En plein mois d’août à Modesto, au cœur de la Vallée Centrale de Californie, il règne une chaleur caniculaire à l’extérieur du nouveau Dunkin’ Donuts. Nigel Travis, PDG de Dunkin’, se tient sur une petite estrade en béton près de la sortie du drive-in du premier restaurant de sa chaîne en Californie. À quelques mètres de là, un jeune homme, vêtu de la tête aux pieds d’un costume en mousse en forme de tasse de café, fait signe aux clients. La file d’attente court jusque sur le parking et les clients s’éventent comme ils le peuvent. Non loin de là, les sanctuaires de fraîcheur que sont McDonald’s, Jack in the Box et Taco Bell accueillent les visiteurs souhaitant déjeuner. Malgré la chaleur, Travis, un grand homme à lunettes dont les cheveux gris sont coiffés en arrière, porte une veste de costume épaisse. On peut deviner ses origines britanniques rien qu’aux motifs à carreaux de la veste – sans compter les efforts qu’il déploie pour atténuer son fort accent européen.

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Modesto, Californie
Siège du comté de Stanislaus
Crédits : Carl Skaggs

Dunkin’ Donuts contrôle 56 % du marché des donuts aux États-Unis et vend plus de cafés à l’unité que Starbucks. Pourtant, la chaîne n’a jamais connu le succès en Californie. Dans les années 1980, elle s’est développée vers l’ouest en ouvrant quinze établissements au total à travers le pays. Mais en 2002, ils étaient tous fermés. Travis est devenu PDG en 2009. Sous sa direction, Dunkin’ a décidé de faire un nouvel essai. En 2012, la chaîne a ouvert un nouvel établissement à Camp Pendleton, au nord de San Diego. Peu de temps après, Travis a annoncé une nouvelle stratégie californienne à faire pâlir la tentative précédente : Dunkin’ a signé deux cents accords de franchise dans cet État et a pour projet d’y ouvrir mille établissements de plus dans les années à venir. Dunkin’ voit la Californie comme sa « destinée manifeste ». Au milieu des années 1950, William Rosenberg, fondateur de la chaîne – petite à l’époque et centrée sur la côte est des États-Unis, a visité la Californie du Sud lors de ses recherches à travers le pays. Il a remarqué qu’à l’ouest, on prenait son petit-déjeuner dans sa voiture, au lieu de prendre le temps de s’asseoir à une table. Il a aussi constaté que les Californiens raffolaient des donuts. Pour un conducteur sous pression, rien n’est plus simple, bon marché et délicieux qu’un donut. Une seule main suffit pour le déguster. Les propriétaires des boutiques de Californie avaient érigé des sculptures en forme de donut le long des autoroutes et des passages les plus fréquentés. On ne pouvait pas les rater, elles étaient destinées à appâter les automobilistes affamés. C’était la terre promise, un endroit magique où les donuts flottaient dans les airs et resplendissaient sous les derniers rayons du soleil couchant.

La trentième nuit

Le nouveau drive-in de Modesto est plein à craquer. Les voitures tournent au ralenti. Toutes les 20 secondes environ, un conducteur essaye de quitter la file et lutte pour se frayer un chemin à travers la foule compacte. « Au Dunkin’ Donuts de Modesto, vous pourrez découvrir notre large éventail de choix à savourer et à boire », me confie Travis. « Parmi lesquels nos fameux thés et cafés, chauds ou glacés, cafés latte, Coolattas, et sandwichs pour petit-déjeuner. Certains clients fidèles à Dunkin’ depuis des années m’ont demandé d’où sortaient ces sandwichs pour petit-déjeuner. Ils étaient surpris de les aimer à ce point. » En racontant cela, Travis fixe la camionnette qui avance nerveusement centimètre par centimètre.

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Assortiment
Les spécialités de Dunkin’ Donuts
Crédits : Marcelo Vera

De l’autre côté de la rue, une autre boutique de donuts est elle aussi bondée de clients. Mr. T’s Delicate Donut, fondé par Winnie Hou, est l’un des établissements favoris des gens du coin depuis une vingtaine d’années. À l’intérieur, on aperçoit à travers la fenêtre de la cuisine ouverte un homme retourner les donuts dans une friteuse à l’aide d’une paire de baguettes en bois. À côté de l’image de marque rondement menée de Dunkin’ Donuts et de son aménagement intérieur conçu pour que les files d’attente avancent aussi vite que possible, Mr. T’s fait pâle figure. Quelques tables en marbre sont disposées le long de grandes fenêtres et une vitrine à l’éclairage fluorescent met en valeur une trentaine de variétés de donuts. Et pourtant, le cas de Mr. T’s est plus complexe qu’il n’y paraît. C’est l’un des maillons d’une chaîne d’environ mille cinq cent boutiques de donuts indépendantes. Très présentes dans les centres commerciaux, elles égayent les rues principales de San Ysidro à Arcata. Pendant plus de trente ans, elles ont sévèrement concurrencé les chaînes comme Winchell’s, Krispy Kreme et, pendant sa première expansion californienne, Dunkin’ Donuts. Ce qui surprend peut-être le plus concernant ces boutiques omniprésentes, c’est que la plupart d’entre elles sont tenues par des Américains d’origine cambodgienne. C’est en partie pour cette raison qu’elles sont si tenaces.

Ted Ngoy a introduit les Cambodgiens sur le marché californien des donuts.

Au comptoir de Mr. T’s, je fais la connaissance de Sandy Hou, étudiante souriante de l’université de Californie à Irvine. Cet été, elle aide sa famille à tenir la boutique. Je commande un donut et lui demande si l’arrivée de Dunkin’ à Modesto l’inquiète. Elle hausse les épaules et me donne la même réponse que tous les propriétaires de boutiques tenues par des Cambodgiens que j’ai pu interroger à travers l’État. « Notre clientèle est fidèle », dit-elle en rangeant une barre de chocolat dans un sac en papier blanc. « Notre boutique se porte très bien. »

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À quelques 13 000 km de Modesto, au sud du Mékong, l’homme qui a introduit les Cambodgiens sur le marché californien des donuts est sur le point de porter un toast. Ted Ngoy a 74 ans. Ses cheveux grisonnants se raréfient au sommet de sa tête et ses pantalons amples forment une ligne équatoriale autour de son ventre légèrement bedonnant. Seules ses joues, nourries aux donuts, montrent encore curieusement quelques signes de jeunesse. Devant lui, une quinzaine de membres de la haute société cambodgienne sont réunis autour d’une table en bois de Tamarin et affichent un air satisfaits. Parmi eux se trouvent le porte-parole officiel du gouvernement royal, un sénateur, un docteur dont le nom a été donné à une université, et le propriétaire de la boucherie haut de gamme dans laquelle ils se trouvent. La réunion se tient à Phnom Penh, oppressante capitale du Cambodge, où le souvenir des atrocités du passé est encore vivace. On s’en remet, difficilement, tout doucement, et quand on a fait fortune sur le marché du donut, on peut intégrer sa haute société. Plusieurs des membres présents ont des liens directs avec l’industrie du donut en Californie, où les réfugiés du pays déchiré par la guerre se sont enseignés les uns aux autres leurs savoir-faire dans les commerces de proximité de l’État. Là-bas, quelques hommes d’affaires ont réussi à s’enrichir et ont pu retourner au Cambodge, y exerçant une influence certaine. « Puissions-nous tous connaître la solidarité et l’amitié », proclame Ngoy en khmer. C’est un toast simple, mais il ravit l’audience. Au moment où la charcuterie arrive sur des plateaux, les dignitaires portent à leurs tours des toasts à l’intention de Ngoy. Rien qu’aux sonorités de ces témoignages, on peut aisément deviner l’essentiel de ce qu’ils disent : « Longue vie au roi des donuts de Californie ! Longue vie à Ted Ngoy ! »

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Phnom Penh au crépuscule
Capitale du Cambodge
Crédits : Dmitry A. Mottl

Bun Tek Ngoy est arrivé à Camp Pendleton à bord d’un avion militaire en mai 1975, avec sa femme et ses trois jeunes enfants. Après l’invasion de son pays par une bande de malfrats sans pitié, c’est sans logement et sans argent qu’il a débarqué aux États-Unis. À l’âge de 35 ans, Ngoy avait déjà connu mieux que la pauvreté dont il était originaire. Né d’une mère célibataire, dans une ville située près de la frontière du Cambodge avec la Thaïlande, il grandit dans une communauté très soudée, entre cultures chinoise et cambodgienne. Pour Ngoy, ce n’était pas suffisant. C’est la raison pour laquelle il déménagea à Phnom Penh, où il loua une chambre partagée et commença à apprendre le français et l’anglais. Il tomba amoureux d’une magnifique jeune femme. Elle fréquentait les mêmes cours de langue que lui et appartenait à l’une des familles les plus estimées du pays. De nombreux jeunes hommes de bonne famille étaient déjà prêts à l’épouser. Quand Ngoy entendit son nom, Suganthini, qui signifie « parfum », il lui évoqua des fleurs et trouva qu’elle le portait bien. Par une heureuse coïncidence, l’appartement miteux dans lequel il vivait se trouvait juste en face de la villa qui appartenait à sa famille. Ils commencèrent par entretenir une sage correspondance, se souvient-il, jusqu’à ce que Suganthini ait un jour l’audace de l’inviter dans sa chambre. Ngoy franchit les barbelés et passa les gardes armés, avant de se faufiler dans la villa par la fenêtre ouverte de la salle de bain. Durant des semaines, il ne vécut quasiment que dans sa chambre, se cachant dès qu’un domestique venait la nettoyer. La trentième nuit, ils s’entaillèrent le doigt à tour de rôle sous la pleine lune en se jurant fidélité. Bien plus tard, Ngoy brisa cette promesse, et c’est cette trahison qui l’a mené à sa chute, d’après lui. Bien que les parents de Suganthini s’y opposèrent fortement, le couple décida de se marier. Le beau-frère de Suganthini était général en chef. Ainsi, peu de temps après son enrôlement dans l’armée en 1970, Ngoy fut rapidement promu au poste de commandant. Le Cambodge, en revanche, était sur le point vivre un véritable cauchemar.

Chez Christy’s

Lors d’un coup d’État en mars cette même année, le prince fut destitué. Une guerre civile fut déclenchée. Les guérilleros communistes étaient déterminés à renverser le nouveau régime pro-américain.

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Pol Pot

Ngoy fut assigné à une ambassade en Thaïlande, où il vécut relativement en sécurité avec sa femme, sa fille et ses deux fils, tout en retournant à Phnom Penh régulièrement. Lors de son dernier voyage en avril 1975, il apprit que la capitale allait être assiégée. Il se souvient que l’un des derniers vols fut effectué par un avion militaire américain qui apportait un approvisionnement en riz. En courant vers l’avion, Ngoy vit des roquettes tomber tout autour de l’aérodrome. Le jour d’après, les communistes envahirent Phnom Penh et sonnèrent l’avènement du règne sanglant de Pol Pot. Entre deux et trois millions de personnes furent exécutés en moins de quatre ans. La famine en tua des centaines de milliers de plus. Après avoir passé un mois dans un camp de réfugiés à Bangkok, Ngoy et sa famille furent envoyés à Camp Pendleton. Ils vécurent dans des quartiers jusqu’à ce que l’église luthérienne, située aux environs de Tustin, ne se porte garante de leurs visas. Ils emménagèrent dans une modeste maison de location et l’église aida Ngoy à trouver un emploi en tant que gardien et agent d’entretien. Son parrain, un homme aimable nommé Dean, l’aida à en décrocher un second où il pompa de l’essence de nuit pour la compagnie pétrolière Mobil. Un soir à la station Mobil, alors qu’il n’y avait pas un chat, un collègue de Ngoy lui demanda de surveiller son poste pour qu’il puisse se rendre de l’autre côté de la rue, dans une boutique nommée DK’s Donuts. En revenant, son collègue ouvrit une boite et offrit à Ngoy un donut. Comme il n’en avait jamais mangé, il en choisit un au hasard. Leur goût lui rappelait les beignets ronds qu’il mangeait au Cambodge lorsqu’il était enfant.

Chaque soir après son service, il prit l’habitude de s’arrêter chez DK’s et constata que les clients affluaient à toute heure. Malgré son anglais laborieux et sa méconnaissance fondamentale des rouages du commerce, Ngoy traversa la rue un soir et demanda aux deux femmes derrière le comptoir comment s’y prendre pour ouvrir une boutique de donuts. Elles lui répondirent que pour quelqu’un qui n’avait pas d’expérience, c’était risqué. Elles lui conseillèrent de se renseigner sur le programme de formation des managers de Winchell’s, la chaîne de donuts la plus représentée en Californie à l’époque. Dean le recommanda à Winchell’s en des termes élogieux et Ngoy devint le premier d’une longue lignée d’immigrants indochinois à être accepté au sein du programme de formation. Le programme était exigeant. Pour un salaire mensuel de 500 dollars, Ngoy apprit à nettoyer chaque recoin d’une boutique, à La Mirada où ils étudiaient, à manipuler de l’argent et à réaliser chaque donut de la carte. Il n’avait aucune expérience dans la restauration et eut du mal à comprendre le jargon culinaire au début, mais il apprit rapidement. Quand il termina le programme, Winchell’s lui confia la gestion d’une boutique à Newport Beach. Il était fier de mettre en pratique les trois valeurs essentielles de la société : propreté, service et qualité. Il aimait aussi discuter avec les clients et voir son anglais s’améliorer. Son nom cambodgien, Bun Tek, posait parfois problème, et pour cette raison on le surnomma Ted.

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Ted Ngoy en 1977
Devant sa boutique de La Habra

Un jour de 1976, un client se présenta avec un exemplaire de l’Orange County Register. L’homme avait entouré une publicité dans les petites annonces : une boutique de donuts à vendre. « Ted, tu devrais l’acheter », lui dit-il. Le commerce, appelé Christy’s Donuts et situé à proximité de La Habra, affichait le prix de 45 000 dollars. En travaillant pour Winchell’s, Ngoy était parvenu à mettre de côté 20 000 dollars, et les vendeurs lui prêtèrent la différence. En l’espace d’un an à peine après son arrivée aux États-Unis, Ngoy faisait l’acquisition d’une boutique de donuts. Il passa un mois à travailler pour les anciens patrons en tant qu’employé, afin de bien comprendre tous les mécanismes. Quand il reprit l’affaire, il ne fit qu’un seul changement opérationnel. Au lieu de tout cuire d’un coup chaque matin, il décida de répartir les cuissons en fournées tout au long de la journée. Ainsi, les donuts de chez Christy’s étaient toujours frais. Ngoy continua à gérer la boutique Winchell’s et Suganthini l’aida à diriger la nouvelle boutique. Avec deux salaires, Ngoy remboursa rapidement son emprunt et put acheter l’année suivante une seconde boutique à Fullerton.

Radieux empire

Pour célébrer l’ouverture de sa boutique à Modesto, Dunkin’ mit en vente un donut spécial Californie. Fourré à la crème bavaroise, son glaçage représente un smiley portant des lunettes de soleil. Mais la pancarte qui se trouve à l’extérieur du nouvel établissement de Modesto porte un slogan révélateur : café et plus. « Si vous regardez nos ventes aux États-Unis, les boissons représentent 57 % du chiffre d’affaires », me révèle Travis, PDG de la chaîne, quelques instants après avoir coupé le ruban d’inauguration avec une paire de ciseaux rose géante. « Ça fait plus de cinq ans que je travaille pour Dunkin’ Donuts, et à l’époque, ce qu’on voyait en premier, c’était son nom. Tout un symbole. On a voulu montrer que les boissons étaient également très importantes. C’est de là que vient le slogan “café et plus”. On aurait peut-être aussi dû mentionner les sandwichs. »

En 1980, Ted Ngoy était propriétaire de vingt enseignes Christy’s en Californie du Sud.

La stratégie de Dunkin’ Donuts fait partie d’un changement plus général dans l’industrie de la restauration rapide. Ce qui se vend le plus, et de loin, ce sont les boissons et les petits-déjeuners. « L’industrie de la restauration se porte assez mal depuis la récession », explique Bonnie Riggs, analyste pour la société NPD Group, spécialisée en études de marché. « Mais ce qui marche fort, ce sont les petits-déjeuners. C’est ce secteur qu’il faut explorer. » Selon Riggs, ce sont dans les fast-foods que se rendent 85 % de la clientèle américaine quand ils choisissent de prendre leur petit-déjeuner hors de chez eux. Comme les chaînes adaptent leurs menus pour attirer les clients du matin, des sociétés diverses comme Starbucks, Subway et Taco Bell, se retrouvent désormais en concurrence directe. Elles font face au roi du petit-déjeuner, McDonald’s. Dunkin’ Donuts est indéniablement en première ligne dans la guerre du petit-déjeuner. Étant spécialisée dans les donuts, la chaîne possédait déjà un menu spécial petit-déjeuner, et elle est aussi célèbre pour le goût de son café. En ouvrant de nouveaux établissements en Californie, Dunkin’ tente d’étendre son monopole sur les clients du matin. « La Californie occupe une part importante de ce marché grâce à la densité de sa population », affirme John Gordon, analyste de l’industrie de la restauration à San Diego. « C’est aussi grâce à l’omniprésence des voitures. Les Californiens n’utilisent presque que ce moyen de transport pour aller travailler. » Mais la marque, originaire du Massachusetts, n’est pas encore tout à fait reconnue ici. Un peu plus tôt cette année, la société s’est retrouvée mêlée à une controverse locale quand le promoteur du nouveau Dunkin’ de Long Beach a annoncé vouloir démolir le donut géant qui décore le site depuis 1958. Il appartenait au précédent propriétaire des lieux, Mrs. Chapman’s Angel Food Donuts. Les habitants aimaient beaucoup ce point de repère et s’en servaient invariablement pour indiquer leur position. Pour le promoteur, c’était surtout le risque de brouiller la stratégie de diversification si chère à Dunkin’ Donuts. « Nous voulons vivre en bons voisins », m’a dit Dan Almquist, directeur associé de l’entreprise, pour justifier le fait qu’ils aient cédé et que la structure soit toujours en place. Dans une interview accordée au Los Angeles Times, Almquist s’est expliqué : « La dernière chose que nous souhaitons, c’est être vu par les habitants de Los Angeles comme les assassins du donut. »

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Dunkin’ Donut dans le monde
Rose : présence effective Bleu : bases militaires seulement
Orange : dans un futur proche Gris foncé : présence révolue

En 1980, Ted Ngoy était propriétaire de vingt enseignes Christy’s en Californie du Sud. Bien que chaque établissement portât le nom de l’entreprise, Ngoy ne fit aucun effort pour leur donner une identité commune. Il écuma les petites annonces à la recherche de boutiques mises en vente par leurs propriétaires. Quand il en trouvait une, il garait sa voiture en face et y restait des heures. Buvant café sur café, il comptait les clients en différenciant ceux qui arrivaient à pieds de ceux qui passaient en voiture. Il devint très fort dans l’estimation du chiffre d’affaires approximatif des établissements et arriva ainsi à mieux négocier avec les propriétaires. Une trentaine d’année plus tôt, c’est avec cette même technique que William Rosenberg s’était mis à la recherche de nouveaux locaux pour ouvrir des Dunkin’ sur la côte est. Le loyer que proposait Ngoy pour ses boutiques variait, mais les biens coûtaient rarement plus de 300 à 400 dollars par mois. Ngoy louait à très bon prix pour les baux de vingt ans. Quand il acquérait un nouvel établissement, il le dirigeait lui-même pendant un mois afin de pouvoir évaluer les coûts et revenus de l’exploitation. Il gardait les anciens employés, ainsi que la plupart des recettes. Selon lui, les Américains n’aiment pas beaucoup le changement. Il insistait toutefois pour qu’on utilise des ingrédients de qualité supérieure, et si la farine utilisée n’était pas assez bonne à son goût, il n’hésitait pas à la remplacer par un meilleur produit. Il continua d’appliquer le système des petites fournées à toute heure du jour et de la nuit. Après avoir vérifié que tout fonctionnerait bien dans la nouvelle boutique, Ngoy mettait le commerce en location. Ces établissements intéressaient souvent de grandes familles cambodgiennes, qui possédaient déjà la main d’œuvre nécessaire : frères, sœurs, cousins, tantes et oncles. Les boutiques Christy’s étaient indépendantes, mais les propriétaires n’hésitaient pas à combiner leurs pouvoirs d’achat pour obtenir des ingrédients au meilleur prix. Une boutique ne suffisait pas à elle seule à faire fortune, mais elle permettait aux réfugiés de gagner leur vie malgré leur anglais limité et leur manque de qualifications professionnelles.

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Ted Ngoy aujourd’hui
De retour après une longue traversée du désert
Crédits : The Phnom Penh Post

Au début des années 1980, Ngoy se porta garant de centaines de visas de Cambodgiens fuyant le chaos qui se déchaînait au pays. Il leur offrit des emplois dans ses boutiques, où la plupart d’entre eux goûtèrent au donut pour la première fois. Une fois ces employés correctement formés, Ngoy leur permit de louer ses établissements. Les plus ambitieux d’entre eux prirent leur envol et ouvrirent leurs propres boutiques dans de nouveaux endroits, afin d’y développer de nouveaux marchés. Ils continuèrent, pour la plupart, à louer en parallèle les boutiques de Ngoy. Fait incroyable, Winchell’s, l’un des leaders du marché en Californie, commença à perdre du terrain. Les familles d’immigrants réussissaient à survivre avec quelques milliers de dollars de bénéfice par mois, mais les grandes sociétés comme Winchell’s avaient besoin de rendements bien plus élevés pour assurer la viabilité d’un établissement. Ngoy reprit un établissement Winchell’s qui n’était plus rentable à Santa Ana, au début des années 1980. Une façon de rendre hommage à l’entreprise qui lui avait tout appris. Il y fit la rencontre d’un jeune homme calme et posé, Ning Yen. Comme pour beaucoup de réfugiés, c’est un ami boulanger-pâtissier qui avait enseigné à Yen les ficelles du métier, après ses cours d’anglais. Ngoy décida de l’embaucher et en peu de temps, Yen devint le meilleur employé qu’il ait connu. En 1984, Ngoy cosigna un prêt pour permettre à son protégé de devenir propriétaire et de louer son propre établissement à Irvine. « Il a aidé beaucoup de monde comme il l’a fait pour moi », se souvient Yen. « On pouvait tout lui demander, il nous aidait en toutes circonstances. C’est un homme très généreux. » Yen a ouvert par la suite douze autres boutiques, ainsi qu’un réseau de distribution avec le neveu de Ngoy. En louant ses propriétés, Ngoy n’avait pas à s’impliquer quotidiennement dans l’exploitation de ses entreprises. Il élargit son empire jusqu’en Californie du Nord, à Brisbane, Fresno et San Jose. Sa femme et lui commencèrent à voyager à l’étranger. Ils passaient des week-ends à Las Vegas, où ils pouvaient miser raisonnablement dans les casinos et voir se produire de célèbres chanteurs. Ngoy était particulièrement adepte du black jack, qui représentait un défi pour son esprit stratégique. À la fin des années 1980, il possédait plus de cinquante établissements à travers la Californie et roulait sur l’or. Sa famille emménagea dans une belle demeure de 650 m² à Mission Viejo, et Suganthini changea son nom pour Christy. Quand son ancien nom évoquait des fleurs, le nouveau rappelait l’odeur des donuts chauds. Ngoy participa activement aux collectes de fonds du Parti républicain, tout en ralliant la communauté cambodgienne aux candidats dont les programmes étaient axés sur le commerce. Ses disciples continuèrent à avancer et à ouvrir de nouvelles boutiques.

Désenchantement

Vers le milieu des années 1980, les boutiques cambodgiennes étaient prolifiques. C’est à cette époque que Dunkin’ fit sa première tentative d’expansion en Californie. Mais elle eut du mal à s’implanter. Les chaînes prospèrent en mettant en place des infrastructures de distribution efficaces et en lançant des campagnes publicitaires rentables. Avec moins de vingt établissements répartis sur le vaste territoire qu’est la Californie, les coûts entraînés par la distribution et la promotion de Dunkin’ Donuts étaient bien trop élevés. L’objectif était d’atteindre la masse critique sur ce nouveau marché et, lorsqu’elle serait atteinte, l’équation économique s’inverserait : les coûts relatifs de la distribution et de la promotion baisseraient en fonction de l’augmentation du nombre d’établissements dans la région. Le développement vers l’ouest s’est cependant arrêté à cause de la concurrence féroce. Dunkin’ décida de mettre fin à l’hémorragie et commença à se retirer de Californie du Sud au début des années 1990.

La première bouchée vous  laisse en bouche un léger goût de graisse sucrée.

Hakmeng Tea, réfugié cambodgien à San Diego qui avait choisi de gérer une boutique Dunkin’ au lieu d’une boutique indépendante, se souvient encore de la lettre qu’il avait reçu du Massachusetts. Il ne s’y attendait pas : du jour au lendemain, il avait perdu son fournisseur et l’identité de la marque. Il fut contraint d’enlever la pancarte de Dunkin’ Donuts et, dès le lendemain, un client de longue date se plaignait du nouveau café. Éreinté, Tea dut lui expliquer qu’il utilisait encore le stock restant des grains de café de Dunkin’. Le client était en train de boire le même café que celui qu’il était venu boire la veille. Aujourd’hui, la plupart des clients qui entrent pour la première fois dans la boutique de Tea auront l’impression de reconnaître les couleurs rose et orange du décor. En dehors du nom, Sunny Donuts, Tea n’a changé que très peu de choses au restaurant. Les vieux tabourets complètent toujours admirablement le comptoir courbé, on retrouve la même police arrondie sur les tableaux d’affichage, et certains clients étaient déjà là à l’époque où la boutique était encore Dunkin’. Tea continue de faire ses donuts à la main – plus de cinquante variétés –, comme on le lui a enseigné à l’université Dunkin’ Donuts. Le jour où j’ai visité la boutique, au mois de juin, il était en train de préparer une fournée de donuts nature au sucre glace. Il m’a convié dans sa cuisine où j’ai pu le voir mettre 230 g de levure boulangère, 5,5 kg de mélange à donuts et de l’eau dans le bol géant de son vieux batteur sur socle de marque Hobart. La machine transforma ensuite les ingrédients en pâte collante. Après avoir raclé les bords du bol, il en sortit une boule de pâte qu’il déposa sur une large toile saupoudrée de farine, étendue sur un bloc de boucher. « La toile, c’est une vieille astuce de Dunkin’ Donuts », me dit-il sur le ton de la confidence. « Ça facilite le nettoyage. » Il sépara la pâte en deux, mit l’une des portions de côté et commença à étaler la seconde. La pâte était ferme et levée, et mit quelques instants avant de se laisser aplatir par le rouleau à pâtisserie. Quand la pâte fait un peu plus d’1 cm d’épaisseur, Tea utilise un emporte-pièce pour découper les anneaux en attrapant habilement chaque morceau avec les doigts de sa main libre. Quand ses doigts sont tous occupés, il se débarrasse des anneaux sur la grille en fer la plus proche avec une aisance remarquable. Après quinze minutes dans une boite étanche, qui fournit assez de chaleur et d’humidité pour permettre à la pâte de lever, les anneaux ont doublé de taille et sont prêts à être frits.

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Les donuts de Ning Yen
L’ancien protégé de Ngoy a ouvert sa chaîne
Crédits : Chubby Panda

Travailler avec de l’huile chaude peut s’avérer dangereux, comme le prouvent les cicatrices de Tea. Quand il plonge le panier dans la cuve bouillonnante, où la matière grasse est chauffée à 185 °C, les donuts flottent à la surface. Ceux qui sont déjà passés un jour près d’une boutique de donuts reconnaîtront l’odeur de pâte et de friture, mais dans la cuisine de Tea, elle est encore plus intense, presque rassasiante. Après quelques instants, il retourne les donuts avec une grande paire de baguettes adaptées. Quand ils sont bien dorés, il retire le panier de la friteuse, les fait glisser sur une grille et verse le glaçage sur les donuts. Le mélange épais fond et laisse une fine couche de sucre luisante. La première bouchée de l’une de ces nouvelles créations me laisse en bouche un petit goût de graisse sucrée. Pour disposer d’une cuisine comme celle de Tea, il faut de l’espace. Et en Californie, l’immobilier n’est pas donné. Lors de sa plus récente tentative d’expansion, Dunkin’ a décidé de ne pas faire fabriquer ses donuts en boutique. À la place, la société a mis en place un nouveau procédé de cuisine sur demande, grâce auquel des produits précuits et congelés sont livrés aux établissements franchisés. Il ne leur reste plus qu’à les mettre au four. Grâce à ce procédé, on pourra sentir une odeur similaire à celle de la cuisine de Tea dans les boutiques Dunkin’ Donuts. La société espère ainsi que ces produits cuisinés sur demande l’aideront à éviter les déboires qui l’ont conduite à renoncer à sa première incursion. Mais une masse critique de boutiques est tout de même nécessaire pour que l’expansion soit rentable. C’est pour cette raison que Dunkin’ se dépêche d’ouvrir toujours plus d’établissements.

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À l’époque où Dunkin’ quitta la Californie, entre la fin des années 1990 et le début des années 2000, les boutiques cambodgiennes éprouvaient elles aussi des difficultés. Les Américains prirent conscience qu’il leur fallait manger plus sainement et faire de l’exercice. Les donuts n’étaient plus aussi appétissants qu’avant. La Californie se retrouva avec des milliers de boutiques de donuts indépendantes, un marché saturé où les propriétaires cambodgiens se retrouvèrent en concurrence les uns face aux autres pour acquérir les établissements les plus prometteurs. Au même moment, l’afflux de jeunes travailleurs cambodgiens diminua grandement. La nouvelle génération avait grandi aux États-Unis et se voyait davantage faire des études universitaires que passer des heures devant une friteuse. D’un point de vue personnel, Ngoy s’en sortait encore moins. Au milieu des années 1980, il se retrouva assis sur une fortune de plusieurs millions de dollars et beaucoup trop de temps libre. En conséquence de quoi son addiction aux jeux d’argent lui fit perdre tout contrôle. Quand il allait à Vegas, on ne le voyait plus pendant des jours, voire des semaines. Il passait ses journées à jouer au black jack et au baccara. Christy et ses enfants allèrent l’y chercher plus d’une fois. Ngoy se souvient s’être caché dans le labyrinthe de tables de jeux et de machines à sous du Caesars Palace, trop honteux pour affronter sa famille. Son entreprise était en train de couler et il commença à vendre certaines boutiques pour maintenir les rentrées d’argent. Les jeux d’argent l’éloignèrent de sa femme, qui ne savait vraiment plus quoi faire pour le sortir de cette spirale infernale. Pour tenter d’y mettre fin de façon radicale, Ngoy rejoignit un monastère bouddhiste à Washington. Il se rasa la tête, s’affubla d’une robe de moine, puis décida de vivre solennellement une journée à la fois. Mais quand il rentra chez lui un mois plus tard, son argent et son temps libre eurent à nouveau raison de lui. Il essaya un autre monastère, en Thaïlande cette fois-ci, où les moines n’étaient pas autorisés à parler ou porter des chaussures. Ngoy entaillait ses pieds durant les longues promenades sur les sols rocheux. Il vivait à nouveau dans la pauvreté, comme il l’avait déjà fait des années auparavant. Belle leçon d’humilité, mais vraisemblablement pas suffisante. À son retour chez lui, son premier réflexe fut de se rendre à Las Vegas.

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Las Vegas de nuit
L’enfer de Ted Ngoy
Crédits : Joseph DePalma

Après une vingtaine d’années de turbulences, le Cambodge décida d’organiser des élections en 1993. Ceux qui avaient immigré aux États-Unis et y avaient fait fortune retournèrent dans leur pays d’origine pour mettre en place des partis politiques et participer au processus démocratique. Ngoy, qui avait toujours aimé jouer le rôle de l’homme vers qui l’on peut se tourner, se dit qu’il pourrait occuper le même rôle en politique, à plus grande échelle. Il était aussi persuadé que participer à la vie publique lui ferait le plus grand bien : sous les yeux des Cambodgiens, il ne pourrait plus dilapider son argent. Il décida de vendre tous les établissements de donuts qu’il possédait encore et ne garda qu’un simple stand de hamburgers, qu’il confia à sa fille. En 1992, c’est avec deux millions de dollars en banque que Ngoy et Christy retournèrent au Cambodge. Mais tout ne se passa pas comme prévu. Après des années d’atrocités, les Cambodgiens avaient du mal à faire confiance au processus politique. Ils étaient particulièrement méfiants vis-à-vis des étrangers qui cherchaient à entrer au gouvernement. Lors des élections en 1993, le parti de Ngoy ne remporta aucun siège au Parlement. Il fut cependant nommé conseiller économique du Premier ministre. C’était un rôle important, mais qu’il devait jouer dans l’ombre. Ngoy dépensa ses dernières économies en tentant d’importer du riz hybride au Cambodge, mais son plan échoua et il fut découragé. Son retour au pays était à des années-lumière du succès escompté. Ngoy toucha le fond le jour où il trompa Christy – qui retournait en Californie –, avec une jeune cambodgienne qui tomba enceinte. Si Christy avait supporté l’addiction aux jeux d’argent de son mari, cette fois, c’en était trop. La couple divorça, et Ngoy épousa sa maîtresse. Ils eurent deux enfants ensemble, un garçon et une fille.

Le recommencement

En 2002, le roi du donut se retrouva sans rien. Dans l’espoir qu’un retour aux États-Unis, où il avait fait fortune une première fois, lui portât chance, Ngoy accepta le billet d’avion qu’un vieil ami lui offrit et arriva à nouveau en Californie sans un sou. En 2005, un journaliste du Los Angeles Times le retrouva à Long Beach, sous la véranda grillagée d’un mobile home. Il s’était converti au christianisme et priait chaque soir pour que Dieu lui vienne en aide.

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Ngoy s’en remet à Dieu

Plus tard cette année-là, rongé par la culpabilité d’avoir abandonné derrière lui sa famille, Ngoy retourna au Cambodge. Sa nouvelle femme avait perdu patience. Elle croyait avoir épousé un homme riche, avec un futur en politique. Elle pensait qu’il aurait au moins eu la décence d’offrir, à leurs enfants et à elle, une bonne vie. Elle avait rencontré un autre homme. Après avoir confié les enfants à Ngoy, elle s’en alla. Ngoy eut vent d’une éventuelle perspective commerciale. Il prit les enfants et s’installa en bord de mer, à Kep. Malheureusement, ce fut un nouvel échec. À bientôt 70 ans, Ngoy, désespéré, demanda au gouvernement de lui permettre de résider dans sa vieille maison de vacances, laissée à l’abandon. Le ministre ne l’autorisa qu’à vivre sous le porche avec ses enfants. C’était la saison des pluies, et il pleuvait à torrents. Le toit du porche ne les protégeait pas assez et l’eau s’infiltra dans leur espace de vie, déjà bien misérable. Chaque matin, Ngoy emmenait ses enfants à l’école sur un vélo rouillé. Le soir, ils n’avaient que des nouilles pour survivre. Ngoy ne cessait de ressasser le passé. C’était comme s’il regardait un film dont il connaissait le héros, mais qu’il ne l’avait pas vu depuis des années. Face au golfe de Thaïlande, il fit une prière pour sa carrière et demanda à Jésus de lui faire rencontrer les bonnes personnes.

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Début juin 2014, je me suis rendu à Phnom Penh. À l’aéroport, Ted Ngoy me donne une tape sur l’épaule accompagnée d’une vigoureuse poignée de main. À présent âgé de 74 ans, il affiche une énergie débordante et contagieuse. Une fois dehors, il me présente sa nouvelle petite-amie, Sreypov, une magnifique jeune femme de 19 ans aux cheveux sombres et volumineux. Malgré la différence d’âge, qui saute aux yeux, ils m’assurent être fous l’un de l’autre. Dans un 4×4 Lexus blanc, Sreypov nous conduit jusqu’à la toute première résidence de Ngoy dans la capitale. Les trois domiciles qu’il avait occupés auparavant se trouvent aujourd’hui dans un coin poussiéreux de la ville qu’on appelle New Phnom Penh. Le quartier semble pour moitié développé et pour moitié à l’abandon. On y trouve de nombreux piliers en béton inachevés, dont on aperçoit encore l’armature. Ngoy reste optimiste et persuadé qu’un jour, ce sera le plus beau quartier de la ville. Ce nouveau chapitre de sa vie est bien meilleur qu’il aurait pu le croire. Contre toute attente, Ngoy est à nouveau riche. Durant sa période difficile à Kep, Ngoy a donné quelques leçons de commerce aux gens du coin, et en particulier aux jeunes qui avaient selon lui l’esprit d’entreprise. Il a souhaité me présenter certains d’entre eux. Nous nous sommes donc rendus sur le littoral, à deux heures de la capitale. Sur le chemin, nous passons devant une montagne, partiellement dissimulée par le brouillard. À son sommet se trouve un célèbre casino. Quelques kilomètres nous séparent à peine du danger que représente la tentation du jeu. « Je n’y vais pas », me dit Ngoy d’un ton catégorique, sans un regard en arrière.

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Souvenir de Ted et Christy, aux côtés de Richard Nixon

À Kep, nous nous arrêtons pour déjeuner dans une sorte de cabane rustique, perchée sur des pylônes au-dessus des eaux troubles du golfe de Thaïlande. Une pluie torrentielle s’abat sur le toit en feuilles de palmier au moment où nous nous installons. Un groupe de trois touristes américains observent la tempête d’un air morose à travers la grande fenêtre sans vitre. À notre table, très vite parsemée d’éclats de la carcasse des crabes que nous sommes en train de déguster, l’ambiance est plus festive. Quelques entrepreneurs, qui ont suivi les conseils de Ngoy durant son séjour au purgatoire, sont venus lui rendre hommage. L’un d’entre eux est aujourd’hui agent de voyage. Son allure lui donne l’air érudit. Il s’appelle Enakrith Lao et parle un anglais bien supérieur à la moyenne. « Je lui avais prêté mon vieux vélo », se souvient Lao. Ce fut sa première interaction avec Ngoy. « Nous avons commencé par discuter, puis nous déjeunions ensemble de temps en temps. » À cette époque, Lao avait déjà connu la faillite et craignait de perdre plus d’argent encore en se lançant dans une nouvelle affaire. Ngoy me répète le conseil qu’il avait donné au jeune homme : « Tu es jeune, il n’est pas trop tard. Tu dois vivre pour devenir riche. Si tu n’as pas ce qu’il faut, je ne peux rien faire pour toi. » Lao a dépensé ses dernières économies pour lancer sa nouvelle affaire. Depuis, il a réussi et en attribue les mérites à son mentor. C’est grâce à lui qu’il s’est relancé. À mesure que sa réputation grandissait à Kep, on a commencé à l’appeler « pou », ce qui signifie « oncle » en khmer, un titre honorifique. L’histoire de son succès dans le monde du donut s’est rapidement répandue – même si beaucoup avaient déjà entendu des rumeurs à ce sujet. À la fin des années 2000, un riche homme d’affaires, aujourd’hui assis à notre table, a approché Ngoy pour lui demander conseil sur l’achat de terrains qu’il souhaitait acquérir. Ngoy possédait un talent naturel pour saisir les nuances bureaucratiques qu’impliquait une telle transaction. Il demanda une commission pour ses services. Ngoy réinvestit une partie de l’argent dans l’achat spéculatif de terrains, mais utilisa le reste pour aider la communauté. Il finança des cours d’anglais pour les enfants de la ville et des alentours, et s’acquitta des frais de construction d’une nouvelle église à proximité des rizières et autres champs boueux. Une chance inespérée se présenta à lui en 2009. Une connaissance chinoise, du nom de Wang Yanyu, est venue le trouver car une grande société souhaitait acquérir du terrain au Cambodge et l’avait contactée. Ces derniers temps, beaucoup de sociétés chinoises se sont installées au Cambodge. Comme Wang avait entendu dire que Ngoy possédait plusieurs terrains à Kep, il lui a proposé de faire affaire. Grâce aux commissions qu’il a touché dans l’histoire, Ngoy était à nouveau riche. Il travaille actuellement avec d’autres entreprises chinoises pour sceller d’autres accords.

Peu de choses lui manquent de la Californie si ce n’est de sentir les derniers rayons du soleil à la tombée de la nuit, et l’odeur des donuts.

Vingt ans après avoir abandonné sa chaîne de boutiques en Californie, et même en connaissant le plan d’expansion agressif de Dunkin’ Donuts, Ngoy reste optimiste sur son histoire. « Il est difficile de se faire de l’argent avec une franchise dans un secteur aussi bouché », dit-il en se tournant vers moi, depuis l’avant du 4×4. Sreypov est au volant et s’en sort habilement sur cette route parsemée de crevasses, qui nous conduit au centre de Phnom Penh. C’est mon dernier jour au Cambodge et nous nous rendons dans un endroit spécial. « Les frais sont nombreux et le prix de la location est exorbitant. Les boutiques indépendantes n’ont pas besoin de grand-chose pour survivre. » Et même si Dunkin’ finit par régner sur la Californie, Ngoy pense que les clients resteront fidèles aux boutiques tenues par les Cambodgiens. Faire face à la cadence des fournées de donuts faits à la main tout au long de la journée n’est pas donné à tout le monde, explique-t-il. À une intersection, Sreypov fait halte sur le bord de la route. Dehors, l’air est moite et chaud, comme l’intérieur d’une boite étanche. En ouvrant sa portière au moment où les voitures se faisaient plus rares sur la route, il pointa du doigt le panneau d’un bâtiment : USA donuts. La boutique a ouvert en 2004. C’était le rêve de longue date d’un boulanger-pâtissier californien. Ngoy l’a découvert plus tôt dans année quand un journaliste du Phnom Penh Post l’a contacté pour lui demander si c’était bien lui, Ted Ngoy. Peu de choses lui manquent de la Californie, me confie Ngoy, si ce n’est de sentir les derniers rayons du soleil à la tombée de la nuit, et l’odeur des donuts. La boutique est en rénovation et un marteau-piqueur est en train de pulvériser du béton devant l’établissement. Malgré cela, le propriétaire nous assure qu’il est bien ouvert. En plus des donuts, on peut trouver sur le menu des burgers et des pizzas. Mais Ngoy est un puriste. Près du comptoir, il scrute la vitrine avant de faire son choix : deux donuts natures au sucre glace. Ngoy est un bavard invétéré, mais à la première bouchée, il reste muet pendant de longues secondes. Il finit par sourire et approuve. « Excellent donut. »


Traduit de l’anglais par Estelle Sohier d’après l’article « Dunkin’ and the Doughnut King », paru dans le California Sunday Magazine. Couverture : Une enseigne Dunkin’ Donut. Création graphique par Ulyces.