivait chez lui avec sa mère. Il ne buvait pas, ne fumait pas, et passait la plupart des nuits à regarder la télévision ou à lire sur l’histoire ancienne. C’était un homme de routines qui excellait dans le travail de bureau et qui portait la même tenue tous les jours : pantalon noir, chemise blanche, chaussures noires, veste en vinyl bleue. Il aimait la pornographie et achetait ses magazines dans un bureau de tabac qui se trouvait sur la route de livraison de Mitchell. Ils se sont parlés et, avec le temps, sont devenus amis. Mitchell et Wright se sont vus régulièrement jusqu’à l’automne 1971, quand il a été renvoyé de son travail de livraison pour avoir participé à (et finalement mené) une grève des livreurs. Quelques mois après que Mitchell a perdu son emploi, Wright lui a passé un coup de fil chez lui, sans crier gare. Il voulait savoir si Mitchell aimait encore le rye whisky Seagram’s VO. C’était une raison étrange pour l’appeler, mais Wright était une drôle de personnalité qui accordait beaucoup d’importance aux détails, et il s’était souvenu que Mitchell avait dit adorer le Seagram’s. Wright travaillait comme employé de nuit pour une entreprise de transport routier, et il a affirmé avoir deux caisses de bouteilles qui ne manqueraient à personne. Quand Mitchell est allé à l’entrepôt pour chercher le whisky, il a découvert un espace vaste et non sécurisé, relié à une cour qui contenait des centaines de remorques remplies de cigarettes, de sucreries, de vêtements, de produits en papier, et tout ce qu’on peut imaginer vendre. Mitchell pouvait prendre ce qu’il voulait, lui a expliqué Wright ; il n’aurait qu’à modifier la paperasse pour faire croire que quelqu’un d’autre avait commis une erreur.

Durant les années suivantes, Wright volait tout et n’importe quoi à l’entrepôt, et Mitchell revendait les biens au marché noir. Pour brouiller les pistes et duper sa femme, Mitchell a pris son boulot de vendeur de revêtement en aluminium, mais il n’a jamais vendu le moindre revêtement. Il se levait, mettait un costume et une cravate, et partait en ville en voiture trouver un acheteur pour ce que Wright avait volé. Les vols se sont intensifiés en passant de caisses à des chargements de remorque entiers. Finalement, l’entreprise en est venue à soupçonner Wright d’être complice des larcins et l’a renvoyé. « Nous nous sommes mis à chercher d’autres entreprises », écrit Mitchell. « Je ne pouvais plus me contenter d’un travail ordinaire. J’avais pris des habitudes coûteuses. »

« Ceci est un cambriolage. Si tu ne fais pas tout ce que je te dis, je vais devoir te tuer. »

C’est à cette période que Mitchell a été invité dans l’appartement en sous-sol où Reid se cachait. Il s’est vite pris d’affection pour l’homme astucieux et musclé de 23 ans, qui avait « des nerfs d’acier » et une série de cicatrices sur la joue droite, qui avaient été faites au rasoir à main lors d’une bagarre de rue à Toronto. Pendant l’année qui a suivi, Reid, Mitchell et Wright ont pris pour cibles les réseaux de livraison d’Ottawa, gagnant ainsi de plus en plus d’argent pour nourrir leurs appétits respectifs en courses de chevaux (Mitchell), en drogues (Reid) et en prostituées (Wright). Il n’était pas rare pour le gang de se partager 20 000 à 30 000 $ après une seule journée de travail. « En ville, rien n’était à l’abri de notre groupe », a écrit Mitchell plus tard.

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Quelques minutes avant minuit, le 14 avril 1974, le téléphone a sonné dans un entrepôt utilisé pour stocker les marchandises particulières à l’Aéroport international d’Ottawa. C’était un tour de garde sans histoire pour le gardien en service, David Braham, alors âgé de 24 ans, qui avait été appelé pour surveiller cinq caisses empilées dans une cage verrouillée, à l’intérieur de l’entrepôt. Les caisses, scellées à la cire rouge, étaient transportées depuis les mines d’or de Red Lake dans l’ouest de l’Ontario jusqu’à la Monnaie royale canadienne. Parmi elles, quatre contenaient des lingots d’or solide approximativement de la taille de miches de pain ; la cinquième contenait deux lingots plus petits composés des restes qu’on avait raclé de la fonderie. Le poids total s’élevait à plus de 145 kilos. Lorsque Braham a répondu au téléphone, une voix agacée lui a demandé : « Mon employé est arrivé ou pas ? » La personne au bout du fil a dit à Braham qu’elle avait envoyé un employé au hangar à marchandises pour chercher un fluide de dégivrage dont on avait urgemment besoin. Sans lui, des vols seraient retardés. Braham a répondu qu’il n’avait vu personne, provoquant une flopée de jurons chez son interlocuteur, qui mettait en évidence que cet employé négligent allait causer de graves problèmes.

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Crédits : Ottawa Citizen

À ce moment-là, un coup a retenti à la porte, et Braham a ouvert à un homme vêtu d’une parka bleue Air Canada, aux épais cheveux blonds et arborant une série de cicatrices sur la joue. Ton patron te cherche, a-t-il dit à l’homme, et il est vraiment de mauvaise humeur. Stephen Reid a marché jusqu’au téléphone et a décroché le combiné, adoptant un air nerveux. « Je suis désolé, j’ai été retenu », s’est-il excusé. Il a raccroché et s’est tourné vers Braham, en sortant un revolver de sa ceinture. « Ceci est un cambriolage. Si tu ne fais pas tout ce que je te dis, je vais devoir te tuer », a-t-il annoncé. Reid a attaché Braham à l’extérieur de la cage avec ses propres menottes et lui a demandé quelle clé ouvrait le verrou de la cage. Sur un mur derrière lui, on pouvait lire sur un panneau : Le transport de marchandises, c’est votre travail. Protégez-le. La sécurité des biens dépend de vous. Braham a répondu qu’il n’avait pas la clé ; elle était rangée au terminal principal. Lâchant un juron, Reid a attrapé une boîte en carton vide pour la poser sur la tête de Braham. Il a traversé la pièce pour aller dans un atelier adjacent avant de revenir avec quelques outils. Alternant entre une scie à métaux et une lourde clé à molette, Reid a frappé et scié le verrou jusqu’à ce qu’il cède. Il a empilé les caisses sur un chariot et les a sorties sur l’aire de chargement, où Lionel Wright l’attendait pour l’aider à les transférer dans la voiture. Toute l’opération a pris un peu moins de 20 minutes, et Braham est resté assis là, menotté à la cage avec un carton sur la tête, une demi-heure supplémentaire, jusqu’à ce que l’équipe de nettoyage arrive. La police s’est empressée de mettre en place un barrage routier, mais à ce moment-là, les hommes étaient déjà partis depuis longtemps. Le matin suivant, le vol faisait la une de tous les journaux. L’Ottawa Citizen titrait : « Des bandits à l’aéroport s’enfuient avec 165 000 $ en or », faisant ainsi mention de la valeur de l’assurance de la marchandise et non sa véritable valeur, qui s’est avérée plus tard dépasser les 750 000 $ de 1974. C’était le vol d’or le plus important de l’histoire du Canada.

Les grandes évasions

Ce succès a commencé avec une rencontre dans une salle de billard où Mitchell et Reid aimaient passer leurs après-midis, pour changer des beuveries au bar. Là, ils ont rencontré un bagagiste d’Air Canada nommé Gary Coutanche, qui vendait des calculatrices de valeur qu’il avait dérobées à son travail. Mitchell y a vu une bonne opportunité, et s’est lié d’amitié avec le petit voleur. Son instinct a payé lorsque Coutanche lui a révélé que, chaque mois, une cargaison d’or passait par l’aéroport pour être transportée à la Monnaie royale. Mitchell lui a proposé 100 000 $ en échange de son signal lorsque la prochaine cargaison arriverait. Après le cambriolage, Coutanche a dépensé sans se cacher, achetant une moto Harley-Davidson et un anneau orné d’un énorme diamant qu’il portait au petit doigt. La police d’Ottawa soupçonnait une complicité interne, aussi, lorsqu’elle a cherché le coupable, il n’a pas été très difficile à trouver.

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Une rue d’Ottawa en 1975

En échange de sa liberté, Coutanche a accepté de retourner sa veste. En partie parce que Paddy Mitchell n’avait payé qu’une partie des 100 000 $. Mitchell avait promis à Coutanche de le payer après avoir mis la main sur l’or, mais Coutanche n’a pas cessé de l’appeler pour lui demander où était l’argent, et cela a mis Mitchell en colère. D’après le livre de Mitchell, il lui a donné 10 000 $ en échange de la promesse que Coutanche « n’en ferait rien qui attirerait l’attention ». Les détectives considéraient depuis longtemps Mitchell comme un suspect potentiel – bien que son casier judiciaire ait été vierge, sa participation au cambriolage n’était un secret pour personne à Ottawa –, mais le témoignage de Coutanche n’était pas suffisant pour l’arrêter. Ils ont attendu leur heure presque un an, jusqu’en février 1975, quand Coutanche a révélé aux autorités que Mitchell lui avait demandé de faire passer une valise en la dissimulant à la douane. La police a récupéré la valise ; elle était pleine de cocaïne.

Le 3 mars, la police d’Ottawa a arrêté Mitchell et Wright pour trafic de drogue. Tous deux ont écopé de 17 ans de prison ferme, avec trois ans supplémentaires pour Mitchell pour possession de l’or volé, après que l’une de ses conversations téléphoniques, dans laquelle il négociait pour vendre cinq des six lingots d’or, avait été enregistrée. Reid n’était pas impliqué dans le trafic de drogue. Il avait quitté Ottawa peu après le vol de l’or, se rendant d’abord à Miami avec une petite amie, puis en Arizona. Quand il a été à court d’argent, il est retourné au Canada et a fini à Kingston, dans l’Ontario, où il a recommencé à consommer de l’héroïne et de la crystal meth, et où il a parlé plus qu’il ne l’aurait dû de son rôle dans le vol de l’or. Quand quelqu’un l’a dénoncé à la police, il s’est fait arrêter et a été condamné à dix ans de prison pour cambriolage à main armée qui se sont ajoutés à ceux qu’il devait déjà effectuer après sa première condamnation. En attendant d’être assignés à une prison, les trois hommes ont été envoyés au centre de détention régional d’Ottawa. « Les évasions de cette prison étaient faciles », dit Reid. « Ce n’était rien d’autre qu’une boîte » entourée d’une clôture et d’une forêt. « Ça pouvait se faire. »

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Reid au moment de son arrestation

En octobre 1976, Wright marchait dans la cour de la prison lorsqu’un homme est sorti de la forêt et s’est approché de la clôture avec un grand sac sous le bras. Il a sorti un pistolet, ordonné au seul gardien présent de lâcher son arme, et lancé son sac par-dessus la clôture. Un groupe de prisonniers a récupéré le sac, attrapé les coupe-câbles qui s’y trouvaient, et découpé un passage dans la clôture. Voyant là une occasion qu’il ne pouvait pas manquer, Wright a suivi les fugitifs en passant par le trou, traversant des champs, puis la forêt, jusqu’à arriver à une route, où tous les criminels, Wright y compris, ont sauté dans un véhicule qui les a emmenés loin de là. Ce n’est que lorsque la voiture s’est mise en route que l’un des autres détenus a remarqué le visage étranger à l’arrière. Il a immédiatement fait sortir l’opportuniste de la voiture. Le lendemain, les autres détenus ont tous été arrêtés. Pendant ce temps, Wright est allé jusqu’à Dundee, en Floride, où un joueur de poker ottavien qui dirigeait un endroit nommé Shamrock Motel lui a proposé de lui donner du travail et de l’héberger. Les articles des journaux concernant l’évasion de Wright ont renforcé son surnom de toujours, le Fantôme. « Lionel pouvait rester quelque part toute la nuit sans que personne ne le remarque », explique Reid. « Il se fondait dans le décor.»

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Mitchell et Reid ont été envoyés à l’établissement de Millhaven, la prison la plus sécurisée du Canada. Millhaven était un endroit particulièrement violent – dès leur premier jour là-bas, un prisonnier a été matraqué à mort dans la cour avec un tuyau métallique – et les deux hommes ont tout de suite commencé à planifier leur évasion. Ils couraient huit kilomètres par jour et faisaient des dizaines d’exercices de traction pour développer la force nécessaire à l’escalade de barrières, se préparant à tout plan qu’ils décideraient de mettre en application. À Millhaven, les prisonniers essayaient systématiquement de s’évader, et Reid et Mitchell ont participé à plusieurs plans infructueux. Ils ont fait partie d’un groupe qui prévoyait d’escalader la barrière à la nuit tombée, dans l’idée que la zone ne serait pas gardée à ces heures-là. Mais en fin de compte, les gardiens étaient bien dans la tour de contrôle, et un cambrioleur québécois a été tué par balle sur la barrière quand il a décidé de tenter le coup malgré tout. Leur tentative la plus ambitieuse a demandé plusieurs mois de préparation. Reid, Mitchell et un groupe d’autres détenus se sont introduits dans une vieille cabane dans la cour, où ils ont commencé à creuser un tunnel en se servant de pelles qu’ils avaient chapardées, et de leurs mains nues. C’était un travail lent, d’autant plus qu’ils devaient mettre la terre dans des sacs cachés sous leur veste et la disperser dans toute la cour.

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Millhaven, en 1975

Le tunnel était arrivé à une dizaine de mètres de la barrière lorsqu’une vague de chaleur brutale a frappé l’Ontario. Un après-midi, le bitume du terrain de tennis dans la cour a commencé à à se déformer, comme si un gaufre géant se creusait un chemin en-dessous, puis toute une portion du sol s’est écroulée, révélant tout le tunnel qu’ils avaient creusé des mois durant. Reid a décidé que la seule manière de sortir était de bien se comporter. Si lui et Mitchell devenaient des prisonniers modèles, ils seraient transférés dans une prison moins sécurisée, ce qui faciliterait leur évasion. Reid s’est lancé dans la coiffure, pensant que s’il montrait un intérêt pour une activité professionnelle potentielle après la prison, le directeur pourrait l’envoyer ailleurs pour y être formé. Son plan a bien fonctionné, et en automne 1978, Reid a été envoyé à Joyceville, une prison de moyenne sécurité située à Kingston, afin d’y recevoir une formation de coiffure complémentaire. Grâce à son « comportement exemplaire et sa participation aux programmes sociaux », comme l’a écrit un directeur de prison, Mitchell l’a rejoint six mois plus tard. Lorsqu’il a revu Reid, celui-ci se portait à merveille. Il était la vedette de l’équipe de hockey de la prison et l’un des détenus favoris du directeur. Reid savait qu’il serait le premier à avoir l’occasion de fuir, et il a promis à Mitchell de revenir pour lui.

Le 15 août 1979, Reid a vu une ouverture lorsque le directeur l’a autorisé à sortir de la prison pour une journée en compagnie d’un seul garde pour se rendre au salon de coiffure au centre de Kingston. Après avoir passé la matinée au salon, ils sont allés manger chinois. Reid a commandé, a dit qu’il devait aller aux toilettes et – pour la deuxième fois de sa vie – est passé par la fenêtre d’un restaurant pour gagner sa liberté. Il a couru le long de cinq pâtés de maisons à travers la ville jusqu’à un hôtel Holiday Inn, où il avait prévu de rencontrer le chauffeur qui l’emmènerait loin de là.

Reid est retourné à Ottawa, où il a braqué des banques pour rassembler l’argent nécessaire à l’évasion de Mitchell.

Reid s’est rendu au parking, puis s’est arrêté pour se calmer, afin de ne pas rentrer dans l’hôtel à bout de souffle et couvert de sueur. Cela faisait bientôt dix minutes qu’il était parti, et il savait que le gardien avait donné l’alerte. Tandis qu’il approchait de l’entrée de l’hôtel, Reid a remarqué une large banderole blanche sur laquelle était écrit : Bienvenue, inspecteurs ontariens ! L’Holiday Inn où il devait rencontrer son chauffeur accueillait une conférence de policiers. « Ça ne s’invente pas ! » dit-il. Il est entré dans un hall rempli d’hommes vêtus de tenues kaki mal assorties et de costume bon marché, parmi lesquels n’importe qui aurait pu avoir travaillé sur ses affaires ou au moins vu son visage dans un rapport de police ou dans le journal. Reid s’est dirigé vers la table où son chauffeur buvait un café. Ils se sont assis une minute, puis se sont levés calmement et sont sortis prendre la voiture, avec à chacun de leurs pas la certitude que quelqu’un les arrêterait avant qu’ils ne quittent le parking. Reid est retourné à Ottawa, s’est procuré un pistolet bon marché – « un calibre .32 défoncé auquel il manquait la poignée » – et il est « allé au travail », en braquant des banques pour rassembler l’argent nécessaire à l’évasion de Mitchell.

Le Shamrock Motel

À Joyceville, Mitchell commençait à se dire que Reid ne reviendrait jamais pour lui. Peut-être qu’il avait décidé que ce serait trop risqué, ou qu’il avait été arrêté, ou peut-être qu’il était retombé dans le gouffre de l’addiction à l’héroïne. Mais le 15 novembre 1979, trois mois après l’évasion de Reid par la fenêtre du restaurant chinois, Bobby, le frère de Mitchell, est venu le voir avec un message. « C’est aujourd’hui », a-t-il dit dans un murmure. Cette nuit-là, après le dîner, Mitchell est allé courir ses huit kilomètres autour de la cour, comme il le faisait souvent. Puis il est retourné dans sa cellule et a bu d’une traite un verre d’eau dans lequel il avait fait mariner une grosse chique de tabac. Il savait que ce thé au goût âcre pouvait provoquer une sorte de faux arrêt cardiaque, mais il ne savait pas du tout quelle quantité il devait en boire ni à quel point il serait malade. Dans ses derniers moments de lucidité, Mitchell a eu une unique pensée : Espèce d’imbécile inconscient ! Tu t’es tué ! Quelques mois avant l’évasion de Reid, lui et Mitchell avaient observé un détenu malade se faire transporter hors de la prison vers un hôpital local accompagné d’un seul gardien. Ils se sont aperçus qu’il s’agissait là du maillon faible du système, et Reid a dit à Mitchell que si et lorsqu’il se serait évadé, il faudrait que Mitchell trouve un moyen de se retrouver dans l’ambulance en route pour l’hôpital.

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Le mugshot de Paddy Mitchell, diffusé au moment de son évasion
Crédits : Kevin Mitchell

« Mais il faudra que tu comprennes ce que ça veut dire », se souvient avoir dit Reid. « C’est toi qui as une femme et des enfants. Je viendrai pour toi, mais c’est tout – à partir de cet instant, notre vie sera celle de fugitifs. » Les deux hommes ont débattu de différents moyens de provoquer sa propre hospitalisation. Il fallait que Mitchell se blesse assez gravement pour nécessiter des soins qui ne pouvaient être administrés au sein de la prison, mais pas trop gravement afin que Reid puisse le remettre sur pied par la suite. Ça excluait les bras et les jambes cassés, ainsi que les accidents avec la scie de l’atelier, qui seraient trop sérieux pour être soignés. Finalement, ils ont entendu parler d’un détenu dont l’overdose de nicotine avait convaincu le personnel de la prison qu’il avait eu une crise cardiaque. Les cigarettes étaient faciles à obtenir, et ils pensaient que son état de santé s’améliorerait avec le temps. Avant la visite de son frère, Mitchell avait préparé le terrain pendant des semaines, se plaignant de douleurs dans la poitrine et allant à l’infirmerie de la prison plusieurs fois.

Ce soir-là, après avoir fini tout le verre d’eau à la nicotine, il a marché vers la zone commune de la prison et s’est écroulé dans une benne à ordure. Il s’est souvenu plus tard qu’il a commencé à « frétiller comme un poisson hors de l’eau », le cœur battant à tout rompre et la sueur suintant de tous ses pores. Lorsqu’un infirmier a annoncé que Mitchell était en danger, on l’a menotté à un brancard, entravé avec des fers aux pieds, et fait rentrer dans une ambulance avec deux auxiliaires médicaux et deux gardiens de sécurité non armés. Il était malade et avait des hallucinations ; plus tard, il a décrit des loups hurlants et un homme sur un cheval blanc, et s’est imaginé en train de « glisser à travers des nuages blancs comme neige ». Tandis que l’ambulance approchait de l’hôpital, le chauffeur a remarqué une pancarte à l’extérieur des urgences selon laquelle l’entrée principale était en travaux, et dirigeant les arrivants vers une entrée latérale. À la place, il a reculé jusqu’à une allée faiblement éclairée et s’est arrêté près d’une camionnette noire, où deux hommes en blouse verte et en masque de chirurgien attendaient. L’un des secouristes avait commencé à transmettre le bilan des fonctions vitales du patient, quand il a vu quelque chose qui l’a poussé à s’arrêter. Le plus grand des deux hommes en blouse braquait un revolver argenté directement sur les gardiens de prison. « Fais ce que je te dis, ou je te fais exploser la tête ! » a crié Stephen Reid. Il a ordonné à l’un des gardiens de retirer les menottes de Mitchell, puis il les a utilisées pour attacher les deux gardiens à l’intérieur de l’ambulance. Reid a jeté son ami délirant sur son épaule et l’a porté à la camionnette qui attendait. Reid avait évité Kingston depuis son évasion, mais il avait engagé quelqu’un pour louer un appartement en sous-sol où il pourrait emmener Mitchell, pensant qu’il était plus sûr de rester tout près sans avoir à prendre le risque de s’enfuir de la ville. Il avait donné des instructions spécifiques pour ce dont il avait besoin dans l’appartement : du filet mignon, des queues de homard, du VO Seagram’s, et une caisse de Mouton Cadet, en plus des provisions de base et de fournitures médicales.

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Wanted

Le chauffeur de la camionnette, un vieux complice d’Ottawa – Wright avait proposé son aide, mais Reid lui avait dit de rester tranquille en Floride – a suivi un itinéraire prédéterminé de l’hôpital jusqu’à l’immeuble de l’appartement. Lorsqu’ils sont arrivés, Mitchell était presque inconscient, incapable de parler et bavant alors que Reid lui criait dessus pour lui demander quelle quantité de poison il avait avalée. Il va mourir, se souvient avoir pensé Reid. Et si cela arrivait, il serait coincé dans le petit appartement avec le cadavre de son ami. Il a jeté un œil à la scie à métaux qu’il avait apportée pour retirer les entraves de Mitchell, et s’est dit que dans le pire des cas, il pourrait couper le corps et le faire sortir discrètement dans des sacs poubelle. Reid ne savait pas quoi faire, mais il sentait qu’il devait faire avaler quelque chose, quoi que ce soit, à Mitchell. Il l’a allongé sur le sol, a pris une bouteille de vin, poussé le bouchon au fond de la bouteille, et versé le vin dans la bouche de son ami. Reid s’est assis et a fixé le corps de Mitchell, le cœur battant si fort qu’il s’inquiétait de faire lui-même une crise cardiaque.

Puis il a entendu un gargouillis et un bruit d’étranglement, et Paddy Mitchell, qui était allongé comme un mort, s’est redressé comme un piquet et a vomi une boule de matière noire et visqueuse sur le sol. Après quelques minutes, Mitchell avait presque repris ses esprits. Reid s’est servi d’un coupe-boulons pour retirer les entraves, et les deux amis ont passé la nuit à manger, boire, et écouter la radio de la police tandis que des flics de toute la région mettaient en place des barrages routiers et cherchaient des pistes pour retrouver le célèbre Paddy Mitchell, qu’on pensait être en compagnie d’un ancien complice qui s’était lui aussi récemment évadé de prison. Lorsqu’un journaliste a demandé au porte-parole du Service pénitentiaire du Canada pourquoi deux célèbres criminels collaborateurs, dont l’un avait une évasion à son actif, avaient été placés ensemble à Joyceville, le porte-parole a expliqué que les responsables pénitentiaires avaient estimé qu’ils pouvaient ainsi faire l’objet d’une surveillance plus étroite. Après une semaine, il semblait sans danger de s’aventurer hors de l’appartement. Reid a mis ses nouvelles compétences à contribution. Il a teint les cheveux de Mitchell et lui a fait une permanente, puis les deux hommes se sont rendus à Montréal et, à l’aide de fausses pièces d’identité, ont pris le train pour Burlington, dans le Vermont. À partir de Burlington, ils ont pris l’avion pour la ville de New York, puis pour la Floride, où ils ont retrouvé Wright au Shamrock Motel de Dundee. Pendant trois ans, Wright y avait travaillé, habitant dans une petite chambre derrière la réception. « Je pense qu’il serait resté employé là pour toujours si on n’était pas arrivés », dit Reid.

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La plage de St. Petersburg, en Floride, 1978.
Crédits : State Archives of Florida, Florida Memory

Brink’s

Après la prison, la Floride était paradisiaque, surtout pour Mitchell. Le gang a établi sa base dans une jolie maison avec un jardin et un garage à St Petersburg, près de la plage. Au début, Reid a laissé Mitchell tranquille. Il était dispensé des premiers coups — pour la plupart des cambriolages à main armée rapides de banques, où Reid tenait les gens de la salle à distance pendant que Wright et l’un des complices qui se relayaient sautaient par-dessus le comptoir et vidaient les caisses – afin que Mitchell puisse se réadapter à la vie à l’extérieur. Il a souvent passé ses après-midis à pêcher sous un pont. Mais après un mois, il était temps pour le gang au complet de se mettre au travail. Ils ont choisi un grand magasin du nom de Robinson’s, dans le centre de Tampa, et se sont réunis autour de la table de la cuisine dans la maison de location, pour discuter des détails. Mitchell, d’un naturel prévoyant, a commencé à décrire le travail. Il était entré dans le magasin plusieurs fois, et il le dessinait de mémoire, en désignant la position de Reid et Wright. Reid a jeté un œil au schéma et a demandé : « Et toi Paddy, où est-ce que tu es ? » Mitchell s’est mis à bégayer. Il a dit qu’il n’avait jamais participé à ce genre de coups. « Je l’ai trouvé, l’ai fait s’évader, l’ai amené en Floride, et l’ai laissé s’amuser », se souvient Reid.

C’était un moment décisif. Ils allaient devenir un gang de membres égaux. Quand Mitchell a fait valoir qu’il ne s’était jamais servi d’un pistolet, Reid lui en a donné un et lui a annoncé : « Je vais te montrer comment faire. » ulyces-stopwatchgang-12Lors d’une reconnaissance dans le magasin, Reid et Mitchell avaient remarqué que les employés présents au bureau des caissiers du deuxième étage se préparaient à l’avance pour l’arrivée hebdomadaire des agents de la Brink’s. Ils rassemblaient les sacs d’argent du coffre puis les plaçaient dans un bureau tout près. Lorsqu’une caissière désignée a vu l’agent s’approcher dans le couloir, elle est allée chercher les sacs, puis, une fois qu’il lui a présenté un certificat jaune, lui a donné l’argent. Wright a trouvé une veste et un pantalon dans un magasin d’uniformes, et les a modifiés afin qu’ils ressemblent suffisamment à l’uniforme de la Brink’s pour que Reid puisse se déplacer librement dans le magasin et jusqu’au comptoir sans être soupçonné. Il lui manquait cependant la pièce finale – le certificat jaune –, ce qui signifiait qu’au moment de la transmission, Reid devait sortir son pistolet. Le rôle de Mitchell était de rôder parmi les clients jusqu’à ce que la duperie de Reid passe « en mode attaque à main armée ». Là, Mitchell devait se révéler. « Je veux être sûr que dès que j’ai le sac, tu mettes tout le monde à terre pour que je puisse sortir », a dit Reid à Mitchell. « Comme ça, je n’aurai pas besoin de surveiller mes arrières. » Ils ont passé en revue le plan dans la voiture, puis encore dans l’ascenseur, avant de se séparer au deuxième étage. Reid s’est approché de la caissière et a sorti son pistolet. Choquée, elle lui a donné les sacs. Cependant, quelques secondes après, sa peur s’est changée en colère. Elle a commencé à lui crier dessus et a essayé de lui arracher l’un des sacs. Il était temps de partir. Reid s’est retourné, s’attendant à voir une salle pleine de gens terrifiés aplatis au sol, mais à la place, il a vu une foule de clients en pleine confusion avec Mitchell derrière eux, les yeux grands ouverts et fouillant ses vêtements. Il avait mis le pistolet – le premier qu’il portait pendant un cambriolage – à sa ceinture, et quand il avait essayé de le prendre, la gâchette s’est accrochée à la bande de ses sous-vêtements. « C’était comme un sketch comique », se souvient Reid. « Il s’est fait un string lui-même. »

Dans l’ascenseur, Mitchell, impatient de sortir, s’est mis à appuyer sur tous les boutons. D’une claque, Reid a repoussé sa main. « Mets-toi derrière moi », se rappelle-t-il avoir dit à Mitchell. « J’ai un pistolet et l’uniforme de la Brink’s. Personne ne trouvera ça bizarre. » Reid a marché très vite, traversant les rayons des produits féminins, puis passant par la porte de derrière pour rejoindre la voiture, où Wright a vu Mitchell paniquer et en a déduit à tort que ses amis s’étaient servi de leurs armes pour se frayer un chemin. « Je n’ai plus jamais laissé Paddy participer », dit Reid. À partir de là, Mitchell est devenu le chauffeur.

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Paddy Mitchell à la fin des années 1970
Crédits : Kevin Mitchell

Dans les mois qui ont suivi, le gang s’est concentré sur les banques, et après plusieurs cambriolages, une routine s’est mise en place. Ils prenaient la voiture jusqu’à une ville située à au moins une demi-heure de route, prenaient une chambre dans un motel, et cherchaient des cibles potentielles. Une fois qu’ils avaient choisi une banque, Wright s’occupait de la logistique, marquant des itinéraires de fuite sur la carte, chronométrant les feux rouges, étudiant les intersections et les goulots d’étranglement. Si un camion d’éboueurs ralentissait souvent le trafic sur une route en particulier, Wright le savait. Pendant ce temps, Reid et Mitchell ouvraient des comptes et passaient fréquemment pour faire des dépôts et des retraits. Ils discutaient avec les guichetiers et prenaient note de l’emplacement des gardiens, du moment où le directeur prenait sa pause, des moments où la porte de la chambre forte restait ouverte, s’il y en avait une. Ils louaient des coffres pour avoir accès à la chambre forte. En demandant à un guichetier de changer l’équivalent de 1 000 $ de billets de 20 en billets de 100, ils apprenaient si les gros billets étaient conservés dans des tiroirs individuels ou si les guichetiers devaient aller dans un autre endroit pour les chercher. Une fois qu’ils avaient rassemblé toutes les informations nécessaires, le gang quittait la ville et restait absent pour une certaine période, afin que leurs visages n’apparaissent pas sur les vidéos de surveillance récentes, car l’une des premières choses que fait le FBI après un cambriolage, c’est de regarder les vidéos.

Quelques jours avant chaque cambriolage, Reid ou Mitchell dérobait une voiture, puis échangeait ses plaques avec celles, préalablement volées, d’un modèle similaire. Ils louaient un appartement comme planque, idéalement avec un parking en sous-sol. Wright se procurait ce dont ils avaient besoin – fausses pièces d’identité, pistolets et déguisements, qui comportaient toujours des masques couvrant toute la tête – et parcourait les itinéraires de fuite pour repérer des atouts supplémentaires, tels que des ruelles, des sorties latérales de parkings ou des entrées derrière des centres commerciaux qui pourraient passer inaperçues.

Le FBI a commencé à les appeler le Stopwatch Gang.

Une fois que le cambriolage était terminé et que les hommes étaient en sécurité dans la voiture, Mitchell suivait un itinéraire prédéterminé jusqu’à l’autoroute la plus proche, puis la quittait rapidement pour se diriger sur un parking isolé – ou dans l’idéal, un garage en sous-sol –, où une deuxième voiture les attendait. Là, ils dévissaient la plaque volée de la voiture de leur fuite, retiraient leurs vêtements et se séparaient : Mitchell, qui aimait porter un survêtement sous son déguisement, partait courir. Reid conduisait la deuxième voiture, avec l’argent et les déguisements, retournant à la planque. Quant à Wright, « Lionel prenait le bus en général », dit Reid.

Ceci est un cambriolage

Finalement, la Floride est devenue trop chaude, et le gang a décidé d’aller à l’ouest. Ils ont choisi un immeuble donnant sur la plage, à San Diego, et y ont loué deux appartements, ainsi qu’un troisième de l’autre côté de la ville pour cacher les armes, les radios et les gilets en Kevlar, qu’ils ont commencé à porter pour se protéger de la forte puissance de feu des agents de sécurité dans les voitures blindées. La Californie était un territoire en pleine expansion, autrement dit, un territoire doté de nombreuses succursales de banques. Il était facile de s’aventurer au nord de San Diego. Ils ont frappé une série de banques pendant un voyage à travers L. A., puis sont remontés vers la Baie de San Francisco. Mais à elle seule, San Diego était une mine d’or. Malgré un principe général selon lequel ils ne devaient pas voler sur leur propre terrain, le gang a trouvé les environs de la ville très prometteurs. En l’espace d’une semaine de folie, ils ont volé 21 270 $ dans une banque Wells Fargo ; 24 661,50 $ au Solar Credit Union ; 19 225 $ à la First Bank ; et 8 210 $ à la Bank of America.

Lorsqu’un témoin a rapporté que l’un des hommes portait un gros chronomètre autour du cou, et qu’il semblait y jeter fréquemment un œil pendant le cambriolage, le FBI a commencé à les appeler le Stopwatch Gang. Le FBI donne un nom aux cambrioleurs en série dans le cadre d’une stratégie plus large : attirer l’attention des médias et recevoir des informations de la part d’un public attentif à l’identification de leurs caractéristiques. « Cela crée un certain intérêt, et bien entendu, les agents adorent ça », explique Norman Zigrossi, qui était à la tête du bureau du FBI de San Diego à l’époque. Le Stopwatch Gang est devenu une priorité pour Zigrossi, qui a commencé à s’adresser directement aux cambrioleurs. Une récompense était offerte pour la capture du gang – chose rare à l’époque, précise-t-il. Bientôt, le stress provoqué par un tel nombre de casses, ainsi que par l’intensité de l’enquête du FBI, a commencé à peser sur leurs épaules, en particulier celles de Mitchell, qui a finalement annoncé à ses partenaires qu’il avait besoin d’une pause. Le gang s’est dispersé après les casses de la Baie de San Francisco. Mitchell s’est dirigé vers le nord, à travers la Californie jusqu’à l’Oregon et Washington, où il a rencontré une serveuse et s’est terré dans une cabane près du mont Saint Helens. Une fois Mitchell parti, Reid et Wright ont pris l’Interstate 80 pour aller vers l’est. Ils ont traversé la Sierra Nevada jusqu’au Nevada, puis ont continué à travers les déserts du sud-ouest jusqu’à ce qu’à arriver à Sedona, en Arizona, une petite ville de montagne excentrique taillée dans la roche rouge des canyons.

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Le canyon d’Oak Creek à la fin des 70’s
Crédits : McMaster University

Reid et Wright ont adoré Sedona. Ils ont loué une cabane en verre et bois de cèdre au bord d’un ruisseau dans une région appelée canyon Oak Creek, et se sont bien mêlés aux habitants locaux, racontant à tout le monde qu’ils venaient de Californie et possédaient une entreprise spécialisée dans l’éclairage et l’équipement destinés aux concerts de rock. Reid, alias Timothy Pfeiffer, était le PDG. Wright, qui avait fabriqué les cartes de visite, était Stephen Kirkland, directeur de la logistique. Le travail ne s’était pas arrêté avec l’absence de Mitchell. À peine Reid avait-il appelé un vieil ami, qu’en compagnie de Wright, il a frappé deux banques à Phoenix et une à Little Rock, dans l’Arkansas. De plus, il a continué à repérer les cibles potentielles, si bien que, au retour de Mitchell à l’automne 1980, il avait une dizaine de coups faciles prêts à être lancés. Face à la facilité avec laquelle ils ont vidé les banques les unes après les autres, les trois hommes ont commencé à redouter que la roue tourne. Il fallait qu’ils entreprennent un gros casse, un qui leur permette de tenir le coup jusqu’à ce qu’ils se trouvent un secteur de travail plus stable (qu’il soit légal ou non). Ce qu’il leur fallait, c’était une succursale où la prise du weekend serait une somme considérable. Reid savait parfaitement où il voulait frapper – une succursale de Bank of America située au 912 Garnet Avenue, à San Diego. En vérité, ils avaient déjà braqué cette banque une fois, à son ancienne adresse à quelques pâtés de maisons de là, mais sa nouvelle position plaisait encore plus à Reid. C’était une grande banque prospère, et sa position répondait quasiment à tous leurs besoins. Tous les mardis, des agents de sécurité de Loomis venaient récupérer l’excédent de liquide de la banque – et à en juger par la taille de la collecte, ça représentait beaucoup d’argent.

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Une Ford LTD de 1977

Pendant que Reid étudiait les arrivées et les départs des agents de Loomis, Wright s’est concentré sur la logistique. À l’aide d’un faux permis d’Arizona, il a loué une Ford LTD bleue foncé à l’aéroport de San Diego. Ils ont équipé la voiture de plaques volées, puis Mitchell a collé une énorme bande autocollante décorative rouge sur le côté. Le gang lisait toujours les articles de presse qui les concernait, et ils ont appris une chose importante : Les témoins avaient tendance à retenir les détails les plus évidents. Et donc, pour dévier leur attention des choses qui pourraient être utiles à la police, le gang s’est mis à ajouter des fioritures insolites à leurs voitures et leurs déguisements. Lors de plusieurs braquages, Reid avait une banane qui dépassait de sa poche, et invariablement, les témoins se souvenaient de ce détail. (« On aurait tout aussi bien pu être appelé le “gang à la banane” », dit-il.)

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Le matin du 23 septembre, Mitchell attendait dans la Ford, devant une entrée latérale, pendant que Reid et Wright se préparaient à entrer. Ce cambriolage nécessitait qu’ils se mêlent aux clients. Reid avait choisi un costume trois pièces bleu roi, une fausse barbe et des grosses lunettes, ainsi qu’une perruque noire bouffante, alors que Wright portait un costume gris clair avec cravate assortie, une épaisse perruque blonde et un bouc, lui donnant l’apparence, se souvient Reid, « d’un Colonel Sanders anorexique ». Tous deux se sont appliqués une couche épaisse de fond de teint pour assombrir leurs visages, et se sont collés des pansements transparents sur les pouces et les deux premiers doigts pour éviter de laisser des empreintes. Les deux hommes sont entrés séparément, à une minute d’intervalle, et ont pris position en attendant l’arrivée du fourgon. Wright est allé au comptoir où l’on remplissait les bulletins de versement ; Reid, l’Uzi dans sa mallette, s’est assis sur un fauteuil où les clients attendaient leur rendez-vous avec des conseillers financiers. Cinq minutes se sont écoulées avant que Reid ne commence à s’agiter sur son siège, se demandant ce qui était arrivé au fourgon blindé. Il avait vu les agents de Loomis arriver à la banque exactement à la même heure quatre semaines de suite, mais aujourd’hui, le fourgon était en retard. À présent, cela faisait dix minutes, et Wright commençait à transpirer tandis qu’il remplissait et froissait bulletin après bulletin. De la main, il s’est essuyé le front, puis a vu la trace de fond de teint que cela lui avait laissé.

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Le gang vu par la caméra de surveillance de la Bank of America

Reid transpirait, lui aussi, et ses mains moites faisaient glisser les pansements sur ses doigts. Au bout d’un quart d’heure, Wright a regardé Reid avec anxiété en attente du signal de repli, mais Reid n’a pas bougé. Finalement, avec 28 minutes de retard, un fourgon Loomis rouge s’est arrêté devant l’entrée. Le chauffeur est resté dans la cabine du fourgon tandis que Harlen Lee Hudson, un agent de sécurité d’un 1,80 m et 100 kilos, doté de neuf ans d’expérience, est entré dans la banque en portant des lunettes de soleil aviateur qu’il n’a jamais retirées. Il a dragué des guichetières en commençant sa tournée, faisant deux allers-retours entre la chambre forte et le fourgon avec des sacs pleins d’argent qui s’affaissaient sous leur propre poids. Reid a compris que ceux-là étaient pleins de pièces, il a donc fait signe à Wright de ne pas bouger. Ils n’avaient pas attendu une demi-heure pour voler un millier de dollars en pièces de 25 cents. Au troisième aller-retour d’Hudson, il est apparu avec un chargement différent sur son chariot. C’était les billets. Hudson était à mi-chemin de la porte, juste après le fauteuil du hall, lorsque Reid s’est levé et a pointé le canon d’un Magnum 357 dans le ventre de l’agent. ulyces-stopwatchgang-16 Il lui a sorti sa formule habituelle : « Ceci est un cambriolage. Ne joue pas au héros ou je te tue. » La voix du bandit, a dit Hudson à des agents par la suite, était calme et professionnelle. Il était « presque courtois ». Wright s’est approché par derrière et a tendu la main vers l’étui de Hudson, prenant le pistolet de l’agent et le glissant à sa ceinture. Reid a demandé à Hudson et toutes les personnes présentes de s’allonger sur le sol, tandis que Wright et lui prenaient chacun deux sacs qui étaient tellement remplis de liasses de billets qu’ils en étaient devenus rectangulaires. Puis, ils sont calmement sortis de la banque, sans savoir qu’une caméra de surveillance, activée lorsqu’un employé avait déclenché l’alarme silencieuse, prenait des photos à intervalles de cinq secondes. À la fin de la journée, ces photos de surveillance ont accompagné de nouveaux articles sur trois hommes ayant commis le plus grand braquage de banque de l’histoire de San Diego, s’en allant en marchant en plein jour avec 283 000 $ en liquide.

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Traduit de l’anglais par Imane Agnaou, Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « The Life and Times of the Stopwatch Gang », paru dans The Atavist Magazine. Couverture : Paddy Mitchell en plein braquage.


LE STOPWATCH GANG N’ALLAIT PAS EN RESTER LÀ

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