Distanciation sous-marine

Au sud de la Floride, dans les eaux tropicales des Keys, un jeune homard des Caraïbes rentre dans sa tanière, sur un récif peu profond, après une nuit de recherche de mollusques. Il rejoint là quelques congénères avec qui il partage ces crevasses rocheuses, et s’aperçoit vite qu’un nouvel individu est présent. Or cet intrus présente un profil inquiétant. Il y a quelque chose dans son urine qui ne va pas, une odeur différente. Pour le jeune homard, c’est le signe d’un virus contagieux, le Panulirus argus, qui l’incite à faire demi-tour pour fuir l’individu infecté.

Aussi surprenant que cela puisse paraître, c’est bel et bien la façon dont se comportent les homards pour éviter d’être contaminés. La distanciation sociale, et avec elle l’isolation, sont des moyens très efficaces pour lutter contre la propagation d’une maladie. Même si les êtres humains ont parfois du mal à la respecter en ces temps de Covid-19, ces mesures sont prises assez naturellement chez certains animaux. C’est même cela qui garantit la survie d’espèces habituées à évoluer en groupe. 

Au cours de leur évolution, les homards ont appris à tromper la mort en adoptant un comportement différent lorsqu’ils sont confrontés à une maladie. Les scientifiques appellent cela « l’immunité comportementale », c’est-à-dire l’ensemble des actions et des modes de vie qui permettent à une espèce d’augmenter son espérance de vie. Donald Behringer, professeur d’écologie marine et des maladies à l’université de Floride, a étudié la façon dont les homards agissent afin d’éviter une maladie.

Son étude, publiée en 2013, montre que ces crustacés savent s’isoler de leurs congénères contaminés. « Les homards sains sont capables de détecter et d’éviter les homards malades en captant des signaux chimiques dans l’urine des homards infectés » , déclare Behringer. « Ils n’ont même pas besoin de voir le homard infecté pour savoir qu’ils doivent l’éviter ». C’est grâce à leur odorat que les homards esquivent les agents pathogènes.

Pour leur étude, les scientifiques ont bloqué les organes urinaires de homards infectés et ont observé que les homards sains ne les évitaient plus. Certains homards sont ainsi prêts à prendre de gros risques pour éviter d’être infectés, comme abandonner leurs refuges pour des eaux où leurs chances de survie face aux prédateurs sont faibles. Ils ne sont pas les seuls : les guppys, une espèce de poisson d’eau douce tropicale, respectent également la distanciation sociale. 

Dans leurs travaux publiés en 2019 par la revue Biology Letters, les scientifiques de l’université de Pittsburgh ont placé des guppys sains dans un aquarium avec d’autres réservoirs sur les côtés. L’un était vide et l’autre contenait trois poissons infectés par un ver. De nature sociale, de nombreux guppys se sont dirigés vers le réservoir où se trouvaient d’autres poissons. Mais certains mâles, qui se sont ensuite révélés très sensibles aux infections par les vers, évitaient à tous prix le réservoir rempli de guppys malades. 

Comportements similaires

Ce genre de comportements peuvent aussi être observés en dehors de l’eau. Une étude de 2018 montre que, lors d’une épidémie causée par un champignon mortel, les fourmis mettent en place une distanciation sociale rapide et stratégique. Dans les 24 heures suivant l’apparition de la maladie, celles qui étaient malades s’isolaient d’elles-mêmes et passaient plus de temps loin de la colonie. Les fourmis de jardin ont un comportement similaire lorsque l’une d’entre elles est infectée.

Selon la biologiste Nathalie Stroeymeyt, du département d’écologie et d’évolution de l’université de Bristol, les fourmis non exposées au virus restaient non seulement à l’écart des fourmis exposées, mais les fourmis saines s’éloignaient aussi les unes des autres, par précaution. « Nous pensons qu’il s’agit d’une mesure proactive pour réduire le risque de transmission épidémique à travers la colonie, un peu comme la forme de distanciation sociale proactive mise en œuvre dans nos sociétés pour diminuer le risque de transmission de Covid-19 », explique Stroeymeyt.

Beaucoup d’autres espèces terrestres comme les léopards ou les jaguars adoptent des attitudes d’isolement en cas de maladie transmissible. La distanciation sociale est également une pratique courante chez les singes. Des scientifiques ont étudié le comportement de quelques primates au Ghana, lors d’une propagation de microbes. Les 45 singes se sont séparés en huit groupes distincts. Après analyse de leurs matières fécales, les chercheurs se sont rendus compte que les groupes qui entraient le plus en contact, même occasionnellement, avaient les mêmes microbes intestinaux. Les groupes qui ne présentaient pas les mêmes microbes ne sont pour leur part jamais entrés en contact.

« La transmission microbienne sociale chez les singes peut nous aider à nous informer sur la façon dont les maladies se propagent », explique Eva Wikberg, professeure d’anthropologie à l’université du Texas à San Antonio (UTSA). « Les études sur les animaux sauvages peuvent nous en apprendre beaucoup sur l’importance d’utiliser des mesures telles que la distanciation sociale afin d’assurer une meilleure sécurité pendant cette pandémie. »

Les singes ajustent également leurs comportements de toilettage pour éviter les compagnons infectés. En 2017, la biologiste de Göttingen Clémence Poirotte et ses collègues ont publié une étude à ce sujet. Ils avaient observé les interactions chez les mandrills au Gabon et s’étaient rendus compte qu’ils pouvaient détecter un singe infecté en se basant sur l’odeur.

Comme ces animaux, les humains ont une longue histoire avec les maladies infectieuses. Beaucoup de nos propres formes d’immunité comportementale, comme les sentiments de dégoût dans des environnements sales ou surpeuplés, sont probablement les résultats de notre évolution, de notre adaptation à des environnements infectés. Mais face à un virus difficile à détecter, il nous faut réapprendre à nous tenir éloignés les uns des autres. 


Couverture : Iris Ba/Ulyces