Le refuge de Jersey

Le 3 novembre dernier sortait l’iPhone X. Un événement qui n’a pas manqué de rassembler des dizaines de personnes à l’Apple Store Opéra de Paris plusieurs heures avant l’ouverture des portes. Mais parmi les amateurs de smartphones à la pomme s’étaient glissés des militants de l‘Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne, plus connue sous le nom d’Attac. Et ils avaient apporté avec eux un gâteau d’anniversaire factice. Car, comme le soulignait leur banderole, ils étaient venus célébrer les « 10 ans d’évasion fiscale » d’Apple.

Devant l’Apple Store Opéra
Crédits : Clément Lanot/Twitter

Quelques jours plus tard, les documents obtenus par le journal allemand Süddeutsche Zeitung dans le cadre des « Paradise Papers », une vaste enquête du Consortium international des journalistes d’investigation sur les pratiques d’optimisation fiscales des grands groupes et des célébrités du monde entier, montraient que la firme de la Silicon Valley avait accumulé 128 milliards de dollars de profits non-imposables. Une somme phénoménale que les militants d’Attac réduisent avec humour à un « pépin » dans leur slogan. « Y’a un pépin dans l’Apple », entonnaient-ils devant l’Apple Store Opéra. « Apple, maintenant paye tes impôts ! » Cette injonction a également été formulée par une commission parlementaire américaine dès mai 2013.

Au terme d’une longue enquête, cette commission avait conclu que la firme évitait de verser des milliards de dollars d’impôts aux États-Unis en jouant sur des failles juridiques offertes par la législation fiscale irlandaise, où son siège de Cork centralisait la plupart de ses activités internationales. Elle avait alors invité son PDG, Tim Cook, à s’expliquer devant elle. Mais ce dernier avait nié toute évasion fiscale. « Nous payons tous les impôts que nous devons », avait-il déclaré. Avant d’ajouter : « Nous ne camouflons pas de l’argent sur je ne sais quelle île des Caraïbes. » Et de fait, les révélations de la Süddeutsche Zeitung ne concernent pas une île caribéenne, mais une île anglo-normande, l’île de Jersey. Connue pour avoir accueilli Victor Hugo lors de son exil politique en 1852, cette île l’est aussi pour servir de refuge aux exilés fiscaux. À deux exceptions près – les services financiers et les fournisseurs d’eau ou d’énergie –, le taux de l’impôt sur les sociétés y est nul. Le taux maximum de l’impôt sur le revenu y est de 20 %. L’association Tax Justice Network la classe à la 16e place de l’indice de l’opacité financière, loin derrière la Suisse, mais devant les îles Vierges britanniques et les Bahamas. Autant d’éléments qui ont très certainement pesé en sa faveur lorsque la législation fiscale irlandaise a commencé à se montrer moins tendre envers Apple. Comme le souligne Anne-Laure Delatte, directrice adjointe du Centre d’études prospectives et d’informations internationales, « nous avons des paradis fiscaux au cœur de l’Europe ; il est donc assez aisé pour les multinationales de transférer leurs profits vers les juridictions les plus favorables ».

Apple à Jersey
Crédits : Pixabay/Ulyces.co

La doublette irlandaise

Sous la pression grandissante de ses homologues, le ministre des Finances irlandais, Michael Noonan, a annoncé en octobre 2013 que les entreprises enregistrées dans son pays seraient bientôt obligées de déclarer une résidence fiscale. Apple s’est alors mis en quête d’un refuge pour les 111 milliards de dollars de profits non-imposables qu’elle avait déjà accumulés. La firme de la Silicon Valley s’est tournée vers un cabinet d’avocats d’affaires basé à Chicago, Baker McKenzie, qui s’est à son tour tourné vers un cabinet d’avocats spécialisés dans l’optimisation fiscale basé aux Bermudes, Appleby. Il a en effet envoyé un questionnaire à ses filiales des Îles Vierges britanniques, des îles Caïmans, de l’île de Man, de Guernesey et de Jersey en mars 2014. « Pouvez-vous confirmer qu’une société irlandaise peut mener des activités de gestion (telles que des réunions du conseil d’administration, la signature de contrats importants) sans être soumis à l’impôt dans votre juridiction ? » demandait par exemple le document. Ou encore : « Y a-t-il des développements suggérant que la loi peut changer d’une manière défavorable dans un avenir prévisible ? » Apple a tranché en faveur de Jersey.

Ses filiales irlandaises Apple Sales International et Apple Operations International y ont déclaré leur résidence fiscale. Apple Operations Europe, elle, a élu domicile en Irlande. D’après le New York Times, cela s’expliquerait par une autre mesure du gouvernement irlandais :  « Le pays a étendu ses déductions fiscales aux entreprises qui transfèrent des droits de propriété intellectuelle – comme les brevets et les marques – en Irlande. Si une entreprise irlandaise dépensait 15 milliards de dollars pour acquérir de tels droits, même auprès d’une filiale, elle pourrait prétendre à une déduction fiscale d’un milliard de dollars chaque année pendant 15 ans. »

Le siège d’Apple en Irlande
Crédits : NPR/Getty

Mais le plan d’Apple a bien failli s’effondrer lorsque Michael Noonan a songé, au cours de 2014, à corriger la faille du système fiscal irlandais connue sous le nom de « doublette irlandaise ». Celle-ci permet aux entreprises de récolter des bénéfices par l’intermédiaire d’une filiale employant des personnes en Irlande avant de les acheminer vers une filiale résidant dans un paradis fiscal. Heureusement pour Apple, cela a beaucoup déplu à une autre entreprise américaine, le laboratoire pharmaceutique Allergan, et sa directrice administrative, Terilea Wielenga, était également présidente d’un groupe de pression international, Tax Executives Institute. Cette dernière a affirmé à Michael Noonan que la loi irlandaise devait évoluer progressivement en juillet. Et trois mois plus tard, le ministre des Finances irlandais déclarait qu’il y aurait « une période de transition jusqu’à la fin de 2020 » pour les entreprises enregistrées avant le mois de décembre. Il suffisait donc à Apple de se dépêcher un peu pour pouvoir profiter de la « doublette irlandaise » à Jersey.

Une réforme internationale

Voyant sa machine d’optimisation fiscale éventrée par les médias, la firme de la Silicon Valley a aussitôt répliqué. Dans un communiqué publié le 6 novembre dernier, elle indique avoir payé plus de 35 milliards de dollars d’impôts ces trois dernières années. « Apple croit en la responsabilité de chaque entreprise de payer ses impôts et, en tant que plus important contribuable au monde, Apple paie chaque dollar dû dans chaque pays du monde », dit-elle, tout en justifiant ses montages fiscaux par sa volonté de payer l’essentiel de ses impôts aux États-Unis.

Apple n’est pas uniquement dans le viseur de l’administration fiscale américaine.

Un discours habituel pour la firme, qui milite néanmoins activement pour une réforme du système fiscal américain. « Nous devons payer des impôts là où nous créons de la valeur. Or, nous faisons la majorité de notre recherche et développement aux États-Unis et y payons nos impôts »,  expliquait en effet Tim Cook au Figaro en février dernier. « En revanche, si nous décidions de rapatrier nos réserves de cash aux États-Unis, nous serions taxés à hauteur de 40 %. Nous espérons qu’à un moment donné, une réforme permettra de le faire à un taux plus réduit. » Mais Apple n’est pas uniquement dans le viseur de l’administration fiscale américaine.

En août 2016, la Commission européenne a sommé l’État irlandais de réclamer 13 milliards d’euros d’« avantages fiscaux indus » à la firme. Ce qu’il n’a toujours pas fait. Le pays essaye en effet de préserver son image, déjà écornée, de paradis pour les affaires. Résultat, l’Union européenne l’a attaqué en justice au début du mois d’octobre. Par ailleurs, Apple n’est pas la seule entreprise de la Silicon Valley à être citée dans l’enquête des « Paradise Papers ». C’est aussi le cas de Facebook et de Twitter, qui sont soupçonnés d’avoir été financées indirectement par des sociétés proches du gouvernement russe. L’entreprise de Mark Zuckerberg est également accusée d’avoir eu recours aux services d’Appleby pour gérer des sociétés offshore. Tout comme Allergan, Uber et Nike, qui a artificiellement fait passer son taux d’imposition de 35 à 13 % entre 2006 et 2016.  L’évasion fiscale est donc un phénomène global qui nécessiterait une réforme internationale du système actuel. Même Apple, avec beaucoup de mauvaise foi, en appelle une de ses vœux. « Apple pense qu’une réforme fiscale internationale est essentielle et plaide depuis de nombreuses années en faveur de la simplification du système fiscal », est-il écrit dans le communiqué publié le 6 novembre dernier. « Une réforme permettant une libre circulation des capitaux accélérera la croissance économique et soutiendra la création d’emplois. Un effort législatif coordonné à l’échelle internationale permettra de supprimer le tiraillement actuel entre les pays sur les paiements d’impôts et de clarifier la loi pour les contribuables. »

Les Paradise Papers
Crédits : ICIJ

De son côté, Attac prône la mise en place du reporting public pays par pays, une mesure de transparence qui contraint les grandes entreprises à dévoiler le détail de leur activité dans tous les pays où elles opèrent. L’association milite également en faveur de la taxation des multinationales comme entreprises unitaires et de la fin du principe de responsabilité limitée, qui permettrait de faire relever l’ensemble des activités de leurs filiales de la responsabilité de la société mère. Et enfin, elle prône bien évidemment « le renforcement de tous les maillons de la chaîne de lutte contre l’évasion fiscale : administratif, judiciaire et politique ».


Couverture : Apple a faim. (Ulyces.co)