L’entraîneur

Quand nous arrivons, il coupe des noix de coco près de la maison en ciment de sa tante, une femme d’un certain âge. Il me salue poliment avant d’adresser un large et chaleureux sourire à mon amie Frances. « Voici Dam », me dit-elle. « C’est le meilleur entraîneur avec qui j’ai eu la chance de travailler. » Ce dernier nous invite à nous asseoir sur un tapis tressé qui s’étale sur le porche de la maison. « Tenez », dit-il en nous tendant un pot. « Prenez donc un peu d’eau de coco. »

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Dam
Crédits : Lindsey Newhall

La tante de Dam sort de la maisonnette et vient s’accroupir au soleil, à côté de nous. « Que voulez-vous dîner ? », demande-t-elle en boitant vers les ingrédients. « Nous avons du poisson. » Irrémédiablement voûtée après avoir passé sa vie à travailler dans les rizières, incapable de se tenir droite sans douleur, elle passe désormais sa vie près du sol et alterne fluidement entre les positions assise, accroupie, ou presque debout. « Dam dort ici, parfois », m’apprend Frances. « Il vit ici et là, il dort chez des amis ou de la famille, qui vivent dans les parages. Il n’a pas de maison. Dam vivait à Bangkok jusqu’à ce qu’il reçoive mon appel, il y a quelques mois. Je lui ai dit que je voulais qu’il revienne au village et devienne entraîneur à plein temps dans notre gymnase Giatbundit. » À Bangkok, Dam était un chauffeur de moto-taxi le jour. Le soir, il tenait les pao (sacs de frappe traditionnels, ndt) pour les gamins du gymnase d’un de ses amis. Lorsque Frances l’a appelé et lui a offert ce travail dans sa ville natale, il a fait ses valises et abandonné sa vie à Bangkok pour revenir chez lui.

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La maison de la tante de Dam
Crédits : Lindsey Newhall

Frances fait partie de la famille de Dam par alliance. Elle a commencé à s’entraîner avec lui au gymnase Bor Breechaa de Bangkok il y a une dizaine d’années de cela. « C’est le meilleur entraîneur avec qui j’ai travaillé », répète-t-elle. « C’est un excellent conteur, aussi. En l’échange d’une bouteille de Lao Khao, il te racontera des histoires, que tu veuilles les entendre ou non. » « Du Lao Khao ? » « Du whisky de riz, moins cher que la Moonshine. » C’est la première fois que je rencontre Dam, mais il me semble avoir déjà entendu son nom auparavant. Je me souviens d’une interview avec Namkabuan, un ancien champion devenu propriétaire d’un gymnase à Burinam, au cours de laquelle il avait mentionné un certain Dam. Il m’avait dit qu’il était le « meilleur gérant de pao » de Thaïlande. « Oui », m’assure Frances, « c’est bien lui. Tout le monde sait que c’est un entraîneur hors pair, et tout le monde sait aussi que c’est un ivrogne. Il est aussi célèbre pour l’un que pour l’autre. »

Un homme brisé

Nous nous sommes arrêtées chez la tante de Dam pour récupérer des palourdes et des crabes pour le dîner, mais je voulais en savoir plus sur Dam. C’était un grand homme, plus grand que la plupart des gens du village. Il émanait de lui une profonde tristesse, noyée sous son exubérance apparente. Cet entraîneur virtuose, avec lequel avait travaillé mon amie, se retrouvait désormais sans logis dans son propre village, au milieu des rizières. « Il ne va pas bien », poursuit Frances. « Dam est un homme brisé. J’ai entendu des histoires à son propos depuis que je suis arrivée dans ce village il y a plus de dix ans. Nous nous entraînons ici, au village, car il a été viré de Giatbundit. Il a frappé un combattant et lui a cassé une dent parce qu’il avait dit qu’il ferait mieux de se regarder dans un miroir avant de critiquer les autres. »

Il s’arrête et prend une grande inspiration. Des larmes commencent à emplir ses yeux.

Pour Frances, Dam est le produit de son environnement. « Ils le traitent d’ivrogne mais ils le paient en Lao Khao. » Il a passé son enfance à se battre dans l’Isaan, sous la supervision d’un parieur du coin qui se présentait comme le manager de Dam. Sans entraînement ni entraîneur, Dam a appris en se battant, en regardant les autres garçons se battre, à boxer dans le vide dans son jardin et en frappant un sac de riz rempli de tout ce qu’il pouvait trouver. « C’était un luxe de frapper des sacs de riz », se souvient-il. « Ils se cassent rapidement et ils étaient durs à trouver parce qu’on en avait besoin pour les récoltes. » Il me raconte sa lente évolution, de simple combattant au poste d’entraîneur, ayant commencé vers 20 ans lorsqu’il s’est installé à Bangkok. Il se portait volontaire pour tenir les pao pour les autres combattants, quand il estimait que les entraîneurs ne s’investissaient pas assez avant les combats importants. « Je voulais simplement aider », assure-t-il. « Et plus tard, j’ai compris que j’étais meilleur entraîneur que combattant. Cela dit, c’est une vie difficile. J’entraînais des champions qui disputaient des combats importants, mais je gagnais à peine assez d’argent pour vivre. C’est le problème lorsqu’on est entraîneur dans plusieurs salles : on n’est jamais bien payé, jamais payé à l’heure, et le salaire fixe n’existe pas. Les gymnases oscillent selon un cycle naturel de réussite fait de hauts et de bas, et cela affecte ce qu’on gagne. Il est courant de ne pas être payé du tout. On vous donne le gîte et le couvert. On n’ose pas demander plus. » Il a l’air abattu, presque défait. J’insiste : « Je veux que tu me racontes : quel est ton plus grand regret ? »

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Dam et Frances
Crédits : Lindsey Newhall

Sa main desserre la noix de coco, la machette tenue en l’air. « Mon plus grand regret ? » commence-t-il. Il s’arrête et prend une grande inspiration. Des larmes commencent à emplir ses yeux. Je me tourne vers Frances et articule silencieusement : « Il va bien ? » Elle hoche la tête et lui demande de raconter son histoire.

Le combat

« J’avais 18 ans », commence Dam, « je devais disputer deux combats dans la même journée. J’ai combattu le matin sur Channel 4, à Khon Kaen, et j’ai gagné. Puis nous sommes partis à l’autre stade pour le combat du soir. L’autre combattant était un champion en Isaan. J’étais fier de me battre contre lui. Je l’avais déjà battu une fois auparavant, et je savais que le battre de nouveau me donnerait une chance d’avoir le titre. Tout le monde était persuadé que j’allais gagner. Je me souviens que les paris étaient à cinq contre deux en ma faveur. Ils ont appelé le combat “la confrontation rêvée”, car l’autre combattant était un champion local qui avait de nombreux parieurs très connus de son côté, et j’étais inconnu mais les parieurs locaux savaient que je l’avais déjà battu une fois. Ils pensaient donc que je pouvais le battre à nouveau. Même ma famille était là, et ils ont eux aussi misé de l’argent sur moi. » Dam s’interrompt et se frotte les yeux pour tenter de retenir ses larmes. Sa tante lui tape sur l’épaule et lui demande de venir l’aider à préparer le dîner. Mais Dam l’ignore, il n’arrive pas à décrocher de son histoire. « Je ne veux pas me souvenir », dit-il enfin.

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Les larmes de l’entraîneur
Crédits : Lindsey Newhall

« Je me préparais pour affronter le champion. Et puis… ils m’ont dit que je devais perdre le combat. Le propriétaire du gymnase où je m’entraînais a dit qu’il avait besoin d’argent, que les autres garçons du gymnase n’avaient pas assez à manger. “Tu dois perdre ce combat pour pouvoir nourrir les enfants.” Le combat m’était favorable, ce qui signifiait que ceux qui pariaient contre moi pouvaient se faire un paquet d’argent si je perdais. Le propriétaire de mon gymnase a secrètement parié contre moi et m’a intimé de perdre. J’avais à peine 18 ans, je n’étais même pas adulte. Tout allait bien pour moi, à l’époque. Mais je devais le faire. Je devais perdre. Lorsque le propriétaire du gymnase te demande quelque chose, tu le fais. C’est un devoir. Le gymnase lui appartient, ton contrat lui appartient, ton âme lui appartient. “Les gamins ont besoin de nourriture, les gamins ont besoin de nourriture”, répétait-il sans cesse. Et c’était vrai, le gymnase n’avait presque pas d’argent, les autres boxeurs avaient faim. Je voulais aider. J’ai donc fait ce qu’il m’avait ordonné. Je n’étais même pas payé pour le combat. Le patron disait qu’il avait besoin de mon fric pour le gymnase. Je ne pouvais rien faire, rien dire. » Dam s’interrompt subitement et laisse couler ses larmes. Je regarde Frances, mal à l’aise. Personne n’avait jamais pleuré au cours d’une de mes interviews. Mon amie reste indifférente. « Les alcooliques vivent dans le passé », dit-elle. « Et maintenant, il reste planté là sans savoir comment gagner de l’argent et revenir dans la vraie vie après le muay-thaï. » Dam tente de se reprendre avant de poursuivre.

« Je serais un homme différent aujourd’hui si je n’avais pas accepté de truquer ce combat. » — Dam

« Tu veux savoir ce qu’il y a de pire dans un combat ? Ce n’est pas la douleur, les blessures au visage, l’entraînement, ou quoi que ce soit de ce genre. Le pire dans un combat, c’est l’humiliation lorsque tu perds, lorsque tout le monde sait que tu aurais dû gagner, lorsque tu sais toi-même que tu aurais dû gagner… Devoir quitter le ring sous les railleries et les huées du public qui te traite de bon à rien. Qui te hurle que tu es un imbécile. Un faible. Ils m’engueulaient et me criaient tous dessus, ils me jetaient leurs canettes de bière. Je devais rester silencieux et encaisser. Je ne pouvais pas me défendre, je ne pouvais pas leur dire que ce n’était pas de ma faute, que je ne voulais pas que les choses se passent comme ça. Ma famille était venue me voir, je n’ai même pas pu les regarder quand j’ai quitté le ring. Tout l’argent que mes amis et ma famille ont perdu ce soir-là… Je ne pourrai jamais le rembourser. Mais c’est ainsi que tu truques un combat : tu dois faire en sorte que personne ne s’en rende compte, que chacun soit persuadé de la véracité de son déroulement. Je n’en ai pas parlé aux personnes que j’aimais avant plusieurs années. J’avais tellement honte. C’est arrivé il y a trente ans, mais j’y pense encore souvent. Ça m’a retourné la tête. Et le cœur, aussi. Regarde-moi, maintenant. Je n’ai plus rien. J’étais un bon combattant, j’ai entraîné des guerriers exceptionnels, j’en ai aidé d’autres à devenir des champions et je n’ai jamais eu la chance de pouvoir prétendre à quelque chose de meilleur. Je serais un homme différent aujourd’hui si je n’avais pas accepté de truquer ce combat. Être entraîneur, c’est difficile, être combattant, c’est difficile. Les gens t’utilisent et puis te jettent. C’est un milieu sans pitié. Aujourd’hui, j’ai un fils qui n’a même pas un an. Je ne veux pas qu’il ait la même vie que moi. Je ne le laisserai jamais devenir combattant de muay-thaï. »

~

Frances est la première à briser le silence sur la route qui nous éloigne du village. « Tu sais, son fils… », commence-t-elle, « ce n’est qu’un bébé mais ce sera un guerrier, lui aussi, que Dam le veuille ou non. Il est né dans cet univers. Dam n’a pas pu y échapper, et son fils ne le pourra pas non plus. »


Traduit de l’anglais par Pierre Laurent d’après l’article « Life of a Pad-Man: A Muay Thai Trainer’s Remorse », paru dans Fightland. Couverture : Dam, par Lindsey Newhall.