Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer au cours d’un entretien avec le hacker Francois Rautenbach. Les mots qui suivent sont les siens.

Apollo 1

D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été passionné d’électronique et de programmation. Je viens de Tshwane, en Afrique du Sud, et mon nom est Francois Rautenbach. Je me décris souvent comme un « hacker perpétuel » : je n’aime rien tant que de percer les mystères du fonctionnement des ordinateurs. Et pour ça, il faut vraiment se plonger dans leurs entrailles et déchiffrer la façon dont leurs éléments fonctionnent ensemble. Il y a environ deux ans, j’ai lu un livre à propos de l’Apollo Guidance Computer, écrit par l’historien de la NASA Frank O’Brien. Il expliquait comment cet ordinateur de navigation révolutionnaire avait été inventé dans les années 1960, et détaillait son fonctionnement. Je me suis pris de passion pour cette machine et je l’ai finalement sauvée de la destruction alors que son possesseur s’apprêtait à le jeter à la casse…

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Le panneau de contrôle de la fusée Apollo
Crédits : NASA

Il existait d’autres ordinateurs avant l’Apollo Guidance Computer mais aucun d’eux n’était fabriqué à base de circuits intégrés. Ils étaient composés de transistors et il n’était pas réellement possible de les reprogrammer. Ces machines encombrantes sont considérées comme les premiers ordinateurs de l’histoire, mais ils ne ressemblaient pas aux ordinateurs modernes à puces électroniques. Le relais électromécanique a été inventé dans la première moitié du XIXe siècle. À partir de ce moment-là, la technologie a évolué jusqu’à produire les transistors utilisés sur les premiers ordinateurs, un siècle plus tard. Mais ceux d’alors ne pouvaient pas être miniaturisés. Grâce aux circuits intégrés, les ordinateurs d’aujourd’hui contiennent facilement des milliards de transistors – et bien plus dans les processeurs les plus récents. C’était impossible avant l’invention des circuits intégrés, car on ne pouvait pas les miniaturiser ni les rendre plus rapides. Tout a changé avec l’apparition du silicone et des premiers processeurs. Le circuit intégré utilisé sur l’ordinateur Block I comprenait trois transistors et quatre résistances montés sur une puce. Il s’agissait de la plus petite puce concevable à l’époque – la toute première de l’histoire. Tout est parti de là et s’est démultiplié jusqu’à donner les ordinateurs qu’on connaît aujourd’hui. Il s’agissait d’une évolution majeure. En terme de vitesse, l’ordinateur Block I pouvait exécuter près de 100 000 instructions par seconde, un chiffre conséquent mais ridicule au regard des milliards que peuvent exécuter les ordinateurs d’aujourd’hui. Ces derniers sont littéralement 100 000 fois plus rapides que le Block I. En terme de mémoire, ils sont sûrement plus d’un milliard de fois supérieurs.

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Crédits : Francois Rautenbach

Mais ce premier ordinateur n’était pas programmé en C ou dans un autre langage connu : les ingénieurs de la NASA l’avaient programmé en langage machine. Cela prenait beaucoup plus de temps, mais cela leur a permis d’écrire un logiciel beaucoup plus rapide que s’il avait été codé en C. Même s’il ne souffre pas la comparaison avec les ordinateurs d’aujourd’hui, il faut souligner qu’il démarrait en une milliseconde. À peine allumé, il était opérationnel. L’ordinateur a redémarré cinq fois pendant que Neil Armstrong marchait sur la Lune et personne ne s’en serait rendu compte si un message ne s’était pas affiché sur l’écran. Aucun ordinateur moderne ne lui arrive à la cheville en terme de vitesse d’allumage. L’Apollo Guidance Computer est le tout premier ordinateur à avoir été exclusivement construit avec des circuits intégrés. Il a vu le jour à l’aube des années 1960. Il existait un prototype de l’ordinateur qui ressemblait à trois réfrigérateurs mis l’un à côté de l’autre, construit à base de transistors. La génération suivante a été créée entre la fin 1960 et le début 1961. Après avoir conçu cette version encombrante de l’ordinateur, les ingénieurs de la NASA se sont rendus à l’évidence : il fallait le miniaturiser. C’est le terme qu’ils ont utilisé. Il fallait qu’ils le miniaturisent pour pouvoir l’intégrer à un astronef. Jusqu’ici, les ordinateurs nécessitaient de grandes salles remplies d’équipement pour fonctionner. Mais pour en équiper une fusée, il fallait se plier à des contraintes d’espace et de poids.

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Un prototype du MIT
Crédits : MIT

Utiliser des transistors aurait supposé un ordinateur dix fois plus gros et dix fois plus lourd. Les puces électroniques étaient le seul moyen de miniaturiser la machine. Elles avaient été inventées en 1958, à peine trois ans plus tôt, par l’Américain Jack Kilby. La NASA a alors sous-traité le projet à deux pointures du milieu de la tech de l’époque : sa conception a été confiée au MIT Instrumentation Laboratory et sa fabrication à une entreprise du nom de Raytheon. C’était une autre première pour la NASA, qui n’avait jamais sous-traité de projet aussi important – ce contrat donnerait le top départ du programme Apollo. Son but ultime était d’atterrir sur la Lune et ils ont vite compris qu’ils n’y arriveraient pas sans ordinateur. Ils ont baptisé cette machine Block I. Il ressemblait à un PC de bureau d’aujourd’hui. Ce n’était pas un mastodonte et il était aisément transportable : il pesait dans les 30 kg. Le Block I est l’ordinateur qui a été utilisé le 25 août 1966 lors du second vol test suborbital non habité, connu sous le nom d’AS-202. C’était la première fois qu’un tel ordinateur était utilisé à bord d’une fusée. À ce moment-là, il était déjà opérationnel depuis deux ans, mais il restait des améliorations à apporter aux modules de commande et de service de la fusée.

Block I/II

Ce premier vol fut une semi-réussite. L’ordinateur avait fonctionné à merveille, mais le module de commande Apollo a fini sa course dans l’océan. Il a manqué le terrain d’atterrissage prévu, mais c’était dû à une erreur d’ingénierie et non à un calcul erroné de l’ordinateur. Après cette tentative, la NASA a décidé qu’il était temps d’envoyer des êtres humains dans l’espace grâce au Block I. Ç’aurait dû être le vol AS-204, qu’on connaît aujourd’hui sous le nom d’Apollo 1. Il s’agissait du premier vol habité du programme, mais il a connu la fin tragique que l’on sait. Un incendie s’est déclaré dans le module de commande durant un exercice et les trois membres de l’équipage ont été tués, un mois avant de partir pour l’espace. La NASA s’est ensuite rabattue sur des vols non habités et ne procéderaient plus à de nouveaux vols habités avant qu’ils ne soient totalement ignifugés. C’est à ce moment-là qu’ils ont conçu le Block II, l’ordinateur de guidage qui serait désormais utilisé pour le programme Apollo – celui sur lequel j’ai fini par mettre la main. Il était légèrement plus gros mais aussi plus performant. Hormis ses circuits intégrés, le Block II se distinguait des autres ordinateurs conçus à l’époque car il ne pouvait être utilisé que pour une seule tâche : guider la fusée vers la Lune. En réalité, l’Apollo Guidance Computer était constitué de deux ordinateurs. Le premier se trouvait dans le module de commande et l’autre dans le module lunaire, l’engin qui atterrirait sur la Lune. Leurs logiciels étaient certes différents, mais à part ça, il s’agissait des mêmes ordinateurs, on aurait pu échanger leurs boulons. Le hardware, lui, pouvait être affecté à d’autres tâches et ce fut le cas dans les années 1970 : ils en ont équipé le premier avion à vol autonome, et même un petit sous-marin.

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L’Apollo Guidance Computer dans son coffre et le panneau du module
Crédits : NASA

On aurait pu imaginer qu’à la fin du programme Apollo, les ingénieurs de la NASA décident de conserver précieusement l’ordinateur en l’exposant dans un musée, mais ce n’est pas ce qu’il s’est passé. Cette incroyable relique technologique, le point de départ de toute l’informatique moderne, s’est retrouvée à la casse et a bien failli disparaître à jamais. On ne peut que spéculer sur l’enchaînement des événements, mais j’ai l’intuition qu’il est arrivé ce qui arrive lorsqu’on travaille sur des projets de cette envergure. Jusqu’à sa réalisation, les membres de l’équipe sont hyper enthousiastes et travaillent d’arrache-pied, mais une fois la mission accomplie, ils se serrent la main et partent vers d’autres horizons. Les quelques personnes restées sur place ont alors la tâche ingrate de débarrasser les bureaux et de faire de la place pour accueillir d’autres projets. Une vente aux enchères a été organisée à la hâte en 1976 pour bazarder l’équipement avant de l’envoyer à la fonte. Fort heureusement, un collectionneur de Houston en a fait l’acquisition avant qu’il ne soit trop tard. Peu après, il a d’ailleurs reçu une visite surprise du FBI.

À l’époque, un type avait été arrêté pour avoir revendu au noir des pièces provenant d’un musée. Il est possible que le FBI se soit dit qu’il pouvait y avoir un lien entre les deux affaires, et le nouveau propriétaire de l’ordinateur de la NASA a dû leur prouver qu’il l’avait acheté légalement. Il l’a ensuite laissé prendre la poussière dans un entrepôt au Texas, avant que je ne prenne contact avec lui pour le ramener à la vie. Avec un ordinateur normal, il ne resterait pas grand-chose à sauver après 50 ans d’oubli. Mais l’Apollo Guidance Computer avait été conçu pour aller dans l’espace : le Block II était totalement ignifugé et complètement hermétique, ni eau ni poussière ne l’avait pénétré. Il était infiniment plus résistant que les ordinateurs d’aujourd’hui et c’est ce qui l’a sauvé. Jusqu’ici, j’ai eu l’occasion de tester quelques-unes de ses puces électroniques et elles fonctionnent toutes à merveille. Mais il en contient 3 800 : c’est un processus très long et comme elles ne sont plus produites depuis la fin des années 1970, il faut croiser les doigts pour qu’elles marchent toutes et qu’on puisse le ramener à la vie.

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Il en a sous le capot
Crédits : Francois Rautenbach

Les seuls composants qui ne fonctionnent plus aujourd’hui sont ses condensateurs, mais ils peuvent être changés. En attendant, il serait malavisé de tenter de les bypasser : en allumant ses condensateurs à sec, on risque de voir tout l’équipement partir en fumée. Vous avez déjà vu une télévision ou un autre appareil électronique s’éteindre brutalement pour ne plus se rallumer ? C’est le condensateur qui rend l’âme.

LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE

COMMENT FONCTIONNAIT L’ORDINATEUR DE NEIL ARMSTRONG


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après un entretien avec Francois Rautenbach. Couverture : Le Block II ouvert par Francois Rautenbach.