Parfois, les gens me demandent quelle est la chose la plus stupide que j’aie jamais faite. La plupart du temps, je n’ai pas besoin d’une longue réflexion – je réponds instinctivement : le Maze Drain. Un joli nom pour désigner le réseau souterrain d’épuration des eaux de Melbourne, où j’ai fait de drôles de rencontres. Ce n’est pas tellement que ces égouts fussent particulièrement dangereux ; en fait, la majeure partie du réseau était plutôt agréable à explorer. D’autres sections en revanche, beaucoup moins. Cela fait longtemps que je souhaite raconter cette histoire et à ma décharge, cela ne va pas me rendre populaire auprès des claustrophobes ou des arachnophobes. Assurez-vous d’être bien assis, car j’ai l’impression que cette chronique va être longue – après tout, ces égouts étaient longs, eux aussi.

Le labyrinthe

Cet énorme réseau interconnecté de caniveaux, de canalisations, de tuyaux d’écoulement et de tunnels de maintenance qu’on appelle communément le Maze Drain n’est peut-être pas le plus long de tout Melbourne ; mais c’est sans doute le plus complexe et le plus compliqué à traverser. Tout est dans le nom. Alors que je visitais Melbourne, j’ai eu assez de chance pour que quelqu’un me parle du Maze Drain, un site bien connu des adeptes locaux du Clan de la Cave, qui l’utilisent souvent pour leurs initiations. D’après ce que j’ai compris, le Clan tient annuellement une sorte de « journée portes ouvertes », l’occasion pour eux de trouver des nouvelles recrues potentielles qu’ils emmènent dans une expédition à travers les méandres du labyrinthe pour tester leur courage, et peut-être aussi pour repérer et virer les claustrophobes. La plupart des égouts sont faciles d’accès, à condition que vous sachiez où regarder. Pour une grande partie, ce sont de grands tunnels spacieux, secs l’été et barbouillés des graffitis laissé par les nombreux explorateurs ayant déjà parcouru ces chemins.

Un couloir du Maze Drain  Crédits : Darmon Richter

Un couloir du Maze Drain
Crédits : Darmon Richter

Cependant, je me suis rendu compte par la suite que ces régions accessibles aux novices ne représentaient qu’une partie limitée du réseau complet de canalisations. À l’autre bout des égouts, en amont du repère du Clan et loin des grands écoulements d’eau spectaculaires dans la rivière Yarra, le Maze Drain est à la hauteur de sa réputation. Dans ces régions moins explorées, l’absence de graffitis traduit une autre réalité et les étroits espaces dans lesquels il faut ramper sont remplis de toiles d’araignées venimeuses laissées intactes. J’avais tort de m’imaginer que le Maze Drain serait un parcours de santé. J’avais tort de penser que ce serait sans danger. J’aime à penser que je ne suis pas complètement idiot ; je n’aurais jamais envisagé, par exemple, de me mettre à parcourir des égouts pareils tout seul. À la place, je m’étais mis à parcourir des forums en ligne, en postant des messages énigmatiques à propos d’ « aventures », de « cartes » et de « trésor caché ». Une réponse est arrivée presque immédiatement : un randonneur suédois passait par Melbourne, nous nous sommes arrangés pour nous rencontrer dans une gare près du tuyau d’écoulement. Il m’a prévenu qu’il était grand et je n’ai eu en effet aucun problème pour le repérer. En suivant une carte gribouillée à la va-vite sur une serviette en papier, nous nous sommes dirigés vers un parc, puis vers la rivière en contrebas. Nous avons trouvé l’embouchure sans trop de problèmes ; une entrée caverneuse qui se jetait dans la rivière Yarra. On pouvait lire « danger » sur un panneau, « entrée interdite » sur un autre. L’amende pour avoir pénétré dans ces égouts souterrains sans autorisation s’élève à 20 000 dollars. Un chiffre délirant qui semble être utilisé comme élément de dissuasion et qui est rarement mis en application. Cela dit, aucun de nous n’avait l’intention de se faire prendre la main dans le sac – et rentrer dans les égouts par cette embouchure en aval aurait impliqué que nous pataugions lentement dans une eau haute jusqu’au torse, à la vue des voitures et des piétons situés sur l’autre rive. Ceci n’étant pas vraiment une perspective réjouissante, j’ai donc consulté ma carte à nouveau… Ensuite, en retournant vers la gare, nous sommes partis à la recherche d’une entrée plus discrète en amont. Cinq arrêts de métro nous séparaient du point sur la carte marqué « entrée amont ». Ce n’était pas le seul accès marqué sur mon dessin approximatif du réseau de canalisations, j’avais apparemment quelques autres entrées possibles, ainsi que celle proche du parc, située environ aux trois quarts du chemin entre le caniveau en amont et l’embouchure dans la Yarra. Mais cette première « entrée amont » semblait nous donner un bon aperçu de l’endroit – un couloir sinueux long d’environ cinq kilomètres – ainsi qu’une opportunité d’explorer une bonne partie des tunnels. Nous avons trouvé le caniveau assez facilement. Une longue rigole peu profonde qui longeait un terrain clos, à côté d’un terrain de jeu. L’endroit était clôturé, vaste périmètre séparant l’entrée des égouts du parc. Un jogger est passé à côté de nous, courant le long de la piste. Près de là, un homme promenait son chien. On devait grimper rapidement. J’ai sauté par-dessus le mur d’un jardin ; mon nouvel ami n’a pas eu de mal à se hisser par-dessus la barrière. Je l’ai suivi – à moitié en sautant, à moitié en tombant – dans l’enceinte légèrement inondée, de l’autre côté.

« Une fois rentrés, nous pouvions raisonnablement penser que personne ne nous suivrait. »

Je ne sais pas si quelqu’un nous a vu rentrer et je ne me suis pas arrêté pour regarder. Nous ne pouvions plus faire marche arrière à présent. Une fois rentrés, nous pouvions raisonnablement penser que personne ne nous suivrait. Je me suis précipité vers le caniveau, du côté amont d’une rigole en béton, m’aidant de mes mains et de mes genoux pour passer par la petite embouchure. Alors que la taille du Suédois l’avait aidé pour passer par-dessus la clôture, elle se retournait maintenant contre lui, alors que nous devions tous les deux nous serrer dans cet étroit tunnel sombre. Assez vite cependant, nous avons suivi un filet d’eau gluant qui traçait la voie en direction de la Yarra, quelque part en aval. J’ai allumé ma lampe frontale pour révéler un tunnel de béton brut qui disparaissait au loin dans l’obscurité. Alors que ma carte dessinait quelques courbes d’une entrée à l’autre, elle ne donnait aucune information sur la consistance des canalisations. Elle ne nous permettait en rien de deviner la longueur de ce cylindre en béton, ni quand nous pourrions nous lever et arrêter de ramper. Cela ne faisait pas longtemps que nous avancions quand j’ai remarqué les premières toiles d’araignée. En plein été australien, les murs du tunnel étaient secs et poussiéreux, bordés de toiles qui se prenaient dans mes cheveux alors que je les frôlais. À mesure que j’avançais, j’essayais de me frayer un chemin à travers l’obscurité devant moi, me créant un passage à travers ces fils gluants. Cela m’a permis de me débarrasser d’une bonne partie d’entre eux, mais quelques-uns parvenaient quand même à s’accrocher à mon visage, mes oreilles et mes sourcils. Les créatures qui avaient tissé ces toiles se dissimulaient dans les fissures incrustées dans le bloc de béton – alors que j’appuyais mes mains sur les murs, des corps noirs et lumineux se faufilaient au coin de mes yeux avant de disparaître dans les petites failles de la surface.

Une douleur

Peu après avoir parcouru un kilomètre de conduits, alors que mes mains et mes genoux étaient déjà douloureux, je suis tombé nez à nez avec une de ces araignées : en me tournant brièvement pour jeter un coup d’œil en arrière, je l’ai aperçue sur le mur à côté de moi. Elle était petite, peut-être un centimètre de long, mais alors qu’elle descendait le long de sa toile à moins d’un mètre de mon visage, j’ai soudain reconnu cet abdomen rond et noir et cette épaisse rayure pourpre qui traversait son corps. J’ai paniqué et bondi en arrière, aussi loin de l’araignée que me le permettait l’espace confiné dans lequel je me trouvais ; à un mètre tout au plus. Tout en reculant, j’ai orienté ma lumière vers les murs et là, scrutant encore davantage l’obscurité et les failles autour de nous, j’ai aperçu davantage de ces mêmes araignées sombres et rouges, une infinité de petits corps luisants tapis autour de nous. Des veuves noires. Des dizaines et des dizaines de veuves noires. Un mot rapide sur la veuve noire, pour qui n’aurait jamais entendu parler de cette ignoble araignée. La veuve noire (techniquement, la Latrodectus hasseltii) fait partie des veuves, les femelles les plus agressives, marquées d’une épaisse ligne rouge le long de leur abdomen. Elles constituent l’un des plus grands dangers pour l’homme parmi les araignées ; en général classées comme la 5e espèce la plus venimeuse au monde. Leur venin neurotoxique peut provoquer nausées, vomissements, douleur intense et gonflement autour de la plaie qui s’étend systématiquement à l’ensemble du membre atteint. Depuis la grande disponibilité de l’antidote à partir de 1956, il n’y a plus eu que quelques cas de décès liés à une piqûre de veuve noire.

Une araignée du Maze Drain
Crédits : Darmon Richter

Toutefois, il ne s’agissait que d’une seule piqûre. Plus je la regardais, plus je repérais d’araignées ; et nous nous trouvions bien loin de tout antidote. Loin devant, on semblait distinguer la fin du tunnel. Soit nous avancions – rapidement – soit nous devions ramper pour sortir de cet étroit tunnel infesté d’araignées. Un bien long chemin à parcourir, et complètement à l’opposé. Mon compagnon m’a rattrapé en me demandant pourquoi je m’étais arrêté. « Ne… euh… », j’ai balbutié, « quoi que tu fasses, ne touche pas le mur. » Je lui ai pointé du doigt une des araignées, très proche, et distinctement éclairée. « Merde », dit-il. Par chance, je suis un grand amateur d’araignées – c’est presque une obsession. Cependant, je peux honnêtement affirmer qu’à ce moment-là, je n’ai pas ressenti la moindre affection pour elles. J’ai pris une bouteille d’eau de la poche latérale de mon sac, époussetant les toiles : dès que je percevais un mouvement, je frappais avec la bouteille en plastique. Je boitillais sur une main et deux genoux à travers la boue, brandissant ma matraque en plastique au moindre mouvement. Étourdi d’adrénaline, j’ai gratté mes genoux ensanglantés tout en me traînant droit devant, à travers l’obscurité. J’ai ignoré la douleur, poussant jusqu’à ce que le tube en béton se transforme enfin, après diverses torsions nécessaires à l’ouverture, en une haute salle en briques. Nous avons couru vers une jonction, où de l’eau fraîche coulait depuis une zone supérieure. Essoufflé, adossé contre le mur, j’ai placé le projecteur au-dessus de ma tête, pour distinguer une, puis deux, puis trois veuves noires sur moi. Je me suis empressé de les faire tomber avec ma bouteille, sautant et tremblant alors qu’elles finissaient leur course dans l’eau. L’adrénaline commençait à me quitter. C’est à ce moment-là que j’ai ressenti une douleur dans ma main. Cela ressemblait à un simple bleu, une légère marque rougeâtre s’étalant autour d’un petit gonflement près de mon index. Et ça commençait à faire sacrément mal. J’ai pour habitude de ne jamais me séparer de mon couteau suisse ; farfouillant dans mon sac, j’ai sorti la lame et appuyé à l’endroit de la blessure afin de faire sortir le venin. Toutefois, dans l’obscurité des égouts, je n’avais aucune idée de ce que je faisais. Tant pis pour la précision chirurgicale, j’ai fini par taillader et couper la peau au niveau de mon doigt, jusqu’à ce que cela saigne, puis je l’ai nettoyé dans l’eau.

« Deux chemins s’offraient à nous. Le premier consistait à revenir en arrière : ramper de nouveau sur toute la longueur de cet étroit tube, sachant cette fois-ci que nous entrions dans un nid d’araignées venimeuses et agressives, ou continuer. »

Nous nous sommes regardés, tous deux tremblants et terrifiés par ce qui nous restait à faire. Deux chemins s’offraient à nous. Le premier consistait à revenir en arrière : ramper de nouveau sur toute la longueur de cet étroit tube, sachant cette fois-ci que nous entrions dans un nid d’araignées venimeuses et agressives. Ou bien nous pouvions continuer vers la rivière. Nous avions dorénavant un courant pour nous guider, et, avec un peu de chance, les tunnels s’agrandiraient et deviendraient plus spacieux. Plutôt que de ranger mon couteau dans mon sac, je l’ai glissé dans ma poche, j’ai repris mon arme en plastique, prêt à tout, et fait un pas en avant vers le tronçon suivant du tunnel. À partir de là – heureusement – le tunnel s’élargissait légèrement. Nous devions toujours nous tenir baissés car le plafond, ou plutôt la longue traînée de toiles d’araignées, était très bas, mais au moins ce nouveau passage curieusement façonné nous permettait de bouger plus vite. À un moment, les égouts se répandaient dans une pièce très grande, basse de plafond, avec un ravin au centre ; sombre, pavé de briques et incliné vers le bas, orientant ainsi le courant vers son centre. Cet espace supplémentaire nous est apparu comme un soulagement – nous nous sommes même reposés un moment, assis sur les pierres humides pendant que nous nous réhydrations. Nous nous étions habitués aux araignées maintenant, aussi nombreuses étaient-elles, et les montrer du doigt était devenu plus un jeu qu’autre chose. Le mien tremblait toujours, et une légère rougeur violâtre s’était étalée au-delà de l’articulation, vers ma main – plutôt que d’être douloureuse, la zone me paraissait juste engourdie, inconfortable, et en me concentrant, je suis parvenu à ignorer la sensation. Alors que nous progressions dans cette pièce étroite, nous avons été forcés de nous accroupir, de ramper à travers le courant, tête baissée, afin d’éviter les toiles qui pendaient du plafond. Je suis incapable de dire quelle distance nous avons parcourue ce jour-là. Nous avons vu tellement de tunnels différents le long du Maze Drain, nous avons croisé tellement d’intersections et de jonctions que j’ai du mal à me souvenir de l’ordre dans lequel nous les avons arpentés. Je pense qu’à ce moment-là, nous sommes entrés dans un large passage de forme circulaire – un tube de briques rouges qui nous a permis de presser le pas pendant un temps, avant de retomber finalement sur une immense pièce inclinée semblable à celle vue plus haut. Ceci dit, ce dont je me souviens précisément, c’est qu’alors j’ai aperçu ce qui me semblait être une toile en entonnoir.

La Victoria

Un tunnel du Maze Drain
Crédits : Darmon Richter

Les araignées à toile en entonnoir sont du genre désagréables. La même liste qui plaçait les veuves noires comme la 5e espèce la plus mortelle au monde évalue que les araignées à toile en entonnoir de Sydney se trouvent en 3e place. Il s’agissait probablement d’une de ses proches, la Victoria (Hadronyche modesta). Ces arachnides n’attaquent en général que lorsqu’elles se sentent menacées, piquant à répétition leur cible tout en lui injectant des neurotoxines potentiellement létales. Comparativement à leur taille et à l’ensemble des espèces d’araignées, celles à toile en entonnoir ont des crocs particulièrement grands – et ces petites aiguilles pointues sont capables de pénétrer à travers des vêtements très épais, et même du cuir. Une piqûre de ce genre est capable de tuer un enfant en 15 minutes. J’ai trouvé l’araignée dans une section circulaire du tunnel, alors qu’elle rampait à moins de 60 centimètres de mon visage. J’ai pris une photo, mais le flash a dû la surprendre – l’araignée a commencé à agiter ses pattes avant en guise d’avertissement. Il devait s’agir d’un mâle : petit, abdomen aérodynamique, pédipalpes de grande taille, et les deux pattes avant nettement inclinées. La photo était floue, alors j’ai essayé d’en prendre une autre, puis une autre. Mais, alors que l’araignée commençait à trembler, tendue comme avant un saut, j’ai décidé de continuer mon chemin. Nous avons poursuivi le long de ce passage pendant un long moment. La tâche était compliquée, mes membres étaient douloureux, et la blessure sur ma main commençait à m’inquiéter. Je restais attentif à l’apparition des symptômes de l’empoisonnement – maux de tête, nausées – et bien que je ressentais un peu des deux, il m’était impossible de dire s’ils étaient causés par la piqûre ou juste par le fait d’avoir passé les deux dernières heures voûté dans un égout.

« La tâche était compliquée, mes membres étaient douloureux, et la blessure sur ma main commençait à m’inquiéter. »

À un moment, nous avons entendu de l’eau couler. Après l’avoir suivie, le passage, devant nous, se jetait dans un réservoir d’eau noire et croupie situé environ trois mètres sous nos pieds. Selon la carte, il s’agissait d’une zone connue sous le nom de « fosse mortelle ». De loin, la chute d’eau avait semblé être un maelstrom fracassant ; mais alors que nous arrivions au bord de la cascade, nous avons réalisé qu’il s’agissait de bien plus qu’un simple filet d’eau dont le son aurait été amplifié par l’épais mur de pierres. Il y avait une sorte d’échelle en fer rouillé sur la gauche. Elle formait un chemin en diagonale qui menait de l’autre côté de l’eau stagnante. Descendre a été assez facile, excepté la petite surprise lorsque j’ai découvert une heteropoda, araignée chasseresse, qui semblait endormie sur l’un des barreaux de l’échelle. Ces araignées sont les plus grandes que l’on trouve en Australie. Elles sont plutôt dociles et plus ou moins inoffensives. Une fois arrivé sur une pierre solide, mes mains étaient tachées d’un orange clair en raison de la rouille. À partir de là, le passage semblait s’élargir en aval. Une fois tous les deux descendus, nous nous sommes dirigés vers le tunnel fait de briques, et pour la première fois depuis des heures, nous avons commencé à remarquer des graffitis. Il s’agissait de tags du Cave Clan datant des années 1980, et ce retour en territoire déjà exploré vint comme un soulagement. C’est également à ce moment que nous avons commencé à rencontrer des jonctions plus importantes. Je pense que nous avons tout d’abord trouvé le « Godzilla Point », le nom griffonné en noir sur le mur. Jusqu’à présent, cet égout n’avait pas vraiment fait penser à un labyrinthe – plutôt à une ruche cauchemardesque d’insectes meurtriers comprimés dans un long tunnel en constante évolution. Dorénavant, nous avions atteint une zone où de nombreux courants d’eau convergeaient. Le chemin devant nous – et derrière nous – s’étalait sur de multiples tubes et conduits : les égouts se révélaient enfin à la hauteur de leur nom. Après avoir escaladé un passage étroit, j’ai marché à grands pas au travers d’un entassement de feuilles mortes, vers un espace plus accueillant situé devant. Mon ami suédois était toujours dans le précédent tunnel – plus grand que moi de quelques centimètres, il avait bien du mal dans cette zone assez étroite. Néanmoins, au moment où j’ai émergé, un sifflement aigu dont l’origine se trouvait quelque part autour de mes chevilles s’est fait entendre.

Une araignée du Maze Drain
Crédits : Darmon Richter

Bien que les araignées ne me dérangent pas plus que cela d’habitude, je suis moins à l’aise avec les serpents. Je ne sais pas si c’est leur taille, leurs crocs, ou bien leur façon de bouger… Commençant à paniquer, j’ai brusquement sauté hors des feuilles mortes, et me suis rabattu sur le mur de pierres placé derrière. J’ai attendu que le son se manifeste de nouveau, presque incapable d’entendre autre chose que les battements de mon cœur. Il m’a fallu une minute avant d’oser me rapprocher plus près du tas de feuilles mortes. C’est alors que j’ai entendu à nouveau le bruit : il semblait plus sourd et plus proche ; et j’ai pris enfin conscience qu’à chaque pas, l’eau des égouts sifflait à travers les coutures de mes chaussures trempées. À cet instant, nous étions tous deux épuisés. Nous avions pris des provisions – de l’eau et du chocolat, mais ils avaient commencé à s’épuiser après l’effort physique des trois dernières heures. N’en voyant pas le bout, et ne sachant pas où l’on se trouvait sous la ville, toute cette expédition prenait une tournure inquiétante. Je commençais à me demander quelle serait la valeur nutritive d’un repas composé d’une énorme sparassidae. De plus en plus désespérés, on s’enfonçait dans les canalisations – passant à travers des canaux et sous des voûtes ; parfois rampant, parfois traversant à grands pas de vastes caves. Nous croisions de plus en plus fréquemment des jonctions ; et parfois nous nous demandions si nous suivions vraiment le bon chemin. Souvent, il fallait que nous nous fiions à l’eau pour nous guider. Nous avions déjà aperçu l’embouchure à partir de la berge du Yarra ; et aussi longtemps que nous continuions à suivre le cours du ruisseau, qui s’élargissait et chantonnait sous nos pieds, nous étions certains d’être sur la bonne voie.

Le Clan de la Caverne

À partir de là, les tunnels se sont élargis ; plus spacieux, ils étaient couverts de tags et de graffitis. On commençait à ressentir l’hospitalité légendaire du Clan de la Caverne. Des petits messages était inscrits au-dessus des passages latéraux, qui avertissaient les visiteurs d’une impasse, ou les invitaient à pousser plus loin leur exploration. C’est une pratique que j’allais revoir dans d’autres égouts des environs de Melbourne. Du fait de ces annotions bien utiles qui recouvrent les murs de chaque passage, il était quasi impossible de se perdre dans la plupart de ces réseaux. Le seul endroit où je n’en ai pas aperçu se situe dans les zones en hauteur et moins fréquentées du Maze Drain. Parfois, les graffitis, au lieu de guider les intrépides aventuriers, les soumettent à des devinettes. Ici dans le Maze Drain, nous sommes passés par un large passage dont le mur portait l’inscription « MURDOCH N’A PAS PEINT LES ÉGOUTS !!! » en grandes lettres blanches. Je me suis creusé les méninges, et la seule piste que j’ai pu trouver est une référence à Sir Keith Arthur Murdoch. Né à Melbourne en 1885, Murdoch devint un journaliste très estimé et le confident du Premier ministre de l’époque Billy Hughes. Il me reste encore à comprendre le rapport entre Murdoch et les égouts de la ville. Finalement, les tunnels débouchaient sur une vaste clairière. La chambre était traversée par un ruisseau, le confluent de beaucoup d’autres, qui se jette dans un canal central qui s’écoule tout le long de la chambre pour arriver à l’entrée de la caverne et enfin retrouver la lumière du jour. Pour preuve de la vie sociale que j’avais trouvée dans le ANZAC Drain de la ville, ceci était le quartier général du Clan de la Cave, le centre névralgique du Maze Drain. L’un des murs, ayant une place de choix dans cet endroit minable, faisait office de livre d’or : une surface blanche divisée en petits carrés, où de courageux aventuriers pouvaient laisser leur signature pour la postérité. Tous deux avons gribouillé notre signature avec fierté. On l’avait fait. Des caniveaux les plus hauts jusqu’aux chambres spacieuses du bas, on avait finalement réussi à trouver notre chemin à travers ce labyrinthe.

Le Maze Drain  © Darmon Richter

Un tunnel du Maze Drain
Crédits : Darmon Richter

On aurait très bien pu sortir à ce moment-là. Le repère de la bande donnait sur un fossé qui traversait ce qui s’apparentait à un parc : cela aurait été relativement facile d’escalader les berges en pierre, en grimpant hors des ravines pour se retrouver sur l’attrayante herbe verte qui les surplombait. Mais fidèle à ma logique, j’essayais de persuader mon compagnon d’aventure de rester dans les égouts. J’étais partant pour voir tout le Maze Drain – du début à la fin, en émergeant finalement sur la rive de la rivière Yarra. Je savais que si je sortais maintenant, en n’ayant accompli que les trois-quarts du chemin, il me serait sans doute resté un fort sentiment d’insatisfaction. Qu’est-ce qui pouvait mal tourner, après tout ? Nous étions si proches de la liberté à ce moment-là, il n’y avait aucune chance de se perdre. J’ai fini par le persuader – à la condition qu’on fasse directement marche arrière au premier signe d’araignées ou d’espaces exigus. J’étais plus que ravi d’accepter. À partir de là, le reste de notre périple a été un rêve – la plupart des passages étaient de larges tunnels ronds, construits pour supporter une quantité inimaginable d’eau de pluie. Mais à ce moment-là, ils étaient totalement asséchés, à l’exception du ruisseau au centre, ce qui nous a permis de parcourir le reste du chemin assez rapidement en courant dans les égouts. Nous sommes passés devant un signal d’avertissement qui annonçait une chute d’eau, et bientôt nous avons pu l’entendre. Comme auparavant, le bruit assourdissant de la chute d’eau était décuplé par les murs solides du tunnel – donnant l’impression qu’au bout, quelque chose de beaucoup plus énorme et imposant que la chute d’un ruisseau nous attendait. Cependant, le dénivelé de la chute était tout de même impressionnant. Peut-être la moitié de la hauteur de la dernière chute ; et cette fois-ci, une échelle était placée à côté du ruisseau. Nous sommes descendus en nous agrippant aux barreaux glissants. Après la chute, nous avons parcouru le dernier bout de tunnel cylindrique, avant d’arriver par un large tuyau d’écoulement dans une zone voûtée qui donnait directement sur la rivière. Nous nous sommes retrouvés à patauger dans une eau vaseuse. Cette cave nous emmenait dans une eau de plus en plus profonde – d’abord jusqu’aux genoux, ensuite jusqu’à la ceinture, le sol de béton laissant graduellement la place au lit de la rivière. Contournant un coin du tunnel, nous avons aperçu une lueur – puis, en dépassant le dernier tournant du passage, nous avons vu un demi-cercle de lumière au loin, qui découpait une forme ovale verte sur la surface de la rivière : Yarra, elle-même. Nous nous sommes arrêtés sous l’arc de la sortie, à seulement quelques mètres de la berge où nous avions commencé notre expédition quelques heures auparavant. Je me sentais heureux d’y être revenu. Nous avons alors décidé de prendre un autre chemin pour trouver la sortie la plus proche. Au lieu de ramper dans le ruisseau que nous avions emprunté à l’aller, et retrouvé le repère du Clan, en regrimpant l’échelle de la chute, nous avons pris le chemin jumeau : en nous dirigeant vers la plus large des sorties qui donnait sur la rivière. D’après mon plan, le Maze Drain faisait une longue boucle en partant de ses extrémités les plus basses ; la zone à l’air libre adjacente du repère du clan, qui disparaissait par la suite sous le sol, formait une courbe pour finalement se jeter dans la rivière.

« À travers l’entrée, je pouvais à peine apercevoir une pièce basse juste derrière, mais avant même d’y arriver, je fus percuté par une bouffée d’air fétide. »

En plus des chemins, le plan indiquait une série de lieux : on avait vu « l’entrée en amont » et « l’entrée du parc », mais aussi « le puits de la mort », « la chambre du tram » et « la triple fissure ». Il y avait cependant des tas d’autres lieux inscrits, et certains que nous ne pourrions certainement pas atteindre cette fois-ci – « les chiottes de Dugo » et « inondations » étaient situés à une bonne distance de l’un des ruisseaux affluents, alors que « le ruisseau glissant », malgré son nom attirant, se trouvait à l’extrémité de la boucle des inondations. Cependant, mon œil était attiré par une petite croix qui accompagnait les mots « la Cave du Crâne », qui se trouvait juste derrière le prochain tournant, à côté de la sortie la plus proche des égouts. En se déplaçant rapidement dans ces luxurieux et larges tunnels en aval, nous sommes arrivés à la cave en quelques minutes et le Maze Drain résonna une dernière fois de nos rires, à mes dépends. Il était difficile de rater le mur d’entrée qui était sculpté comme un crâne. J’essayais de m’y hisser, en m’agrippant sur les briques glissantes, tout en relevant les sourcils. J’aurais aimé n’y avoir pas attaché tant d’importance. À travers l’entrée, je pouvais à peine apercevoir une pièce basse juste derrière, mais avant même d’y arriver, je fus percuté par une bouffée d’air fétide. Alors que la plupart du Maze Drain est purgée par le passage d’eau douce (des eaux usées, de l’eau sans air, mais cependant toujours fraîches), la cave en face était un véritable trou puant. J’ai failli tomber à la renverse, frappé par le fort arôme d’excréments, et je me suis rapidement jeté dans le ruisseau afin d’enlever du mieux possible le résidu gluant et noir de mes mains. Notre aventure touchait à sa fin. Après la « Cave du Crâne », le tunnel débouchait sur l’air libre, sur le lit ombragé d’un canal caché derrière les barrières de jardin des maisons mitoyennes de banlieue. En grimpant par-dessus les berges, nous avons pu nous glisser par le trou d’une barrière pour arriver sur un sentier calme. Nous contournions le coin, et nous nous retrouvions de nouveau à la gare : l’endroit même où nous nous étions rencontrés, sept bonnes heures auparavant. Je suis sûr qu’il y a une morale à cette histoire. Ai-je appris quelques choses de cette expérience ? Absolument pas. Trois heures plus tard, je me trouvais de l’autre côté de la ville, par-delà l’autoroute, pataugeant dans un marécage dans l’obscurité à la recherche de l’entrée « des Égouts de Dieu ».


Traduit de l’anglais par Benjamin Lair, d’après l’article « Flashlights and Spider Bites ».  Couverture : Le Maze Drain, par Darmon Richter.