Séance photon

Un cortège de cygnes passe sous les fenêtres de l’université Heriot-Watt, dans le sud-ouest d’Édimbourg. En rangs désordonnés, ils foulent la pelouse le long d’un bâtiment aux briques marrons. Puis, leur palmes se tournent vers l’étang situé au milieu du campus, entre les érables, les hêtres, les frênes et les châtaigniers. Son nom est The Loch, comme le fameux Loch Ness. En Écosse, cela signifie simplement « le lac ». N’espérez pas voir autre chose que des oiseaux sortir de cette flaque tranquille, où jasent quelques canards. Ici, la réalité est grise comme le ciel empesé par les nuages.

Du moins, on peut le penser. Le 13 février dernier, des chercheurs basés sur le campus ont publié une étude qui remet en cause la conception commune du réel. L’idée selon laquelle chacun observe la matière moyennant les mêmes critères objectifs n’était déjà « pas si claire » en physique quantique, indiquent-ils. Au contraire, postulait le scientifique hongrois Eugene Wigner en 1961, deux personnes confrontées à un objet peuvent percevoir des réalités fondamentalement différentes. Restées au rang de théorie, ses conclusions ont enfin été soumises à l’expérience par l’équipe de l’université Heriot-Watt. Et il semblerait bien qu’elles soient exactes. Pour la revue du Massachusetts Institute of Technology, cela suggère qu’ « il n’y a pas de réalité objective ».

Eugene Wigner

Au service de sa démonstration, Wigner convoque le photon, cette particule élémentaire sans masse ni charge, repérée dans des faisceaux de lumière par Albert Einstein au début du siècle dernier. À l’intérieur d’un rayon de soleil, par exemple, elle est présente en quantité pour transporter l’énergie. On la trouve à deux états de polarisations : horizontal ou vertical. Parce que la physique quantique est une science de l’infiniment petit, elle recourt à des probabilités pour déterminer sa répartition. Ce calcul détermine la fonction d’onde. Autrement dit, le photon se promène quelque part dans un nuage d’incertitude.

Pour simplifier, l’Autrichien Erwin Schrödinger a remplacé le photon par un chat et le nuage par une boîte. Placez donc un félin dans une caisse opaque, proposait-il en 1935. Imaginons maintenant, dans un cadre purement théorique, qu’un atome radioactif y soit aussi disposé, qui aurait une chance sur deux de se dissoudre et donc de tuer le cobaye. Il n’y a aucun moyen pour le scientifique de savoir si l’animal a succombé, sauf à ouvrir l’étui. Le voilà donc réduit à une tautologie : la mort est tout autant possible que la survie. C’est du 50/50. Facétieux, Schrödinger avance alors que, selon les principes de la physique quantique, le chat est à la fois mort et vivant.

Or justement, à la différence d’un chat, un photon peut se trouver dans deux états en même temps, ici et là. Se jouant de notre rapport intuitif aux choses, il possède aussi deux vitesses simultanément. C’est ce qu’on appelle la superposition. Un tel concept ne va évidemment pas sans paradoxe. Dès les années 1920, les pionniers de la physique quantique regroupés sous la bannière de l’école de Copenhague ont mesuré la position d’un photon à un moment précis. Ils sont entrés dans le nuage pour mieux le dissiper ; la boîte s’est ouverte sur le chat. Par cette action, ils ont annulé la fonction d’onde préalablement calculée. Est-ce à dire que celle-ci perd tout son intérêt ? Non, répond la physique quantique : ses chiffres sont aussi vrais que ceux obtenus par la mesure. Il y aurait donc deux réalités.

Crédits : Ulyces

L’ami imaginaire

Avec les années, l’homme a remplacé le chat. En 1961, Eugene Wigner repense l’expérience de Schrödinger en mettant un scientifique à la place du félin. Cette fois, en plus de l’observateur extérieur, un individu est situé dans la boîte, à une place idéale pour effectuer une mesure. Il pourrait s’agir d’un proche, suggère l’étude. Elle prend ainsi le nom d’ « ami de Wigner ». Moins misanthrope qu’Einstein, le Hongrois est venu aux sciences après avoir traversé un long moment de solitude. Envoyé en Autriche pour une tuberculose qu’il n’avait pas, à l’âge de 10 ans, le natif de Budapest y est resté « assis sur une chaise pendant des jours ». Cela lui a permis de « travailler très dur à la construction d’un triangle à partir de trois longueurs données ». Sa conversion aux mathématique est faite.

Entré au lycée luthérien de Budapest en 1915, il fait la rencontre d’un autre futur grand spécialiste de la mécanique quantique, John von Neuman, sans réussir à bien le connaître. « Il s’est toujours tenu un peu à part », dit-il de cet homme meilleur mathématicien que lui, mais apparemment moins bon physicien. Eugene Wigner étudie ensuite la chimie pour satisfaire son père, qui veut le faire travailler dans l’usine de cuir familiale. Seulement, il ne s’y sent pas chez lui. Alors le jeune homme suit un nouveau cursus en Allemagne, qu’il quitte pour les États-Unis à l’aube de la Seconde Guerre mondiale. Aux côtés d’Albert Einstein, il participe au projet Manhattan qui aboutira à la bombe atomique.

Les conséquences monstrueuses de son expertise le poussent à développer une approche de plus en plus philosophique de sa matière. En 1960, il publie un article baptisé « L’efficacité irraisonnable des mathématiques en sciences naturelles » dans la revue Communications in Pure and Applied Mathematics. Aussi s’aperçoit-il que la conscience dont doivent s’armer les scientifiques dans leurs recherches interfère lorsqu’ils opèrent des mesures. « Tout ce que la mécanique quantique entend fournir, ce sont des liens probables entre les impressions ultérieures de la conscience », écrit-il avec modestie. L’ « ami de Wigner » doit donc montrer le rôle joué par la perception du scientifique sur ses conclusions.

« Un des moyens de résoudre cette contradiction est d’affirmer qu’il n’y a pas de fait objectif »

Depuis l’extérieur de la boîte, le Hongrois se met donc en situation de calculer la fonction d’onde d’un photon que l’ami, situé à l’intérieur, peut quant à lui mesurer avec précision. De son point de vue, la particule se trouve donc à plusieurs endroits en même temps puisqu’elle est polarisée à la verticale et à l’horizontale. Il y a superposition. Sauf qu’un autre élément entre dans l’équation : il faut y ajouter l’ami, dont la présence pourrait bien modifier le comportement du photon. Une fois que c’est fait, pourquoi ne pas lui téléphoner ? Dès lors que son résultat est communiqué à l’extérieur, il vient lui aussi s’ajouter aux évaluations précédentes. « Même dans ce cas », explique Wigner, « le changement dans la fonction d’onde est intervenu après qu’une donnée est entrée dans ma conscience. La description quantique d’un objet est donc influencée par les impressions qui entrent dans ma conscience. »

D’ici à ce que l’information soit transmise, l’état du photon a parfaitement pu changer. Dès lors, la fonction d’onde déduite par Wigner ne retrouve-t-elle pas toute son utilité ? Quoi qu’il en soit, il existe donc bien deux manières d’évaluer l’emplacement du photon, qui donnent des résultats irréconciliables. Voilà pour la théorie. Il a fallu attendre des décennies pour que les démonstrations de Wigner soient vérifiées par la pratique.

Et puisque les chercheurs de l’université Heriot-Watt ne se contentaient pas d’un ami, ils ont imaginé quatre observateurs, dont deux dans la boîte : Alice et Amy d’un côté ; Bob et Brian de l’autre. Leurs photons sont intriqués, c’est-à-dire corrélés de façon à posséder les mêmes propriétés. Pourtant, il s’avère que chacun obtient un résultat différent, et ce alors qu’ « une information obtenue par une mesure devrait constituer un fait aux yeux du monde, au sujet duquel tous les observateurs pourraient s’entendre », pointe l’un des chercheurs, Alessandro Fedrizzi.

« Un des moyens de résoudre cette contradiction est d’affirmer qu’il n’y a pas de fait objectif », ajoute-t-il. Mais c’est bien sûr une conclusion sujette à différentes interprétations.


Couverture : Schrödinger, par Ulyces.