La prise de l’ambassade

Le 4 novembre 1979 commença comme n’importe quel autre jour à l’ambassade des États-Unis de Téhéran. Les employés rentraient au compte-gouttes sous un ciel gris, les marines étaient à leurs postes et la foule habituelle des manifestants anti-Américains se massait derrière la grille en criant : « Allahu akbar ! Marg bar Amrika ! »

Mark et Cora Lijek, un jeune couple qui occupaient leur premier poste diplomatique à l’étranger, connaissaient par cœur les slogans scandés aux portes du bâtiment officiel : « Dieu est grand ! Mort à l’Amérique ! » Ils avaient appris à travailler en ignorant le vacarme. Mais ce jour-là, les manifestants semblaient plus bruyants qu’à l’accoutumée. Et lorsqu’un des employés iraniens arriva dans les bureaux en déclarant qu’il y avait « un problème à l’entrée », tous surent instinctivement que ce matin-là serait différent des autres.

Bientôt, des étudiants en colère escaladèrent les murs de l’ambassade. La grille de l’entrée fut forcée et le ruisseau des intrus se changea en torrent. La foule agressive se déploya en quelques minutes dans les 350 m2 de l’enceinte, agitant des pancartes à l’effigie de l’ayatollah Khomeini. Les manifestants s’emparèrent de la résidence de l’ambassadeur et s’attaquèrent à la chancellerie, la citadelle de l’ambassade, au sein de laquelle se trouvaient la plupart des employés. Les Lijek nourrissaient l’espoir que le bâtiment du consulat dans lequel ils travaillaient serait épargné.

Le rez-de-chaussée était quasiment désert, du fait des récents travaux de rénovations. S’ils avaient de la chance, peut-être que personne ne suspecterait que douze employés américains, quelques dizaines d’employés iraniens et d’autres personnes attendant des visas se trouvaient dans les étages supérieurs. Parmi les employés se trouvaient l’agent consulaire Joseph Stafford, son assistante Kathleen – qui était aussi son épouse –, ainsi que Robert Anders, un cadre du département des visas. Tous essayaient de conserver leur calme, et même de continuer à travailler. Mais lorsque l’électricité fut coupée, la panique envahit les lieux.

Les employés iraniens, qui connaissaient le goût des forces révolutionnaires pour les pelotons d’exécution, se préparaient au pire. « Il y a quelqu’un sur le toit », dit un des Iraniens, tremblant de peur. Un autre sentit une odeur de fumée. Les gens commençaient à pleurer dans la pénombre, convaincus que les manifestants allaient mettre le feu au bâtiment. Dehors, les rugissements de la foule victorieuse s’amplifiaient, et de temps à autre, on entendait des coups de feu. Il était temps de fuir.

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Les employés de l’ambassade des États-Unis à Téhéran

Les Américains détruisirent les planches qui leur servaient à fabriquer les tampons de visa, mirent au point un plan d’évacuation et conduisirent tout le monde en direction d’une porte située à l’arrière du bâtiment. « Nous quitterons le bâtiment par groupes de cinq ou six personnes », annonça le sergent en poste. « Les Iraniens en premier. Ensuite, les couples mariés. Et puis le reste d’entre nous. »

Le bâtiment du consulat était le seul bâtiment de l’ambassade qui disposait d’une porte donnant sur la rue. L’objectif était de rejoindre l’ambassade britannique, située à six pâtés de maisons de là. Il pleuvait à torrents lorsque s’ouvrit la lourde porte blindée. Par chance, la rue était déserte.

Un groupe se dirigea vers le nord et se fit capturer quelques instants plus tard. Ils furent immédiatement reconduits à l’ambassade, sous la menace des armes. Les Stafford, les Lijek, Anders et plusieurs employés iraniens se dirigeaient quant à eux vers l’est et ne furent pas repérés. Ils avaient presque atteint l’ambassade britannique lorsqu’ils tombèrent sur une autre manifestation.

Une Iranienne de leur groupe les avertit – « N’allez pas par là » – avant de disparaître dans la foule. Ils se faufilèrent alors jusqu’à l’appartement d’Anders qui se trouvait non loin de là, en passant discrètement devant les bureaux d’un komiteh, un des groupements révolutionnaires armés qui contrôlaient la majeure partie de Téhéran. ulyces-argo-08

Ils verrouillèrent la porte derrière eux et allumèrent la petite radio qui servait dans les cas d’urgences comme celui-ci : elle pouvait se connecter au réseau radiophonique de l’ambassade. Dans le poste, les marines aboyaient frénétiquement en essayant de se coordonner entre eux.

Un individu se présentant sous le nom de Codename Palm Tree décrivait ce qu’il voyait : « Des fusils et d’autres armes sont amenés dans l’enceinte du bâtiment. » Cet homme, c’était Henry Lee Schatz, du Département de l’Agriculture américain. Il contemplait la scène depuis son bureau, au sixième étage d’un immeuble situé de l’autre côté de la rue. « Ils les déchargent depuis des camions. »

La crise iranienne des otages, qui ferait trembler les États-Unis et saborderait la réélection de Jimmy Carter, avait commencé. Elle durerait 444 jours. Les Américains seraient bientôt hantés par le sinistre visage de Khomeini, et les militants islamistes paraderaient avec les otages aux yeux bandés à longueur de journaux télévisés, menaçant de châtier les « espions » qu’ils avaient capturés.

Les Américains se souviennent tous de leurs 52 compatriotes piégés dans l’ambassade et de la tentative avortée pour les secourir, qui se solda quelques mois plus tard par le crash d’un hélicoptère de l’armée dans le désert iranien. Mais peu d’entre eux connaissent les détails longtemps tenus secrets et l’implication de la CIA dans l’évasion de l’autre groupe, pris au piège d’une ville hostile en pleine révolution.

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L’ayatollah Khomeini en 1979

Vers trois heures cet après-midi-là, les cinq personnes réfugiées dans le studio d’Anders réalisèrent qu’ils étaient sérieusement en danger. À mesure que les manifestants prenaient le contrôle de l’ambassade, on entendait de moins en moins d’anglophones sur les ondes. Codename Palm Tree s’était enfui. Après que les dernières personnes qui s’étaient réfugiées dans la chambre forte de la chancellerie se furent rendues, les seules voix que diffusait la radio s’exprimaient en farsi. L’ambassade était perdue. Les évadés étaient livrés à eux-mêmes.

Tony Mendez

Le chaos régnait dans les bureaux de la CIA lorsque Tony Mendez arriva au travail ce matin-là. Les gens couraient dans les couloirs les bras chargés de tonnes de documents et de dossiers. Les bureaux croulaient sous les flash cables – des messages hautement prioritaires, uniquement utilisés en temps de guerre. Mendez, alors âgé de 38 ans, avait intégré la CIA pendant la guerre du Vietnam. Mais cela n’avait rien de comparable avec ce qu’il se passait ce jour-là. Pendant le conflit vietnamien, les États-Unis avaient un gouvernement auquel s’adresser.

En Iran, l’ayatollah Khomeini et le Conseil de la révolution islamique refusaient tout simplement de négocier. Sans aucun canal diplomatique ouvert, les manœuvres clandestines étaient l’ultime espoir. Or, depuis le début de la révolution – qui avait débutée un an plus tôt –, la majeure partie des infrastructures de la CIA en Iran avaient été détruites.

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Carte d’identité iranienne de Tony Mendez

Mendez, en tant qu’ancien responsable de la Section déguisement et actuel responsable de la Division graphique et authentification, avait supervisé de nombreuses opérations menées par les dizaines de milliers de fausses identités que possédait la CIA.

Il savait que seuls trois agents se trouvaient actuellement en Iran et qu’ils avaient tous été capturés lors de la prise de l’ambassade. Dans les premiers temps, Mendez pensait que son travail serait de libérer les otages. Il commença à préparer des agents à pénétrer en Iran, et il passa 90 heures mouvementées à travailler sur un plan appelé Operation Bodyguard : un cadavre ressemblant au Shah devait servir de monnaie d’échange contre les otages. C’était un plan magnifique, pensait-il. Mais la Maison-Blanche refusa net.

Et puis, quelques semaines après la prise de l’ambassade, Mendez reçut un mémo classé « secret défense » en provenance du département d’État. Les nouvelles étaient surprenantes : des membres du personnel de l’ambassade avaient échappé aux manifestants. Ils s’étaient enfuis et se cachaient quelque part dans Téhéran. Seule une poignée d’officiels du gouvernement connaissaient les détails de l’affaire, car les conseillers de Carter et ceux du département d’État ne voulaient pas que les Iraniens soient mis au courant.

Mendez avait passé quatorze ans dans les bureaux du Service technique de la CIA, la division qui avait essayé d’introduire des explosifs dans les cigares de Fidel Castro et qui avait installé des dispositifs d’écoute sur des chats à des fins d’espionnage. Sa spécialité à lui était de recourir aux techniques de « transformation d’identité » pour sortir les gens de situations délicates. Il avait par exemple transformé un agent noir de la CIA ainsi qu’un diplomate asiatique en hommes d’affaires de type caucasien, au moyen de masques qui les avaient changés en sosies de Victor Mature et Rex Harrison. Ils purent ainsi se rencontrer sereinement dans la capitale du Laos, pays alors placé sous la loi martiale.

Et lorsqu’un ingénieur russe avait dû livrer des négatifs comportant des détails extrêmement sensibles à propos du nouveau jet super-MiG, Mendez aida ses confrères à semer les agents du KGB qui les filaient en leur créant des « diables en boîte ». L’agent devait attendre un moment de confusion pour s’échapper de la voiture. Aussitôt fait, un mannequin jaillirait du siège à l’aide d’un ressort pour donner l’impression que l’agent était toujours assis à sa place. Mendez avait ainsi aidé des centaines d’agents à échapper au danger.

Pour l’opération de Téhéran, sa stratégie était simple : les Américains endosseraient de fausses identités, se rendraient à l’aéroport de Mehrabad et embarqueraient à bord d’un avion. Bien entendu, pour que ce plan fonctionne, quelqu’un devait s’infiltrer en Iran, établir le contact avec les fugitifs, leur donner leurs fausses identités et les mener en toute sécurité à travers le dangereux appareil sécuritaire iranien. Et ce quelqu’un, c’était Mendez.

Une cible facile

À Téhéran, les fugitifs étaient une cible facile. Ils ne pouvaient s’échapper seuls, sans quoi ils auraient été repérés sur les routes et certainement interrogés à l’aéroport. S’ils présentaient des passeports diplomatiques, ils seraient escortés manu militari jusqu’à l’ambassade, avant d’être interrogés sous la menace des armes avec le reste des « espions ». Les premiers jours, ils allaient discrètement de cache en cache, et notamment dans les appartements déserts des employés détenus à l’ambassade. Ils dormaient quelquefois tout habillés, au cas où ils devraient s’enfuir précipitamment. ulyces-argo-12

Utiliser le téléphone était dangereux : les imams utilisaient le système d’écoute ultra-performant que le Shah avait mis en place pour enrayer toute tentative d’insurrection. Plus le temps passait, plus les endroits où ils dormaient leur semblaient dangereux. Finalement, Anders appela John Sheardown, un ami à lui de l’ambassade canadienne. « Pourquoi n’as-tu pas appelé plus tôt ? lui demanda Sheardown. Bien sûr que nous pouvons vous couvrir. »

Afin de minimiser les risques, ils se scindèrent en deux groupes : l’un se rendit chez les Sheardown et l’autre dans la résidence officielle de Ken Taylor, l’ambassadeur canadien. Ces deux maisons se situaient dans le quartier cossu de Shemiran, au nord de Téhéran.

La dynastie Qajar y avait enterré ses morts, au pied des montagnes Elburz, et le quartier était désormais le lieu de résidence de riches commerçants et de fonctionnaires, de diplomates, ainsi que d’une demi-douzaine de diplomates fugitifs : les cinq employés du consulat et Henry Lee Schatz, alias Codename Palm Tree. Il avait trouvé refuge dans une résidence diplomatique suédoise pendant plusieurs semaines, avant de rejoindre à son tour la maison des Sheardown. Les habitations étaient luxueuses. Il y avait des livres, des journaux anglophones, et quantité de bière, de vin et de whisky. Mais les hôtes ne pouvaient espérer sortir.

Au fil des semaines, une routine silencieuse se mit en place. Ils cuisinaient des plats raffinés, lisaient beaucoup et jouaient aux cartes. Leur principale préoccupation, jour après jour, était la répartition des équipes pour leurs parties de bridge. Ça, et l’évaluation des chances d’être capturés et exécutés. Plus le temps passait et plus le risque d’être découvert grandissait. Les militants avaient passé au crible les registres de l’ambassade et avaient percé à jour les membres de la CIA. Ils avaient même employé une équipe de tisseurs de tapis pour ré-assembler les documents qui avaient été passés au destructeur. (Ils seraient publiés plus tard par le gouvernement iranien dans une série de livres intitulée Documents From the US Espionage Den Documents du repère des espions américains.)

Ils finirent par découvrir le nombre d’employés qui travaillaient à l’ambassade, comptèrent ceux qu’ils avaient capturés et s’aperçurent qu’une poignée d’entre eux manquait à l’appel. Dehors, les Gardiens de la révolution islamique s’étaient récemment livrés à une démonstration de force dans le quartier de Shemiran, et particulièrement dans les rues où vivaient les étrangers, se rapprochant ainsi dangereusement des cachettes des fugitifs.

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Ken Taylor en 1979

Un jour, les Américains durent plonger au sol pour s’écarter en vitesse de la fenêtre, alors qu’un hélicoptère de l’armée volant à basse altitude faisait trembler les murs de la maison des Sheardown. Et ils prirent tous peur lorsqu’un inconnu appela sur le téléphone des Taylor et demanda à parler à Joe et Kathy Stafford, avant de raccrocher subitement.

Les gouvernements des États-Unis et du Canada étaient nerveux, eux aussi. Des informations à propos des fugitifs avaient fuité et les journalistes étaient sur le point de révéler toute l’histoire. La CIA travaillait à la libération des six fugitifs, et un nombre incalculable de plans pour y parvenir furent évoqués, dont la plupart comprenaient des itinéraires terrestres et des passeurs.

La CIA rencontra à plusieurs reprises Ross Perot, qui venait de tirer de prison deux de ses employés d’Electronic Data Systems. Lors d’une réunion de l’OTAN en décembre, Flora MacDonald, la ministre des Affaires Étrangères canadienne, tança le Secrétaire d’État américain Cyrus Vance avant d’affirmer que les six Américains devaient absolument rejoindre la Turquie. À vélo, si nécessaire.

Les Américains sentaient qu’ils stagnaient et que le danger allait grandissant. Le 10 janvier 1980, presque neuf mois après être passé dans la clandestinité, Mark Lijek et Anders rédigèrent un message à l’attention de Washington que Ken Taylor envoya pour eux. Mark paraphrasera plus tard ce qu’il contenait : « Tirez-nous de là. »

Les couvertures de la CIA sont pensées de manière à ne pas attirer l’attention. C’est ainsi que le plan de Mendez commença à prendre forme. Des papiers d’identité canadiens seraient fournis aux Américains, la culture et le langage commun aidant – et parce que tout le monde aime les Canadiens. Mais Mendez devait encore trouver une bonne raison pour qu’une demi-douzaine de Canadiens se retrouvent à errer au cœur du séisme théocratique iranien.

Le pays grouillait de journalistes, d’agents humanitaires et de conseillers nord-américains, mais ils étaient tous étroitement surveillés, ou connus des autorités. Les membres du département d’État pensaient au départ les faire passer pour des enseignants au chômage, mais l’un d’eux réalisa à temps que toutes les écoles anglophones en Iran avaient été fermées. Lorsque le gouvernement canadien suggéra qu’ils pourraient être des agronomes inspectant les cultures, Mendez réfuta l’idée sur le champ : « Êtes-vous déjà allé à Téhéran en janvier ? Le sol est couvert de neige, il n’y a pas de cultures. »

La mascarade

Il était coincé. Pendant toute une semaine, personne à Washington ou Ottawa ne trouva de raisons valables pour qui que ce soit de se trouver à Téhéran. Et puis, Mendez eut une idée insolite, mais néanmoins crédible : il serait Kevin Costa Harkins, un producteur de films irlandais à la tête d’une équipe de préproduction, faisant du repérage pour un blockbuster hollywoodien. Grâce à des collaborations antérieures, Mendez avait des contacts à Hollywood. Il avait ceci de commun avec l’industrie cinématographique que leur métier était de créer de fausses identités.

Mendez songeait qu’il ne serait pas étonnant qu’une poignée d’excentriques descendus tout droit d’Hollywood n’aient pas pris la mesure de la situation politique en Iran. Le gouvernement iranien, fait incroyable, essayait alors d’encourager les échanges commerciaux internationaux. Ils avaient besoin de devises, et le tournage d’un film à gros budget pouvait signifier l’injection dans leur économie de plusieurs millions de dollars.

Mendez transmit à ses supérieurs un plan d’opération comprenant une analyse détaillée de l’objectif, de la mission et de la logistique qu’elle nécessitait. La tâche était tellement périlleuse que les patrons de Mendez l’avertirent qu’ils ne donneraient leur feu vert qu’à une opération d’exfiltration préparée avec le plus grand soin. Par chance, la proposition de Mendez était assez détaillée pour être approuvée par la Maison Blanche. Sa plausibilité, comme on dit dans le monde de l’espionnage, était acceptable.

Pour mettre en place sa couverture, Mendez fourra 10 000 dollars dans une mallette et s’envola pour Los Angeles. Une fois sur place, il appela son ami John Chambers, un maquilleur expérimenté qui avait remporté un Academy Award pour son travail sur La Planète des singes en 1969. Il s’avérait être également un collaborateur de longue date de la CIA et de Mendez. Il faisait alors équipe avec Bob Sidell, un autre spécialiste des effets spéciaux. Lorsqu’ils se rencontrèrent mi-janvier, Mendez leur exposa la situation et son plan d’action.

Chambers et Sidell, qui voyaient chaque soir les otages à la télévision, firent rapidement savoir qu’ils étaient d’accord pour faire partie de l’équipe. Mendez savait qu’ils devaient penser aux moindres détails. « Si n’importe qui vérifie quoi que ce soit, disait-il, il faut que notre mascarade tienne le coup. » S’ils étaient découverts, cela mettrait le gouvernement dans l’embarras, compromettrait l’agence et mettrait en danger leurs vies ainsi que celles des otages de l’ambassade. Les insurgés avaient fait savoir depuis le début des hostilités que toute tentative de sauvetage se solderait par des exécutions. ulyces-argo-15-2

En quatre jours à peine, Mendez, Chambers et Sidell mirent sur pied une maison de production fantoche à Hollywood. Ils imprimèrent des cartes de visites, conçurent de fausses identités et des CV pour les six membres de la soi-disant équipe de repérage.

Les bureaux de la maison de production seraient installés aux Studios Sunset Gower, un espace laissé vacant depuis que Michael Douglas avait achevé de tourner Le Syndrome chinois. Tout ce dont ils avaient besoin, c’était d’un film, et Chambers possédait le script parfait. Plusieurs mois auparavant, il avait reçu un coup de téléphone de Barry Geller, un producteur en herbe.

Geller avait acheté les droits d’un roman de science-fiction de Roger Zelazny intitulé Seigneur de lumière, l’avait réécrit à sa sauce et avait levé plusieurs millions de dollars de capital de départ grâce à des investisseurs fortunés. Avec cet argent, il avait engagé Jack Kirby, l’auteur de comics à l’origine des X-Men aux côtés de Stan Lee, pour réaliser les dessins préparatoires du film. Au fil du temps, Geller avait imaginé un parc à thème basé sur les dessins de Kirby, qui s’appellerait Science Fiction Land. Il comporterait une grande roue d’une centaine de mètres de haut, un circuit de voitures à sustentation magnétique et à commandes vocales, une « chambre de contrôle planétaire » occupée par des robots, ainsi qu’un dôme deux fois plus haut que l’Empire State Building…

Geller avait annoncé son grand projet en novembre lors d’une conférence de presse à laquelle étaient présents Jack Kirby, Rosey Grier – ancienne star de football américain et acteur potentiel du film –, ainsi que des figurants déguisés en visiteurs du futur. Peu après, le bras droit de Geller fut arrêté pour avoir détourné l’argent de la production, et le projet d’adaptation de Seigneur de lumière fut abandonné. Chambers ayant été engagé par Geller pour officier comme maquilleur sur le tournage, il avait toujours le scénario et les dessins préparatoires chez lui.

L’histoire, une fable inspirée de l’hindouisme, prenait place sur une planète colonisée. Le paysage iranien pouvait offrir de nombreux endroits désertiques que requérait l’histoire. Un célèbre souk de Téhéran correspondait même parfaitement à l’un des décors dans lesquels il fallait tourner. « C’est parfait », dit Mendez. Il retira la première page et affubla le script d’un nouveau nom : Argo, du nom du fabuleux navire de Jason lorsqu’il s’était lancé en quête de la Toison d’or.

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L’affiche d’Argo et le magazine Variety
Crédits : « Spy: The Secret World of Espionage »

La nouvelle maison de production avait équipé ses bureaux de lignes téléphoniques, de machines à écrire et de posters. Une plaque fut apposée sur la porte qui affichait « Studio Six Productions », nommée ainsi en référence aux six fonctionnaires américains qui attendaient d’être secourus.

Sidell lut le scénario et prépara un planning qui nécessitait au moins un mois de présence sur le territoire iranien. Mendez et Chambers créèrent une publicité pour le film et firent l’acquisition d’emplacements dans Variety et le Hollywood Reporter.

La nuit précédant le retour de Mendez à Washington, Studio Six organisa une petite fête au Brown Derby pour célébrer le début de la « production ». Mendez y récupéra des boîtes d’allumettes, qui serviraient de preuves supplémentaires de l’authenticité de leur société.

Peu de temps après, la publicité pour Argo commença a être diffusée. On pouvait y lire que les repérages photos débuteraient en mars. Le titre du film était composé de lettres blanches abîmées se détachant sur un fond noir. Juste à côté figurait un impact de balle, et sous le titre, un slogan : « Une guerre cosmique ».

Mission évasion

Mendez arriva discrètement en Iran le 25 janvier 1980, après avoir reçu un télégramme du directeur de la CIA qui relayait l’autorisation du président Carter : « Vous avez le feu vert. Bonne chance. » Il s’envola pour l’Europe, où il obtint un visa au consulat iranien de Bonn. « J’ai une réunion d’affaires avec mes associés », expliqua-t-il aux autorités iraniennes en Allemagne.

« Il arrivent de Hong Kong demain et s’attendent à me rencontrer. » Même les professionnels ont leurs moments de doute : Mendez fut pris de sueurs froides à l’aéroport, mais il savait qu’il ne pouvait pas faire demi-tour. Il se jetait droit dans la gueule du loup, avec pour seule échappatoire la vraisemblance de son histoire. En spécialiste de la contrefaçon et de la fabrication de documents, Mendez avait apporté ses outils.

Le reste du matériel d’exfiltration avait été envoyé par valise diplomatique et l’attendait à l’ambassade du Canada. Mendez y avait mis tout ce qui pourrait être utile : des permis de conduire et des cartes de santé, des pin’s en forme de feuille d’érable, des factures de restaurants situés à Toronto et Montréal, des cartes de visite de Studio Six, un chercheur de champ pour le directeur de la photographie, ainsi que le matériel de la production d’Argo.

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Le faux passeport de Mark Lijek

Les six passeports étaient ce que Mendez appelaient de « vrais faux » : d’authentiques documents que le gouvernement canadien avait imprimés d’après les indications de la CIA. L’acquisition de ces passeports représentait un joli coup pour Mendez : les lois canadiennes interdisent généralement de telles falsifications, mais le Parlement tint une session secrète en urgence, la première depuis la Seconde Guerre mondiale, et fit une exception.

Mendez rencontra l’ambassadeur canadien Ken Taylor dans son bureau et récupéra les passeports pour y tamponner les visas iraniens. À cause du voyage, son tampon encreur était sec. Il l’humidifia avec le whisky de l’ambassadeur et inscrivit les dates d’arrivée des six membres de l’équipe du film avec la plus grande minutie.

Cette nuit-là, les Stafford, les Likej, Schatz et Anders dînaient avec les ambassadeurs du Danemark et de la Nouvelle-Zélande en compagnie d’autres diplomates, dans la maison des Sheardown. Les Américains avaient allumé un feu, les entrées étaient disposées sur la table et ils prenaient l’apéritif lorsque Taylor fit son entrée avec un invité surprise. « Votre évasion est pour bientôt », annonça Mendez pendant le dîner.

Il leur révéla ensuite leur couverture et leur présenta les dessins de Kirby, le scénario, la publicité dans Variety et le numéro de téléphone des bureaux de Studio Six, sur Sunset Boulevard. Mendez leur tendit les cartes de visite et leurs passeports. Cora Lijek deviendrait Teresa Harris, scénariste ; Mark serait le coordonnateur du transport ; Kathy Stafford, la décoratrice ; Joe Stafford, le producteur associé ; et Anders, le réalisateur.

On remit le chercheur de champ à Schatz, qui officierait en tant que chef-opérateur, et on lui enseigna le maniement d’une caméra Panaflex. Mark Lijek remarqua que Mendez portait une veste en tweed Harris, sans doute pour souligner davantage sa fausse identité de producteur irlandais. « Et pour les contrôles à l’aéroport ? » demanda Joe Stafford. C’était une bonne question.

Mendez savait que les opérations infaillibles n’existaient pas, et que celle-ci ne faisait pas exception. L’immigration iranienne utilisait des copies carbones pour les formulaires d’arrivée et de départ. Il s’agissait de deux documents, l’un jaune et l’autre blanc. Lorsqu’on entrait sur le territoire, les services de l’immigration gardaient l’exemplaire blanc, qui était censé être comparé au jaune lorsqu’on quittait le territoire. Un contact de la CIA à l’aéroport de Mehrabad avait fourni les formulaires, et Mendez n’avait eu aucun problème pour réaliser une contrefaçon du document jaune. Une information récente suggérait en outre que les agents de l’immigration ne se préoccupaient que rarement de la correspondance entre les deux formulaires.

Quand Mendez leur exposa son plan, les Américains n’étaient pas rassurés. « Je vais vous montrer comment ce type d’opération fonctionne », leur dit-il, se saisissant de deux bouchons de liège. Il tint chacun des deux bouchons entre le pouce et l’index de ses mains, formant deux « D » entrelacés. « Ça, c’est les méchants », dit-il en montrant qu’ils ne pouvaient pas être séparés. « Et ça, c’est nous. » En un geste habile, il sépara les deux bouchons. Ce n’était qu’un vulgaire tour de passe-passe, mais il était étonnamment réconfortant.

Les six Américains sentirent qu’ils avaient affaire à quelqu’un de compétent. « Ce ne sera pas plus compliqué que cela », dit Mendez, sentant grandir la confiance du groupe. « Nous allons tous les duper. »

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Le président Jimmy Carter félicite Mendez pour la réussite de sa mission.

Du côté du Studio Six, on était aussi bien occupé. Bob Sidell et sa femme Andi étaient de permanence dans les bureaux de la maison de production. Ils disposaient de trois lignes téléphoniques. L’une d’elles était un numéro uniquement connu de la CIA. Si ce téléphone sonnait, cela signifiait soit que Mendez et le reste de l’équipe d’Argo couraient un grave danger, soit qu’ils étaient libres. Andi répondait aux deux autres lignes, qui sonnaient constamment.

Dès que les publicités furent publiées, les journalistes de Variety et du Hollywood Reporter appelèrent les studios pour écrire des news pour leurs magazines. « Deux maquilleurs d’Hollywood, dont un oscarisé, sont devenus producteurs », disait un article du Hollywood Reporter daté du 25 janvier 1980. « Leur premier film sera Argo, d’après une histoire de science-fiction écrite par Teresa Harris… Le tournage commencera dans le sud de la France et se poursuivra ensuite au Proche-Orient, si la situation politique le permet. » « Des acteurs célèbres feront partie du film, mais nous sommes pour l’instant sous le sceau du secret », déclarait Bob Sidell à propos du casting.

Ces articles attirèrent immédiatement l’attention sur ce nouveau studio d’Hollywood qui allait bientôt filmer au Proche-Orient. Sidell, qui travaillait à Hollywood depuis plus de vingt-cinq ans, avait pour habitude de dire que la ville entière carburait aux bobards. Il fut malgré tout surpris de la facilité avec laquelle le Studio Six devint pratiquement réel. En peu de temps, ce petit avant-poste de la CIA s’incrusta dans le monde du cinéma.

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Studio Six Productions
Crédits : « Spy: The Secret World of Espionage »

Chaque jour, ils craignaient que leur troisième ligne secrète ne sonne pour leur annoncer une mauvaise nouvelle, mais tous les appels qu’ils recevaient concernaient le film.

Les amis de Sidell voyaient son nom cité dans les publicités et lui demandaient du travail. « Vous avez déjà une équipe ? » lui demandaient-ils. « Quand la préproduction commence-t-elle ? » En quelques semaines, Studio Six croulait sous les propositions de scripts, de rôles et les demandes de producteurs.

« Nous ne commencerons pas le tournage avant plusieurs mois, répondait-il. Reparlons-en dans quelques semaines. » Plusieurs personnes sollicitèrent Studio Six pour des projets décents, auquel cas Sidell organisait des réunions. Un scénariste voulait adapter une nouvelle horrifique d’Arthur Conan Doyle à propos d’une poupée vivante. Sidell acheta alors les droits de l’œuvre, tout en sachant que d’un moment à l’autre, Studio Six pouvait disparaître sans laisser de trace.

Jusqu’au moindre détail

Le 28 janvier 1980, tout le monde était déguisé avant l’aube. Cora Lijek avait frisé ses cheveux pour ressembler à Shirley Temple. En attendant les autres, elle feuilletait le scénario. Kathy Stafford portait de grandes lunettes, elle avait attaché ses cheveux et transportait avec elle un bloc-notes contenant les dessins préparatoires du film. La barbe blonde de Mark Lijek avait été noircie avec du mascara.

Anders, lui, voyait leur évasion comme une aventure et prenait son rôle de réalisateur très à cœur : il était habillé d’une chemise trop petite pour lui qui laissait entrevoir son poitrail velu, orné d’un médaillon d’argent qui pendait à son cou. Il portait des lunettes de soleil, avait plaqué ses cheveux derrière ses oreilles et agissait de manière légèrement efféminée. Quant à Schatz, il jouait avec sa caméra.

Durant les deux jours qui avaient précédé, un membre de l’ambassade canadienne qui parlait farsi les avait soumis à de faux interrogatoires, durant lesquels il essayait de traquer les invraisemblances de leurs discours. Ils avaient appris par cœur l’histoire du film, ainsi que les motivations et le passé des rôles qu’ils incarnaient. Ils n’attendaient plus que le signal du départ. À quatre heures du matin, ils prirent leurs valises, remercièrent chaleureusement leurs hôtes et prirent la direction de l’aéroport de Mehrabad.

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Aéroport international de Mehrabad
Crédits : Daniel García Peris

Dans le minibus, Cora vérifia une énième fois que ses poches ne contenaient aucun document trahissant sa fausse identité. Avec les autres, elle commença à jouer son rôle. Joe Stafford, qui ne souhaitait pas laisser ses collègues de l’ambassade derrière lui, était le seul à douter. Il pensait que leur plan ne fonctionnerait pas et avait refusé de se travestir. Pire, il était ostensiblement nerveux. Mendez était parti devant. La CIA avait dépêché des agents dont la mission était d’entrer et de sortir du pays, afin d’éprouver la sécurité de l’aéroport. Cependant, il préférait s’assurer de la chose en personne.

Tel un braqueur de banque préparant un cambriolage, Mendez sentirait immédiatement si tout irait bien. Il pourrait jauger les douanes et les bureaux d’immigration pour savoir s’ils étaient pointilleux ou non. Les Gardiens de la révolution islamique et les komiteh étaient plus procéduriers que les douaniers eux-mêmes. Armés et imprévisibles, ils rendaient l’aéroport véritablement dangereux. Mais ce matin-là, l’aéroport semblait calme. Des komiteh étaient aux douanes mais leur attention se concentrait sur les habitants de la région, qui essayaient de faire passer en douce des tapis ou de l’or. Mendez avait choisi d’embarquer tôt le matin, car passées dix heures, Mehrabad se changerait en zone de transit typique des pays en voie de développement : anarchique, pleine de files d’attentes désordonnées, de cris et de bousculades.

C’est à ce moment-là que les Gardiens de la révolution se montreraient, pour rétablir un semblant d’ordre et faire valoir leur puissance. Lorsque Mendez vit que la présence militaire était clairsemée, il donna le feu vert à l’équipe du film. Les Américains entrèrent dans l’aéroport avec appréhension. Il est vrai qu’ils n’étaient pas apparus en public depuis plus de quatre-vingt jours. La plupart des fugitifs travaillaient au consulat, et tous savaient ce que c’était que de s’occuper de papiers officiels, de traquer les moindres vices de forme. Pire encore, trois d’entre eux avaient travaillé au guichet des visas : des milliers d’Iraniens les avaient déjà vus, et nombre d’entre eux pouvaient très bien leur tenir rancune pour avoir refusé leur demande de visa.

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Manifestations à Téhéran, 1979

Ils respirèrent plus facilement lorsqu’ils virent que l’enregistrement au guichet de Swissair se déroulait sans souci. Le groupe discutait de tout et de rien, quand Schatz s’approcha du comptoir de l’immigration pour présenter son passeport. Il obtint son tampon.

Les Américains furent momentanément terrorisés lorsque l’officier disparut avec le reste des passeports. Mais il revint avec du thé, visiblement distrait, et leur indiqua la direction à suivre pour gagner le hall d’embarquement, sans se soucier de faire correspondre les documents jaune et blanc. L’attente était épuisante, ils gardaient tous la tête baissée.

Joe Stafford prit un journal local et commença à le lire lorsqu’il se souvint que les membres de l’équipe de tournage canadienne ne lisaient pas le farsi. Il n’arrêtait pas d’utiliser les vrais prénoms de ses compères, ce qui les faisaient sursauter.

Le jour se levait progressivement et les gens affluaient dans l’aéroport. Ils savaient qu’il n’y avait aucun plan de secours. Mendez ne portait même pas de pistolet, et les Gardiens de la révolution islamique arrivaient en treillis pour harceler les passagers. « Regardez-les dans les yeux si vous êtes interrogés, leur avait dit Mendez. Soyez confiants et paraissez innocents. »

Mais il savait grâce aux renseignements de la CIA que les Gardiens pouvaient se montrer sévères et même obliger les gens à subir des fouilles corporelles. Un problème mécanique retardait l’avion et les Gardiens de la révolution islamique commençaient à s’intéresser aux passagers étrangers. Mendez disparut. Il avait un contact à l’aéroport et se renseigna quant au retard du vol. Juste au moment où il apprit que le retard serait de courte durée, il entendit l’annonce : « Le vol Swissair 363 est prêt pour embarquement immédiat. »

Au moment où ils embarquaient à bord de l’avion, sur le tarmac venteux, Anders remarqua la série de lettres AARGAU imprimée sur le fuselage. C’était le nom de la région suisse d’où provenait l’avion, et il sonnait étrangement comme le titre de leur faux film. Il donna un coup de coude à Mendez et lui dit : « Vous arrangez vraiment tout jusqu’au moindre détail… » Mendez sourit.

Les roues de l’avion se rétractèrent, et il sut qu’il venait de mener à bien l’une des opérations les plus brillantes de sa carrière. Le bar ouvrit dès que l’avion sortit de l’espace aérien iranien. Ils commandèrent une tournée de Bloody Mary. Mendez inclina son siège et les couva tous du regard avant de porter un toast : « À la liberté. » Quelques heures plus tard, Studio Six Productions reçut son premier et dernier coup de fil sur sa troisième ligne secrète. Andi décrocha fébrilement. « C’est fini », dit la voix au bout du fil. « Ils ont réussi. »

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Crédits : Mark Harkin


Traduit de l’anglais par Pierre Laurent d’après l’article « Argo », paru dans Epic Magazine. Couverture : Les quartiers nord de Téhéran, par Kamyar Adl. Création graphique par Ulyces.


LA RÉPUBLIQUE ISLAMIQUE D’IRAN EN SEPT HISTOIRESvol-teheran