Les rues de Lalibela

Ils marchent pour Dieu. Et ils sont des milliers sur les routes en ce mois de janvier, à la veille de Timkat, le jour de l’Épiphanie en Éthiopie. Ils sont chrétiens coptes, et tous marchent vers Lalibela, que l’on dit ici la Jérusalem noire. Certains sont pieds nus, mais leur foi semble les porter. À Lalibela, ils iront se recueillir dans les douze temples creusés à même la roche de cette cité que l’on voulut faire dans le passé à l’image de la ville trois fois sainte d’Israël. À 640 km de routes et de pistes d’Addis-Abeba, la capitale, nous sommes là plus près des cieux qu’ailleurs : 2 700 m d’altitude. L’Éthiopie, c’est le pays des « visages brûlés » – ethiops, en grec. Le pays des mythes de l’Ancien Testament. Un lieu dont nous aurions tous quelque chose en nous, et que les Égyptiens appelaient déjà la Terre des Dieux. L’Église éthiopienne s’affirme aujourd’hui comme la plus orthodoxe, la plus proche des rites originels, ceux des premiers chrétiens. Car elle doit d’avoir conservé ses usages liturgiques les plus anciens, très imprégnés de l’Ancien Testament, au grand isolement dans lequel elle a développé sa spiritualité.

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Les pèlerins
Le jour de Timkat
Crédits : Emmanuel Brisson

Les rues sont déjà pleines de tous ceux que Timkat attire. Éthiopiens bien sûr, mais aussi de nombreux étrangers, touristes du monde entier, venus s’émerveiller devant la fastueuse démonstration organisée pour prier la plus sainte des reliques. Une procession au cours de laquelle les prêtres orthodoxes exhibent au monde la principale raison de leur fierté religieuse, l’Arche d’Alliance, qui serait selon leur tradition conservée sur les terres d’Éthiopie, depuis sa disparition du premier temple de Jérusalem où elle résidait au temps du roi Salomon. Lalibela compte 350 prêtres pour 10 000 habitants. Des prélats qui vivent en partie de l’aumône des pèlerins, tandis que le haut clergé bénéficie des taxes prélevées aux touristes. Le passage par le bureau d’informations est obligatoire pour y retirer le sésame qui me permettra de déambuler librement dans tous les monuments de la ville. Se loger le temps des festivités n’est pas non plus chose aisée : les lits sont réservés parfois une année à l’avance. Celui chez qui j’ai pu enfin trouver une place, après une matinée de tentatives infructueuses, a pourtant un avis sévère sur le mercantilisme du clergé : « Des marchands du Temple », semble-t-il se désoler avant d’ajouter plus gravement : « On sait que le grand pope prend de l’argent au passage… » Mais cette richesse n’est pas celle de la plupart des religieux qui connaissent en fait une précarité similaire à celle de tous les Éthiopiens. Ils se font alors agriculteurs, une grande partie de leur temps, comme tout le monde en fait à Lalibela. Seule une poignée d’entre eux se consacrent entièrement au patrimoine religieux de la ville. « Tout le monde sait qui profite de cet argent », me confirme un guide officiel venu retirer les passes de son groupe de touristes. « Mais la conséquence la plus grave des taxes importantes imposées aux étrangers », explique-t-il, « c’est l’attitude de la plupart des visiteurs. Ils ne comprennent pas la réalité religieuse de Timkat. On essaye de les amener au mysticisme ambiant. On essaye, mais ils n’écoutent pas ». Lalibela n’est pourtant pas une ville musée, et la foi qui l’a engendrée toujours des plus vivaces dans le cœur des Ethiopiens.
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Une église troglodyte
Les trésors de Lalibela
Crédits : Emmanuel Brisson

Ce sont Les Archives de Lalibela, un manuscrit éthiopien du XVe siècle, qui racontent l’histoire de la ville. Le roi qui se trouvait alors à la tête de l’Empire s’appelait Lalibela, « Celui que les abeilles respectent » en amharique, la principale langue du pays. Lorsqu’il était enfant un essaim avait recouvert son corps sans le piquer. Adulte, il fut empoisonné par son frère et tomba en catalepsie. On raconte qu’un ange emporta alors son âme au ciel, où il lui montra de merveilleux édifices. Puis Dieu s’adressa à lui et lui ordonna d’en construire les répliques sur la Terre. Alors les hommes et les anges travaillèrent ensemble pour édifier la Jérusalem d’Afrique. Légendes et traditions populaires ont bien posé leurs marques sur les origines de la ville, mais la réalité est plus prosaïque. Les bâtisseurs de ces églises troglodytes que l’on date des XIIe et XIIIe siècles restent d’anonymes chrétiens coptes qui avaient fui les persécutions religieuses. Je pénètre dans l’un de ces édifices de roche. Là, des prêtres à la tête ceinte de tissus blancs, le corps drapé d’étoffes d’un violet éclatant, s’affairent à quelques méditations, absorbés par les pages de vieux manuscrits écrits en Guèze, la langue liturgique de l’église éthiopienne. On estime aujourd’hui qu’il a fallu plus de 40 000 ouvriers pour construire les onze églises désormais inscrites au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco. On commençait par marquer la roche, puis on creusait des tranchées pour délimiter un bloc central. On taillait ensuite un tunnel jusqu’en son centre et on façonnait le lieu depuis l’intérieur. Selon sa propre tradition, l’église d’Éthiopie dit avoir été fondée par Philippe au Ier siècle. Les Actes des Apôtres racontent que Philippe baptise « un eunuque, haut fonctionnaire de Candace, reine d’Éthiopie, venue en pèlerinage à Jérusalem ». D’après d’autres récits, saint Thomas aurait été l’artisan de leur conversion. Ou bien encore, elle serait due au douzième Apôtre, Mathias, qui remplaça Judas après l’Ascension. Pour certains, ce rôle fut celui de la reine de Saba. Une aberration que la chronologie historique dément, puisque si celle-ci intervient bien dans la fondation du mythe religieux en Éthiopie, son règne, hypothétique, date de plus de mille ans avant la naissance de Jésus-Christ. On sait en revanche, en vérité historique, que la christianisation de l’Éthiopie eut lieu au IVe siècle, lorsque le roi Ezana, souverain d’Axoum, se convertit. Ce sera d’ailleurs le deuxième royaume chrétien, peu de temps après celui d’Arménie. L’Épiphanie est ici la commémoration de la naissance du Christ à la date à laquelle on situait l’évènement dans les premières communautés chrétiennes. Et c’est donc l’occasion de présenter aux fidèles la preuve la plus matérielle de la sainteté de leur orthodoxie, la relique dont l’arrivée en Éthiopie serait à l’origine de la foi biblique locale du pays : la mystérieuse Arche d’alliance.

Le Tabot Zion

Vais-je donc réellement voir un mythe biblique ? Difficile d’y croire. « Celle que vous allez voir ici est en fait une réplique », m’explique un prêtre, coutumier des questions des touristes. « Tous les temples en ont au moins une. On les appelle des tabots. C’est nécessaire pour être un endroit consacré. La seule vraie Arche, c’est le Tabot Zion. Il est à Axoum. Mais vous ne la verrez jamais, et c’est heureux pour vous ! »

Un prêtre, surtout, amène la foule à l’extase. Il porte au-dessus de sa tête un objet rectangulaire enveloppé dans un brocart bordeaux. C’est le principal tabot de Lalibela.

Mon interlocuteur fait là référence aux pouvoirs grandioses qui sont associés à l’Arche. Ainsi, on ne pourrait la toucher, sous peine d’être foudroyé, et on ne peut même la voir, sans en perdre aussitôt la vue. En Éthiopie, seul un prêtre peut en être le gardien et entrer dans le saint des saints dont il ne ressortira que le jour de sa mort. L’Arche d’alliance est le coffre qui, dans la Bible, contient les tables de la loi, c’est-à-dire les dix commandements donnés à Moïse sur le mont Sinaï. Le texte sacré en donne une description dans le récit de l’Exode : « …longue de deux coudées et demie, large d’une coudée et demie, haute d’une coudée et demie… » Elle connaîtra diverses pérégrinations, et plusieurs lieux de résidence, avant d’être enfin conduite à Jérusalem par le roi David et placée plus tard dans le premier temple par le roi Salomon. Pour les juifs, les musulmans et les chrétiens, la célèbre relique est portée disparue. Mais pour les Éthiopiens, elle n’a pas disparue. Et ici, on l’affirme bien haut : l’Arche se trouve dans la cité d’Axoum, à l’abri, dans la cathédrale Sainte-Marie-de-Sion. Le lendemain, à peine ai-je mis les pieds hors de mon « hôtel particulier », que je suis pris dans une marée humaine. Difficile de dire en quel temps nous sommes, au milieu de ces prêtres qui psalmodient des prières en suivant le rythme marqué par les sistres. Des files de percussionnistes progressent en une lente reptation au cœur de la foule, partageant leurs prières aux airs joyeux avec tous les participants. Des groupes de jeunes hommes se resserrent parfois, îlots arrêtés sur les flots, pour opérer au son du chant lancé par l’un d’eux quelques pas de danses, comme une ronde, qui les plonge dans un état de transe. Leurs yeux sont brillants, leurs sourires semblent éternels. Les nombreux touristes se sont mêlés à la foule, armés d’un appareil photo. Chaleureusement accueillis dans la procession par les fidèles éthiopiens, ils conservent le sourire amène du voyageur, mais ne semblent pas pris, pour leur part, par la piété du moment. Plus l’heure avance, plus on sent à la ferveur de la foule, toujours plus palpable, que l’événement crucial de la journée approche. Et bientôt, de grands cris de joie s’élèvent. Vêtus d’habits rituels colorés et brodés d’or, les prêtres viennent d’apparaître, sortant de l’ombre de l’une des églises, une grande croix dans la main droite et une crosse dans la gauche. Derrière eux, de jeunes novices les protègent avec des auvents faits de tissus multicolores. Un prêtre, surtout, amène la foule à l’extase. Il porte au-dessus de sa tête un objet rectangulaire enveloppé dans un brocart bordeaux. C’est le principal tabot de Lalibela, une réplique de l’Arche véritable d’Axoum. J’essaye de me faufiler pour m’approcher au plus près du tabot, et en observer les aspects, mais il n’y a pas autre chose à voir que cette forme géométrique drapée. Toutes les autres répliques de l’Arche qui apparaissent à leurs tours sont également couvertes.

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Les tabots
Des prêtres portant des répliques de l’Arche
Crédits : Emmanuel Brisson

Les pèlerins dansent toujours et chantent de plus belle au son des tambours, et cela ne cessera pas avant le crépuscule, quand l’Arche aura retrouvé son sanctuaire. Le jour suivant, la Divine Liturgie va être célébrée. Devant la foule amassée, les prêtres bénissent les eaux d’un bassin, et les pèlerins sont ensuite invités à renouveler leurs vœux de baptême par une immersion complète. Mais les festivités religieuses d’Éthiopie ont bien désormais cette autre réalité. Le business touristique a pris en otage la foule qui reste parquée en arrière, derrière ce « mur » de caméras et d’appareils photos, surveillée par de nombreux policiers qui ont clairement reçus pour consignes de favoriser les meilleures places à ceux qui ont payé pour cela.

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C’est donc Axoum qu’il faut rejoindre, à l’extrême nord du pays, pour tenter de voir ce qui serait la véritable Arche d’Alliance. Cette croyance de l’Église éthiopienne, et les origines qu’elle lui donne, ne trouvent écho nulle part ailleurs, mais l’épopée qui mènera à cet héritage biblique est un récit qui trouve ses fondements dans les temps les plus reculés du judaïsme. Pour en savoir plus sur l’histoire de l’Arche, quelques informations peuvent être trouvées dans les textes sacrés des religions du Livre. En ne prenant que les textes bibliques comme référence, la relique, après avoir été conservée de nombreuses années dans le temple de Salomon, a simplement disparue. Dans la Bible et par déduction des dates, on apprend qu’elle est à Jérusalem vers 955 av. J.-C. (Roi 1 : 27), et c’est la dernière information qui nous est donnée. Même lors de la destruction du temple en 587 av. J.-C. par Nabuchodonosor II, elle n’apparaîtra pas dans le pillage du temple (Roi 7 : 49-50).

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Un prêtre
Une halte durant la procession
Crédits : Emmanuel Brisson

À partir de ce moment, les informations relatives au devenir de l’Arche ne sont plus que des échos lointains. Selon les sources, on apprend que le prophète Jérémie aurait assisté ou participé à son camouflage lors de la destruction du premier Temple. Plus tard, on saura par le témoignage du général romain Pompée qu’elle n’était pas dans le second temple. La relique a donc bien disparu entre ces deux résidences. On sait aussi que les Templiers ont fouillé dans les ruines du Temple. Ont-ils trouvé quelque chose ? Ou bien, comme l’affirment alors les chrétiens d’Éthiopie, l’Arche a-t-elle atteint le royaume d’Axoum ? La dernière anecdote relative à ses aventures est d’ailleurs éthiopienne et date de la fin du XIXe siècle. Une histoire populaire raconte ainsi qu’en 1896, l’Arche fut utilisée par Ménélik II dans la bataille d’Adoua contre l’Italie. Les armées de l’empereur sont alors accompagnées du clergé axoumite et… de l’Arche d’Alliance. En nombre inférieur et moins bien armés, les Éthiopiens obtinrent tout de même là une très grande victoire. Mais le mythe ne résiste pas aux faits de l’histoire, car contrairement à la croyance populaire, l’empereur marchait en fait à la tête d’une armée de 100 000 hommes, armés de 82 000 fusils et de 28 canons. Face à lui, les troupes italiennes ne comptaient que 20 000 hommes.

Le Kebra Nagast

L’histoire de l’Arche commence il y a près de 3 000 ans, alors qu’elle repose tranquillement dans le temple de Salomon, à Jérusalem. En ce temps-là, la mythique reine de Saba aurait régné sur un grand royaume dont l’Éthiopie et le Yémen se disputent toujours les contours. Ayant entendu parler de ce souverain à qui l’on prête une grande sagesse, la reine, Makéda, part donc pour un long voyage jusqu’en Terre Sainte. Cet épisode est rapporté dans le recueil qui fait le plus foi pour les chrétiens d’Éthiopie, la Bible. Makéda voyage « avec un grand faste, des chameaux chargés d’épices et de beaucoup d’or et de pierres précieuses ». La rencontre apparaît aussi dans le Coran, dans la sourate dite de « La huppe ». Mais un épisode, d’importance pourtant, n’apparaît lui que dans le Kebra Nagast, c’est-à-dire « la Gloire des Rois », une rédaction tardive de la tradition populaire éthiopienne, jusqu’alors orale, qui raconte toute l’histoire royale et religieuse du pays. Il affirme que la rencontre fut féconde et que la reine de Saba donna naissance à un fils, Ménélik.

Cette épopée, digne des grandes aventures que l’on peut lire dans la Bible, est le véritable mythe fondateur de l’Église d’Éthiopie.

À 20 ans, le prince serait revenu faire son éducation à Jérusalem. À partir de là, les histoires varient un peu. Pour certaines, la proximité entre Salomon et son fils n’est pas du goût des pairs du royaume. Leurs pressions sont telles que le roi fini par céder à leurs exigences et accepte de renvoyer Ménélik auprès de sa mère. Mais pour faire pression à son tour, Salomon impose que l’aîné de chaque famille noble accompagne Ménélik. Vengeurs et dépités, les fils d’Israël exilés décident d’emporter secrètement l’Arche d’alliance. D’autres avancent l’hypothèse que c’est Salomon lui-même qui aurait pu confier l’Arche à son fils, afin de soustraire celle-ci des profanateurs éventuels. Des légendes racontent aussi qu’en 650 avant notre ère, le roi Manassé se serait écarté de la foi traditionnelle. Des prêtres auraient alors fui vers le sud, emportant l’Arche, car le roi aurait fait mettre une icône païenne dans le Temple. Cette épopée, digne des grandes aventures que l’on peut lire dans la Bible, est le véritable mythe fondateur de l’Église d’Éthiopie. Un mythe qui proclame ses rois descendants de la plus noble des tribus d’Israël, la lignée de David, celle d’Abraham, Moïse, Jésus, et selon la tradition islamique, de Mohamed. C’est là la fondation de la lignée des rois salomoniens : de Ménélik à Hailé Sélassié, que l’on dit le 225e descendant du roi Salomon. Mais cette lignée n’est pourtant pas ininterrompue, contrairement à l’idée reçue. Ainsi, entre le Xet le XIIIe siècle, le trône d’Éthiopie connaît une autre lignée, jusqu’à la prise de pouvoir d’un nouveau roi qui revendiquera à son tour des origines salomoniennes. C’est pour cela que l’on peut supposer que la rédaction du Kebra Nagast, que l’on situe autour du XVe siècle, avait surtout pour but de légitimer cette nouvelle dynastie. Ce qui rend malheureusement très hypothétique l’ascendance d’Hailé Sélassié, si tant est qu’on admette même la réalité d’un fils du roi Salomon et de la reine de Saba. Ce qu’évoque le Kebra Nagast appartient donc tant à l’histoire qu’à la tradition populaire. Car nulle recherche archéologique n’a pu à ce jour apporter la preuve que la reine de Saba a bien existé. On sait qu’il y eu un royaume de Saba, mais aucune trace, pour l’instant, de Makéda. Des chercheurs disent qu’elle pourrait être une représentation mythologique de plusieurs souverains de Saba. En fait, il n’y a que dans la Bible et le Coran que le nom de Makéda apparaît (Balquis dans le Coran). Mais plus troublant, elle est citée dans les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe et serait, selon l’historien juif, une reine d’Égypte et d’Éthiopie (VIII, 6 ; 5, 165).

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Ferveur
Des prêtres durant la procession
Crédits : Emmanuel Brisson

L’Éthiopie conserve en tout cas plusieurs traces attestant de la présence sabéenne sur son territoire. La toponymie montre combien de localités en ont été inspirées, ce qui atteste de la colonisation de ces terres par le royaume de Saba. C’est le cas par exemple du temple de Yeha, considéré comme le plus ancien édifice d’Éthiopie. Le temple de Yeha date du Ve siècle av. J.-C., mais certains spécialistes le font remonter jusqu’à – 800. On sait qu’il était dédié au Dieu sabéen de la lune. L’architecture du lieu présente une autre particularité intéressante pour les historiens : Les techniques utilisées pour sa construction sont à rapprocher de celle de Marib, au Yémen, la capitale du mythique royaume de Saba.

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Comme un autre élément participant aux mythes de la résidence éthiopienne de l’Arche, la présence dans le pays d’une population juive noire, les Falashas, ne connaît toujours pas d’explication définitive. Groupe dissident ayant refusé de suivre Moïse, ou réfugiés de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, leur origine est sujette à caution. Ils seraient en fait, du moins selon la thèse officiellement admise par le grand rabbinat israélien en 1973, les descendants d’une des tribus perdues d’Israël, celle de Dan. Mais pour les Éthiopiens, ils descendraient bien sûr des juifs qui auraient accompagné l’Arche d’Alliance en Éthiopie, au Xe siècle av. J.-C. Depuis le XVe siècle, les Falashas, minorité persécutée, avaient finis par se réfugier dans la région de Gondar, la future capitale des rois éthiopiens à partir du XVIe siècle. Leur nombre a depuis fortement décliné, d’abord en raison des conversions, passant de plus de 500 000 à cette époque à 30 000 au moment des débuts de leur Alya, le retour en Terre Sainte qu’Israël a définitivement clos en 2013. J’ai donc rejoint Gondar. L’endroit, en fait de village véritable, est à l’origine un camp de regroupement dans lequel les Falashas attendaient d’obtenir les autorisations pour pouvoir rejoindre Israël. Mais le temps passant, Waleka a pris ses habitudes de la visite des voyageurs venus voir de près les héritiers d’un mythe, en chair et en os. En Amharique, le mot falasha signifie « exilé », avec un sens un peu péjoratif ; eux-mêmes se nomment plus souvent Beta Israël, la maison d’Israël. Les nombreuses représentations de l’étoile de David que l’on découvre ici montrent combien, au cours des dernières décennies, les Falashas ont travaillé à la reconnaissance de leurs origines. Car il s’agit là d’une réappropriation. Ce symbole pourtant typiquement israélite faisait plutôt partie en Éthiopie des représentations de la religion orthodoxe.

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Mareye
Préparation traditionnelle du café éthiopien
Crédits : Emmanuel Brisson

Les Falashas profitent maintenant du passage des touristes pour vendre un petit artisanat aux influences spécifiquement judaïques. Mais ici, comme partout en Éthiopie, le voyageur se verra aussi proposer un café traditionnel, c’est-à-dire préparé « à l’ancienne ». Dans la pénombre d’une petite case de terre sèche dont la jeune propriétaire m’a interpellé timidement, je m’installe donc pour profiter d’une dégustation bienvenue de l’excellent café éthiopien. Le temps de préparation du breuvage et la convivialité de sa dégustation m’a toujours évoqué cette autre cérémonie, du thé cette fois, en Afrique de l’Ouest. Avec des gestes rodés, Mareye, mon hôtesse, commence par trier des grains qu’elle place ensuite dans un plat aux formes de wok, au-dessus d’un petit braséro. Puis, quand elle en estime la torréfaction idéale, elle les pile vigoureusement à l’aide d’un pilon avant de préparer enfin le breuvage dans une cafetière en terre cuite, un bel objet au gros ventre et au cou long et fin qui m’assurera, à la différence du café turc, de ne pas retrouver le marc dans ma dernière gorgée. Pendant que je déguste ma tasse qu’elle ré-empli dès qu’elle le peut, souriante de mes appréciations gustatives, Mareye me conte sa propre histoire, me donnant ainsi un aperçu de la proximité traditionnelle du judaïsme et du christianisme en Éthiopie, et de sa propre identité religieuse, à elle. « Mon père était juif, m’explique-t-elle, alors je faisais aussi partie de cette religion. Mais il est mort il y a plusieurs années. Et moi, après le départ de beaucoup de Falashas vers Israël, je suis restée avec ma mère qui est chrétienne, et j’ai suivi alors sa religion. » Pour la jeune femme comme pour beaucoup de ces juifs d’Éthiopie, les passerelles sont évidentes entre les deux religions. En effet, les Falashas continuent de pratiquer un judaïsme ancestral, uniquement fondé sur le Pentateuque, c’est-à-dire les 5 premiers livres de la Bible : la même version que celle qu’utilisent toujours les chrétiens éthiopiens. Et ils conservent ensemble les mêmes traditions héritées de l’ancien testament, comme la circoncision et les interdits alimentaires. Enfin, la langue de leur liturgie est également la même que celle de la tradition chrétienne, le guèze. Mais comme la plupart des Falashas, Mareye est pourtant toujours attentive à la préservation de ses origines, d’autant qu’elles seraient celles de la plus mythique des tribus bibliques… « La tribu de Moïse, de la lignée d’Abraham », me rappelle-t-elle non sans fierté, avant de me donner son avis sur l’objet de ma quête : « Je ne crois pas que les juifs aient amené l’Arche d’Alliance avec eux ici. Je ne crois pas qu’elle soit ici, en Éthiopie. » L’avis de Mareye reste pourtant iconoclaste pour les croyants chrétiens éthiopiens, car tout le monde sait ici que l’île de Kirkos, sur le lac Tana, garde des traces de l’arrivée de l’Arche dans le pays. De cette grande réserve d’eau douce qui fait la fertilité de la région de Gondar, le Nil Bleu prend sa source. Le lac Tana est la plus vaste étendue d’eau d’Ethiopie. Long de 85 km et large de 65 km, il compte trente îles et trente-huit monastères. C’est l’occasion ici de rencontrer les paysans amharas qui vivent ici et cultivent, toujours à l’aide de l’araire, cette terre riche et très productive.
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Une tankwa
L’embarcation traditionnelle de la région
Crédits : Emmanuel Brisson

Pour circuler dans les méandres qui en sillonnent les bords, on sait encore y utiliser les moyens que propose la nature depuis des millénaires : les tankwas. Ce sont des embarcations traditionnelles que l’on peut voir en nombre sur le lac. Elles datent en fait des temps pharaoniques, mais les éthiopiens les fabriquent toujours avec la même technique que les anciens égyptiens. On utilise de longues tiges de papyrus pour réaliser ces canoës dont la durée de vie est très courte. On réunit d’abord les fagots en les superposant dans le sens de la longueur, et on les ligature avec un autre morceau de la plante séchée. La taille des tankwas peut varier de un à douze mètres pour les plus grandes qui servent à transporter du fret, ou des passagers. Le paysan auprès de qui je me suis informé sur les moyens de rejoindre l’île maintenant toute proche, s’est proposé de m’y accompagner lui-même, mais il tient d’abord à m’inviter chez lui, hospitalité oblige, pour que j’y trouve quelque repos après les cahots de ma route. Sa maison est plutôt vaste, compte tenu des critères locaux, mais constituée d’une seule pièce, à partager avec quelques animaux. Ses champs, qui s’étendent directement autour, produisent surtout le tef, la principale céréale cultivée en Éthiopie, avec laquelle il fera l’enjera, la galette consommée à tous les repas, dans tout le pays. Il cultive aussi le sorgho et le maïs. Dans la grande hutte de bois colmatée au torchis, la femme de mon hôte en en train de préparer le feu sur lequel elle fera la torréfaction des grains de café. L’homme n’est pas habitué à voir passer un voyageur si près de chez lui, et ma présence l’étonne. Il insiste pour que je prenne un repas. Enjera et sauce de pois pimenté, suivi du lait caillé qu’il prépare, le yaourt local.

L’Arche

Après une courte traversée, je suis accueilli sur l’île par un prêtre qui m’emmène voir l’endroit où aurait été entreposée l’Arche. « C’est une très ancienne tradition qui raconte que l’Arche a été conservée ici 800 ans », explique le prêtre. « Elle aurait simplement été entreposée à l’air libre, juste sous une tente, dans un lieu appelé Debra Makéda, la montagne de la reine de Saba ». Je trottine derrière l’homme en robe sur un sentier rocheux, entre des buissons épineux, jusqu’à un endroit qui ne diffère en rien, pour moi, du reste du chemin parcouru. « Voici l’endroit où a été installée l’Arche lorsqu’elle est arrivée sur cette île depuis Jérusalem. Et voici les marques des piquets qui supportaient la tente qui l’abritait », dit-il en désignant de petits trous dans la roche sous nos pieds.

« Voici le Kebra Nagast », dit-il doucement, comme si un souffle trop fort pouvait en emporter les épais feuillets.

Il y a autre chose, de bien plus inestimable à mes yeux, que le monastère de l’île conserve. Une véritable relique littéraire : un exemplaire du Kebra Nagast vieux de plusieurs siècles. Le prêtre écarquille un peu les yeux lorsque je formule ma demande, plutôt inhabituelle. Il secoue la tête, arguant de la fragilité du volume. Mais grâce à une bonne dose d’insistance, il accepte enfin que je le suive dans une petite pièce sombre du monastère, juste meublée d’une grande armoire. Depuis le pas de la porte où il m’a enjoint de rester, j’observe le prélat dégager quelques piles de livres avant d’en saisir un, aux allures de vieux grimoires. Lui aussi a conscience de la valeur de l’objet. À pas feutrés maintenant, il s’approche de moi avec son trésor en mains. Pas question bien sûr de le feuilleter moi-même. Ni de prendre une photo. Alors qu’il tourne quelques pages du parchemin, je profite avidement de l’instant, penché au-dessus de son épaule. « Voici le Kebra Nagast », dit-il doucement, comme si un souffle trop fort pouvait en emporter les épais feuillets. « Il raconte l’histoire de l’arrivée de l’Arche depuis Jérusalem en passant par l’Égypte. C’est notre histoire… » Je lui ai alors demandé de me lire ce passage qui décrit l’Arche, et que je sais qu’il contient. Le prêtre a relevé les yeux, fermé doucement l’exemplaire, plissé un peu les paupières, et s’est mis à réciter. Je me suis laissé porter par ce vent d’histoire, pur moment de bonheur, même sans en comprendre un seul mot. En voici la traduction :

Et quant à l’Arche d’alliance… Son existence est pure merveille Elle captive l’œil, frappe l’esprit, Laisse pantois d’admiration. Œuvre toute spirituelle et de compassion, Objet céleste d’une éblouissante lumière, Symbole de liberté et de divinité, sa place Est au ciel et sa mission sur terre.

C’est encore selon le Kebra Nagast qu’en 331, la conversion du Négus Ezana au christianisme entraîne une guerre fratricide entre les premiers tenants de cet héritage spirituel, juif donc, et les récents chrétiens. Et c’est la victoire du Négus qui va leur permettre de récupérer l’Arche d’alliance. Celle-ci va alors connaître son ultime résidence, Axoum. Le nom d’Axoum apparaît pour la première fois au Ier siècle ap. J.-C., dans un traité grec. La ville, dont on pense qu’elle fut créée à la même époque, donnera bientôt son nom au royaume qui s’étendra alors autour d’elle. Obélisques monolithes, stèles gigantesques, tombes royales et vestiges d’anciennes forteresses… Ici, de nombreuses découvertes archéologiques ont été réalisées et attestent en effet de la présence des différentes dynasties préchrétiennes. Les grandes stèles visibles sont parmi les plus grands monolithes jamais façonnés par l’homme. Certaines trouvailles remontent ainsi à trois millénaires, ce qui correspond à la période du règne de la Reine de Saba. Me voici donc plus près que jamais du saint des saints. Dans une ville qui, autrefois, fut interdite d’accès aux non chrétiens. Selon la tradition, Ménélik y serait né. Dans cette cité millénaire, l’Arche d’alliance repose, protégée des regards, dans une chapelle de la cathédrale Sainte-Marie-de-Sion. Un diacre me désigne l’alcôve où elle était conservée dans le passé. Aujourd’hui, on y a placé un tabot encore une fois, mais le plus saint d’entre eux, parce que le plus proche de l’Arche véritable. « Même les prêtres gardiens n’ont jamais posé les yeux sur l’Arche sans la protection des brocarts de velours », m’assure-t-il pour tempérer ma déception. L’ambiance dans laquelle je baigne, ici et maintenant, est empreinte d’une émotion certaine. Je ne sais si c’est la vision de toutes ces personnes recueillies, ou si la proximité de l’objet de mes recherches influence mon ressenti mais, parce qu’une telle conviction, une telle ferveur anime les visiteurs éthiopiens, je ne peux rester insensible au mystère.

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La chapelle
Elle abriterait l’Arche d’alliance
Crédits : Emmanuel Brisson

L’Arche d’alliance est désormais à l’abri d’une petite chapelle dont la porte est protégée d’un grand brocart de velours violet. Seuls les Éthiopiens orthodoxes ont le droit de s’approcher de la grille qui en fait le tour. Pour se recueillir. Les autres, tous les étrangers, doivent en rester à bonne distance, derrière une ligne tracée sur le sol, à une vingtaine de mètres de la chapelle. Comme pour ne pas souiller le lieu saint par un manque de certitude. La relique, l’Arche d’alliance merveilleuse, l’objet de toutes les quêtes, reste donc invisible à tous les regards. À tous, même à ceux de son gardien. La tradition affirme que tous les prêtres qui se sont succédé à sa garde, reclus jusqu’à la fin de leurs jours, seraient devenus aveugles. Pourtant, encore une fois, mon insistance va me permettre quelques privilèges. Car à défaut de voir enfin l’Arche, j’obtiens du diacre auprès de qui je plaide longuement le rayonnement de sa croyance, de franchir la ligne interdite, et comme un Éthiopien orthodoxe, de m’approcher des grilles le temps de m’imprégner de l’aboutissement de ma quête. Et puis, après de nouvelles heures de discussions, alors que le jour tend à finir, toujours grâce à la gentillesse du servant touché par la narration de mon périple, c’est l’invraisemblable que j’enlève. La faveur d’approcher le Gardien.

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Mon nouvel ami dont je tais le nom, à qui je devrais éternellement ce moment d’émotion, me prend par la main et, s’assurant d’abord qu’aucun prêtre n’est témoin de notre circulation, m’emmène au travers des secrets passages des vieilles fortifications qui jouxtent les arrières de la chapelle. Nous arrivons ainsi devant une lourde grille laissant l’espace d’une cour minuscule. Le seul champ extérieur désormais offert au Gardien qui, après que le diacre eu fait tinter les barreaux en les frappant d’un trousseau de clés, apparaît par une lourde porte de bois. Le prêtre, un vieil homme voûté au visage parcheminé, est le casting idéal d’un grand film hollywoodien qui raconterait cette histoire. Lui n’est pas aveugle. Pas encore peut-être. Le diacre introduit ma présence en quelques mots que je ne comprends pas, sans doute un pieux mensonge, que Dieu lui pardonne. Le prêtre demande alors au diacre, qui traduit, si je suis croyant et orthodoxe. Et là, honte sur moi, j’ai menti. Pour toucher de près la vérité des deux hommes. Le prêtre a saisi ma main à travers la grille, et tenant de l’autre un grand crucifix qui pend autour de son cou, a récité une prière. Pour moi et pour tous ceux qui seront en quête un jour. Jamais je ne serai aussi près du mystère. Ni pour le diacre, ni pour le prêtre, il ne fut là question d’argent, de taxe. Un moment de vraie gratuité, de don, auprès de ce qui, pour eux, n’a pas de prix. Je n’en apprendrai, ni n’en verrai plus, pour me faire enfin ma propre opinion sur l’Arche d’Alliance. Le mythe qui perdure en Éthiopie dans une matérialité étonnante n’est pas, à mes yeux, autre chose que la propre vérité de cette Eglise chrétienne d’Afrique de l’Est. En latin, le mot légende signifie « ce qui doit être lu ». L’étymologie donne là une belle démonstration de ce qui doit être compris, à travers les lectures de textes relevant du mythe. Car nul ne peut affirmer ou infirmer l’existence de l’Arche d’Alliance. La chercher est une quête, un chemin vers la connaissance. Ainsi, comme les explorateurs et aventuriers d’antan, les voyageurs d’aujourd’hui peuvent l’entreprendre à leur tour. Car peut-être l’Arche n’est-elle qu’un symbole, une idée, et peu importe sa représentation. Après tout, souvenons-nous qu’en hébreu, elle est appelée Aron ha’Edout, « l’Arche du témoignage ». Et c’est bien ce que font les Chrétiens d’Éthiopie, lorsqu’ils présentent l’Arche d’Alliance en procession. À cette occasion, en effet, ils témoignent de leur héritage unique au monde.

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Chrétiens éthiopiens
Un héritage unique
Crédits : Emmanuel Brisson


Couverture : Un monastère éthiopien, par Emmanuel Brisson.