Les masques tombent

Au sud de Mexico, les arbres d’un quartier résidentiel se penchent par-dessus deux bâtiments, comme s’ils cherchaient les joueurs sur les pelouses situées de l’autre côté. Mais il n’y a pas grand monde à fouler le terrain d’entraînement de Cruz Azul en ce jeudi 18 juin 2020. Deux jours plus tôt, alors que les séances étaient organisées par petits groupes dans l’optique de la reprise du championnat, le 24 juillet, le club de la capitale a annoncé qu’un joueur était positif au Covid-19. Mais c’est loin d’être son seul problème.

Jusqu’à l’arrêt de la compétition, le 22 mai dernier, tout allait pourtant pour le mieux. Premier au classement, Cruz Azul était bien parti pour remporter le tournoi d’ouverture. Sauf qu’en plus du coronavirus, des rumeurs sont venues casser l’ambiance. Les dirigeants étaient visés par une enquête. Le 28 mai dernier, les comptes bancaires du président Guillermo Álvarez Cuevas et de deux autres responsables – dont son frère – ont été gelés par la Cellule de renseignement financier (CRF) du ministère des Finances et du crédit public mexicain.

Les trois hommes sont suspectés de blanchiment d’argent en lien avec le crime organisé. Selon les autorités, ils ont détourné de l’argent sale des narcos vers des comptes personnels en Espagne, aux États-Unis et dans d’autres pays. Entre 2013 et 2020, ils auraient ainsi dissimulé pas moins d’1,2 milliard de pesos, soit 48 millions d’euros.

La CRF a donc déposé plainte auprès du bureau du procureur général de la République contre les trois dirigeants. Le président du club avait été désigné en décembre 2019 comme propriétaire de plus de dix résidences de luxe dans différents États américains. Selon le journal mexicain Reforma, des plaintes avaient déjà été déposées en avril de cette année-là contre les frères Álvarez et l’autre dirigeant, Victor Manuel Garcés, pour administration frauduleuse et blanchiment de plus de 76 millions d’euros.

Crédits : Cruz Azul

Le 30 mai, Jorge Álvarez, porte-parole du club, a réfuté ces accusations. Elles sont pourtant solides. Ce procès pourrait bien conduire au bannissement de Cruz Azul de la ligue mexicaine. La fédération affirme qu’un club peut perdre son adhésion « si son directeur ou ses dirigeants sont impliqués dans des actes criminels ».

Au Mexique, ces révélations n’étonnent guère les fans de football. Il y a deux ans, l’ancienne star de l’équipe nationale, Rafael Márquez, était accusé lui aussi d’avoir blanchi de l’argent pour un baron de la drogue. Pendant le mondial en Russie, il avait interdiction de porter le même uniforme que ses partenaires ou d’apparaître devant les logos et sponsors pendant une interview. Le joueur, qui a participé à cinq Coupes du monde différentes dans sa carrière, nie en bloc.

Pour son ex-coéquipier, Jorge Campos, le corruption gangrène le foot mexicain. Apparu 130 fois sous les couleurs d’El Tri, l’ancien gardien a profité d’une interview donnée à ESPN au mai pour dénoncer la « mafia et la corruption » qu’il a observées lorsqu’il jouait, de 1988 à 2004. Selon lui, « les amis de présidents de clubs » sont parvenus à infiltrer le sport depuis bien longtemps.

De la drogue et du foot

En décembre 2018, un témoin un peu particulier s’est présenté au procès d’El Chapo, devant le tribunal fédéral de Brooklyn. Ancien associé du baron de la drogue, Tirso Martínez Sánchez est aussi connu par son surnom « El Futbolista ». Car pendant des années, il a réalisé des investissements massifs dans plusieurs clubs de Liga MX, notamment Querétaro, Irapuato, Celaya, La Piedad et Mérida.

Après avoir travaillé pour les cartels de Sinaloa et de Ciudad Juárez entre 1995 et 2003, le dealer de cocaïne a racheté les Venados du Yucatán pour 600 à 700 000 dollars et les Reboceros de La Piedad pour 2,2 millions de dollars. En 2004, il est même parvenu à faire un énorme bénéfice en revendant ce dernier pour dix millions de dollars. Deux ans plus tard, ayant des suspicions sur ses activités, la fédération mexicaine de football a racheté les clubs d’Irapuato et Querétaro et les a aussitôt relégués. À l’époque, les dirigeants du football mexicain prétendaient vouloir réduire le nombre d’équipes en première division. Mais elle aurait en réalité voulu réduire son emprise sur le football mexicain.

Depuis les années 2000, des liens avec des groupes criminels ont été mis au jour dans au moins sept clubs. Mais une grande part du blanchiment est probablement réalisée au sein des équipes de divisions inférieures, puisqu’elles sont très peu inspectées. Entre 2003 et 2006, quatre clubs mexicains avaient ainsi reçu de l’argent du trafic de drogue colombien. Parmi eux, le club de Salamanque, qui évolue en deuxième division, a reçu 1,5 million d’euros du trafiquant José Mario Rios Laverde. À cette époque, l’ancien président de la Liga MX Decio De Maria avait déclaré que « le trafic de drogue est un problème très important et quels que soient les contrôles que vous exercez dans n’importe quelle industrie, le problème sera toujours présent ».

Crédits : Dorados

Une décennie plus tard, le football mexicain n’a pas fait vœu de sobriété. En 2018, la légende argentine Diego Maradona est devenu entraîneur d’une équipe de deuxième division, les Dorados de Sinaloa. Autrement dit, une star connue pour son goût pour la cocaïne débarquait au beau milieu du territoire du cartel d’El Chapo. Il a été recruté par un sulfureux propriétaire, le businessman Jorge Hank Rhon. Suspecté de tremper dans des affaires de trafic de drogue, le patron du Grupo Caliente sait se défendre. En 2011, la police a saisi plus de 80 pistolets et des milliers de munitions chez lui.

En 1988, deux de ses gardes du corps ont été condamnés pour le meurtre d’un journaliste, Hector Felix, qui lui avait posé des questions sur ses relations avec les cartels dans le pays. Aujourd’hui, selon le journaliste Luis Castillo, le club est à vendre. Perclus de dettes, lâché par Maradona, le club n’a pas payé les joueurs depuis trois mois. Il n’est pas le seul en difficulté. Dès septembre 2019, le Trésor mexicain a signalé des irrégularités financières au sein de certains clubs mexicains de première et seconde division. Son attention s’est pour l’heure concentrée sur le club de Cruz Azul. Mais d’autres noms pourraient sortir dans les semaines à venir.


Couverture : PX