Le 25 février dernier s’ouvrait une vente historique pour la société de vente aux enchères britannique Christie’s. Après 255 ans d’existence, la maison proposait pour la première fois la vente d’une œuvre d’art 100 % numérique, baptisée les « Les 5000 premiers jours ». Composée par l’artiste américain Mike Winkelmann, aussi connu sous le nom de Beeple, cette mosaïque est une compilation des œuvres que l’artiste a produites chaque jour depuis 13 ans. Le spectacle, qui touchait à sa fin le jeudi 11 mars, a été à la hauteur de l’événement.

Le dernier jour d’enchères a vu le prix de l’œuvre s’envoler, pour finalement atteindre la somme hallucinante de 69 millions de dollars. Cet exploit place l’auteur de l’œuvre « parmi les trois artistes vivants les plus cotés », selon Christie’s. L’emballage final a même poussé plusieurs millions de visiteurs à rejoindre le site de l’institution pour assister à l’événement en direct.

Quelques jours auparavant, c’est la chanteuse Grimes qui avait vendu plusieurs courtes vidéos artistiques accompagnées de musiques originales. Si certaines œuvres étaient disponibles en plusieurs centaines d’exemplaires, une autre n’était disponible que pour un seul acheteur. Baptisée « Death of the Old », le clip vidéo de 56 secondes s’est vendu à près de 389 000 dollars. L’heureux acheteur est donc officiellement l’unique propriétaire de la nouvelle création, bien que celle-ci soit accessible à tous sur Internet. Au total, la vente de la collection « WarNymph », qu’elle a créée en collaboration avec son frère, Marc Boucher, aura rapporté à la Canadienne de 32 ans le joli pactole de six millions de dollars.

Image de « Death of the Old »

Dans le même temps, le tout premier message posté sur Twitter a lui aussi été mis aux enchères par son auteur, Jack Dorsey, le créateur du réseau social à l’oiseau bleu. Et s’il faudra attendre la clôture de la vente le 21 mars pour avoir le prix final, la meilleure offre est déjà de 2,5 millions de dollars, une somme que l’entrepreneur compte reverser à des associations caritatives. Et ce ne sont pas les seuls objets numériques que s’arrachent les collectionneurs récemment. Chris Torres, l’artiste derrière Nyan Cat, a remasterisé l’animation originale du meme et l’a vendue pour 560 000 dollars au cours du mois de février…

Le point commun entre ces différents succès : ils sont tous basés sur une technologie qui assure l’authentification et la traçabilité de l’œuvre, tout en empêchant sa reproduction. Ce système, appelé NFT, bouleverse le monde de l’art numérique depuis quelques mois maintenant. « Je considère cela comme le prochain chapitre de l’histoire de l’art », a déclaré Beeple, car il « existe maintenant un moyen de collectionner de l’art numérique ». À l’image des autres secteurs, l’art a donc aussi accéléré sa transformation numérique, nous donnant un aperçu de ce que pourrait être le futur de ce marché si particulier.

De la cryptomonnaie au crypto-art

La fascination d’une partie du monde de l’art pour les NFT remonte au moins à une poignée d’années. Dès 2018, l’artiste américain Kevin Abosch travaillait à donner corps à cette la technologie de la blockchain pour donner un sens et une valeur à ses œuvres. Cette quête l’avait alors conduit à utiliser ce certificat d’authenticité numérique appelé « jeton non-fongible », ou NFT en abrégé, pour donner naissance au « crypto-art ». Dans sa forme la plus simple, une œuvre d’art NFT est composée de deux choses. Tout d’abord, une œuvre d’art, généralement numérique, mais aussi parfois physique. Deuxièmement, un jeton numérique représentant l’œuvre, également créé par l’artiste. Ce jeton est un actif unique stocké sur une blockchain, le type de registre qui sécurise les cryptomonnaies comme le bitcoin.

En d’autres termes, il s’agit d’une capsule numérique qui contient l’œuvre originale ainsi que toutes les informations y étant associées, permettant une authentification et une traçabilité parfaites. « Ce faisant, les NFT ont créé une nouvelle voie pour le marché de l’art numérique », résume Beverly Bueninck, responsable des relations publiques chez Christie’s France.

Mais dans le cas de Kevin Abosch, sa démarche allait encore plus loin. En effet, les œuvres qu’il a produites à l’époque étaient uniquement composées du jeton NFT, sans être connectées à des supports externes, donc sans existence concrète en dehors de la blockchain. « On pourrait dire qu’ils étaient “purs”, car le NFT lui-même était l’art », explique l’artiste avec du recul. « Pour moi, le NFT était un proxy pour distiller de la valeur émotionnelle. »

Si le concept peut paraître abstrait, il a aussi pour but d’amener les gens à réfléchir à la manière dont la technologie blockchain peut être appliquée au monde de l’art. « Les NFT sont particulièrement adaptés aux artistes qui travaillent numériquement, ils fournissent une méthode pour prouver à la fois l’authenticité et la propriété. » Et s’il tient à souligner une certaine artificialité dans la tentative de donner de la rareté à un objet numérique, il n’en résulte pas moins l’outil ultime pour les artistes numériques qui cherchent à valoriser leur art.

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Kevin Abosch, 2020

Le marché des NFT est d’ailleurs en pleine expansion. Il couvre de nombreux domaines et peut englober toute une gamme de produits, allant de stickers aux cartes de sport à collectionner, en passant par les personnages de jeux vidéo et l’immobilier virtuel. Fin 2017, le lancement du jeu CryptoKitties avait été le premier succès de ce nouveau système de vente, provoquant même la congestion du réseau Ethereum, sur lequel il était basé. Le but était simple : il fallait collectionner des stickers de chats, et les associer pour créer de nouveaux modèles plus rares. Le succès avait été tel qu’une pièce exclusive s’était vendue pour 170 000 dollars.

Aujourd’hui, même des marques telles que Nike, Louis Vuitton ou la NBA ont déjà créé leurs propres gammes de NFT. La ligue américaine de basket a même mis en ligne le site NBA Top Shot pour permettre aux utilisateurs d’acheter et de vendre des clips vidéo des plus belles actions de jeu. Celui d’un dunk spectaculaire de LeBron James s’est récemment vendu pour plus de 200 000 dollars. Au total, le marché des NFT a d’ailleurs explosé de 200 % en 2020 pour atteindre 250 millions de dollars, selon l’atelier BNP Paribas. 

Le marché du crypto-art s’est lui aussi développé au cours de l’année passée. Ainsi, en l’espace de 12 mois, les ventes cumulées des principales plateformes de NFT ont avoisiné les 20 millions de dollars. Cet engouement pousse certains artistes à sauter le pas, comme le Suédois Criss Bellini, qui voit les NFT prendre une part importante dans le monde le l’art numérique. « En Europe c’est plutôt récent, mais aux États-Unis c’est déjà plus accepté. Les gens ne savent juste pas encore ce que c’est », explique-t-il. « Mais d’ici cinq ans les NFT représenteront la majorité de l’art numérique. »

Et quand il s’agit de trouver le bon modèle économique pour valoriser son art, l’artiste anonyme est un expert. S’il n’a lancé sa carrière sur Instagram qu’en janvier 2020, Criss Bellini a déjà imposé son nom parmi les personnalités artistiques les plus influentes de la plateforme. Ses œuvres, des peintures numériques mixant art traditionnel et pop culture contemporaine, lui ont déjà rapporté son premier million en un an. Mais son succès à lui est lié à une autre mutation du marché de l’art, qui a vu les artistes prendre de plus en plus d’indépendance dans la promotion de leur travail.

La galerie Insta

Derrière son masque cagoule, qui représente pour lui « le reflet le plus fidèle de ce que nous sommes », Criss Bellini a su allier l’élégance de l’art traditionnel à la décadence de la modernité. Il s’inspire notamment de peintures anciennes, qu’il recrée à son image, et leur donne un nouveau sens. Il peint ses œuvres numériquement, avant de les imprimer sur des supports qu’il veut digne de musées. Mais pour conserver un sentiment d’exclusivité, seules 250 pièces par œuvre sont créées. Lorsqu’un design est épuisé, il disparaît pour toujours.

S’il a eu l’idée de procéder ainsi, c’est qu’il s’est rendu compte d’un manque de choix dans le marché de l’art. « Soit je trouvais des posters vraiment bon marché comme tout le monde en a, soit des peintures qui coûtent super cher et pour lesquelles je n’avais pas les moyens », se rappelle l’artiste suédois. Au moment de se lancer, il a donc décidé de se passer d’intermédiaire et d’ouvrir sa propre galerie d’art en ligne, utilisant principalement Instagram, mais aussi les autres réseaux sociaux, comme vitrine de son travail.

C’est ainsi qu’il est parvenu à atteindre une nouvelle clientèle qui n’aurait jamais investi d’argent dans une toile. « Les gens qui ne savent même pas ce qu’est l’art, qui n’ont jamais acheté d’art, peuvent acheter mes œuvres », affirme Criss Bellini. Il n’y a qu’à voir l’intérêt que celles-ci ont reçu de la part d’influenceurs du monde entier pour comprendre que le peintre anonyme a visé juste. Instagram et son milliard d’utilisateurs actifs mensuels a donc été l’eldorado pour l’artiste suédois. « Tout le monde a Instagram », confirme-t-il. « Donc il est plus facile de montrer qui tu es et ton travail, de toucher davantage de gens. » Il faut dire que la plateforme a tout prévu pour être la plus grande galerie d’art au monde. Depuis son lancement en 2010, elle est une source abyssale d’inspiration et de diffusion pour tous. Et la tendance ne va qu’en s’accélérant, avec de plus en plus de millennials qui achètent des œuvres d’art en ligne, selon un rapport d’Hixos. 

En passant directement par les réseaux sociaux, les artistes laissent donc de côté les galeries d’art traditionnelles au profit d’une plus grande indépendance dans leur communication. « Avant, on dépendait totalement des galeries qui exposaient notre travail, et de tout leur système marketing », confie le peintre français Yannick Fournié. Mais la réelle évolution est due à de simples raisons pratiques. « Une galerie a toujours une vingtaine d’artistes avec lesquels elle tourne donc elle ne peut pas garantir à tous une régularité dans la visibilité », explique-t-il, ce qui poussé nombre d’entre eux à prendre leur indépendance.

Avec sa fonctionnalité marchande, Instagram a même offert la possibilité aux créateurs de se passer d’autres plateformes et de vendre directement leurs œuvres à travers leur compte. Mais l’option manque d’authenticité pour Yannick Fournié, qui a opté pour une autre solution. « Je veux pouvoir continuer à proposer un univers », justifie le peintre. Il préfère donc sponsoriser ses publications pour rediriger son audience vers son site. Le numérique se retrouve en conséquence intégré à l’art à tous les niveaux. À tel point que même l’appellation d’art numérique semble perdre son sens. 

Le site de Yannick Fournié

De nouvelles formes d’art

« L’art numérique, ça ne veut plus rien dire, puisque aujourd’hui tout est numérique », soutient Justine Emard. « Même les peintres travaillent à partir de photos qu’ils ont prises sur leur smartphones. » Après être passée par une école d’art, où elle a pu apprendre à travailler l’image, la Française utilise différents médiums, qui vont de la photographie à la réalité virtuelle, pour délivrer son message. « Je m’intéresse aux liens entre la technologie et nos existences », confie l’artiste. Une de ses créations, baptisée Soul Shift (échange d’âmes), est un film illustrant une interaction entre deux robots humanoïdes générée par une intelligence artificielle. 

L’artiste prête également énormément d’attention à la représentation de ses œuvres, à leur format, à l’immersion qu’elle peut procurer au spectateur. Cette physicalité de son travail qu’elle essaie de faire passer semble pourtant à l’opposé de sa nature numérique. Mais ses œuvres sont pensées pour être diffusées dans un espace concret, et chacune d’entre elles a été réalisée en choisissant le médium à travers lequel elle serait la plus impactante. « Pour moi, si on présente des œuvres en ligne, cela doit faire sens avec l’œuvre elle-même », affirme Justine Emard. Et quant à la possibilité d’utiliser un jour les NFT pour une de ses créations, elle ne l’exclut pas.

« C’est une nouvelle façon d’acquérir des œuvres, mais aussi de s’interroger sur le monde qui nous entoure, sur le capitalisme, sur le fait de vouloir posséder. Donc si un jour je fais une œuvre en NFT, ce sera en rapport à ça », songe-t-elle. Au-delà de l’origine de l’œuvre, que ce soit un dessin réalisé sur une tablette ou une reconstitution 3D d’une statue, son travail souligne donc l’impact du moyen de diffusion sur la relation du spectateur avec elle.

 

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De ce point de vue, la réalité virtuelle a révolutionné la conception même des créations, en offrant un nouvel espace illimité pour les artistes du monde entier. Peindre une œuvre virtuelle en trois dimensions, puis la parcourir, la traverser et l’observer sous tous les angles devient alors possible. La technologie permet aussi de jouer sur les perceptions du spectateur, de lui faire vivre des expériences toujours plus immersives. C’est le cas de « The Life », une performance de 19 minutes de l’artiste Marina Abramović, présentée en réalité mixte en 2019.

Les participants, qui avaient enfilé une paire de lunettes IRM, voyaient s’animer un véritable double numérique de la performeuse, devant les murs réels de la galerie et les autres visiteurs en toile de fond. L’évènement, d’après l’artiste, avait pour but de questionner l’immortalité, en proposant une version numérique et donc immortelle de l’artiste. « Cent ans après le moment où quiconque connaissant Marina soit décédé, il y aura des gens qui la verront entrer dans la pièce et ressentiront ce sentiment de connexion, d’expérience humaine », avait ajouté Todd Eckert, le fondateur de Tin Drum, l’équipe de production de réalité mixte derrière le projet.

Si l’immortalité de l’œuvre n’est pas assez, qu’en est-il de celle de l’artiste ? Car si la capacité à inventer, à créer, a toujours été considérée comme l’apanage de l’être humain, nous ne sommes désormais plus les seuls artistes reconnus sur la planète. En effet, un tableau produit par une intelligence artificielle a été vendu en 2018 pour la somme de 432 500 dollars. Il fait partie d’un groupe de portraits de la famille fictive Belamy créé par Obvious, un collectif parisien composé de Hugo Caselles-Dupré, Pierre Fautrel et Gauthier Vernier.

« Les 5000 premiers jours » de Beeple

Ils s’efforcent d’explorer l’interface entre l’art et l’intelligence artificielle, en apprenant à leur algorithme à repérer les différences entre les œuvres produites par les humains et les autres. S’il n’est plus capable de différencier son travail d’une création humaine, alors les créateurs considèrent le tableau comme un original. Mais si le programme arrive à imiter la créativité humaine, il est difficile de considérer qu’il y a une intention, un sens derrière cette production. 

Il devient cependant clair que les frontières du monde de l’art se brouillent, que ce soit dans l’appréciation même de ce que l’on considère comme de l’art : une carte à jouer, une paire de chaussure virtuelle ou un jeton NFT, ou dans la façon que l’on a de catégoriser les différents types d’arts. Mais cela n’empêche pas le marché de l’art de gagner en popularité chaque année, et d’intéresser de nouveaux acheteurs de différents horizons. Et avec l’intérêt grandissant vient l’opportunité pour de nouveaux artistes de se lancer, et peut-être d’inventer les outils de demain pour créer ou de consommer de nouvelles formes d’art.

Couverture : GU$$I GANG de Criss Bellini