Tapi au cœur des monts rocailleux de Ras Baalbeck, qui séparent le Liban de la Syrie, un tireur ordonna à Makhoul Mrad de sortir de sa camionnette.

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Carte du Liban
20 km séparent Ras Baalbeck de Ersal

Malgré son âge avancé (presque 70 ans) et son cœur malade, Mrad était employé dans une carrière de pierre. Avec d’autres hommes, il empruntait régulièrement le long chemin menant du village jusqu’au site – le plus éloigné que possédait son employeur. C’était un endroit isolé. Exposé. Ce matin-là, il était en train d’essuyer la poussière de son tableau de bord quand une silhouette apparut dans l’encadrement de la portière. « Sors de la voiture et allonge-toi par terre », lui ordonna un homme barbu vêtu d’une thawb descendant jusqu’à ses chevilles, le menaçant du canon de son fusil automatique. Mrad, ancien soldat, était originaire d’une région de l’est du Liban, réputée pour ses bandits prenant volontiers part à des fusillades avec la police, et qui ne recevaient d’ordres de personne. Mais pour l’heure, Mrad se jeta par terre sans protester. Et pas seulement à cause du fusil braqué sur lui. L’homme qui tenait l’arme était issu d’un mouvement djihadiste radical qui avait réduit des minorités en esclavage, violé des femmes, crucifié et décapité des gens. Tout le monde parlait d’eux, non seulement dans la ville chrétienne de Ras Baalbeck dont Mrad était originaire, mais également à travers tout le Moyen-Orient. Car l’homme était un membre de l’État islamique.

L’assaut

Il banda les yeux de Mrad et le laissa par terre tandis que les djihadistes rassemblaient les sept autres travailleurs de la carrière (des Syriens, ainsi qu’un autre Libanais venu d’une ville voisine). Les tireurs ôtèrent le bandeau de Mrad avant de lui ordonner de regagner sa camionnette et de mettre le contact. Le chef lui dit de suivre leur convoi. Deux combattants vêtus de noir enfourchèrent une moto, les dix autres embarquèrent dans une camionnette et une jeep. Ils parvinrent devant une maison isolée dans les montagnes désertes et escarpées des environs d’Ersal, une ville libanaise proche de la frontière comptant une majorité de sunnites, et où de nombreux militants islamistes avaient trouvé refuge au cours des derniers mois. Ils ne lui remirent pas le bandeau mais le jetèrent dans une salle de bain où les djihadistes prenaient leur douche. Ils enfermèrent Mrad dans cette pièce pendant vingt-trois jours, au cours desquels ils le frappaient régulièrement et lui donnaient de l’eau empoisonnée au diesel et du pain moisi pour le garder en vie. L’Église grecque-catholique de la ville de Ras Baalbeck savait que des djihadistes rompus au combat se cachaient dans les montagnes qui surplombaient leur ville. Environ trois mille personnes, pour la plupart retraitées, vivaient ici toute l’année. Le peu d’opportunités professionnelles avaient contraint bon nombre des quinze mille habitants d’origine à déménager à Beyrouth. Mais la ville s’animait quand ils rentraient chez eux en nombre, le week-end. Ras Baalbeck est l’un des rares villages chrétiens de la plaine de la Bekaa, qui s’étend dans l’est du pays. Au vu de sa situation géographique, le village est plus proche de la Syrie que de Beyrouth. Aussi les habitants ont-ils pendant des années traversé la frontière pour se rendre dans les magasins et faire leurs courses. Certaines tribus s’étalaient même de part et d’autre des deux pays.

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Panorama de Ras Baalbeck
Crédits : Fadi Maarouf Ghadban

C’est la raison pour laquelle des villes comme Ras Baalbeck sont restées relativement indemnes lors de la guerre civile qui frappa le Liban entre 1975 et 1990, tandis qu’à l’autre bout du pays, Beyrouth se transformait en véritable arène meurtrière opposant les différentes confessions. Même au cours des années qui suivirent, alors que le Liban semblait sur le point de s’embraser de nouveau dans une guerre confessionnelle et que des tireurs d’élite étaient postés à tous les coins de rue de la capitale, les villages de la Bekaa vivaient dans la paix de leurs accords ancestraux. Puis en 2011, la situation dégénéra. Dans l’effervescence du Printemps arabe, les manifestants envahirent les rues de toute la Syrie. Le régime du président syrien Bachar el-Assad riposta brutalement et dispersa les manifestants par la force. L’opposition saisit les armes pour combattre les forces d’Assad, et la Syrie se trouva vite entraînée dans une sanglante guerre civile. Au bout d’un an de combats, le chaos régnait en Syrie. Un flot de réfugiés constant traversait la frontière, poreuse et mal délimitée, longtemps sous contrôle des forces syriennes qui avaient été déplacées pour combattre sur d’autres fronts. La plupart des gens se rendirent à Ersal, mais Ras Baalbeck accueillit nombre d’entre eux. Un nombre conséquent de militants islamistes originaires du monde entier, certains d’entre eux sous la bannière d’al-Qaïda, se rendaient en Syrie pour combattre le régime. Tout près de la frontière, la population de Ras Baalbeck s’endormait bercée par l’écho lointain des bombes lâchées par les avions de l’armée syrienne. Une année s’écoula, la situation en Syrie ne faisait qu’empirer. Les djihadistes s’étaient emparés de la cause défendue par l’opposition et s’en servaient pour leurs propres desseins. La révolte nationale s’était désormais changée en une sorte de croisade.

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Beyrouth
Les traces de la guerre civile sont toujours visibles

En novembre 2013, les djihadistes s’associèrent avec les opposants syriens au régime d’Assad et envahirent Maaloula, une antique cité grecque-catholique dans laquelle de nombreux habitants parlaient encore araméen, la langue du Christ. Les forces d’Assad attaquèrent les envahisseurs, poussant les habitants à fuir tandis que leurs églises et leurs icônes étaient réduites en cendres. Quand la nouvelle des horreurs commises à Maaloula se répandit, une peur sans précédent gagna des habitants de Ras Baalbeck. Les récits des survivants de l’assaut djihadiste envahirent le village : aucun chrétien n’était épargné, disait-on. Les gens de la région se rassemblèrent pour tenir des réunions non-officielles entre les villes, afin de discuter de la situation. S’ils voulaient survivre à une attaque similaire, il leur faudrait se défendre.

Le silence des cloches

Par une nuit du mois d’octobre dernier, Rifaat Nasrallah fait son entrée dans une des dewaniya de la ville et pose une Kalachnikov sur la table. Une dewaniya est en quelque sorte une salle municipale, servant traditionnellement à recevoir des partenaires commerciaux. De fait, celle-ci est désormais le lieu de négociations tout à fait différentes. Nasrallah est un homme trapu, au visage usé par la guerre, aux cheveux grisonnants et arborant une barbe de plusieurs jours. Il rejoint une dizaine de ses compagnons sur une banquette installée tout autour de la salle. Le bâtiment étant situé à proximité du point culminant de Ras Baalbeck, ce groupe d’une quinzaine d’hommes l’utilise comme quartier général pour la patrouille de la ville. On y trouve des adolescents comme des cinquantenaires. La plupart sont d’anciens soldats, il y a même un ancien général. Mais la patrouille compte aussi des civils. L’un d’entre eux est un ingénieur qui parle trois langues et a vécu plusieurs années au Canada. Nasrallah est le leader des Brigades de résistance. Ce quinquagénaire, dont le nom signifie « victoire de Dieu », est un ancien soldat de l’armée libanaise, propriétaire d’une entreprise d’exploitation de pierre, et natif de Ras Baalbeck.

« Pas question de faire l’autruche et de garder la tête dans le sable. » — Rifaat Nasrallah

Le Hezbollah a créé les Brigades de résistance en 1997, pour les membres d’autres confessions et chiites non-pratiquants qui souhaitaient se joindre à leur cause et libérer le Liban de l’occupation israélienne. Nasrallah rejoignit le mouvement et gravit peu à peu ses échelons. Dès lors, en tant que chef de la cellule de Ras Baalbeck, la protection de la ville lui incombait en partie. « Notre existence est menacée, ainsi que nos biens et la présence même des chrétiens dans la région », dit-il. Après la chute de la région de Qalamoun au profit de l’armée syrienne et du Hezbollah, les militants de l’État islamique (EI) se sont retirés dans les montagnes qui entourent Ras Baalbeck. Bon nombre d’entre eux se sont également dissimulés parmi le million de réfugiés syriens qui afflue vers l’est du Liban. Ils se sont installés dans des camps de réfugiés, en tant que cellules terroristes dormantes, attendant le meilleur moment pour frapper de l’intérieur. Nasrallah raconte que les habitants de Ras Baalbeck ont été victimes d’enlèvements, de vols à main armée et de menaces de mort. « Le village a été bombardé. » Nasrallah a été blessé par un éclat d’obus lors de l’attaque. « Depuis ce jour, nous sommes prêts. » Chacun est armé de sa propre Kalachnikov. L’un d’entre eux, qui porte un fusil semi-automatique FAL, observe les montagnes à travers la lunette de visée. La nuit, les hommes patrouillent sur les pentes escarpées des montagnes en tenue de camouflage, à l’aide de lampes militaires et de lampes frontales. « Pas question de faire l’autruche et de garder la tête dans le sable », dit Nasrallah. Jusqu’ici, le groupe n’a que peu livré bataille. Leur tâche consiste principalement à rapporter à l’armée libanaise toute activité suspecte, laquelle se fait plus pressante aux alentours du village.

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Quatre mois plus tôt, en juin, la ville irakienne de Mossoul tombait sous les assauts de l’EI. La population chrétienne qui y était installée depuis des siècles a pris la fuite et de nombreuses personnes ont trouvé refuge au Liban. Les habitants de Ras Baalbeck n’avaient pas besoin de consulter la carte : ils savaient qu’ils seraient bientôt les prochains sur la liste. « Nous avons tous vu ce qui s’est passé à Mossoul », dit Nasrallah. « Les cloches de la ville retentissent depuis 1 500 ans, mais aujourd’hui, elles se sont tues. » Enlever et demander une rançon contre des otages est l’une des principales tactiques de collecte de fonds des sections de l’État islamique. Au moment de la chute de Mossoul, l’une des cellules (principalement composée de Syriens éloignés du commandement principal de l’organisation) a décidé de s’en prendre à une cible facile : une carrière de pierre dans les collines libanaises, isolée, sans protection, et ne comptant qu’un petit nombre de travailleurs. L’un d’entre eux était Makhoul Mrad.

La rançon

Nidal Mechref se trouvait dans le bureau de la carrière familiale quand le téléphone sonna. Quand il répondit, il fut surpris : en effet, peu de personnes entraient en contact direct avec des membres de l’État islamique. « Il a dit qu’il s’appelait Abu Hassan al-Filistini et qu’il faisait partie de Daesh », dit Mechref, utilisant l’acronyme arabe de l’EI, jugé méprisant par ses défenseurs.

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Abu Hassan al-Filistini

Les djihadistes adoptent souvent un nom de guerre lorsqu’ils se rendent sur le champ de bataille. Abu Hassan al-Filistini se traduit par « Hassan, fils du Palestinien ». Filistini, qui s’exprimait avec un léger accent syrien, était peut-être un réfugié élevé en Syrie ou dans un camp du nord du Liban. Il expliqua qu’il avait kidnappé Mrad et les sept autres employés, et dérobé les camionnettes et les équipements utilisés pour le forage de la carrière. Les autres employés furent relâchés rapidement avec des instructions spécifiques leur indiquant comment prier et s’habiller selon la loi islamique. Mrad, le seul chrétien du groupe, fut gardé captif en vue d’obtenir une rançon. « Ils ont exigé 150 000 dollars », dit Mechref. Ils avaient désigné un intermédiaire et posèrent à Mechref un ultimatum : « Il m’a dit de transmettre cela au maire d’Ersal, sans quoi il tuerait Makhoul. » La famille de Makhoul n’arrivait pas à y croire. « Nous nous sommes rendus à la carrière pour voir de nos propres yeux s’il avait été enlevé ou non », dit Laura, la fille de Mrad âgée de presque 40 ans. « Imaginez le risque que nous avons pris en nous rendant là-bas. » Quand ils arrivèrent à la carrière, toutes les machines avaient disparu. L’endroit était désert. Son père était introuvable. « C’était un véritable cauchemar », dit-elle. Pendant ce temps, Mrad gisait sur le sol de la salle de bain des djihadistes, mal nourri et empoisonné. On lui donnait deux miches de pain et des dattes chaque jour. « Je coupais le pain en morceaux et j’enlevais la moisissure », dit-il. Ils ajoutaient du diesel à son eau. Sans ses médicaments pour le cœur, qui fluidifient le sang, il courait le risque de faire une crise cardiaque. « On ne te donnera pas tes médicaments », lui dirent ses ravisseurs. « On va te laisser mourir ici. » Ils le torturaient quotidiennement. Ils lui bandaient les yeux et le conduisaient vers un endroit reculé où le téléphone qui les reliait à leur base ne passait pas. Là, ils le frappaient avec des branches, avec la crosse de leurs fusils ou à mains nues.

« Chaque jour, ils me disaient qu’ils me tueraient le lendemain. » — Makhoul Mrad

« Ils pointaient leurs fusils vers moi et disaient qu’ils allaient me tuer », dit-il. « Ils m’ordonnaient d’appeler ma famille pendant que je souffrais, et hurlaient “Descends-le !” pendant que je parlais à ma fille. Elle les entendait et commençait à pleurer et à paniquer. » À Ras Baalbeck, les habitants se rassemblèrent pour discuter du cas de Mrad. Plutôt que d’appeler le gouvernement à l’aide, ils comptèrent sur leurs méthodes tribales. Ils décidèrent d’envoyer à Ersal Abdallah Mrad, le cousin de Makhoul, pour négocier. En arrivant là-bas, il informa les chefs des ordres de Filistini. Ersal, ville sunnite située à vingt kilomètres au sud de Ras Baalbeck, n’a que peu de sympathie pour l’État islamique, mais le lien ancestral de sa population avec certains contacts syriens et libanais les plaçait dans une position idéale pour délivrer un message aux ravisseurs. Abdallah rencontra un groupe d’habitants d’Ersal incluant le maire de la ville, un ami de longue date de la famille Mrad. En dépit de leur confession distincte, les dirigeants d’Ersal honoraient les lois tribales de la Bekaa. « Nous leur avons expliqué que Makhoul avait besoin de ses médicaments, et ils les ont faits passer », dit Abdallah. Pendant les trois semaines qui suivirent, il parcourut plus d’une dizaine de fois les vingt kilomètres qui reliaient Ras Baalbeck et Ersal. Les négociations traînaient en longueur, et Makhoul Mrad vivait dans la peur constante de la mort : « Chaque jour, ils me disaient qu’ils me tueraient le lendemain. » À un moment donné, les ravisseurs virent à la télévision qu’un bataillon de l’EI avait subi une défaite quelque part en Irak. L’un d’entre eux vint trouver Mrad. « Tu es au courant de ce qui s’est passé ? » lui a-t-il demandé. Mrad avait passé les derniers jours entièrement coupé du monde dans cette salle de bain. « Comment pourrais-je le savoir ? » répondit-il. Ce jour-là, on le battit plus fort que d’habitude. « Je n’y suis pour rien ! » suppliait-il. Mais les coups ne cessèrent pas de pleuvoir pour autant. Les exigences des djihadistes se faisaient de plus en plus absurdes. Outre la rançon, ils exigeaient à présent que tous les prisonniers islamistes soient libérés des prisons libanaises. Abdallah Mrad tenta de les convaincre qu’il n’avait aucune prise là-dessus, mais ils refusaient de céder. Abdallah commençait à en avoir assez de leurs appels. La vie de son cousin était en jeu, mais les menaces constantes qu’il recevait jouaient perpétuellement avec ses nerfs. Il cessa donc de répondre au téléphone. « Au bout d’un moment, je me suis dit “Khalas”, ça suffit. » Il n’en pouvait plus.

Remise en liberté

Les ravisseurs commencèrent alors à appeler la fille de Makhoul, Samar, âgée de 36 ans. « Donne-nous l’argent avant demain, sinon on le tue », lui dirent-ils avant de passer le téléphone à son père. En pleurs, il la supplia : « Va demander de l’argent à l’église et aux gens de la ville pour qu’ils me laissent partir. » Les semaines passèrent, et Filistini perdait patience. Un des ravisseurs dit à Samar qu’elle avait jusqu’à 18 h pour leur donner l’argent.

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Sur la route

Dans le même temps, un émissaire d’Ersal, qui était intervenu lors des négociations, vint trouver Abdallah. « Écoute », lui dit-il, « il va falloir qu’on leur donne cet argent. » Jusqu’à cet instant, la plupart des villageois s’étaient opposés au paiement de la rançon, de peur que les ravisseurs ne reviennent en demander davantage. Au bout de trois semaines, voyant bien que leur voisin courait un grave danger, ils firent preuve de solidarité. Malgré ses moyens limités, le clan Mrad comptait de nombreuses personnes à Ras Baalbeck. Ils mirent en commun tout l’argent qu’ils purent trouver pour approcher les 30 000 dollars, l’équivalent d’un salaire annuel moyen dans la région. Abdallah emporta l’argent chez un Syrien vivant dans la périphérie d’Ersal, qui connaissait les ravisseurs et avait accepté de servir d’intermédiaire. L’homme avait pour mission de remettre la rançon aux hommes de l’État islamique et de revenir avec Makhoul. Un jour, deux jeunes hommes d’Ersal âgés d’une vingtaine d’années qui se promenaient entre les cerisiers tombèrent par hasard sur l’endroit où Makhoul était détenu. Filistini les repéra. Il ordonna à ses hommes de les capturer. « À genoux ! » cria l’un des terroristes. Mais l’un des garçons lui hurla en retour : « Pas question ! »

« Tu n’es pas encore hors de danger. Tu peux encore te faire kidnapper par un autre groupe sur le chemin. »

« Ils n’ont pas voulu suivre leurs ordres. Les hommes de Daesh ont tiré dans la poitrine de l’un d’eux. Quand il est tombé, ils lui ont tiré deux fois dans la tête », raconte Mrad. L’autre prit la fuite. « Après avoir vu cela, je n’osais plus fermer l’œil. Pas un instant. » Les hommes emmenèrent le corps du jeune homme à Ersal et le jetèrent dans la rue. Le garçon étant issu du clan Ezzedine, originaire d’Ersal, la famille ne tarderait pas à mettre à exécution leur ta’r, c’est-à-dire leur vengeance. Mais les militants de l’EI avaient anticipé cela. Ils pénétrèrent dans la maison du défunt et exécutèrent son père. Cette innommable tuerie laissa Makhoul Mrad totalement désemparé. « Je sentais que la mort était proche », dit-il. « Mais je ne pouvais pas savoir à quel moment elle frapperait. » Ils continuaient de retenir ses médicaments, et il s’affaiblissait de plus en plus. Quand ils virent qu’il était sur le point de mourir, ils lui permirent de prendre ses cachets, vingt jours après sa dernière prise. Quelques jours plus tard, ils pénétrèrent dans la salle de bain. « Mets tes chaussures, lui dit l’un d’eux. — Est-ce que je vais pouvoir appeler ma famille ? — Non, tu vas rentrer chez toi. » Mrad ne les crut pas. Comment sa famille avait-elle pu réunir autant d’argent ? Ils lui bandèrent les yeux et le firent monter dans la voiture, comme ils l’avaient fait tous les jours pendant trois semaines. Tandis que le véhicule filait sur les routes de terre des montagnes, les ravisseurs lui dirent : « Tu n’es pas encore hors de danger. Tu peux te faire kidnapper par un autre groupe sur le chemin. » Quand la voiture s’arrêta, ils firent sortir Mrad, lui ôtèrent le bandeau et s’en allèrent. Tandis qu’ils s’éloignaient, il se rendit compte qu’ils ne reviendraient pas. Il était enfin libre.

La peur

Depuis l’enlèvement de Mrad, l’armée libanaise a déployé des troupes à environ quatre kilomètres de la carrière, en direction d’Ersal. « Nous n’exploitons plus la carrière. Nous y allons tous les deux ou trois jours et nous ne restons que très peu de temps », explique Mechref. À ce jour, aucun autre incident n’est survenu à cet endroit.

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Un monument d’Ersal

Mrad affirme qu’il n’a plus peur. Mais il lui arrive d’avoir des cauchemars ou des flashbacks dans lesquels il voit ses ravisseurs et se retrouve dans la salle de bain, attendant un nouveau passage à tabac. Ces rêves, dit-il, « sont à vous causer une crise cardiaque ». « À présent, quand je vais à la carrière, je me souviens de cet incident avec les deux garçons et je n’ose pas regarder en direction des montagnes. » De nombreux habitants déclarent que Mrad va bien, mais Laura n’en est pas si sûre. Elle a toujours connu son père comme un homme robuste. Quand elle le vit de nouveau après sa libération, il n’était plus que l’ombre de lui-même. Elle s’attendait à le voir avec une barbe et des cheveux longs, mais il avait aussi perdu beaucoup de poids et ne pouvait pas marcher. Il a été hospitalisé pour une infection pulmonaire. « L’homme qui est revenu n’était pas mon père. C’était un étranger », dit-elle. « C’était comme si on l’avait exhumé. » La santé de Mrad continua de se détériorer. Au début du mois de décembre, Laura l’a emmené à l’hôpital pour un problème à l’estomac. Ce stress permanent l’affectait énormément. « Avant l’incident, mon père n’était pas sujet à la peur », dit Laura. « Il prétend qu’il n’a pas peur, mais je vois bien qu’il a changé. Il est terrifié. Rien que le fait d’entendre leur nom lui fait peur à présent. » Et puis, un mois plus tard, le fils de Mrad, âgé de 27 ans, fit partie de l’un des trente soldats et policiers libanais capturés par le Front al-Nosra lors d’une bataille dans les environs d’Ersal. Le fils de Mrad, qui était policier, fut relâché rapidement, mais vingt-cinq militaires furent retenus captifs. « Nous vivons tous les jours dans la peur à cause de cela », dit Laura. « J’espère qu’ils seront anéantis. » En août, les soldats de l’État islamique envahirent Ersal. Le groupe prit brièvement le contrôle de la ville, contraignant les forces d’intervention libanaises à intervenir. L’armée libanaise riposta en bombardant la périphérie de la ville. Les roquettes fusèrent au-dessus de Ras Baalbeck. L’État islamique et le Front al-Nosra tirèrent des bombes au hasard sur l’armée, manquant le plus souvent leur cible et formant de nombreux cratères dans la vallée.

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Makhoul Mrad (à gauche)
Après la libération

La bataille allait perdurer encore deux mois, de façon plus ou moins intense. Abu Hassan al-Filistini fut tué lors de la première vague d’attaques, d’après les habitants de Ras Baalbeck. Mais chaque militant trouvant la mort était remplacé par des dizaines d’autres. « Au moment où Mrad a été enlevé, il y avait environ trois cents membres de Daesh dans la région », dit un membre de l’armée libanaise originaire de Ras Baalbeck, chargé de surveiller l’État islamique. Il affirme qu’à la fin du mois de novembre on dénombrait quatre mille combattants, y compris des occidentaux. Une nuit, récemment, Nasrallah et ses hommes observaient les environs du village depuis la dewaniya, se préparant pour effectuer une patrouille. Certains des hommes étaient en train de plaisanter et de discuter. Un adolescent s’est assis à l’intérieur, à l’écoute d’un talkie-walkie. Le staccato des coups de feux et des tirs de roquettes avait gardé toute la ville éveillée la nuit précédente, et des rumeurs circulaient parmi la population selon lesquelles la bataille finale pour éradiquer l’organisation au Liban était proche. Mais plus tôt ce mois-ci, des militants en embuscade dans un avant-poste de l’armée libanaise avaient tué six soldats. Personne ne sait avec certitude si les attaquants appartenaient à l’État islamique, au Front al-Nosra ou à un autre groupe terroriste. Pour les villageois, cela importe peu. « Nous ne bougerons pas d’ici », assure Nasrallah avec un air de défi. « Et nous ferons en sorte que les cloches de nos églises continuent de sonner. »


Traduit de l’anglais par Sophie Ginolin d’après l’article « Edge of Evil », paru dans Latterly Magazine. Couverture : Ras Baalbeck, par Fadi Maarouf Ghadban. Création graphique par Ulyces.