Lucknow, en Inde. Au sein d’une communauté chrétienne dans la capitale d’Uttar Pradesh, un État du nord de l’Inde, un haltérophile est assis au milieu d’une foule de croyants. Il porte un pantalon de jogging brillant noir, une chemise noire à manches courtes recouverte d’une veste rouge sans manches, le tout dans le but de dissimuler ses gros bras avant de monter sur scène. La démonstration des tours de force de cet homme est un des événements les plus marquants du rassemblement chrétien suivant Pâques à l’université chrétienne de Lucknow. L’Association Masihi d’Uttar Pradesh (un masihi est un fidèle de Jésus) appelle cet événement le Milan de Pâques. Un milan, en hindi, est une réunion, un rassemblement, mais à un niveau plus profond cela signifie également « union des âmes ». Quelques milliers de personnes ont répondu présent pour l’événement. L’haltérophile a 45 ans, mesure 1,98 m et pèse 170 kg, et il porte une moustache tombante sur un menton rond à fossette. Dans la marée de supporters, il ressemble à un géant.

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Le public attend Manoj Chopra
Crédits : Sonia Paul

Après quelques prières et chants, le maître de cérémonie de la soirée, l’évêque Anthony, prononce un discours de remerciements à l’égard du gouvernement d’État pour son soutien à la communauté chrétienne, lors d’une campagne de conversion religieuse qui a traversé l’Inde l’hiver dernier. « Ghar Wapsi », ou « retour au bercail » fut une tentative de la part des leaders religieux hindous de « reconvertir » des minorités religieuses d’Inde à l’hindouisme. C’est encore un sujet de controverse, bien qu’il ait en grande partie quitté la sphère publique. Il est alors temps de témoigner de la puissance de Manoj Chopra.

Chopra

Un générique musical digne d’une superstar de catch hurle dans les haut-parleurs. L’évêque Anthony commence à mettre l’ambiance dans la foule pour acclamer l’homme le plus fort d’Inde. Chopra retire son attirail de dissimulation et marche d’un pas décidé sur la pelouse où quelques marches l’attendent afin de rejoindre la scène. « Je suis très heureux d’être ici », dit-il en anglais dans le micro, le souffle coupé, avant de revenir à l’hindou et de se présenter.

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Chopra déchire un annuaire à mains nues
Crédits : Sonia Paul

Tandis qu’un jeune homme lui tend un annuaire épais comme les Pages Jaunes, Chopra explique comment il a gagné les titres d’Homme Le Plus Fort d’Inde il y a neuf ans et d’Asie il y a six ans. En 2004, lors de la Coupe du monde d’haltérophilie au Canada, il s’est placé 14e mondial. À présent, il est également conférencier dans les églises, les écoles, les prisons, les entreprises, et partout où on le lui demande. Chopra garde l’annuaire à la main et marche vers Abhishek Mishra, invité d’honneur de la soirée et ministre du gouvernement d’État, assis à une longue table près de la scène. Il sourit, se lève et, devant l’insistance de Chopra, confirme l’épaisseur du registre. Il essaie, en vain, de déchirer les pages d’un coup et secoue la tête après son échec. Une nouvelle mélodie est jouée, entraînante et semblable à celle d’un spectacle de magie. Chopra s’approche du devant de la scène, jette un coup d’œil au public et commence à déchirer le registre, centimètre par centimètre. Il s’agenouille, puis se relève en tenant l’annuaire sur sa poitrine saillante. Sa respiration devient courte et saccadée. La sueur perle sur ses tempes tandis que ses yeux se gonflent. Le public rugit lorsqu’il lève chacun de ses bras sur le côté, exhibant les pages de l’annuaire déchirées entre ses doigts. Il a accompli la prouesse en moins de trente secondes.

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C’est en rencontrant un obstacle majeur que Chopra s’est un jour fixé l’objectif de devenir un homme fort. En 1996, chez lui à Bengaluru (anciennement appelée Bangalore), six voitures appartenant à son agence de voyages ont eu un accident le même jour. Chopra était désemparé. En 1991, il avait quitté Raipur, sa ville natale, capitale de Chhattisgarh, un État spécialisé dans la sidérurgie en Inde centrale, pour s’installer à Bengaluru, car il souhaitait se lancer dans l’industrie du tourisme. Sans voitures, il n’avait aucun moyen de gagner de l’argent et il n’avait pas un sou pour couvrir les frais de réparation astronomiques qu’elles demandaient. Chopra ne pouvait supporter tant de stress, et entrait parfois dans de terribles états de colère. Il se retrouvait souvent dans des bagarres, et tabassa un jour un de ses adversaires à tel point qu’il atterrit en prison. « Mon nom était dans les journaux, et personne ne m’aima plus après ça », dit-il. Il se sentit rejeté et seul. Sa mère lui dit qu’il avait terni son nom et que sa famille comme ses amis le rejetaient.

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Chopra gonfle une bouillotte jusqu’à ce qu’elle éclate
Crédits : Sonia Paul

Une nuit, Chopra alluma la télévision. En zappant, il tomba sur la compétition de l’Homme le Plus Fort du Monde. Les participants aux championnats d’haltérophilie passent des épreuves qui semblent demander des forces dépassant celles du commun des mortels : retourner des voitures, soulever d’énormes rochers, arrêter des véhicules en mouvement, tirer une voiture avec les dents. Le contre-la-montre étant un aspect déterminant de la bataille. Des variations de ce championnat se concentrent sur de l’haltérophilie olympique. Chopra avait toujours su qu’il était fort, mais probablement pas à ce point. Quelque chose le frappa alors qu’il regardait l’émission. « Lorsque j’ai vu le championnat, j’ai eu une révélation », dit-il. « J’ai vu des athlètes venant des quatre coins du monde. Mais aucun n’était là pour représenter mon pays. J’ai alors décidé que j’allais travailler très dur et porter les couleurs de mon pays pour être l’homme le plus fort du monde. »

Un art séculaire

Pradeep Baba Madhok est l’ancien président de la Fédération indienne de culturisme et actuel président de la Fédération mondiale d’haltérophilie, une des nombreuses organisations d’haltérophilie dans le monde. Il dit qu’il est difficile de tenir une liste des différents championnats d’haltérophilie qui se déroulent en Inde car, contrairement à d’autres pays, qui pourraient ne reconnaître qu’une fédération, il y a un tas d’organisations et différents sponsors.

Chopra a commencé sa carrière de culturiste lors d’une compétition haltérophile à Raipur.

Mais seules les compétitions reconnues par la Fédération internationale de culturisme et de fitness sont, selon lui, légitimes. La FICF a été fondée en 1946 et a aidé à réglementer le culturisme et les autres compétitions physiques et de force pour en faire ce qu’ils sont de nos jours. Tous les différents comités de culturisme et d’haltérophilie, et même le championnat de la WWE ainsi que d’autres compétitions de catch professionnel sont tous, selon Madhok, des dérivés de la FICF. Cependant, si l’on met les débuts de l’industrie de côté, « dans le monde, l’haltérophilie est le sport le plus ancien de tous », me dit Madhok de chez lui, à Varanasi, au nord, au cours d’une conversation téléphonique. « La culture physique fait partie de la culture de ces pays depuis des siècles », dit-il. Tel l’Empire romain avec ses courses de chars et ses combats de gladiateurs, la Mahabharataand Râmâyana, l’épopée sanskrite de l’Inde antique, a aussi ses histoires de guerriers et de batailles. « Même le Seigneur Rama a dû trouver un arc et des flèches pour épouser sa femme site », dit Madhok, faisant référence à une histoire du dieu hindou dans le Râmâyana. Madhok croit qu’une « culture physique » prévaut en Inde en partie grâce à la mythologie hindoue. La culture physique ne consiste ni à faire preuve uniquement de force physique – objectif principal des performances haltérophiles –, ni à se concentrer exclusivement sur l’aspect du corps, comme dans le culturisme, où l’athlète exhibe ses muscles à travers différentes poses et est jugé sur sa présentation. Au contraire, selon Madhok, la « culture physique est un mélange de tout ça ». Rajesh Kumar, un agent de la protection de l’enfance qui cherche à convaincre les politiciens de reconnaître le culturisme comme un sport, dit que l’histoire de cette pratique remonte à l’Inde du XIe siècle. « En Inde, les hommes portaient des poids sous formes de pierres, appelés nals, afin d’améliorer leur santé et d’accroître leur endurance. Il n’est aucunement question d’exhibition physique du corps », écrit-il en 2014 dans un article du Journal indien de la santé et du bien-être. On dit que l’entraînement à l’aide de poids est devenu un passe-temps en Inde au cours du XVIe siècle.

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Un lit de clous sur lequel Chopra va s’allonger
Crédits : Sonia Paul

Un genre de catch indien appelé pehlwani relève lui aussi d’une tradition séculaire. Il s’est développé à partir de pratiques hindoues des XIIe et XIIIe siècles et d’une forme de catch perse que les Mughals ont apportés avec eux sur le sous-continent au XVIe siècle. On dit que Babur, le premier empereur Mughal, était catcheur et a ordonné que les championnats de catch aient lieu en guise de divertissement. Plus récemment, Gama le Magnifique, nom de scène du catcheur punjabi Ghulam Muhammad, a été champion du monde de 1910 à 1950. L’anthropologiste Joseph Alter écrit que Gama est devenu une allégorie de l’autonomie indienne et de la masculinité, ainsi que de la route du pays vers l’indépendance. Le combat pour la liberté s’est déroulé dans son corps alors qu’il parcourait la scène mondiale. La mythologie a aidé à contredire les stéréotypes coloniaux dépeignant la mollesse des Indiens et à établir que la culture physique en Inde était bien réelle. De son côté, Madhok attribue l’attirance des Indiens pour la culture physique moderne à un homme en particulier – Manohar Aich, un centenaire bengali mesurant 1,25 m, devenu en 1952 le premier Mr Univers indien, le titre honorifique de culturisme par excellence. Cet « Hercule de poche », comme on l’appelait, inspira des millions d’Indiens.

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Le fakir
Crédits : Sonia Paul

WWE

Sa conversion au culturisme n’était pas la première tentative de Chopra d’exhiber son corps lors d’une compétition. En 1986, à 16 ans, Manoj Chopra avait participé et remporté un concours de beauté masculin à Raipur, sa ville natale. C’était la première et dernière fois que la ville accueillait un concours de beauté de ce genre, dit-il. Il consistait en trois phases. Pour deux d’entre elles, il devait se montrer dans sa plus belle tenue – chemise blanche, cravate et veste qu’il portait ou tenait à la main. L’autre étape consistait en une série d’interrogations, au cours de laquelle il devait répondre à des questions comme « Que représente l’Inde pour vous ? » ou « Quelle importance ont vos amis et votre famille dans votre vie ? ». Après avoir remporté le titre de Mr. Madhya Pradesh (Chhattisgarh, l’État d’origine de Chopra, fut bâti à partir de Madhya Pradesh), Chopra a décidé de se consacrer à la salle de sport et à l’entraînement. « Une fois devenu un Mr. M.P. », dit-il, « on a envie d’aller à Mr. India. C’est pourquoi il faut une bonne forme physique, être mince et prendre soin de soi. » Il a commencé sa carrière de culturiste lors d’une compétition haltérophile à Raipur. Avec l’aide d’un coach, il s’entraînait quotidiennement à la fois pour la partie haltérophilie de la compétition –qui comporte le mouvement « épaulé-jeté », consistant à soulever une barre du sol pour l’amener au dessus de sa tête – et pour la dynamophilie, qui comprend le développé-couché, la flexion de jambes et le soulevé de terre.

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Steve’s Gym à Bengaluru, où s’entraîne Chopra
Crédits : Sonia Paul

Il a remporté le premier prix de la compétition, et s’est pris d’intérêt le sport. Il a mis de côté l’aspect esthétique de la culture du sport pour se concentrer sur l’entraînement de la force pure. L’année suivante, il est devenu champion d’haltérophilie et de dynamophilie. En 1989, il a remporté un championnat étatique de bras de fer. Lorsque Chopra a vu la compétition d’Homme le Plus Fort du Monde à la télévision cette nuit de 1996 et a envisagé d’y participer lui-même, il ne s’agissait pas d’une idée en l’air. Il a commencé à s’entraîner et à participer à différents challenges ouverts à Bengaluru et partout où il a pu en trouver, pour finalement devenir l’Homme le Plus Fort d’Inde en 2000. Il a vécu à Los Angeles pendant un an et demi pour s’entraîner pour la WWE. Il travaillait alors dans une station service, lavant des voitures et des toilettes pour vivre. Il n’avait pas beaucoup d’argent et mangeait en plein après-midi dans des buffets minables. « Je croyais qu’en mangeant tôt, j’aurais très faim seulement la nuit ! » dit-il en riant. Les difficultés financières ont finalement forcé Chopra à abandonner ses rêves de WWE.

Quelque chose de bien

De retour au Milan de Pâques à Lucknow, Chopra a cessé d’arrêter des voitures à mains nues et de casser des pierres en morceaux, deux performances qu’il réalisait auparavant régulièrement.

La Fédération mondiale d’haltérophilie a récemment lancé la Fédération indienne d’haltérophilie.

Au lieu de ça, Chopra divertit la foule avec des cascades qui génèrent émerveillement et rire. Il fait éclater des bouteilles de bière en les frappant du coude, plie des poêles en deux et gonfle une bouillote jusqu’à la faire éclater. Plus loin dans le spectacle, il fait tenir en équilibre deux jeunes garçons sur une tige de métal qu’il porte au-dessus de sa tête et tourne en cercle, faisant frémir la foule. La Fédération mondiale d’haltérophilie a récemment lancé la Fédération indienne d’haltérophilie. Elle développe également une téléréalité pour trouver des participants à la Coupe du monde d’haltérophilie 2016 et tiendra une compétition d’Homme le Plus Fort d’Inde à Goa en octobre prochain. Mais en ce moment, Chopra se soucie de moins en moins de sa propre participation à des compétitions d’haltérophilie. À Bengaluru, où nous nous rencontrons dans la salle de sport de son ami, quelques mois après l’événement de Lucknow, il explique qu’il se concentre à présent sur l’entraînement de son fils qui veut aussi se mettre à la compétition. Il veut également utiliser sa force pour prêcher une morale et des valeurs, et c’est la raison pour laquelle il les intègre à ses discours d’encouragement dans les églises, les écoles et les prisons. Cela fait partie de son système de croyance. « Je suis d’une famille hindoue », explique-t-il, « mais je crois en Jésus. »

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Une victime de Chopra
Crédits : Sonia Paul

Il explique qu’il ne s’agit pas tellement d’une conversion – cela pourrait bien agacer certains Indiens. Il s’agit d’une relation personnelle qu’il a fondée dans les années 1990 lorsqu’il a demandé à d’autres culturistes et haltérophiles qu’il a rencontrés comment ils avaient trouvé leur force. Cela l’a également aidé à contrôler son tempérament et à reconstruire des relations avec famille et amis. Steve Deva, l’ami de Chopra et ancien culturiste, gérant de la salle de sport que fréquente Chopra, dit que l’on peut comprendre certaines valeurs de manière bien plus évidente lorsqu’on les voit exposées lors d’une cascade, comme celles qui consistent à s’allonger sur un lit de clous pour démontrer sa tolérance à la douleur (également à la portée de Chopra) ou à briser des bouteilles de bière pour décourager la consommation excessive d’alcool. « Ils aiment le “Pow !” » dit-il, en souriant et en contractant son poing. Ils encouragent aussi les gens à maintenir une hygiène et une forme décente, selon la vieille idée qui veut que la force physique renforce la force mentale et vice-versa. « Je serais heureux de voir notre drapeau flotter haut dans le ciel », dit Chopra, qui se souvient de l’absence de représentation du drapeau indien lors de la compétition d’haltérophilie qu’il a regardé lors de cette fameuse nuit de 1996. « Mais au-delà de ça, je veux faire quelque chose pour la société et pour mon pays. Je veux aussi faire quelque chose de bien. »


Traduit de l’anglais par Caroline Bourgeret et Arthur Scheuer d’après l’article « The Strongest Man in India », paru dans Roads and Kingdoms. Couverture : Manoj Chopra, par Sonia Paul.