Installée sur le siège de la centrifugeuse humaine, la jeune fille sourit et donne le signal à un technicien. Elle s’agrippe fermement aux barreaux de la machine qui tourne de plus en plus vite, renversant sa nacelle dans tous les sens. Secouée par cette expérience éprouvante, qui reproduit les conditions extrêmes d’un vaisseau spatial, la jeune fille n’a pas le temps de reprendre ses esprits. Elle enchaîne déjà avec un autre exercice, postée au tableau de bord d’un simulateur de vol. Dans sa combinaison recouverte de galons, nom de code « Blueberry » manipule les boutons du poste de commande avec infinie concentration, le regard fixé sur l’horizon.

Cette apprentie astronaute s’appelle Alyssa Carson. Elle a seulement 17 ans, mais son programme d’entraînement spatial à la PoSSUM Academy de Colorado Springs est digne d’un membre expérimenté de la NASA. Pendant de longues heures, la jeune fille enchaîne sans faiblir exercices en microgravité, plongée sous-marine avec bouteilles d’oxygène, et analyse d’échantillons en laboratoire. Un rythme intense pour celle qui a intégré cette formation avancée alors qu’elle n’avait que quinze ans.

Alyssa « Blueberry » Carson
Crédits : Bert Carson

Comme de nombreux adolescents américains, Alyssa Carson a été bercée par les exploits de la NASA, et par le rêve un peu fou de conquérir l’espace. Pour cette adolescente ambitieuse, il ne fait aucun doute qu’il deviendra réalité. Elle fera partie des premiers humains à fouler le sol de Mars, et à embarquer dans la plus grande aventure spatiale de sa génération.

Génération Mars

Hammond, Louisiane, en 2003. Dans le quartier résidentiel bordé de chênes où vit la famille Carson, à environ 70 kilomètres de Bâton Rouge, la petite fille aux cheveux bruns a le regard rivé sur la télévision. Son père, Bert Carson, travaille à ses côtés, le bruit des dessins animés en fond sonore. Une petite voix le tire soudainement de ses pensées : « Papa, est-ce que les humains sont déjà allés sur Mars ? ». Sur l’écran, trois créatures en combinaison spatiale dansent joyeusement sur le sol de la planète rouge. La jeune enfant dévisage son père, attendant sa réponse avec curiosité.

Souvenirs du Space Camp
Crédits : Alyssa Carson

À cette époque, Alyssa Carson n’a que trois ans. Son père, Bert, ne réalise pas que cet élan de curiosité va marquer un tournant dans la vie de sa fille. « Il pensait qu’il s’agissait d’une passion enfantine, que cela finirait par me passer », raconte t-elle avec un sourire. À partir de ce moment-là, cela ne fera que s’amplifier. Alyssa passe de longues heures plongées dans les livres d’exploration spatiale, et tapisse les murs de sa chambre de cartes de la planète rouge. Devant son insistance, son père l’inscrit à son premier Space Camp à Huntsville, dans l’Alabama, alors qu’elle n’a que sept ans. « C’était comme un rêve éveillé », se souvient Alyssa. Comme des dizaines d’enfants de son âge, la fillette s’émerveille devant les répliques de vaisseaux et leurs histoires épiques.

La « Génération Mars », comme elle a été baptisée par l’une de ses représentantes Abigail Harrison, a grandi dans ces camps spatiaux. « Nous avons vu l’ère Appolo, Space Shutthle, et maintenant nous sommes prêts à entrer dans l’ère Orion », écrit celle qui se fait surnommer « Abby l’astronaute ». « Ma génération va en faire une réalité ». Devenus adolescents, ces passionnés exaltés par les aventures de la NASA se retrouvent au sein de larges centres de formation, comme le montre le documentaire The Mars Generation. « Les jeunes d’aujourd’hui ont la même passion que nous avions quand nous avons regardé le premier décollage de fusée », raconte l’astronaute Don Thomas.

Sauf qu’Alyssa Carson, Abigail Harrison et leurs camarades rêvent plus grand que leurs prédécesseurs. Leur futur à eux se situera à 76 millions de kilomètres de la Terre, sur le sol de la mythique planète rouge. « Mars sera la plus grande aventure de tous les temps » déclarait Elon Musk, le célèbre entrepreneur à l’origine d’un projet de colonie martienne. Et cette folle idée, aujourd’hui, n’a jamais semblé aussi proche de se concrétiser. « Comme la mission sur la lune avant nous, Mars est en train de devenir une réalité » explique Jason Reimuller, directeur exécutif du projet PoSSUM.

Mars paraissait un rêve inaccessible au début du XXIe, mais les progrès technologiques permettent aujourd’hui d’envisager de l’établissement de colonies humaines dès 2030. Des projets internationaux comme HI-SEAS IV, auquel participe l’astrobiologiste français Cyprien Verseux, expérimentent depuis plusieurs années les conditions de vie que les astronautes rencontreront sur Mars. Des puissances spatiales émergeantes comme les Émirats Arabes Unis ont lancé un recrutement massif en février 2018, espérant eux-aussi prendre part à la colonisation martienne. Enfin, des compagnies privées comme Space X ou Blue Origin, la firme du PDG d’Amazon, se préparent depuis de longues années pour conquérir la planète rouge.

Pour saisir l’opportunité quand elle se présentera, Alyssa Carson dédie ses jeunes années à l’entraînement. Entre l’âge de 8 et 15 ans, la jeune fille a gravi les échelons des Space Camp, avec 18 formations à Huntsville. Elle a même assisté même à des lancements de fusées sur trois bases américaines. Après ses voyages à Izmir, en Turquie, et à Laval au Canada, elle est devenue la seule personne au monde à avoir visité les trois Space Camps de la NASA. « C’est Sara Magnus, une astronaute de la NASA, m’a poussé à accomplir mon rêve et à ne pas l’abandonner », raconte t-elle. L’ancienne ingénieur de l’ISS, toutefois, met en garde la jeune fille : pour espérer être la première à aller Mars, il va falloir travailler très dur.

Apprenties astronautes

Un formateur de l’Académie PoSSUM dépose délicatement le casque sur la tête et les épaules d’Alyssa. Dans ce centre de recherche en sciences suborbitales de la haute mésosphère, Blueberry a été choisie pour tester de nouvelles combinaisons spatiales, celles que porteront peut-être les futurs astronautes quand ils quitteront notre berceau terrestre. Elle revêt solennellement l’unité de mobilité extravéhiculaire, le mythique équipement blanc des astronautes, qui permis à Neil Armstrong de fouler le sol de la lune il y a un demi-siècle. Au milieu des cratères et des vallées de la planète rouge, la jeune fille s’imagine déjà réitérer l’exploit, plantant le drapeau américain sous les yeux émerveillés du monde entier.

« Nous avons fixé un objectif clair pour le prochain chapitre de l’histoire de l’Amérique dans l’espace : envoyer des humains sur Mars dans les années 2030 et les ramener sur Terre en toute sécurité », exprime sans détour Barack Obama, en octobre 2016, sous un tonnerre d’applaudissements. Pour les jeunes de la Génération Mars, les rivés sur leurs écrans, le rêve peut désormais devenir réalité. En 2033, les conditions de missions seront idéales : des radiations solaires au plus bas niveau, et une proximité rare entre les deux planètes devront permettre de mettre le cap sur Mars. Et surtout, ces adolescents auront atteint leurs trente ans : l’âge parfait pour être recruté comme astronaute par la NASA.

Crédits: UCSD Guardian

Le seul désir de se rendre sur Mars, cependant, ne suffira pas : parmi des dizaines de milliers de candidats, seulement douze d’entre eux seront sélectionnés. Et malgré leur notoriété grandissante, des jeunes comme Alyssa Carson ou Abigail Harrison n’ont aucune garantie de faire partie de cette poignée de pionniers. Pour cette raison, les plus ambitieux redoublent déjà d’efforts depuis de longues années, espérant briller devant les redoutables comités de la NASA. Une forme olympique, un mental d’acier et un parcours académique brillant ne sont que le début : si les jeunes comme Alyssa sont sur la bonne voie, il ont encore un long chemin à parcourir.

Infatigable, l’adolescente enchaîne simulations en micro-gravité, vols à haute altitude et exercices de plongée sous-marine. En intégrant le programme avancé de l’Académie PoSSUM, Blueberry a déjà pris une longueur d’avance sur ses concurrents. « Ils ne prennent que les titulaire d’une licence ou d’un master normalement, mais ils m’ont donné ma chance », raconte t-elle. Grâce à cet institut, elle a déjà reçu un certificat qui la rend opérationnelle pour des vols suborbitaux. « Elle se donne les moyens de relever de vrais challenges  », explique Jason Reimuller, directeur de l’académie. « Elle a récemment pris part à un vol de nuit au dessus Canada. Elle est même capable de diriger des recherches, alors qu’elle est encore au lycée ».

 En dédiant leur vie à cette préparation exigeante, les aspirants astronautes comme Alyssa Carson font figure d’exception dans leur entourage. À Bâton-Rouge, la jeune fille est régulièrement absente de son lycée pour suivre des sessions de formation à l’autre bout du pays. « Les entraînements sont très excitants, j’apprend énormément de choses, mais c’est aussi vraiment difficile », admet-elle. Ces heures de formation représentant aussi un réel effort financier : une semaine d’apprentissage à l’Académie PoSSUM tourne ainsi autour de 3 500 €.

« Mes amis pensent que je suis folle parfois », plaisante t-elle avec un rire. Difficile, en effet, de conserver une vie privée quand la passion frise avec l’obsession. Assise dans sa chambre d’adolescente, le nez plongé dans ses livres, Alyssa sourit en haussant les épaules : « J’essaye de trouver le bon équilibre entre les entraînements, l’école » explique la jeune fille, « et je suis quand même une ado normale ». Le weekend, quand elle ne pilote pas un simulateur de vol, la jeune fille s’évade donc aux côtés de ses amis, s’adonne au sport ou à la musique, sans que son grand projet ne quitte jamais vraiment son esprit.

En attendant de pouvoir postuler à la NASA dans quelques années, Alyssa n’a pas prévu de ralentir le rythme. Quand elle sera diplômée du Lycée International de Bâton Rouge, la jeune femme partira étudier l’astrobiologie au Florida Institute of Technology. « Quand nous irons sur Mars, nous ne saurons pas ce sur quoi nous allons tomber. Avec ce parcours, je serais aussi compétente et polyvalente que possible ». La jeune fille suit les traces d’Abigail Harrison, étudiante au prestigieux Wellesley College de Boston, qui a intégré les laboratoires de la NASA à l’âge de 21 ans. Déterminée, Alyssa compte bien mettre toutes les chances de son côté pour faire partie des 12 élus.

Terraformée

Entre les cratères de la planète Rouge, le robot Curiosity mène sa route en solitaire. Depuis déjà quelques années, il livre aux humains curieux quelques fragments de la planète Mars. Son paysage rougeâtre s’étend jusqu’à perte de vue, vallonné et percé de creux façonnés depuis des millénaires. Déjà, les premières images de synthèse montrent notre voisine rouge « terraformée » pour devenir habitable, verdoyante et couverte de camps de base digne d’un film de science fiction. « Nous avons encore un long chemin à parcourir pour en faire une réalité », explique Abigail Harrison, « mais je crois en l’objectif d’une mission Mars en 2030, si les États-Unis s’investissent réellement ».

Abigail « Astronaut Abby » Harrison

Neuf mois de voyage spatial, une année et demie en orbite autour de Mars, puis neuf mois pour revenir vers la Terre : telle est la mission prévue par la NASA à l’horizon 2033. La première, peut-être d’une longue série, pour faire de la planète rouge le nouveau terrain de jeu de l’humain dans la galaxie. L’idée d’être la première à poser son pied sur Mars fait vibrer Abigail tout autant qu’elle la terrifie. « Les voyages spatiaux sont dangereux. Ils repoussent nos barrières et celles du genre humain, la peur est donc naturelle », confie t-elle. « Mais quand je pense à tous leurs bénéfices, ils surpassent de loin les inconvénients ».

Le programme Journey to Mars 2033 de la NASA, qui prévoit d’utiliser le lanceur Space Launch System et le vaisseau Orion, reste un rêve encore fragile. Depuis les premières déclarations de la Maison Blanche dans les années 1960, le programme d’exploration de Mars ne cesse d’être repoussé. En cause : les évolutions technologiques, mais aussi les divergences de vision entre les différents présidents américains. « Aux États-Unis, les financements scientifiques sont très vulnérables aux fluctuations politiques », explique Jason Reimuller. Et même si Donald Trump s’est positionné en faveur du programme de la NASA, la réduction des fonds alloués à la science sous sa présidence fait planer le doute sur le projet.

Pour Alyssa Carson, qui s’entraîne depuis 15 ans pour vivre ce rêve, un report du programme – ou un rejet de sa candidature – n’est tout simplement pas envisageable. « Je ne me vois pas faire un autre métier que celui là, c’est aussi simple que ça », déclare t-elle. Bert Carson, son père, pense que les planètes continueront de s’aligner en sa faveur d’ici au départ. Contrairement à certaines rumeurs, toutefois, Alyssa n’est pas officiellement soutenue dans son projet par la NASA.

Face à ce rêve fragile, Abigail Harrison se veut plus réaliste. « Mes chances d’aller jusqu’au bout sont minces, même si je continue de travailler dur », admet-elle. En 2015, la jeune femme a fondé sa propre association, The Mars Generation. « J’essaye d’inspirer les gens et de leur donner envie de s’intéresser à l’exploration spatiale », explique t-elle, ajoutant qu’elle souhaite encourager les filles à s’engager dans des programmes scientifiques. « Mon premier instructeur de vol m’a dit que je ne voudrais plus aller dans l’espace dans 20 ans, car je préfèrerais avoir des enfants. J’essaye donc de faire passer le message que l’on doit croire en soi, peu importe qui l’on est ».

Abby l’astronaute n’aura peut-être pas à renoncer à ses rêves de conquête de la planète rouge. Ces dernières années, de nouvelles missions pour Mars se multiplient en parallèle des programmes de la NASA. Pour que sa fille Alyssa atteigne son objectif, Bert Carson glisse qu’elle pourrait tout aussi bien tenter de rejoindre Space X, le projet concurrent d’Elon Musk, qui avance à pas de géant depuis le lancement de la fusée Falcon Heavy. Blueberry est également devenue ambassadrice de la mission Mars One, un autre projet visant à établir une colonie humaine sur Mars d’ici à 2030.

D’ici là, Alyssa Carson continuera de s’entraîner pour porter son rêve et celui de sa génération. « Il est vital de continuer explorer l’espace, où sinon l’espèce humaine finira par s’éteindre comme celle des dinosaures. Mars sera notre deuxième Terre », lance t-elle avec conviction. Derrière elle, scintille une image de la planète rouge vif, qu’elle rêve déjà en vert et en bleu.


Couverture : Alyssa Carson, par Bert Carson.