Tout a commencé par une question à laquelle mes parents n’avaient jamais pu répondre en 70 ans. Qu’était-il arrivé au médecin français qu’ils avaient recueilli durant le siège de Budapest par les Russes ? C’était un prisonnier de guerre évadé. Eux essayaient seulement de s’en sortir. Ensemble, ils se cachèrent dans une cave, sous les bottes des soldats allemands qui avaient établi leur base dans la maison. Les souvenirs que mes parents avaient gardés de cette époque ne faisaient que rarement surface. Mais lorsqu’ils parlaient de l’hiver 1944-1945, tout semblait plus vivant. C’était comme si les flashs des bombes encore vifs dans leurs mémoires éclairaient leurs vies. Ils étaient un tout jeune couple quand mon père, qui avait déserté l’armée hongroise, et ma mère, qui avait refusé d’emménager dans le ghetto et de porter l’étoile jaune, unirent leurs destinées.

budapest-1

Des soldats russes durant la bataille de Budapest

Chaque fois que j’entendais parler de cet hiver-là – souvent des soirs où il neigeait, cela leur rappelait le froid mordant qu’ils avaient dû affronter à l’époque –, un nom revenait dans leur récit : celui du Dr Lanusse. Mes parents avaient pour cet homme une admiration sans borne. Ils faisaient de lui le portrait d’un médecin courageux qui honorait son serment en soignant quiconque en avait besoin. Après la guerre, mes parents ne le revirent jamais. Il n’est pas rare de perdre le contact avec des gens qui ont compté dans nos vies. Nous passons tous à autre chose. Mais pour une raison que je ne saurais entièrement expliquer, après la mort de mes parents, j’ai été emporté dans les tourbillons de leur passé. Ce n’était pas la première fois. Mes parents ont laissé beaucoup de mes questions sans réponse. Celle-ci ne paraissait pas essentielle, car le Dr Lanusse n’était pas un membre de la famille. Elle l’était beaucoup moins que de savoir ce qu’il était arrivé au frère de ma mère durant la Seconde Guerre mondiale. Ma mère m’a raconté qu’ils avaient essayé de savoir ce qu’il était advenu de son frère de nombreuses fois après la guerre, mais ils étaient toujours revenus les mains vides. Quand j’ai fini par découvrir les documents attestant de sa mort il y a trois ans, peu avant celle de ma mère, elle en a été très attristée. Elle m’a dit qu’elle avait dû faire son deuil une deuxième fois. Elle n’a jamais voulu voir la preuve que j’avais retrouvée, son dossier de Buchenwald. Ce que mes parents avaient vécu avec le médecin français semblait pourtant si incroyable – ils s’étaient réfugiés dans la cave de la maison de mes grands-parents, sous les pas des soldats allemands, et avaient survécu pour le raconter – que j’ai pensé que cela valait le coup de creuser. Je me suis donc lancé à la recherche d’une personne que je n’avais jamais rencontrée, avec un nom que je ne savais pas épeler. Un nom venu de mon enfance. Ce que j’ai fini par découvrir est incroyable, au-delà de tout ce que j’aurais pu imaginer. Et même si j’aurais voulu m’être lancé dans cette quête plus tôt, cela n’aurait probablement pas été possible sans Internet.

siege4

Une silhouette dans les rues de Budapest après le siège

Cinq lettres

C’était à l’automne 2015. Je travaillais à mon bureau de San Francisco, laissant de temps à autre mon regard se perdre au-delà des branches des pruniers tandis que je parcourais Google. J’ai fouillé la Toile jusqu’à tomber sur un livre qui contenait le nom que je cherchais : Dr Lanusse. C’était forcément lui, me suis-je dit, car cette unique petite phrase dans un manuscrit de 248 pages sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Hongrie le décrivait comme « medical-ft. Int. », un médecin interne à plein temps. Sur le coup, je n’étais pas sûr de ce que cela signifiait, mais j’avais bien l’impression qu’il s’agissait d’un docteur. Combien de Dr Lanusse pouvait-il y avoir en France ? Il s’est avéré que c’était un nom de famille peu répandu. Je pensais que la suite logique était de prendre contact avec le ministère de la Défense français pour retrouver son dossier. Ils pourraient certainement me dire ce qui lui était arrivé. Mais un ami ayant des connexions au sein du gouvernement français m’a dissuadé de lancer dans cette voie, du moins pour l’instant. Trop fastidieux, trop chronophage. J’étais déçu.

Que pouvais-je faire ensuite ? Il m’a mis en contact avec une amie américaine titulaire d’un doctorat en histoire de France, qui avait quelques de suggestions. Elle aussi m’a recommandé d’éviter de contacter directement l’armée. Elle était d’avis qu’un journaliste français serait plus capable de m’aider à retrouver les documents dont j’avais besoin. J’ai alors contacté mon ami Frédéric, un journaliste français vivant à Paris, et lui ai raconté mon histoire. Je lui ai raconté comment mes parents m’avaient un jour parlé de ce médecin français, aviateur dans mon souvenir, qui s’était terré avec eux dans la cave de la maison des parents de mon père à Budapest durant l’hiver 1944-1945. Comment, après que les Russes eurent chassé les Allemands et occupé la ville, leurs chemins s’étaient séparés pour ne jamais se recroiser. Ils m’avaient parlé des cadavres gelés des chevaux morts jonchant la rue, et confié à quel point la vie était encore dangereuse pour eux au printemps 1945. Je lui ai dit que mon père pensait que le courageux docteur avait dû être tué en essayant de rentrer chez lui. Et que je croyais me souvenir qu’il venait de Bordeaux.

rawaruska2

L’intérieur du camp de Rawa-Ruska, en Ukraine

C’était là toute l’histoire, échappée des lèvres de mes parents. Il y avait cependant un fait nouveau, lui dis-je. J’avais été en mesure de trouver une référence au docteur dans un livre qui décrivait comment la Hongrie, qui avait imposé ses propres lois anti-juifs et pris le parti des nazis, avait servi de refuge aux prisonniers français évadés, tard dans l’année 1944. Je lui ai demandé s’il pouvait m’aider à découvrir ce qui était arrivé au docteur. Si d’aventure je venais en France, j’aurais aimé rencontrer ses descendants et me recueillir sur sa tombe. Frédéric avait plusieurs suggestions. Un ami à lui était réserviste dans la marine et devait savoir comment procéder pour consulter les archives militaires. La préfecture détenait probablement des documents utiles. Il avait mis en copie de son email sa femme, Nathalie, qui selon lui « devait avoir quelques idées ».

Ancienne journaliste, Nathalie vient d’une très vieille famille française. C’était une passionnée d’histoire, d’après lui. Ses paroles m’ont revigoré. Sorti de mon impasse, j’avais traversé l’océan en quelques mails. Nathalie a commencé les recherches avant même que nous parlions pour la première fois. Mon français est rudimentaire. Chercher des documents administratifs français sans un guide me paraissait impossible. Il ne lui a fallu que quelques jours avant de déterrer une histoire sur un site français dédié à un camp de prisonniers de guerre en Pologne [aujourd’hui, le camp se situe en Ukraine, ndlr] où les Allemands détenaient des soldats français : Rawa-Ruska. « J’ai trouvé un Docteur Henri Lanussé (il y a un accent sur le e) », m’a-t-elle écrit. « Il s’est échappé du camp de Rawa-Ruska le 9 août 1942. Il est arrivé à Budapest à Pâques 1943 et il y est resté jusqu’à ce que les Russes arrivent. Il est revenu en France et a écrit un texte dans lequel il fait preuve des mêmes qualités que vos parents avaient tant apprécié chez le Henri Lanussé qu’ils ont connu. Il se montre très reconnaissant envers les habitants de Budapest. Son prénom n’est pas mentionné dans ce texte, mais il est nommé Dr Henri Lanussé dans un autre texte en français que je peux vous faire parvenir. » Cependant, elle m’a prévenu que deux de mes informations étaient fausses : • « Son nom s’écrit avec un accent » • « ce n’est pas un aviateur, il servait dans les troupes au sol. » Ce dernier détail ne m’étonnait pas. Je n’étais tout d’un coup plus très sûr de la branche de l’armée dans laquelle il avait servi. Je savais en revanche que le Dr Lanusse s’était évadé d’un camp de prisonniers allemands et qu’il avait atterri en Hongrie. Je me rappelais vaguement que mes parents m’avaient raconté qu’il s’était échappé plus d’une fois. Rawa-Ruska était justement un camp où les Allemands envoyaient les évadés récidivistes, un lieu aux conditions de vie déplorables. Peut-être s’agissait-il de lui.

ulyces-champagnecellar-01

Des soldats emprisonnés au Stalag 325 de Rawa-Ruska

Le témoignage retrouvé par Nathalie était celui d’un certain « Docteur Lanussé ». L’accent sur le e final est important : s’agissait-il du même Dr Lanusse dont il était question dans ce livre sur l’histoire de la Seconde Guerre mondiale en Hongrie ? Je n’aurais probablement pas remarqué la différence moi-même. Nathalie avait été plus attentive. Je n’avais même pas réalisé que Lanusse avait un sens particulier en français. Sur un site de généalogie français, elle a découvert que le nom Lanusse venait du sud-ouest de la France, c’était donc bon signe. Mes parents m’avaient dit que le docteur était originaire de Bordeaux. Le site indiquait que le nom provenait d’une particularité topographique de la région – « qui désigne une lande, un terrain peu fertile ». Mais dans le langage contemporain, il a aussi une signification plus embarrassante qui devait lui causer quelques problèmes à l’école. Lanusse. Difficile d’imaginer porter un nom pareil. On ne tarderait pas à découvrir la vérité, mais pour l’heure, la confusion régnait : était-ce Lanusse ou Lanussé ? L’affaire a été résolue après que j’ai lu l’histoire sobrement écrite par le Dr Lanussé, qui contenait quatre paragraphes qui m’étaient familiers. Il racontait s’être trouvé enfermé dans une cave avec des soldats allemands au-dessus de sa tête. Combien de fois une chose pareille avait-elle pu arriver ? Déjà que j’avais du mal à croire qu’on y ait survécu une fois pour le raconter… Ces quatre paragraphes ont lentement révélé leur sens à mes yeux, avec l’aide de Google Translate. Arrivé à la fin, je n’avais plus aucun doute. J’ai dit à Nathalie qu’une portion du document qu’elle m’avait envoyé était pratiquement identique à ce que mes parents m’avaient raconté.

tumblr_ncj1s38gws1spwf52o1_1280

Des soldats russes combattent les fascistes hongrois

En octobre ou novembre 1944, le gouvernement de l’amiral Horthy fut renversé et remplacé par un autre, le Parti des Croix fléchées (une sorte de milice), qui commença à pourchasser tous les éléments de la population hongroise qui étaient anti-Allemands, en particulier la population juive et les prisonniers de guerre.

Ici, permettez-moi de remercier une fois de plus les Hongrois, dont la majorité se sont rangés au côté des Alliés et nous sont venus en aide, à nous autres hors-la-loi, comme ils ont pu, alors que nous vivions dans la clandestinité pour échapper aux nazis.

Les Allemands étaient plus absorbés par la bataille que par notre situation et ils n’insistèrent pas pour vérifier notre statut. Dans la cave, je soignais les blessés de nationalités diverses. Je n’étais pas habitué à ce genre d’intervention, mais je me suis préparé à accoucher une femme enceinte. Mais nous avons pu l’évacuer à temps vers un hôpital de Budapest, ce qui m’a privé du plaisir d’un accouchement sur la ligne de front. La bataille a duré environ quinze jours, puis les troupes allemandes se sont retirées et ont laissé la place aux soldats russes.

Quand les Russes sont arrivés, j’ai quitté la cave seul en portant un drapeau blanc. Ce fut un autre moment difficile, mais qui se termina bien en dépit de la mitraillette russe pointée sur ma gorge… Pas très agréable mais logique, étant donné que les Allemands tiraient sur eux depuis notre villa.

J’étais exalté par ce que je venais de lire. J’ai envoyé un mail à Nathalie : « Je suis sûr à 99,9 % que le premier Lanussé (celui avec un accent) est l’homme qui s’est caché avec mes parents dans la cave de la villa où les Allemands tiraient sur les Russes, et que les Russes ont repris lorsqu’ils ont bouté les Allemands hors de la ville. » La question était de savoir quoi faire ensuite. Une fois de plus, j’ai suggéré de contacter le ministère de la Défense. Mais Nathalie a répondu qu’elle pensait avoir une meilleure solution. Si le docteur avait eu des enfants, il était possible que l’un d’eux soit aussi devenu médecin, cela arrive souvent. J’étais quasiment certain que le docteur venait de Bordeaux. C’était une des choses dont mes parents semblaient sûrs. Ils avaient essayé de le retrouver lorsqu’ils étaient de passage dans la ville, en regardant dans l’annuaire.

La nouvelle fut un choc.

Nathalie a trouvé les adresses postales de quatre médecins du même nom – avec et sans accent – dans la région de Bordeaux, et un cinquième qui n’avait qu’une adresse email. Elle a suggéré que j’adresse une lettre personnelle à chacun d’eux où j’expliquerais mes recherches. « C’est une approche pragmatique qui pourrait accélérer l’enquête », m’a-t-elle dit. C’est donc ce que j’ai fait, dans un français hésitant, aidé par Nathalie – pas pour donner l’illusion d’un français courant, mais pour le rendre compréhensible. J’ai cité l’article écrit par le Dr Lanussé et demandé leur aide. J’ai glissé les lettres dans des enveloppes blanches et les ai postées quelques temps avant Noël. Puis j’ai attendu.

Bozsi

La première réponse qui m’est parvenue était un mail dans lequel la personne regrettait de ne pas pouvoir m’aider. Mais le second, reçu de la part d’un kinésithérapeute, tapait dans le mille. « Chère madame », commençait-il, « je suis un des fils d’Henri Lanussé et de Bozsi, qui étaient avec vos parents lors de la bataille de Budapest. » Il m’a ensuite raconté que son père était mort en 1989, deux semaines après la chute du mur de Berlin. La nouvelle a été un choc. Même si je savais qu’il était peu probable que je le retrouve vivant, je l’espérais malgré tout. Du moins, j’avais répondu à la question de ce qui était arrivé au Dr Lanussé, et j’avais trouvé quelqu’un en vie. Une nouvelle porte venait de s’ouvrir. Je n’étais malgré tout pas satisfait. Je m’en suis beaucoup voulu. Si seulement j’avais entrepris ces recherches plus tôt, ai-je pensé, j’aurais pu le retrouver vivant. Mes parents seraient encore en vie et ils auraient pu se revoir. J’avais passé du temps en France à la fin des années 1970. Il m’aurait été possible de le retrouver. Si seulement… J’étais aussi confus. Je ne me rappelais pas avoir entendu parler d’une certaine Bozsi dans la cave avec eux. Qui était-ce ? Et pourquoi pensait-il que j’étais une femme ?

Henri and Bozsi at the beach when young

Bozsi et le Dr Henri Lanussé
Crédits : Elisabeth Lanussé

Le fils du docteur, Pierre, m’a dit que sa mère de 93 ans me contacterait car elle utilisait encore Internet en dépit de ses problèmes de vue. Elle a honoré sa parole quelques heures plus tard. « Cher Monsieur Temple », m’a-t-elle écrit. « Oui, vous êtes bien arrivé au bon endroit. » Son court email était signé Bozsi et elle proposait qu’on se parle sur Skype. Elle avait été touchée par ma plongée dans les souvenirs de mes parents. C’était le 6 janvier 2016. Trois mois plus tard, je serais en France. Ma femme Judith et moi serions en chemin pour rencontrer Bozsi en personne, rejoints par Nathalie et notre fille la plus âgée, Hannah. Étant l’aînée des petits enfants de mes parents et la première fille de notre famille, Hannah avait été très proche de ma mère. Elle avait visité Budapest et avait déjà rencontré seule des amies de ma mère, mais jamais personne qui avait connu ma mère dans sa jeunesse. Mais avant cela, d’autres surprises étaient à venir.

Notre première conversation sur Skype a duré presque deux heures. Il y avait beaucoup à dire et nous étions très lents à le faire. Je luttais et Bozsi aussi. Nous avions tous deux de très nombreuses questions. Le simple fait de parvenir à nous connecter tous les trois – Bozsi, Nathalie et moi – n’a pas été une mince affaire. Au départ, nous ne pouvions pas nous voir. J’ai dû expliquer à Bozsi en français comment allumer sa caméra. Puis je l’ai vue, pour la première fois, élégante dans son pull blanc que je finirais par bien connaître. Elle avait la même énergie que ma mère avait gardée jusqu’au jour de sa mort. Bozsi parlait un français lent et clair, qu’il m’était facile de comprendre. Nathalie a noté son accent hongrois, mais comme mes parents parlaient tous les deux anglais avec des accents à couper au couteau, je ne l’ai pas remarqué.

Durant cette première conversation, elle m’a dit quelque chose que je n’avais jamais entendu auparavant : « Tu ressembles à ton père, en plus vieux. » Je n’avais jamais rencontré personne dont l’image de mes parents était restée figée dans leur vingtaine. C’était comme si le temps se repliait sur lui-même. J’étais plus vieux que mon père. Dans son esprit, mon père était encore un jeune homme et ma mère une belle jeune femme. Mes parents étaient jeunes à nouveau.

e3c19641e

Erzsebet Fuchs-Lanussé, alias Bozsi
Crédits : Judith Cohn

Nathalie, Judith et moi avons ri de la bizarrerie de cette perspective. Bozsi avait 22 ans lorsqu’elle était dans la cave. Ma mère en avait 24 et mon père presque 26. Quant au Dr Lanussé, c’était le plus vieux de la bande : il avait 31 ans. Bozsi m’a confié que mon email l’avait bouleversée. Il avait fait remonter à la surface des souvenirs qui n’étaient pas enfouis si profondément qu’elle le pensait. J’étais d’avis que mes parents auraient été heureux de savoir que nous avions noué contact, mais Judith pensait le contraire. Faire remonter le passé à la surface – et tous les maux qui l’accompagnaient – les aurait dérangés. Lorsque j’ai parlé à Bozsi pour la première fois, je ne pouvais pas savoir que son histoire était si semblable à celle de ma mère. Elles avaient toutes les deux grandi au sein du même milieu social, dans des foyers nantis et éduqués – leurs pères avaient tous les deux réussi. Elles étaient toutes les deux juives et avaient épousé des catholiques. Bozsi avait abandonné sa foi dans l’espoir que cela l’aiderait à rester en vie. C’est finalement sa capacité à réciter une prière juive qui lui sauva la vie.

Plus tard, elle rencontra Henri, un catholique dont elle tomba follement amoureuse. Ma mère n’était pas identifiée comme juive, elle avait étudié à l’école protestante. Mais la guerre avait fait d’elle une fugitive. Tandis que ses parents étaient confinés dans le ghetto juif de Budapest et que son frère avait été capturé, elle rejoignit une cellule clandestine et vivait avec de faux papiers. Elle aussi était tombée amoureuse d’un homme catholique. Elle m’a raconté qu’elle ne savait pas à l’époque que la mère de mon père était juive elle aussi, et que si les parents de mon père avaient déménagé de Vienne en Hongrie, c’était pour protéger ma grand-mère après l’arrivée des nazis en Autriche. Il me semblait incroyable que ma mère ignorât la vérité, mais après tout leur histoire toute entière était incroyable. Un point d’interrogation de plus, à côté d’un plus gros. La vie n’avait pas été facile pour Bozsi non plus. La perte est la première chose dont elle fit l’expérience, bien qu’elle n’en eût pas conscience à l’époque. Sa mère mourut en lui donnant naissance. Elle n’apprit la vérité que des années plus tard, car son père se remaria rapidement et sa nouvelle épouse traitait Bozsi comme sa propre fille. Il se suicida après qu’on lui confisqua son usine à cause des lois anti-juives. Sa belle-mère mourut du typhus après sa libération du camp de concentration de Mauthausen. Quant à son frère, il avait été envoyé aux travaux forcés dans les mines de sel de Yougoslavie, et n’en revint jamais. Elle a perdu un de ses fils. Elle a perdu deux de ses petits-fils. Et bien sûr, elle a perdu Henri. Elle l’avait vu souffrir après la guerre. Ma mère aussi avait eu une vie difficile. Elle a perdu des amis et de la famille. Elle avait de nombreux problèmes de santé et elle souffrait presque constamment. Il y a malgré tout une différence significative entre les deux femmes. Bozsi a ressenti le besoin de partager son expérience de la guerre – après la mort de son petit-fils, qui avait toujours voulu qu’elle lui raconte comment lui, un garçon français, pouvait avoir une grand-mère hongroise.

En 2002, alors que mes parents étaient toujours en vie, elle a commencé à écrire un livre pour raconter ses expériences de la guerre et l’épisode de la cave. 9782715226227fsMa mère a fait le choix opposé. Ses amis avaient beau l’encourager à écrire un livre, elle a décidé de garder son histoire en bonne partie pour elle-même. Je pense que mon père, comme le Dr Lanussé, étaient du même avis. Pierre m’a raconté que son père ne disait quasiment rien de la période qui s’était déroulée entre son évasion de Rawa-Ruska et son retour en France. Il valait mieux laisser les choses où elles étaient. Je découvrirais bien assez tôt que Bozsi n’était pas du genre à laisser des non-dits. Elle aimait introduire ses révélations par un : « Je vais te dire quelque chose d’indiscret. » Après quoi elle gloussait comme une adolescente avant de me parler en riant des sons qu’on entendait la nuit dans la cave – les deux jeunes couples ne pouvaient pas s’empêcher de faire l’amour – ou des avances qu’un homme riche lui avait faites après qu’elle se fut installée en France. Deux des fils de Bozsi se sont opposés à ce qu’elle écrive un livre. Ils étaient d’avis, comme leur père, qu’il valait mieux laisser le passé où il était. Mais son autre fils – qui est mort peu de temps après que le livre a été publié – l’y a encouragée. Il attendait dans le salon qu’elle lui apporte les pages du manuscrit, qu’elle écrivait à l’étage. Quand le premier jet a été fini, Bozsi l’a montré à une voisine, qui l’a mise en contact avec une amie d’enfance. Cette auteure et productrice de cinéma  a travaillé un an sur le projet avant de le présenter à un éditeur respecté, Mercure de France. Le livre, Le Dernier bateau d’Odessa, a été publié en 2006 et traduit plus tard en allemand et en polonais. Le titre fait référence à la façon dont Bozsi et Henri ont fini par rentrer en France. « Lis-le », m’a-t-elle dit à la fin de notre premier appel. « Tu en sauras plus sur cette époque. Nous parlerons davantage ensuite. »

LISEZ ICI LA SUITE DE L’HISTOIRE

DES RETROUVAILLES HORS DU COMMUN

ulyces-champagnecellar-couv


Traduit de l’anglais par Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Champagne in the Cellar », paru dans The Atlantic. Couverture : Le château de Buda, après la bataille de Budapest.