Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Lionel Vilner au cours d’un entretien avec Florent Gorges. Les mots qui suivent sont ceux de ce dernier.

Cela peut paraître présomptueux, mais je pense être assez doué pour saisir ma chance. Bien sûr, il y a toujours des raisons pour ne pas tenter : la peur, la paresse… Mais même si cela n’a pas marché à chaque fois, j’ai toujours essayé de prendre des risques pour créer mes opportunités.

Le 14 juillet 2008, j’accueillais des amis japonais venus passer quelques jours en France. Ils rêvaient de voir le défilé sur les Champs-Élysées. Pour ma part, je n’étais pas vraiment ravi, mais vu qu’ils y tenaient et que je voulais leur faire plaisir, j’ai accepté de leur servir de guide. Dans la foule compacte de touristes, j’ai repéré un visage qui m’était familier : Hironobu Sakaguchi, le créateur de Final Fantasy. Je ne voulais pas le déranger car je pensais qu’il était là en vacances. Mais, entraîné par l’un de mes amis qui me poussait à lui demander un autographe, j’y suis allé. J’ai discuté trois minutes avec Sakaguchi en japonais et, au moment de nous séparer, j’ai tenté le coup. Je lui ai tendu ma carte de visite en lui disant : « Si un jour vous revenez en France et que vous avez besoin d’un interprète, n’hésitez pas à me contacter. » Il m’a répondu poliment, à la japonaise, et nous avons repris nos chemins respectifs.

Je savais qu’il y avait très peu de chances pour que ma carte de visite aboutisse à quoi que ce soit, mais j’ai pour principe de toujours tenter le coup. Parfois, le hasard frappe à votre porte. Et par je ne sais quel miracle, j’ai reçu un mail de Sakaguchi le soir même. Il m’expliquait qu’il était en vacances en France pour un mois, mais qu’il avait apporté du travail avec lui. Il développait alors avec son équipe restée au Japon un jeu pour la console Wii (The Last Story). Il avait apporté la machine dans ses bagages, mais avait oublié le câble vidéo pour relier sa console au téléviseur de son hôtel. À la fin de son mail, il demandait : « Savez-vous où je pourrais acheter un câble vidéo pour Wii à Paris ? »

Quand on vous tend une perche comme celle-ci, vous la saisissez sans hésiter. J’aurais pu lui renvoyer un mail avec les adresses de la FNAC ou du Micromania le plus proche de son hôtel, mais j’ai préféré répondre : « Un câble vidéo pour la Wii ? J’en ai un si vous voulez, je peux vous le prêter jusqu’à votre retour au Japon… » Il a accepté, et nous nous sommes donnés rendez-vous le lendemain soir pour la remise du câble, autour de bons petits plats. J’ai passé une soirée magique. Quelques jours plus tard, il me réinvitait à dîner pour me rendre le câble, qui lui avait été utile. Pendant ces deux soirs, nous avons sympathisé et, visiblement, il m’avait apprécié. C’est ainsi que quelques semaines plus tard, il m’envoyait un autre mail me demandant si j’acceptais de travailler pour lui. Il souhaitait que je mène des études de marché au sujet du public gamer européen. J’ai accepté et depuis, je travaille régulièrement en tant que consultant et interprète avec Sakaguchi et son studio Mistwalker.

Un Saint Graal nommé Game Boy

J’étais un enfant plutôt feignant, timide et gringalet. J’avais une grosse tête et un petit corps. Mon grand frère, lui, était très turbulent et sportif. Tout le contraire de moi. Ma mère disait d’ailleurs qu’elle aurait pu me laisser seul au milieu d’un champ pendant deux heures, elle était sûre de me retrouver exactement au même endroit en revenant. Je ne voulais jamais marcher, il fallait tout le temps qu’on me porte, je n’aimais pas bouger. Avec un peu de cynisme, on pourrait dire que j’étais prédisposé à aimer les jeux vidéo.

Mon père a voulu me mettre très tôt au sport pour me fortifier. Il m’a inscrit au foot à l’âge de cinq ans, mais j’avais horreur de cela. L’entraîneur n’arrêtait pas de me dire : « Enlève tes mains de tes poches quand tu cours ! Tu iras plus vite ! » Mais j’avais froid aux mains et je n’avais aucune envie de courir dans la boue.

À l’époque, les gosses ne connaissaient pas le mot
« console », on regroupait tout sous le mot « ordinateur ».

Un jour, après l’entraînement, un copain d’équipe m’annonce : « Flo, à Noël, j’ai eu un ordinateur ! » Nous sommes en 1986. En réalité, son ordinateur, c’était une console, une Atari 2600. À l’époque, les enfants ne connaissaient pas le mot « console », on regroupait tout sous l’appellation « ordinateur ». Le mercredi après-midi, après le foot, j’allais souvent jouer chez lui à l’Atari 2600. J’avais six ans. Il possédait un tas de cartouches : Missile Command, Pac-Man, Space Invaders… On a beaucoup joué aux Schtroumpfs aussi. Quand on regardait ce jeu, on se disait : « C’est comme un dessin animé. » Pour nous, c’était hallucinant. Nous avons passé des heures et des heures à jouer. Nous nous sommes faits des ampoules aux mains avec le joystick noir de la console. C’est comme cela que j’ai vraiment découvert les jeux vidéo.

Un jour, j’ai avoué à ma grand-mère que j’allais au foot juste pour faire plaisir à mon père, très sportif. Émue, elle lui en a touché deux mots et il a été compréhensif : il ne m’a plus jamais emmené au foot. L’année suivante, en 1987, mon père nous a emmené mon frère et moi voir un match de basket ball. Le meilleur club de basket de Dijon, la JDA, évoluait alors en ligue pro B et l’ambiance était survoltée dans le Palais des Sports. Je suis reparti enthousiaste. Je me suis dit : « Quitte à faire du sport, autant que ce soit dans une salle chauffée. » Et j’ai donc commencé le basket, un sport qui occupera ma vie pendant pratiquement dix ans.

Mes parents dirigeaient un bel hôtel à Dijon. Mais les difficultés économiques étaient nombreuses. Quand j’étais enfant, nous avons toujours mangé à notre faim, mais le superflu matériel n’avait pas sa place. Pour le Noël de mes quatre ans, mes parents m’ont offert une petite voiture en plastique. C’est tout ce qu’ils ont pu faire cette année-là tant ils avaient de soucis d’argent. Mais tout cela ne m’a jamais dérangé et mes parents nous ont très vite appris à faire attention à l’argent. Si nous voulions quelque chose, il fallait se l’acheter soi-même. Cela m’a beaucoup influencé et je pense que cela m’a été très profitable au final.

Mes parents n’étaient pas contre les jeux vidéo, mais si nous les voulions il fallait se les acheter nous-mêmes. Notre première console a été la NES de Nintendo, nous l’avons achetée en commun avec mon frère et ma sœur en 1989. Des mois et des mois d’économies à trois pour se payer une machine de rêve. Nous avons passé des heures et des heures sur Super Mario Bros. et Duck Hunt.

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Florent Gorges, au shoot, en championnat de France benjamin (1993)

Le premier magazine de jeux vidéo que j’ai eu en main – un Player One – a été acheté par mon frère sur une aire d’autoroute. C’était en 1990. Mon père avait jeté un œil au magazine pour être sûr que mon frangin n’achetait pas n’importe quoi (vu notre jeune âge), et je me souviendrai toujours de sa remarque à ce moment-là : « Vous avez dépensé quinze francs pour acheter des pages de pub ? » Il voulait nous responsabiliser, donc il nous a laissé l’acheter. Mais pour lui, un test de Super Mario 2, c’était de la pub, tout simplement. Sa réflexion m’a marqué, et quand aujourd’hui je vends mes livres sur l’histoire de Nintendo, j’ai aussi parfois l’impression de vendre de la publicité.

Après ce premier magazine, j’ai commencé à acheter moi-même mes jeux vidéo. À cette époque, je voulais la Game Boy, je rêvais de la Game Boy. Je l’ai découverte à l’âge de 11 ans alors qu’elle venait de sortir à la rentrée 1990. Je n’avais pas l’argent pour l’acheter, et évidemment ma famille ne pouvait pas m’aider. Cette Game Boy m’a fait fantasmer pendant des mois et des mois, elle coûtait 590 francs (130 euros aujourd’hui) avec Tetris. Je devais avoir 20 francs par mois d’argent de poche. Et avec cela, il m’aurait fallu deux ans et demi pour acheter la console.

Je me souviens du premier catalogue papier Game Boy, distribué dans les magasins de jouets. Il avait le format réel d’une Game Boy et la couverture était une superbe photo de la console, en pleine page. On avait l’impression d’avoir une vraie console entre les mains. Et comme j’avais hâte d’avoir une vraie console, pour passer le temps, j’ai eu l’idée de me créer une fausse Game Boy. Tous les soirs après l’école, j’allais faire une partie sur la borne de démo du grand magasin, et après j’en profitais pour ramener un ou deux exemplaires de ce fameux catalogue. Au bout d’un moment j’en avais un bon paquet. Je les ai donc empilés, j’ai pris du scotch, j’ai tout enroulé, et je me suis fait ma Game Boy en papier.

J’ai été chercher ma Game Boy et son Tetris en bus à Dijon, le 26 décembre 1991. Mon frère avait aussi économisé pour s’acheter The Legend Of Zelda sur NES. Sur le chemin du retour, j’ai ouvert délicatement la boîte et j’ai vraiment pris soin de cette console pendant des années. Je l’avais bien méritée. À la rentrée de janvier, j’avais envie d’étrangler mes copains qui ne comprenaient pas la chance qu’ils avaient : « À Noël, j’ai eu une Game Boy. C’est cool mais bon, c’est ce que j’avais demandé. » Quand on passe un an et demi à rêver à cela, à économiser, on en comprend la valeur. Tout cela pour dire que, même si la NES a été ma première machine, la Game Boy a été ma première console de cœur.

Je n’étais pas mauvais en basket. En poussin, j’avais déjà terminé vice-champion de Bourgogne avec mon équipe de Dijon. D’ailleurs, cette défaite en finale a été notre seule défaite de toutes mes années de poussin. Pour le reste, nous battions tout le monde. À partir de 11 ans pour mon entrée en sixième, avec quelques copains de mon équipe, nous avons intégré un collège qui proposait une section sport-études, avec deux heures de basket tous les soirs. Ensemble, nous avons progressé puis en section benjamin, j’ai eu mes premières sélections départementales. J’ai intégré l’équipe de Côte-d’Or et nous jouions contre les meilleurs joueurs d’autres départements. À 14 ans, en 1993, j’ai participé à mon premier Championnat de France. Nous avions battu tout le monde en championnat départemental et régional pour échouer en 16e de finale. Je pense que nous aurions pu mieux faire car nous avons réalisé une véritable contre-performance contre le club d’Évreux. En benjamin, le niveau était élevé, certains gamins dunkaient déjà. À 13 ou 14 ans. En minime, j’ai participé à d’autres championnats de France à Dijon et j’ai même eu des sélections en équipe de Bourgogne.

« Parker n’a que deux ans de moins que moi et notre génération de joueurs est celle qui a vu le basket français décoller. »

À 15 ans, j’ai continué le sport-études en intégrant un établissement du 92, le lycée Marie-Curie à Sceaux. Je me retrouvais donc en internat, au CREPS de Chatenay-Malabry, loin de mes parents et de ma famille. Je ne rentrais à Dijon que pour les vacances scolaires. Le reste, c’était école, puis basket. Le week-end, c’était matchs et championnats. Le sport-études de Sceaux était de haut niveau. Il était dirigé par Alain Weisz, qui est ensuite devenu entraîneur de l’équipe de France, celle avec Tony Parker. Beaucoup de joueurs de ce sport-études ont d’ailleurs terminé professionnels. Là-bas, j’ai obtenu deux titres de vice-champion de France interscolaire et j’ai participé à plusieurs championnats de France. Mais c’est à partir de cette période que j’ai commencé à déchanter. Quand tous les joueurs de ton équipe dunkent pendant que tu es encore le seul à faire des lay-up, tu déprimes un peu. J’avais arrêté de grandir à 14 ans et je n’ai jamais dépassé 1,75 m.

À 17 ou 18 ans, c’est l’âge durant lequel les sportifs doivent faire des choix : tenter de devenir pro et consacrer 100 % de son temps à leur sport, ou stopper et faire autre chose de leur vie, quitte à pratiquer le sport en amateur. J’ai eu la possibilité d’entrer dans un centre de formation
espoir d’un club pro, c’est-à-dire la dernière étape avant de passer pro. Mais c’était encore une fois très sélectif. Je fais partie de la génération Parker, élevée à la Dream Team de 1992. Parker n’a que deux ans de moins que moi et notre génération de joueurs est celle qui a vu le basket français décoller. Et en équipe espoir, seulement deux ou trois joueurs sur 20 ou 30 pouvaient espérer passer professionnels. Certains coachs m’ont dit : « Florent, tu pourras jouer en espoir, mais tu n’as aucune chance de devenir pro. Tu es trop petit et il y aura toujours d’autres mecs avec ton niveau, mais avec 20 cm de plus. Bref, ces types auront toujours priorité sur toi. »

Vu que je n’avais plus aucun espoir de réaliser mon rêve, j’ai laissé tomber.

Né un jour trop tôt

Depuis mon enfance, j’ai toujours été passionné par l’Asie en général et le Japon en particulier. Il n’y a pas vraiment eu d’élément déclencheur. « Maman, pourquoi tu ne fais pas un jardin japonais ? » ai-je demandé à ma mère à cinq ou six ans. À chaque fois que je voyais quelque chose à la télé en rapport avec l’Asie ou le Japon, j’étais fasciné. Quand j’avais 10 ans, mon meilleur ami de l’époque était métisse franco-vietnamien. Sa maman cuisinait vraiment bien. J’allais souvent chez eux et je dégustais sa cuisine asiatique avec délice. J’adorais tout ce qui touchait de près ou de loin à l’Asie : les arts martiaux, Bruce Lee, Jackie Chan, le judo, les ninjas, etc. Le jeu vidéo faisait partie de l’ensemble, puisque beaucoup de jeux sur consoles étaient japonais et les magazines proposaient de riches rubriques d’import. Au lycée, après ma seconde, j’ai dû choisir une orientation en plus du basket. Étant nul en maths, 1,5 de moyenne, je n’avais pas le choix : c’était orientation littéraire ou rien d’autre. On m’a demandé de choisir une troisième langue, et naturellement, j’ai opté pour le japonais. J’avais 16 ans.

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Florent Gorges prend une leçon particulière de japonais avec son grand-père japonais (1997)

À Paris, comme il n’y avait que deux écoles qui enseignaient la langue, mon lycée m’a autorisé à apprendre le japonais par le biais du CNED, c’est-à-dire les cours par correspondance. J’ai donc débuté en autodidacte, avec des livres, des enregistrements audio et ma bonne volonté. J’étais noté comme n’importe quel élève, sauf que je devais envoyer mes devoirs par la poste et sur des cassettes audio. J’ai tout de suite accroché. Je m’y suis lancé corps et âme et cette motivation m’a permis de progresser assez vite. Je trouvais enfin une matière qui me plaisait à l’école.

En février 1996, Caroline, ma meilleure amie de classe au lycée m’a dit un jour : « Flo, au fait, j’ai un voisin qui vient de rentrer du Japon, il a passé un an là-bas dans un lycée et il a vécu dans une famille d’accueil japonaise. Et tout cela gratuitement ! » Je me suis demandé comment c’était possible. Elle m’a répondu qu’elle pouvait me mettre en contact avec lui si je voulais. Et comment ! J’ai contacté ce garçon – Thomas – et effectivement, il m’a confirmé qu’il avait profité d’un programme d’échanges scolaires entre les lycées de Tokyo et de Paris. Tous les ans, les mairies de Paris et de Tokyo offraient des bourses à six lycéens de la région parisienne ou tokyoïte pour partir étudier. Or, vu que le Japon n’était pas encore à la mode comme aujourd’hui, ce programme était assez confidentiel. Il n’y avait qu’une petite dizaine de candidatures pour six places ! J’avais donc toutes mes chances d’obtenir cette bourse. J’étais sur-motivé et j’ai rempli un dossier béton. Avec l’aval de mes parents, j’ai postulé immédiatement pour le programme de l’année suivante, dont le départ était prévu le 20 mars 1997, l’année de ma terminale.

J’étais persuadé d’obtenir l’une des six bourses, surtout que nous n’étions que huit ou neuf en concurrence. Et parmi les autres postulants rencontrés lors des réunions, certains semblaient vraiment encore trop immatures pour être lâchés à 10 000 km de chez eux pendant si longtemps. Le bureau de Paris me confirmait donc rapidement que ma candidature était quasiment actée. Mais ils m’expliquaient aussi qu’il y avait malgré tout un petit souci d’ordre administratif. En effet, il s’avère que le départ pour le Japon était prévu le 20 mars 1997. Et moi, je suis né le 21 mars 1979. Or, l’une des conditions pour postuler à ce programme au Japon était d’avoir moins de 18 ans le jour de l’arrivée au Japon. Le souci était donc qu’on devait justement arriver à Tokyo le 21 mars, soit le jour de mes 18 ans ! On m’avait dit que l’administration japonaise était parfois un peu rigide et que ma date de naissance, à un jour près, pouvait éventuellement bloquer ma candidature… Mon rêve et mon avenir étaient en jeu.

« J’ai commencé à écrire des lettres passionnées aux gens de la mairie de Tokyo. Je n’étais pas encore très bon en japonais mais j’étais sincère et passionné. »

La décision finale du Japon est arrivée en décembre 1996, à quelques mois du départ. Dans la rigueur qui les caractérisent, les Japonais m’ont répondu que cela n’allait pas être possible à cause de mon âge. Pour 24 heures, j’étais déjà trop vieux pour participer au programme. Quand j’ai reçu cette réponse, le sol s’est effondré sous mes pieds. Pendant des mois je n’avais rêvé que de cela. L’affaire de mes parents n’allait toujours pas et ils étaient endettés jusqu’au cou. Ma carrière de basket était évidemment compromise et du coup, j’avais tout misé sur ce séjour au Japon. Je savais qu’il me fallait cela pour retrouver l’élan et repartir de plus belle dans la vie. Et voilà que les Japonais me disaient non parce que j’étais né une journée trop tôt ? C’était vraiment injuste.

Le sport forge le caractère. On apprend la victoire mais aussi la défaite. Et surtout à se relever après la défaite. Je ne me suis pas laissé démonter. En basket, j’étais plutôt bon défenseur et j’étais une vraie sangsue qui ne lâchait jamais rien. Je me suis dit que je n’allais pas me laisser démonter par des gens en costard derrière un bureau et armés de tampons. Il me restait quelques semaines pour leur montrer qu’ils avaient eu tort. J’ai commencé à écrire des lettres passionnées aux gens de la mairie de Tokyo. Je n’étais pas encore très bon en japonais mais j’étais sincère. Pour écrire ces lettres en japonais, je faisais parfois des nuits blanches à chercher le vocabulaire dans mon dictionnaire. J’en ai écrit plusieurs, que j’ai envoyées. J’ai aussi fait jouer quelques relations. Julie, ma meilleure amie, avait aussi participé à ce programme au Japon et il s’avère que sa famille d’accueil japonaise avait un pied dans l’organisation de ce programme. Julie m’a aidé en parlant de moi à sa famille, en leur demandant de plaider en ma faveur. Ils expliquaient aux bureaucrates que ce séjour, c’était le rêve de ma vie, certainement un tournant dans mon existence. Pendant des semaines, j’ai poussé toutes les portes.

Février 1997, le bureau parisien m’a écrit que le Japon avait été touché par mon cas et ma motivation. Ils étaient sensibles à ma détermination. Ils acceptaient de faire une entorse au règlement. Mais comme toutes les bourses avaient déjà été attribuées, il fallait que je débourse moi-même le montant du séjour, soit 32 000 francs (plus de 6 000 euros aujourd’hui). Une somme énorme pour l’époque et pour la situation financière de mes parents. La joie a été courte durée. Et pour moi, à moins d’un miracle, c’était définitivement perdu.

En décrochant le combiné, mon père m’a demandé comment s’était passée ma semaine de basket et d’école. Puis il m’a demandé si j’avais eu une réponse pour la bourse au Japon. Je me souviens parfaitement du dialogue qui a suivi :

« — Oui, j’ai eu une réponse. Ils acceptent que je parte, mais à une condition…
— Vraiment ? Mais c’est génial ! Et c’est quoi cette condition ?
— Que je paye…
— Ah… et cela coûte combien ?
— 32 000 francs…
— … »

Puis après quelques secondes :

« — Super Flo ! Vas-y, réponds-leur que tu es okay.
— Hein ? Que je réponde okay ? Mais c’est 32 000 francs ! C’est trop cher, on ne pourra jamais payer cela !
— Les questions d’argent, tu n’as pas à t’en soucier, ce n’est pas ton problème ! Toi, occupe-toi d’étudier, de jouer au basket et de préparer ton avenir. Si tu penses qu’aller vivre au Japon peut t’aider, alors c’est à ta mère et moi de trouver les solutions pour t’y aider. »

Je ne savais plus trop quoi dire. Sauf que le soir, à l’entraînement de basket, j’étais tellement heureux que je pense que j’aurais pu dunker sans souci sur la tête de Michael Jordan.

Mon père et ma mère ne m’avoueront que bien plus tard la vérité : ils n’avaient pas l’argent. Mais pour me payer ce séjour, ils ont vendu quelques meubles et objets de famille. Cela leur était sûrement cher. Je suis aujourd’hui éternellement reconnaissant envers mes parents pour ce qu’ils ont fait pour moi. Cela a changé ma vie.

Lycéen au Japon

Je suis donc parti pour un an au Japon, le 20 mars 1997. J’ai fêté mes 18 ans à mon arrivée là-bas. Du jour au lendemain je ne pensais plus au basket, alors que ma vie avait pourtant été réglée autour de ce sport. Le 20 mars 1997, j’ai même manqué la finale du Championnat de France scolaire : pendant que mon équipe jouait, moi j’étais dans l’avion. C’était une finale importante, mais j’allais vivre au Japon et j’étais bien décidé à profiter à fond de cette opportunité.

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Pause bentô avec les camarades du lycée de Tsushima (1997)

Cette année au Japon n’a pas été facile, mais c’était un vrai rêve. J’étais en uniforme, je vivais comme n’importe quel lycéen japonais, je participais aux activités de clubs, ma mère d’accueil me préparait des bentô que je mangeais en classe à midi avec mes copains. Cela n’était pas toujours facile car j’étais le seul étranger du lycée. Et même si c’est amusant d’être une bête curieuse, une mascotte, cela va bien quelques semaines. Vient l’envie d’avoir de vrais amis, de s’intégrer, de comprendre, de parler, d’écrire, de lire en japonais. J’avais beaucoup de choses à apprendre et peu de temps pour y arriver. Dans l’avion qui m’emmenait au Japon, je m’étais lancé un défi : revenir bilingue après un an. Pendant un an, je n’ai pas parlé une seule fois français au Japon, sauf la semaine durant laquelle j’ai passé mon bac en candidat libre au lycée franco-japonais de Tokyo.

Dans mon lycée japonais, évidemment, je suivais les cours comme n’importe quel élève. Sauf qu’au début, je ne comprenais strictement rien. Mais je profitais de ces heures de cours pour noter des mots écrits au tableau, les chercher dans le dictionnaire, etc. J’ai aussi profité de la gentillesse des professeurs japonais qui m’aidaient. En effet, plusieurs se relayaient, tous les jours, pour me donner des cours particulier à la bibliothèque. J’étais tellement motivé que je crois que cela leur faisait plaisir à eux aussi. Grâce à eux, j’ai progressé très vite. Sans fausse modestie, je suis effectivement revenu bilingue après un an. L’année suivante, j’ai même gagné un concours de discours en japonais, organisé par la Maison de la Culture du Japon à Paris. Ce séjour a changé ma vie. En un an, je n’étais plus le même.

Toute ma vie, j’ai beaucoup joué aux jeux vidéo, sauf entre 1996 et 1999 où j’ai opéré une véritable coupure. Je ne jouais plus parce que j’étais au Japon. Cela peut paraître contradictoire, mais en réalité, je consacrais tout mon temps à l’apprentissage du japonais. J’ai donc raté toute l’époque PlayStation 1. Cela dit, même si je ne jouais plus, pendant mon année scolaire à Tsushima, je parlais beaucoup de jeux vidéo dans ma classe et dans mes clubs. Mais c’était plus des discussions rétro. Je leur parlais de la NES, que j’adorais, mais ils ne voyaient pas de quoi il s’agissait. C’est là que j’ai appris que la NES s’appelait la Famicom au Japon. D’ailleurs, l’un de mes bons souvenirs de ce séjour, c’est le cadeau que mes amis du club de basket m’ont fait. Pour le dernier entraînement de l’année, le capitaine de l’équipe est arrivé avec un carton. À l’intérieur, tous mes camarades avaient réuni leurs consoles et leurs vieilles cartouches Famicom, qu’ils n’utilisaient plus. Et je me suis retrouvé avec une cinquantaine de jeux et plusieurs machines. J’ai tout ramené en France, cela a été un début de collection.

« Il m’a expliqué que pendant sa jeunesse, Nintendo était surtout connue pour ses cartes à jouer ou ses jouets. Que cette société existait déjà bien avant la naissance de mon grand-père d’accueil. »

J’ai eu un deuxième déclic rétrogaming pendant ce séjour de 1997. Dans ma première famille d’accueil, il y avait un grand-père de 80 ans que j’adorais. Ensemble, on parlait de tout et de rien, il m’apprenait de nouveaux mots, il me corrigeait, on regardait les matchs de Sumo ensemble à la télé. À un moment, on parlait de Nintendo, et il m’a dit : « Moi aussi quand j’étais petit je jouais aux jeux Nintendo. » Vu son âge, j’ai été surpris, je me suis dit que je n’avais peut-être pas bien compris. Puis il m’a expliqué que pendant sa jeunesse, Nintendo était surtout connu pour ses cartes à jouer ou ses jouets. Que cette société existait déjà bien avant la naissance de mon grand-père d’accueil. Cela m’a intrigué, j’ai toujours gardé cela en tête. Et dès que j’en ai eu l’occasion plus tard, je me suis mis à enquêter sur le sujet.

Alors que je préparais mon départ au Japon, quand j’étais encore basketteur à Paris, le samedi soir après les matchs, j’allais dans un bar près de Châtelet qui organisait des rencontres franco-japonaises. Ces réunions me permettaient de pratiquer un peu, en dehors des cours du CNED. Ces soirées n’avaient rien à voir avec les rencontres d’aujourd’hui où l’on y parle de manga, de cosplay, de dessins animés. La plupart des personnes s’intéressaient à la littérature, aux arts traditionnels, au théâtre, à la linguistique, au shôgi… Il y avait 50 % de Japonais et 50 % de Français et les échanges étaient très enrichissants. Tout le monde à ces réunions savait que j’allais bientôt partir au Japon et que je cherchais un moyen de me faire un peu d’argent de poche. Une Japonaise qui connaissait bien le journal OVNI m’a ainsi suggéré d’écrire quelque chose pour eux.

OVNI, c’est un bimensuel gratuit distribué dans les restaurants et les boutiques japonaises en France. Cette publication existe toujours aujourd’hui. Elle est essentiellement à destination des ressortissants japonais, mais on y trouve aussi des articles en français pour les amoureux du Japon. Cette dame japonaise m’a arrangé un rendez-vous avec le rédacteur en chef, qui a été séduit par le côté insolite de mon aventure : un lycéen français qui partait vivre dans un lycée japonais, il pensait que cela pouvait donner des papiers originaux. Il m’a ainsi commandé une série d’articles qui seraient publiés sur deux, trois mois. Pendant mon premier séjour au Japon en 1997, j’ai donc relayé mes aventures en quatre parties. Mon frère, qui a une bien meilleure plume que moi, m’a bien aidé lors de la relecture. Je me suis ainsi fait un peu d’argent de poche avec cette première expérience d’écriture hors fanzinat.

Quand je suis revenu en France en mars 1998, je n’étais plus le même. J’étais persuadé que je n’allais plus jamais pouvoir retourner au Japon de ma vie, mais j’avais vraiment mis à profit cette année-là pour apprendre une langue et une culture. Je n’avais donc aucun regret. Entre-temps, j’avais demandé à mon frère de m’inscrire à l’INALCO, la faculté de langues orientales la plus importante à Paris. J’ai intégré une classe en cours d’année. Pour la première fois de ma vie, j’avais d’excellentes notes à l’école. Puis un jour, en milieu de deuxième année, en 1999, sur le mur d’annonces de l’INALCO, j’ai lu une offre d’emploi qui disait : « Cherche étudiant motivé pour enseigner le français dans une école hôtelière et de pâtisserie au Japon. » Intrigué, je me suis renseigné par téléphone.

Il s’agissait effectivement d’aller enseigner les bases du français à des apprentis cuisiniers et pâtissiers. Le sélectionné serait nourri, logé et payé. En apprenant cela, j’ai envoyé une lettre de motivation. Cela ne faisait même pas un an que j’étais revenu de Tsushima mais je savais que si j’arrivais à obtenir ce travail, j’allais pouvoir retourner vivre au Japon, progresser davantage et acquérir une première expérience professionnelle. J’ai ainsi passé plusieurs entretiens et bien qu’étant le plus jeune parmi les 20 postulants, j’ai été pris. Voilà comment je suis retourné un an au Japon à partir d’août 1999, dans la ville de Maebashi, dans le département de Gunma, au nord de Tokyo.

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Florent Gorges, au milieu de quelques élèves dans l’école hôtelière de Maebashi (1999)

Cette fois encore, j’ai vécu une année incroyable. J’ai découvert un Japon complètement différent, celui du travail et de l’enseignement privé. Cela n’a pas été simple car je devais gérer 250 élèves et certains étaient plus vieux que moi. Moi qui étais encore si jeune, cela me faisait bizarre qu’on m’appelle « Flo sensei ». C’était une école professionnelle, et bien souvent au Japon, ces écoles sont fréquentées par des élèves un peu difficiles, souvent en échec scolaire. Comme je n’étais pas du genre à me laisser marcher sur les pieds, parfois cela chauffait et certains élèves énervés me sautaient dessus en plein cours. J’ai failli me battre plusieurs fois. Mais je garde de tout cela un excellent souvenir, surtout que le travail en tant que tel n’était pas très compliqué. Je devais leur apprendre quelques mots, noms d’ingrédients et termes techniques utiles pour qu’ils soient en mesure de lire une recette en français.

J’ai vécu une année délicieuse, dans tous les sens du terme. Parce que c’était une école qui enseignait la cuisine et la pâtisserie. Tous les matins, les classes se répartissaient en plusieurs sections : cuisine japonaise, française, chinoise, italienne et pâtisserie. J’en ai profité pour apprendre de nouvelles choses. Par exemple, parfois, je demandais à des professeurs de cuisine japonaise que j’aimais bien s’ils acceptaient que j’assiste, dans un coin, à leurs cours. Vu que j’étais un jeune Français de l’âge des élèves et que les Japonais sont sensibles à l’intérêt qu’on porte à leur culture, ils acceptaient et je découvrais quelques secrets de la gastronomie japonaise.

Je me suis vraiment remis aux jeux vidéo pendant ce second séjour à Gunma. Dans un magasin d’occasion, je me suis acheté une Super Famicom (Super Nintendo) avec des jeux qui ne valaient plus rien. La PlayStation 2 était très attendue et les boutiques nippones conseillaient de la réserver car les livraisons annoncées seraient très faibles.

C’est aussi à cette époque que j’ai commencé à collectionner. Dans mon école, il y avait un professeur un peu otaku (fan de culture japonaise) et gamer. Il était fou de la Dreamcast et il ne jouait plus qu’à cette console. Un jour, il est arrivé dans la salle des professeurs avec un carton contenant une Saturn et des dizaines de jeux à l’intérieur. Il m’a dit : « Flo sensei, je n’y joue plus, si tu la veux, prends-là, sinon, je la jette… » Mon petit appartement se remplissait de consoles et de jeux rétros.

Monsieur l’ambassadeur

« Je voulais cette bourse, mais je savais que les chances pour qu’un étudiant de licence soit pris étaient minces. »

À peine revenu à Paris en août 2000, les professeurs de licence nous ont parlé d’une bourse très prisée des étudiants en japonais : le Programme JET. Il n’y avait que trois ou quatre places pour une centaine de postulants. Et la plupart des sélectionnés étaient déjà titulaires de la maîtrise. Ce programme était intéressant car il était organisé par le ministère de l’Intérieur japonais, qui recrutait des jeunes du monde entier pour travailler dans les collectivités locales nippones. En somme : travailler dans l’administration japonaise, dans les mairies, les préfectures ou les écoles. Un niveau bilingue de japonais était requis. Une fois sur place, les travaux étaient divers : assister les professeurs d’anglais à l’école, aider les collectivités à accueillir les étrangers qui venaient s’installer, servir de pont pour les relations internationales entre les villes ou régions, aller dans les écoles primaires des campagnes pour parler de son pays aux enfants, etc. C’était un travail de mini ambassadeur local pour un an, renouvelable deux fois.

Je voulais cette bourse, mais je savais que les chances pour qu’un étudiant de licence soit pris étaient minces. J’ai quand même postulé. Et j’ai été pris. À 22 ans, je repartais vivre au Japon, pour trois ans cette fois, dans une ville de 700 000 habitants (à l’époque) qui s’appelait Niigata, située au bord de la mer du Japon.

Je suis arrivé là-bas en 2001. Or, si on avait fait appel à un Français à Niigata, c’était parce que cette ville préparait activement la Coupe du Monde de football 2002. Niigata disposait d’un magnifique stade qui devait accueillir trois matchs. Ils avaient besoin d’un Français pour traduire des brochures touristiques, des sites internet, accueillir toutes les délégations francophones qui venaient (Tunisie, Cameroun, Côte d’Ivoire, France, etc.). J’accompagnais et je servais d’interprète officiel à tous les diplomates, les équipes, les ambassadeurs francophones qui passaient à Niigata.

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Florent Gorges, interprète pour une délégation nantaise à quelques jours de la Coupe du Monde FIFA 2002

Pendant la Coupe du Monde, j’ai prêté ma voix au shinkansen, le TGV japonais. En effet, pendant toute la durée de l’événement et pour faciliter la vie des touristes, toutes les annonces dans les trains étaient traduites en anglais, coréen, espagnol et français. J’ai donc été pendant une journée entière à Tokyo pour enregistrer en studio des annonces en français. Cela fait bizarre de s’entendre dans le shinkansen. Ce travail en lien avec la Coupe du Monde a duré un peu plus d’un an et était passionnant. J’aurais préféré qu’il ait un rapport avec le basket mais on ne peut pas tout avoir. J’ai pu vivre la Coupe du Monde de l’intérieur et même dans les tribunes lors des matchs, aux côtés du maire de la ville et des ambassadeurs. J’aurais évidemment adoré voir l’équipe de France, surtout qu’elle était censée venir à Niigata. Si seulement elle avait passé le premier tour.

Je jouais et je collectionnais beaucoup à Niigata. En 2001 et 2002, les vieux jeux vidéo ne valaient toujours pas grand-chose et tout le monde s’en débarrassait. C’était idéal pour commencer des collections. Et comme mon travail me laissait pas mal de temps, j’en profitais pour étudier l’histoire des jeux vidéo en commençant à me documenter sur Nintendo. On ne trouvait rien sur le net concernant le passé de la firme de Kyoto. Sur les sites qui parlaient un peu de rétro, on trouvait quelques dates, comme « 1889, date de fondation de Nintendo », puis on sautait directement à 1980 avec les jeux électroniques Game & Watch. Entre les deux, il y avait près de 100 ans ignorés, oubliés. On signalait juste que Nintendo était fabricant de cartes à jouer. Mais je trouvais bizarre qu’on passe de cartes en papier à la technologie de pointe sans aucune transition. J’ai commencé à m’y intéresser vraiment, j’avais la chance de pouvoir consulter des journaux, livres et documents japonais dans les bibliothèques.

Pendant mon temps libre, j’ai créé deux ou trois sites, dont un marche encore fort aujourd’hui : forumjapon.com. Ce forum, je l’ai créé en 2001 car je voulais pouvoir échanger avec d’autres personnes ayant la même passion que moi pour le Japon. Rapidement, des milliers de membres se sont inscrits et dans le lot, quelques-uns ont créé un magazine mensuel vendu en kiosque à partir de 2002 : Japan Vibes. Ils parlaient de manga et de dessins animés japonais, mais pas vraiment du Japon lui-même. Comme je vivais sur place et que je connaissais bien l’équipe rédactionnelle par le biais de Forum Japon, je leur ai proposé de réaliser des reportages sur le quotidien au Japon. Dans Japan Vibes, mon premier article traitait du franponais. Il a fait un véritable carton et cela m’a motivé à continuer d’écrire sur des sujets qui sortaient un peu de l’ordinaire. Je ne voulais pas parler de kabuki, d’histoires qu’on trouvait déjà dans tous les guides touristiques. Je voulais parler de la vie de tous les jours, des petits riens dans chaque coin de rue. Je prenais des photographies, j’allais faire des reportages dans des restos de sushis tournants, etc. Parfois, j’écrivais aussi sur l’histoire des jeux vidéo, parce que je voulais partager mes recherches personnelles.

J’ai passé des journées entières en bibliothèque, notamment celle de Kyoto qui dispose d’archives insolites, et qui sont fabuleuses quand on veut par exemple connaître les résultats financiers de Nintendo de telle ou telle année. Je me suis ruiné en photocopies. Aujourd’hui, mes étagères regorgent encore de classeurs avec des centaines de feuilles à trier, classer, analyser. Mais ce sont des sources fiables et méconnues du grand public. Rien de tout cela ne figure sur Internet. En plus de ces recherches, j’ai croisé bon nombre de rétrogamers japonais avec qui j’ai pu échanger des informations, notamment Isao Yamazaki qui m’a aidé sur les livres L’Histoire de Nintendo. Ensemble, nous faisions la visite de vieux magasins de jouets, en espérant que les personnes âgées qui tenaient encore la caisse aient conservé dans leurs réserves quelques jouets Nintendo invendus et poussiéreux. Quand on achetait des vieux jouets Nintendo, à l’intérieur des boîtes on trouvait parfois des prospectus, des flyers, des catalogues. Et ces documents menaient vers de nouvelles pistes à explorer.

« Oui, je connais bien les gens de Nintendo, mais la plupart sont déjà morts aujourd’hui… »

— Une voisine de Nintendo

Un jour, Yamazaki et moi sommes allés à Kyoto pour nos recherches. Nous voulions aussi prendre des photos de tous les lieux stratégiques de Nintendo. Il faisait chaud, c’était en plein été et après un shooting du premier bâtiment Nintendo, nous avons décidé de nous rafraîchir. Juste à côté, il y avait une minuscule boutique de quartier qui vendait des fruits et des légumes. C’était tenu par une grand-mère d’un âge canonique et bossue. Sur les maigres étalages, c’était les récoltes de son jardin. Avec Yamazaki, nous y sommes allés pour acheter quelques pêches. Et comme nous nous trouvions juste en face de Nintendo, nous lui avons demandé, un peu au hasard : « Madame, vous êtes dans le quartier depuis longtemps ? Vous avez déjà croisé Monsieur Yamauchi, le président de Nintendo ? » Et elle de nous répondre : « Oui, bien sûr, quand j’étais jeune, j’ai travaillé pour la famille Yamauchi. Pendant 40 ans ! Donc oui, je connais bien les gens de Nintendo, mais la plupart sont déjà morts aujourd’hui… » Nous flairions le témoignage de premier choix. Alors, discrètement, j’ai sorti mon caméscope de mon sac, je l’ai caché sous mon bras et j’ai filmé une heure de conversation. La grand-mère adorait bavarder et il n’a donc pas été difficile de connaître toute sa vie. Elle nous a révélé plein de choses alors méconnues sur l’histoire de Nintendo, notamment que le bâtiment servait de refuge dans le quartier pendant la guerre. Voilà comment nous trouvions nos infos.

Pendant trois ans je me suis spécialisé sur le sujet. J’avais du contenu vraiment passionnant que personne ne connaissait sur Nintendo, et j’avais envie de le partager, d’en faire quelque chose. Fin 2003, depuis le Japon, j’ai contacté tous les magazines français de jeux vidéo. Je leur ai envoyé des lettres de motivation ainsi qu’un extrait de mes écrits sur l’histoire de la Famicom. La plupart m’ignoraient et ceux qui me répondaient disaient que le contenu était génial, mais trop long. Par exemple, le magazine Officiel Nintendo m’a écrit : « Un article sur l’histoire de la Famicom sur deux ou trois pages, ok, mais là, vous nous envoyez un article qui demanderait au moins 30 pages. Donc à moins de couper, cela ne sera pas possible. » J’ai refusé parce que l’histoire de cette console était tellement incroyable et méconnue qu’il aurait été impossible de proposer quelque chose d’intéressant sur trois ou quatre pages. Quand j’ai proposé au rédacteur en chef de faire un hors-série ou une série d’articles sur plusieurs numéros, il m’a répondu que le rétro, cela n’intéressait pas suffisamment de monde pour lui donner autant de place. J’ai appris plus tard qu’il avait ensuite regretté de ne pas avoir publié mon dossier à l’époque.

La seule réponse positive que j’ai reçue venait du magazine Total Cube, un mensuel Nintendo non-officiel. Le rédacteur en chef [qui a recueilli ces propos, NDA] a lu mon dossier. Il avait trouvé cela génial et m’a proposé de scinder l’article sur plusieurs numéros, dans une rubrique rétrogaming créée pour l’occasion. J’étais ravi, car c’était exactement ce que je voulais. Mes articles ont ainsi été publiés à partir de mars 2004 sur cinq numéros, avec des informations vraiment inédites sur les consoles Nintendo. Nous étions par exemple les premiers à révéler que le design de la Game Boy Advance avait été confié à un designer français. Pour le magazine, j’étais allé à la rencontre de ce designer habitant à Tokyo. Ce furent mes premières publications dans la presse jeu vidéo française.

La création de Pix’n Love

Durant les trois ans passés à Niigata de 2001 à 2004, j’y ai rencontré celle qui deviendra ma femme. Ma ville voulait organiser un festival du film international et nous avions un budget de zéro yen. Nous cherchions du staff bénévole et avons passé des annonces à l’Université de Niigata. Parmi les étudiants ayant répondu à l’annonce, il y avait ma future femme. Nous avions pratiquement le même âge. Elle est revenue en France avec moi et nous nous sommes mariés en 2005.

Lorsque j’étudiais l’histoire des jeux vidéo à Niigata, je me suis pris d’amour pour un inventeur génial, ancien employé de Nintendo et hélas décédé en 1997 : Gunpei Yokoi. Il était l’inventeur des Game & Watch, de la Game Boy et de dizaines autres jouets insolites. Comme mon directeur de projet à la fac voulait que je trouve un sujet encore jamais abordé à l’INALCO, mon mémoire a naturellement porté sur Yokoi. Je suis fier du résultat, qui a été jugé très intéressant.

Quand le magazine Total Cube s’est arrêté durant l’été 2004, cela m’a fichu un coup. C’était dommage car l’équipe était vraiment bien et le magazine de qualité. Mais j’ai aussitôt rebondi en apprenant qu’un nouveau magazine gamer venait de se lancer. Il s’appelait Game Fan. J’ai immédiatement envoyé une lettre de motivation, ainsi qu’un article test sur Gunpei Yokoi. Le rédacteur en chef d’alors, Fabien, a visiblement beaucoup aimé car c’était pour l’époque des sujets totalement nouveaux. Et il a accepté de le publier dans la rubrique rétro du magazine.

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Avec quelques copains de classe, au lycée de Tsushima (1997)

J’ai ainsi intégré l’équipe du magazine et je suis devenu l’un des contributeurs majeurs de la rubrique rétro, qui avait un certain succès auprès des lecteurs. Cela plaisait même tellement que Fabien a eu l’idée de réaliser un hors-série uniquement dédié à l’histoire des jeux vidéo. Cela n’avait jamais été fait en France. Après quelques mois de travail, nous avons ainsi publié Game Museum et j’ai pu écrire plusieurs dizaines de pages totalement librement, sur la Famicom, la WonderSwan, les consoles PONG au Japon, etc. Ce projet n’était pas parfait mais ce hors-série a été déclencheur de beaucoup de choses et est immédiatement devenu une référence. Il faut dire que sa couverture, en forme de Super Famicom – réalisée par Fabien – en jetait. Du coup, avec ce gros succès d’estime, à la rentrée 2005, nous avons décidé de monter le premier magazine français dédié au rétrogaming : Retro Game. J’ai été nommé co-rédacteur en chef.

Dès son premier numéro, Retro Game a plutôt bien marché. Je doute qu’il rapportait beaucoup d’argent mais au moins il n’en perdait pas. Problème, l’autre magazine de l’éditeur, Game Fan, était un gouffre financier. Le peu d’argent que pouvait rapporter Retro Game tombait sûrement dans ce trou béant. La boîte a coulé en 2006, après seulement trois numéros, en plus de Game Museum. Avec l’équipe, nous étions un peu frustrés.

Avant l’effondrement de la boîte qui éditait Retro Game, j’avais proposé au gérant des solutions pour permettre au magazine Retro Game de poursuivre sa parution, tout en faisant des économies. La presse spécialisée était à l’agonie et il fallait trouver d’autres réseaux. Je lui ai proposé une solution vraiment intéressante et novatrice à l’époque : le mook, un contenu de magazine mais vendu en librairie, avec un système de distribution réservé aux livres. Nous pouvions aussi faire de la vente directe, par correspondance. Ce système était plus souple que le magazine traditionnel, la fabrication coûtait moins cher, le tirage était sur mesure, avec moins de retours, et le produit pouvait être vendu à un prix plus élevé. Par exemple, vendre un livre à 10 euros, cela n’a rien de choquant. Pourtant, si on prend ce même livre, qu’on le transforme en magazine, qu’on le met en kiosque à 10 euros : là, les lecteurs font un scandale alors que le même produit, en livre, plus petit, plus cher, personne ne s’en offusque. L’idée du mook m’est venue du Japon car là-bas, c’est un concept qui a déjà fait ses preuves pour les domaines très spécialisés. Mais trop attaché à la vieille école de la presse, lé gérant a refusé ces solutions.

À la disparition de Retro Game, avec un membre de l’équipe – Marc Pétronille –, nous avons décidé de partir et de chercher un éditeur qui accepterait l’idée d’un mook sur l’histoire des jeux vidéo. De mon côté, je cherchais aussi quelqu’un qui accepterait de publier mes recherches sur Nintendo. J’avais déjà de quoi éditer des volumes entiers. Ainsi, j’ai démarché des sociétés qui étaient séduites par l’idée, mais elles me répondaient toutes : « Un livre sur l’histoire de Nintendo, ok ! Mais contentez-vous juste de la partie jeux vidéo. Le reste, cela n’intéressera personne… » Ou alors : « Ok, super, mais vos 600 pages, là, faudrait les réduire à 150. Parce que cela va être trop long. »

« Votre projet est super, mais pourquoi cherchez-vous un éditeur ? Faites-le vous-même ! »

— Sébastien Mirc

Après toutes ces années de recherches, je ne voulais pas gâcher une chance de publier un inédit. Éditer un livre incomplet ? À quoi bon ? Marc et moi, nous cherchions un éditeur qui accepterait de faire confiance à notre vision du jeu vidéo : un mook et des livres vraiment pointus sur l’histoire des jeux vidéo. Pas facile.

Un jour, Marc me dit qu’il connait un éditeur, Sébastien Mirc, avec qui il a déjà essayé de monter un petit projet mais qui avait échoué. La boîte pour laquelle travaillait Sébastien ne publiait que des livres très spécifiques et très éloignés du jeu vidéo. Nous n’y croyions pas. Mais si nous voulions le voir, c’est parce qu’il était jeune, qu’il aimait aussi les jeux vidéo et qu’avec son expérience dans l’édition, il pouvait éventuellement nous donner des contacts. Peut-être connaissait-il un éditeur qui pouvait se montrer intéressé. Marc a pris rendez-vous avec Sébastien et nous nous sommes retrouvés au Quick de la gare Montparnasse, un soir de janvier 2007.

Marc et moi avons alors expliqué notre projet à Sébastien et ce dernier nous a dit : « Votre projet est super, mais pourquoi cherchez-vous un éditeur ? Faites-le vous-même ! » Avec Marc, nous nous sommes regardés et nous lui avons répondu que nous ne savions même pas comment faire pour monter une boîte, entrer en contact avec des distributeurs, des diffuseurs, etc. Que c’était le genre de chose qui pouvait rapidement nous filer le tournis. Sébastien nous a dit : « Moi je sais faire. J’ai déjà monté des boîtes. Si vous voulez, nous pouvons la faire à trois. Je m’occupe de la paperasse, et vous du contenu. » Voilà comment nous avons monté Pix’n Love, la première maison d’édition au monde dédiée à l’histoire des jeux vidéo.

Le premier numéro de notre mook – appelé lui aussi Pix’n Love – est sorti en juillet 2007 pour Japan Expo. C’était l’héritier de Retro Game, mais cette fois, nous avons appliqué la formule qui nous semblait la plus judicieuse pour une publication de niche. Nous vendions notre livre en vente directe, sur les salons et sur Internet. Avant de contacter les libraires, nous voulions donner priorité à la vente directe. Et cela a tout de suite marché ! Lors de Japan Expo, nous avons vendu 199 exemplaires sur un coin de table du stand MO5.com. Notre objectif était de 200, alors disons que nous l’avons atteint.

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Un article de Florent Gorges dans OVNI

Tout de suite, Pix’n love a été rentable, mais évidemment, cela remboursait juste le coût de la publication et les piges des amis qui écrivaient pour nous. Mais nous ne gagnions pas un seul euro. Le peu d’argent que nous arrivions à dégager, nous le gardions pour développer la boîte et l’activité. Notre but avec Pix’n Love était de publier des livres sur notre passion : l’histoire du jeu vidéo. Mais comme écrire un livre prend du temps, le mook Pix’n Love, trimestriel, nous permettait de garder un contact permanent avec les lecteurs, leur montrer que nous existions. Notre premier gros livre a été naturellement le volume 1 de L’Histoire de Nintendo, en juillet 2008, pile pour Japan Expo.

Pix’n Love était un succès mais comme c’est un marché de niche, une fois que nous avions payé tous les partenaires et participants, puis les taxes de l’État, il ne nous restait rien du tout. Or, pour poursuivre mes recherches et réaliser des interviews de créateurs japonais, j’avais besoin d’aller au Japon. Mais Pix’n love ne pouvait pas payer le billet. Nous donnions déjà de notre personne pour ce projet alors il était hors de question de payer pour travailler. En 2008, j’ai eu une idée : organiser des voyages de lecteurs au Japon. Je m’occupais de tout : trouver des participants, contacter une agence de voyage, organiser un programme dédié au gaming. Le but de la manœuvre était de faire une petite marge, non pas pour m’enrichir, mais pour pouvoir me payer mon propre séjour. Si je parvenais à trouver 10 personnes pour ce voyage, alors je pouvais aller au Japon gratuitement, en tant qu’accompagnateur. Ensuite, pendant 10 jours, je servais de guide/traducteur bénévole et une fois que tout le monde était reparti en France, je pouvais rester une semaine supplémentaire pour travailler.

Nous avons publié la première annonce pour ce voyage auprès de nos lecteurs. Et nous avons reçu une trentaine de candidatures en moins d’une semaine. Marc et Sébastien ont pu venir avec moi pour ce séjour au Japon. Eux venaient en touristes pendant que je tenais 30 gamers indisciplinés. Par la suite, j’ai organisé une demi-douzaine d’autres voyages, mais en plus petit comité. Ces voyages au Japon étaient géniaux et je me suis fait de très bons amis grâce à cela. Le clou de la formule, cela restait quand même les soirées avec des créateurs connus de Nintendo. Nous avons eu le créateur de F-Zero, de Mario Kart, le producteur de Zelda, le créateur de Wario… Des séjours magiques et pratiques, mais que j’ai dû arrêter car ils prenaient trop de temps et ne rapportaient pas un centime.

Mes liens officieux avec Nintendo ont vraiment commencé en 2005 quand, par le plus grand des hasards, j’ai pu intégrer l’équipe du magazine japonais Nintendo Dream. Ce magazine dédié à Nintendo n’a aucun équivalent en France. À l’époque il avait un tirage de 280 000 exemplaires. C’était avant de créer Pix’n Love. Toutes les deux semaines, j’achetais le magazine, car il publiait des interviews passionnantes sur les nouvelles sorties et parce qu’il y avait de drôles de rubriques dédiées aux goodies Mario. Un jour, en novembre 2005, la poste française a décidé de sortir des timbres de collection à l’effigie des jeux vidéo, Pac-Man, Lara Croft, Mario, Zelda… Je les ai achetés pour ma collection. Je me suis dit que j’allais les envoyer à Nintendo Dream pour leur rubrique goodies Mario. J’ai alors écrit une lettre, que j’ai postée avec les timbres Mario et Zelda.

Quelques jours plus tard, j’ai reçu un mail du rédacteur en chef. Il me demandait si j’étais d’accord pour qu’ils publient ma lettre et mes timbres dans les pages du numéro suivant. Exactement ce que je voulais. J’ai bien entendu accepté, et comme je voyais là une magnifique opportunité, j’en ai profité pour forcer mon destin, en lui répondant : « Et si un jour vous avez besoin d’infos sur Nintendo, sous l’angle français, je suis là. Étant moi-même rédacteur pour la presse française, je peux réaliser des reportages, des interviews, etc. » Quand il a su que j’étais moi aussi un professionnel du milieu, il m’a proposé une tribune libre dans Nintendo Dream : une page entière qui parlerait chaque mois de l’actualité européenne de Nintendo. J’étais libre d’écrire sur ce que je voulais. Je réalisais des visites de studios, des reportages lors de salons, etc. J’ai commencé début 2006, bien avant Pix’n Love, et cela continue encore aujourd’hui.

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La page de Florent Gorges dans Nintendo Dream

Je me suis tout de suite très bien entendu avec le rédacteur en chef de Nintendo Dream, M. Sao. Ce dernier était très influent dans le microcosme du journalisme Nintendo au Japon et il connaissait tout le monde. J’en veux pour preuve qu’aujourd’hui, c’est lui qui gère les fameuses interviews
« Iwata Demande », publiées sur les sites de Nintendo. Quand je me rendais au Japon, je passais toujours à la rédaction de Nintendo Dream pour dire bonjour et organiser la suite du programme. Et le soir, après le travail, nous allions toujours boire des coups. Là, comme souvent au Japon, il me présentait à des amis, des employés de Nintendo, des créateurs, etc. Comme il savait que j’étais passionné d’histoire, il faisait venir des gens qui avaient autrefois travaillé chez Nintendo. Un peu comme pour la Jet Set : le plus dur, c’est d’y rentrer. Mais une fois qu’on est dedans, si on connait untel, on connait tout le monde. Et forcément, quand on cherche à obtenir des infos, difficile d’avoir meilleures sources qu’eux.

Par exemple, un soir, M. Sao m’a présenté M. Takeuchi, character designer sur les jeux Rhythm Paradise et Wario Ware. Il a un style aujourd’hui très connu et facilement identifiable pour tous les amateurs de Nintendo. Il avait tenu à me le présenter car Takeuchi-san était aussi artiste indépendant et il rêvait depuis longtemps d’exposer ses œuvres privées autour du monde, et notamment en France. Du coup, M. Sao s’était dit que je pouvais peut-être lui donner un coup de main, en lui trouvant une galerie parisienne intéressée.

Je ne connaissais pas de galeries et je ne pouvais pas faire grand-chose pour lui à ce niveau. En revanche, comme nous allions participer à Japan Expo avec Pix’n Love, je me suis dit que je pouvais lui proposer autre chose : que Takeuchi-san vienne exposer quelques jours pendant la durée du salon sur notre stand. À cette proposition, il s’est montré ravi et a accepté. Nous avons gardé contact, et en juillet 2008, il est venu 10 jours en France pour exposer quelques œuvres et rencontrer les Français. Nous avons bien sympathisé. Depuis, nous nous voyons tous les ans, en privé. Il a même réalisé une couverture pour Pix’n Love (le numéro 4). C’est d’ailleurs grâce à lui que les soirées entre nos lecteurs et les créateurs de Nintendo ont pu commencer. Pendant qu’il était en France, il m’a dit : « Quand tu viendras avec tes lecteurs à Kyoto, il faudrait qu’on organise une petite soirée franco-japonaise entre gamers. Je viendrai aussi avec deux ou trois amis. » Et ses amis, forcément, c’était ses collègues de Nintendo.

On me pose souvent la question sur la façon dont je m’y suis pris pour rencontrer autant de gens de chez Nintendo, alors qu’ils sont normalement inaccessibles. En réalité, il n’y a rien d’officiel. Il ne s’agit que de rencontres amicales, privées et toujours dans le respect de leur personne. C’est-à-dire que parfois, ils me demandent de ne pas révéler certaines infos trop confidentielles. Naturellement, je ne le fais pas.

« Ma seule véritable chance a été d’avoir des parents compréhensifs et prêts à tous les sacrifices pour leurs enfants. »

J’ai quitté Pix’n Love en septembre 2010 pour monter ma propre structure – Omaké Books. Je voulais plus de liberté, j’avais des projets de petits livres sans rapport avec le jeu vidéo et Pix’n Love ne pouvait pas les publier (Anthologie du Franponais, les Cent Sushis, etc.). Ensuite, parce qu’après tout ce temps chez Pix’n Love, je ne faisais plus que de la paperasse et de la gestion d’équipe. Alors que j’avais accepté de monter cette boîte pour écrire et publier des livres, je passais mes journées à gérer de l’administratif, et cela me faisait perdre un temps fou. La boîte se développait, après deux ans, nous avons réussi à nous payer un petit SMIC, mais je ne faisais plus que des choses qui ne m’intéressaient plus. Or, ce que je voulais, c’était écrire.

Aujourd’hui, je suis auto-entrepreneur, c’est-à-dire que je n’ai pratiquement plus de démarches administratives à faire. Ma femme et moi, nous gagnons toujours l’équivalent d’un SMIC (pour nous deux) et je suis encore obligé de traduire des mangas pour arrondir les fins de mois. Je travaille 14 heures par jour, sans jamais prendre de week-end et avec à peine une semaine de vacances par an. Mais au moins, je fais uniquement ce qui me plait, de chez moi, et cela, c’est un vrai luxe.

Même si je n’ai que 35 ans, j’ai effectivement déjà eu une vie très riche. Ma seule véritable chance a été d’avoir des parents compréhensifs et prêts à tous les sacrifices pour leurs enfants. J’ai eu des raisons de baisser les bras : je n’ai jamais pu devenir basketteur professionnel, on me refusait d’aller vivre au Japon, je n’étais pas bon à l’école, je ne sais ni jouer d’un instrument de musique, ni même dessiner. Mais si je devais me trouver un seul et unique talent, ce serait de savoir déceler rapidement quand une chance se présente à moi. Et surtout de savoir l’attraper avant qu’elle ne m’échappe.


Couverture : La tour de Tokyo et le mont Fuji.