Le porte-bonheur

À la fin du mois de mai 1944, Robert Capa, photographe de guerre à Londres pour Life, reçut ses ordres de l’Armée américaine : « Vous avez interdiction de quitter votre appartement pour plus d’une heure à la fois. Votre équipement doit être prêt au départ. »

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Robert Capa par David Scherman

Capa était l’un des quatre photographes sélectionnés pour couvrir les premiers jours de l’assaut gigantesque de l’Armée américaine contre l’Europe d’Hitler. Il avait encore tout juste le temps de quitter à la hâte son appartement de Belgrave Square pour acheter un nouveau manteau Burberry et une flasque en argent Dunhill. Il avait toujours accordé une grande importance à son aspect extérieur, depuis son enfance à Budapest où l’apparence et le charme étaient des moyens de survie. Qui n’a pas échangé d’histoires sur ce mystérieux réfugié juif hongrois aux cheveux sombres et étincelants, et aux yeux de velours ? D’apparence enfantine et séduisante, il était de petite taille et se déplaçait rapidement, comme s’il volait, une cigarette constamment pendue au coin des lèvres. Il se cachait sous une apparente nonchalance. Apatride, il se glissait à travers les zones de combat avec de faux papiers. À 30 ans, il avait déjà réalisé certains des clichés les plus remarquables du XXe siècle : les visages hagards de la Guerre civile espagnole, les air wardens joufflus qui servaient le thé dans les stations de métro londoniennes pendant le Blitz, ou encore les enfants italiens perdus dans les ruines de Naples. Enfant, Capa voulait devenir écrivain. Ses meilleures œuvres sont imprégnées du regard intime et de la passion du conteur. « Il n’aurait jamais couvert un conflit dans lequel il n’aurait pas profondément aimé un belligérant et détesté l’autre », remarque son biographe Richard Whelan, mais sa compassion ne prenait pas parti. Le génie de Capa était de parvenir à se rendre invisible sur le champ de bataille, tout en campant ostensiblement un personnage démesuré dès qu’il le quittait. Le casque qu’il a porté durant la campagne d’Italie en 1943 portait l’inscription « Propriété de Robert Capa, grand correspondant de guerre et amant fougueux ». Personne n’a jamais contesté ces deux affirmations. En partant pour le Jour J, Capa avait bien l’intention de faire honneur à sa réputation. « J’étais le plus élégant de tous les envahisseurs », écrira-t-il en 1947 dans ses  mémoires, Slightly Out of Focus. Quand il quitta précipitamment son appartement le 29 mai, il n’eut pas le temps de laisser un mot pour expliquer son départ. Il y laissa un chèque en blanc, sur lequel était posée une grande bouteille d’Arpège. Le chèque était destiné à son propriétaire, le parfum à celle qui fut sa maîtresse pendant la guerre, Elaine Justin, une fragile blonde vénitienne qu’il surnommait « Pinky ». Elle était alors en convalescence hors de Londres, soignée pour une appendicite. Capa n’était pas gêné de ne pas lui faire ses adieux. Il était opposé à l’idée de permanence. En plus de son Burberry, il emportait deux appareils Contax. Ils lui assureraient une relative sécurité sur le champ de bataille, parce qu’il n’avait pas besoin de s’arrêter pour regarder à travers l’objectif. Il transportait également ses appareils Rollei et Speed Graphic, ainsi qu’un objectif à longue focale, le tout emballé dans des sacs en toile cirée. À Weymouth, il fut frappé par la vue du port : des milliers de navires de guerre, de transports de troupes, de cargos et de barges d’invasion – 5 000 au total. La plus grande armada jamais assemblée. Capa reçut une enveloppe de billets d’invasion, un paquet de préservatifs, ainsi qu’un recueil d’expressions françaises qui lui suggérait de s’adresser aux jeunes françaises en leur demandant : « Bonjour, Mademoiselle, voulez-vous faire une promenade avec moi ? »

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La carte de presse de Robert Capa

Il plaisanta par la suite à propos de ce livre, mais jamais à propos du 6 juin 1944. Ses 11 clichés flous et granuleux du Débarquement allaient devenir la vision collective du Jour le plus long, le tournant de la Deuxième guerre mondiale, vu de l’intérieur. « J » était le code de l’armée pour le jour où devait commencer l’invasion. En 24 heures, une unité d’élite de l’Armée américaine, le 16e Régiment d’Infanterie amphibie de la Première Division d’Infanterie, allait prendre d’assaut les plages situées sous les falaises normandes. L’issue du Jour J, la plus grande invasion navale de l’histoire, lancée il y a 70 ans, allait décider de celle de la guerre. La présence de Robert Capa dans une division d’infanterie était perçue comme un talisman, un porte-bonheur.

The Big Red One

Le 5 juin 1944, Capa parcourait le bateau de transport de troupes USS Henrico avec son Contax, conscient que le bureau de Life à Londres attendait déjà impatiemment ses pellicules. Des centaines de soldats des troupes d’assaut attendaient également. Pour Capa, c’étaient « les planificateurs, les parieurs, et ceux qui écrivaient leurs dernières lettres ». Capa immortalisa dans un cliché aérien des soldats jouant au craps, assemblés comme dans un tableau de Cézanne. Sur le pont supérieur, Capa rencontra Sam Fuller, un jeune caporal de Brooklyn engagé avec la « Big Red One », le surnom donné à la Première Division d’Infanterie commandée par le colonel George Taylor. Fuller, scénariste et auteur de nouvelles bon marché, était étalé sur une caisse de munitions, tâchant de se reposer, le visage creusé par la peur de l’aube à venir. La censure masquerait par la suite la côte à l’arrière-plan de la photo de Capa représentant Fuller, avec de l’encre rouge vif. L’un des films de Fuller, The Big Red One (Au-delà de la gloire), sorti en 1980, célébrera la Première Division d’Infanterie. Pour l’invasion, Capa fut transféré à bord de l’USS Samuel Chase. À deux heures du matin, le mardi 6 juin, le haut-parleur du bateau interrompit la partie de poker de Capa. Il plaça ses billets d’invasion dans sa ceinture étanche, attrapa son masque à gaz et canot de sauvetage gonflable, et reçut un petit-déjeuner pré-invasion composé de pancakes, d’œufs brouillés et de saucisses, servi par les cuisiniers du Chase, impeccablement vêtus dans leurs uniformes d’un blanc immaculé. Par la suite, de nombreux hommes de la Big Red One diront de Capa qu’il était fou de débarquer avec la première vague alors qu’il n’y était pas obligé.

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Crédits : Cornell Capa

À Londres, le matin du 6 juin, John Morris, le responsable de la photographie de Life, se réveilla tôt. Il ouvrit les rideaux opaques de sont appartement situé sur Upper Wimpole Street, et écouta la BBC : « Sous le commandement du général Eisenhower, les forces navales alliées, soutenues en force par les forces aériennes, ont commencé à débarquer les armées alliées ce matin sur la côte septentrionale de la France. » « Ça y est », murmura Morris, s’adressant à lui-même en utilisant la phrase qu’A.J. Leibling, du New Yorker, appela « le grand cliché de la Seconde Guerre mondiale », comme le notera Morris dans ses mémoires, Get the Picture. Alors qu’il se rendait à toute vitesse aux bureaux de Life, sur Dean Street à Soho, Morris s’inquiétait à la fois pour Capa et pour les délais de publication du magazine. Pour le monde comme pour Life, le Jour J était le jour le plus important de toute la guerre. Le seul espoir pour Morris de respecter le délai de clôture du samedi et d’offrir un scoop au monde était de pouvoir mettre les clichés originaux et les négatifs dans un paquet qui quitterait Grosvenor Square à 9 heures du matin le jeudi 8 juin, transporté d’abord par un courrier à moto, avant d’être chargés sur un vol transatlantique. On ne savait jamais très bien quand Bob Capa – ou ses bobines de films – arriveraient au bureau londonien de Life. « Il ne se présentait jamais au téléphone », m’a récemment dit Morris, âgé aujourd’hui de 97 ans. « Il n’en avait pas besoin. » De langue maternelle hongroise, Capa – né Endre Friedmann à Budapest en 1913 – parlait un allemand impeccable, un français bancal et un anglais composé de phrases confuses que ses collègues appelaient le « Capanais ». Sauter en parachute sous le feu ennemi avec la 82e division aéroportée en Algérie, traverser l’Italie en jeep avec John Hersey et Ernie Pyle, supporter le feu ennemi avec Ernest Hemingway : Capa rentrait et enjolivait ces histoires de sa gouaille typique de Budapest.

Capa reçut un appel des urgences : c’était Hemingway, le crâne fendu en deux et du sang coulant dans sa barbe.

Il apportait toujours des fleurs et des bonbons pour les assistantes qui passaient des heures à essayer d’ « angliciser » les légendes de ses photos, et il aimait les emmener au pub d’à côté pour passer l’après-midi à boire des pink gins. Une part importante de l’aspect séducteur de Capa résidait dans la part d’ombre qui se cachait derrière le personnage qu’il s’était inventé : il avait fui les fascistes à Budapest alors qu’il avait 16 ans, il avait connu la faim à Berlin et Paris alors qu’il tentait de s’établir, et il avait perdu l’amour de sa vie, Greda Taro, pendant la Guerre civile espagnole. Le Life d’Henry Luce, avec ses cinq millions de lecteurs et sa mise en page extravagante, était l’équivalent du mont Olympe pour un photographe. Les plus grands photographes du monde – Margaret Bourke-White, Carl Mydans, W. Eugene Smith, Alfred Eisenstaedt – se battaient pour y être publiés. Capa photographiait pour le magazine depuis 1938. Rien qu’en Italie, il avait produit huit articles complets et s’était distingué au milieu du carnage de la bataille d’Anzio. Mais Life continuait de le payer aux tarifs standards et, malgré sa célébrité, au printemps 1944, Capa cherchait toujours désespérément à décrocher un contrat à long terme.

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Au mois de mai 1944, Ernest Hemingway se rendit à Londres, attiré par les rumeurs et les grands titres des journaux annonçant l’invasion. Capa décida de fêter l’événement. « J’ai acheté un bocal à poisson rouge, une caisse de champagne, du cognac, et une demi-douzaine de pêches fraîches. J’ai trempé les pêches dans le cognac, versé le champagne par-dessus, et tout était prêt. » Capa avait préparé cette mixture dans son appartement de Belgrave Square. « À quatre heures du matin, on a attaqué les pêches. Les bouteilles étaient vides, le bocal à poisson était sec. » Après la fête, la voiture d’Hemingway s’est encastrée dans une citerne d’eau en métal. Capa reçut un appel des urgences : c’était Hemingway, le crâne fendu en deux et du sang coulant dans sa barbe. « Après quarante-huit petits points de suture, la tête de Papa était comme neuve », a noté Capa. À l’hôpital, la petite amie de Capa, Pinky, a ouvert la chemise d’hôpital d’Hemingway, laissant le photographe immortaliser l’arrière-train de Papa en long et en large. « J’ai juste mis l’appareil au-dessus de ma tête… et j’ai pris la photo… et quand je suis rentré, j’étais un photographe très célèbre. » La voix qu’on peut entendre dans les archives de l’International Center of Photography est un charabia des Carpates : le seul enregistrement connu de la voix de Robert Capa. De façon à peine incroyable, l’enregistrement s’est retrouvé à vendre sur eBay récemment, et y a été découvert par un conservateur de l’ICP, qui le cherchait depuis des années. On y entend Capa en octobre 1947, dans l’émission de radio alors la plus populaire, Hi Jinx, avec Tex McCrary et Jinx Falkenburg. À l’antenne, il parle de façon très claire du moment qu’il considère comme le tournant de sa vie. « Cet appareil que j’ai tenu au-dessus de ma tête a juste capturé un homme au moment précis où il se faisait tirer dessus… C’était probablement la meilleure photo que j’ai jamais prise. » Capa parle ici de sa photo la plus célèbre – et peut-être la plus controversée – une image tragique prise le 5 septembre 1936, appelée The Falling Soldier (Mort d’un soldat républicain). Qui n’a jamais vu cette photo ? Le volontaire loyaliste, dans sa chemise blanche aux manches retroussées, se tient debout avec son fusil et est abattu, tombant en arrière sous l’impact.

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Gerda Taro et Robert Capa en 1935

Dans les années 1970, un journaliste britannique a remis en question l’authenticité de cette photo, affirmant qu’elle avait été mise en scène, ce qui a été débattu par la suite. Une autre théorie suggère que c’est en réalité Gerda Taro – la femme responsable de sa transformation d’Endre Friedmann en Robert Capa, le mystérieux « photographe américain » – qui a pris la photo. Cette théorie est fortement contestée par les experts. Taro est morte en Espagne en 1937, elle fut la première femme correspondante tuée au combat. Capa ne s’est jamais remis de cette perte. « Capa détestait cette photo. Il ne voulait pas avoir quoique ce soit à faire avec une photo qui exploitait la mort », m’a confié Morris.

Le Débarquement

À l’aube du 6 juin 1944, Capa était sur le pont du Chase. Fuller, juste derrière sur le Henrico, sortait un préservatif et le déroulait sur le canon de son fusil, essayant désespérément de le protéger de l’eau. Dans la lumière grisâtre se dessinait la silhouette de la grande flotte alliée, en route pour les cinq plages d’invasion en Normandie. Personne n’était préparé au bruit – le vrombissement de centaines de moteurs, les bombardiers au-dessus de leurs têtes, les hurlements des hommes chargés de matériel pesant jusqu’à 150 kilos, tombant des barges de débarquement dans les hautes vagues, comme l’a observé l’auteur Cornelius Ryan dans The Longest Day. Capa et Fuller étaient pétrifiés alors que les haut-parleurs criaient : « Restez en ligne, restez en ligne ! N’oubliez pas que la Big Red One vous ouvre le chemin. » Les fantassins encombraient le bastingage du Chase, attendant de descendre le long des filets vers les barges secouées par le courant, remuant de haut en bas sur les hautes vagues, pendant que d’autres glissaient le long des échelles avec leurs fusils, leurs pelles et leurs sacs de couchage. L’eau glacée remplissait les barges, et les victimes du mal de mer étaient couvertes de vomi, le leur et celui de tous les autres. Tentant de saisir la scène, Capa fit abstraction du bruit : « Deux mille hommes se tenaient là, dans un silence parfait », a-t-il écrit par la suite. « L’Heure H », le moment de l’invasion, était prévu pour 6 h 30, et les vagues successives de barges de débarquement devaient se succéder à un intervalle de quinze minutes. Les 3 000 hommes de la première vague n’imaginaient pas qu’ils seraient accueillis par une avalanche de mines, de roquettes, de lance-flammes. Personne n’avait prévu que le vent ferait dévier les bombardiers de leur cap et qu’ils n’entameraient pas les défenses allemandes. Personne n’avait prévu non plus que le jour précédent, une division d’élite de troupes allemandes s’installerait à Omaha pour des exercices de manœuvres.

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Crédits : Cornell Capa

La côte normande était encore à des kilomètres lorsque le bruit des premiers coups de canon plaqua Capa contre le fond de sa barge. Face à lui, une masse de poutres en acier croisées formaient une barricade infranchissable, qui s’étendait sur toute la longueur de la Normandie. Elles étaient garnies de six millions de mines, mises en place sur ordre d’Hitler par des travailleurs forcés. Alors que Capa approchait, d’énormes explosions commencèrent à secouer la plage. La fumée s’élevait de partout, en large panaches. Des hommes, brûlant vifs, tentaient de fuir l’enfer de feu. Alors qu’il sautait à son tour, Capa s’arrêta pour prendre la célèbre photo du peloton de sa barge s’avançant vers le carnage qui les attendait dans l’eau. Ayant mal compris l’hésitation de Capa, le maître d’équipage lui donna un coup de pied au derrière. « Les balles déchiraient l’eau tout autour de moi », écrivit Capa. La plage était à 100 mètres, et les barrières en acier se dressaient comme les ruines d’une cité fantôme dans le brouillard. Capa courut à travers un nuage d’obus avec son Contax, et attendit derrière l’obstacle métallique le plus proche. « Il était encore très tôt, il faisait très gris pour prendre de bonnes photos, mais les petits hommes cherchant à se protéger sous ces constructions surréalistes… très efficace », écrivit-il encore. Il se tenait au poteau, les mains tremblantes, prenant photo sur photo. Face à lui, sur la plage, gisait un tank amphibie à moitié calciné. Capa jeta son manteau Burberry à l’eau et se précipita vers le tank. Tout autour de lui, des corps flottaient dans une mer de sang et de vomi. Il était impossible de repêcher les morts, et les vivants ne pouvaient pas avancer. En rampant, il put rejoindre deux amis, un prêtre irlandais et un médecin juif, et commença à photographier avec son deuxième Contax. « L’avant-plan de mes images était rempli de bottes mouillées et de visages verdâtres », écrivit-il. Soudain, dans les vagues de cet océan rouge, Capa captura le visage d’un jeune soldat casqué, tenant sa position sous le feu ennemi et à moitié submergé, surplombé par les formes sinistres des obstacles allemand derrière lui. Capa leva son appareil et prit l’image qui, depuis Omaha Beach, deviendrait le symbole de la guerre. « Je n’osais pas retirer le doigt du déclencheur de mon Contax, et je prenais photo après photo, frénétiquement. » C’est là que son appareil s’enraya.

Devant Capa, des centaines d’hommes hurlaient et mouraient, des morceaux de corps humains volaient de tous les côtés. Sam Fuller, dans la barge de débarquement qui suivait celle de Capa, perdit temporairement le sens de l’ouïe sous l’effet du bruit. Dans ses mémoires, il décrivit Capa sortant son objectif à large focale pour photographier un officier allemand sur la colline, les mains sur les hanches, hurlant des ordres. « J’ai levé mon appareil au-dessus de ma tête… J’ai mis les pieds dans la mer, entre deux cadavres… et d’un coup j’ai su que je m’enfuyais », écrivit Capa. Alors qu’il atteignait un bateau de transport médical, il ressentit une explosion, et se retrouva couvert par les plumes des vestes rembourrées des hommes qui venaient d’être soufflés par l’obus. Alors que le bateau s’éloignait de la plage, le capitaine pleurait : il était littéralement couvert des restes de son assistant, éparpillés par l’explosion.

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Crédits : Cornell Capa

Pendant le transport vers Weymouth, alors que Capa aidait à charger les civières, les cuisiniers avec leurs chemises et leurs gants blancs désormais couverts de sang cousaient les sacs mortuaires des victimes. Capa sortit un nouveau film pour prendre une dernière photo. Il utilisa son Rolleiflex pour immortaliser une transfusion de plasma en urgence sur le pont, puis s’écroula. Il se réveilla plus tard, dans un lit superposé, avec un morceau de papier autour du cou : « Cas d’épuisement, pas de plaques d’identification ». Au total, Capa passa approximativement 90 minutes sur Omaha Beach.

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À Weymouth, Capa s’installa de façon à pouvoir photographier les secouristes venant au secours des blessés. Au lieu de cela, lorsque les portes s’ouvrirent, c’est un autre photographe de Life, David Scherman, qui attendait pour capturer le visage des blessés. Scherman le serra dans ses bras et prit la photo de Capa avec sa cigarette dans la main, son casque penché de façon désinvolte, un sourire triomphant sur le visage. Capa gribouilla une note pour Morris, lui indiquant que tout se trouvait sur les films de 35 mm, puis monta à bord du prochain transport vers la Normandie. Capa, qui se vantait de ne jamais savoir ce qu’il photographiait, savait exactement ce qu’il avait ce jour-là : quatre bobines pleines de ce qui pouvait bien être les images de guerre les plus vibrantes jamais prises.

« Le photographe est mort ! »

Je suis allée en Normandie avec John Morris, un jour ensoleillé de novembre, pour marcher dans les traces de Capa sur Omaha. Morris, élégamment vêtu de tweed et toujours inépuisable, raconte l’histoire de Capa lors du Jour J. Il en a fait son métier, rappelant au monde le pouvoir moral d’une grande photographie, ainsi que l’arbitraire injuste qui décide de qui va survivre, et qui va mourir. Morris a visité la Normandie à de nombreuses reprises, et le 6 juin lui vient en permanence à l’esprit. Alors que les nouvelles de l’invasion se répandaient, Morris, comme le reste du monde, avait alors l’esprit chargé. « Toute cette journée, j’ai attendu et attendu. Je n’avais pas de nouvelles. Tout le monde était prêt dans la chambre noire. Je n’ai pas dormi de la nuit, j’attendais Capa et ses films. »

On estime que Capa a fait un total de 106 prises de vue à Omaha.

À 18 h 30, le mercredi 7 juin, un appel arriva, depuis la Manche : « Vous devriez les recevoir dans une heure ou deux. » Puis la ligne fut coupée et on n’entendit plus que des parasites. Vers 21 h 00, un petit colis fut finalement livré : il contenait les quatre films de 35 mm et six bobines de 120 que Capa avaient pris en Angleterre, pendant la traversée de la Manche, et à Omaha. On les apporta à toute vitesse au chef du développement, qui les donna à un jeune assistant du nom de Dennis Banks. Un nom qui allait entrer dans l’histoire de la photographie. Morris attendait à l’étage, essayant de ne pas regarder l’horloge. Puis, le photographe Hans Wild appela depuis la chambre noire. Il avait vu les images incroyables sur le film et dit : « Fabuleux ! » Morris n’avait plus le temps : « On a besoin des tirages ! Foncez, foncez, foncez ! » Un peu plus tard, Dennis Banks entra en coup de vent dans le bureau de Morris, en larmes : « Ils sont foutus ! Foutus ! Les films de Capa sont tous foutus. » Banks avait mis les films de Capa à sécher comme d’habitude, mais il était si excité qu’il avait fermé la porte du tiroir de séchage en augmentant la température, pensant que cela accélérerait le processus. Sans ventilation, la chaleur fit fondre la solution du film. Morris prit en main les trois longues bandes de film, une par une. « Ça ressemblait à une soupe grise », me dit-il. Mais sur le quatrième rouleau, onze images avaient miraculeusement survécu, et Morris fut abasourdi par leur puissance. On estime que Capa a fait un total de 106 prises de vue à Omaha. Le floutage dû au tiroir de séchage ajoutait aux images un aspect tremblant, dramatique. Capa avait dit lui-même que secouer son appareil rendait l’impact plus impressionnant. Morris vit pour la première fois les hommes de la Big Red One de dos, tentant d’avancer au milieu des champs de mines et du mur d’acier fantomatique qui émergeait de la Manche, alors qu’ils cherchaient à se protéger d’une avalanche de balles et d’obus ; les petits groupes d’infanterie coincés sous les barricades de croix de fer ; le visage d’un soldat inconnu, à moitié recouvert d’eau, déterminé à avancer en ce jour qui verrait mourir 4 414 soldats alliés en Normandie. Morris savait que ces clichés étaient remarquables, mais il n’avait pas le temps de les étudier en détails. Il saisit les épreuves des 11 images exploitables, les plaça dans des enveloppes en glassine, en quatre exemplaires – un pour le bureau londonien de Life, un pour le gouvernement britannique, un pour le Pentagone et un pour le bureau de New York, qui recevrait aussi les négatifs. Ensuite, Morris fila à toute allure à bord de son Austin dans les rues désertes de Londres. Il était 3 h 30 du matin, le jeudi. Au ministère de l’Information, il attendit que les images soient validées, et il se retint avec peine d’exploser lorsque le rouleau de cellophane du censeur se coinça.

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Life, édition du 19 juin 1944

Finalement, il lui restait 15 minutes pour rejoindre Grosvenor Square à temps pour la levée du courrier de 9 heures du matin. Zigzagant à travers les ruelles, Morris parcourut les 50 derniers mètres en courant. Le facteur était en train de fermer son sac. « Attendez ! », cria Morris, juste à temps. Le film allait ensuite être chargé à bord d’un vol transatlantique, qui s’arrêterait deux fois (en Écosse et à Terre-Neuve) pour faire le plein de carburant, avant d’atteindre Washington. « Parfois, la météo le forçait à s’arrêter aux Açores, à Labrador ou même au Groenland », m’a dit Morris. « Sitôt l’avion posé, le film irait droit au Pentagone pour qu’ils y jettent un coup d’œil. » Là, les images seraient validées par les censeurs, puis dépêchées par train ou par avion vers le bureau de New York. Juste après la fermeture de Life, le samedi, les éditeurs ont écrit : « C’était un des grands jours pour la photographie de Life, quand les clichés de Capa sur le Débarquement et le reste sont arrivés. » Les images étaient arrivées à temps. Le numéro de Life du 19 juin 1944 titrait : « Les têtes de pont de Normandie : la Bataille décisive pour l’Europe se déroule sur mer et dans les airs. » L’article qui accompagnait les photos racontait comment Capa avait pu prendre ces photos : « L’immense agitation du moment a poussé le photographe Robert Capa à bouger son appareil, ce qui a troublé l’image… Alors qu’il s’efforçait à monter à bord, ses appareils ont été complètement trempés. » Dans le chaos du débarquement du Jour J, les 11 photos de Capa sont pratiquement les seules images qui ont survécu. Leur survie est entièrement due au fait qu’il les a rapportées en Angleterre lui-même. Il a fallu des années pour identifier le soldat anonyme submergé dans l’eau. On a d’abord cru, par erreur, qu’il s’agissait d’Edward Regan mais en 1990, on découvrit qu’il s’agissait du soldat de 1e classe Huston « Hu » Riley, de la Compagnie F du 16e Régiment, qui avait débarqué sur un banc de sable près de Capa. Immobilisé pendant près d’une demi-heure, le soldat Riley avait tenté de joindre la plage en courant, et avait été touché à l’épaule par une balle de mitrailleuse. Dans le livre This Is War! de Richard Whelan, Riley a dit avoir été sauvé par « un simple sergent… et un photographe avec un appareil photo autour du cou… La seule chose que je pensais, c’était : “Mais qu’est-ce que ce type fout ici ?” » « Je ne crois pas que Capa m’ait jamais tout à fait pardonné », dit Morris. Quand Capa est rentré à Londres un mois plus tard, il apprit ce qui était arrivé à ses quatre bobines prises à Omaha. « Le peu qu’on a pu imprimer n’est rien par rapport à ce qui a été perdu », a-t-il écrit dans une lettre à son frère Cornell à New York. Mais Capa est devenu membre à part entière du personnel de Life. « M. Wilson Hicks, à ma grande surprise, m’a fait l’immense honneur de me demander de rejoindre l’équipe, et m’a offert, croyez-le ou non, 9 000 dollars par an, aussi j’ai dû accepter. Je n’aime pas tellement l’idée, mais je n’avais pas vraiment le choix. »

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Capa allait encore immortaliser un moment symbolique de la Deuxième Guerre mondiale. Alors que les Alliés avançaient à travers l’Europe en 1945, il avait déjà pris sa photographie remarquable des crânes rasés des collaboratrices de Chartres. (Arrivant de Paris avec l’armée, Capa reconnut celle qui était sa concierge avant la guerre dans la foule en liesse. « C’est moi ! C’est moi ! », hurla Capa depuis sa jeep.) Mais il ne voyait aucun intérêt, écrivait-il, à couvrir la « guerre du pillage ». De même, il ne s’intéressait pas à photographier les camps de concentration, parce qu’ils « grouillaient de photographes, et que chaque nouvelle image de cette horreur ne servait qu’à en diminuer l’impact total ».

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Des soldats américains se battent à Leipzig
Crédits : Cornell Capa

Mais il était déterminé à atteindre Leipzig avec la Deuxième Division, alors qu’elle combattait pour se frayer un chemin sur le pont Zeppelin. Leipzig était la ville natale de l’amour de sa vie, Gerda Taro. Arrivé au pont, Capa repéra un élégant immeuble de quatre étages. Il monta au dernier étage « pour voir si la dernière image de fantassins rampant et avançant pouvait être la dernière photographie de la guerre pour mon appareil ». Alors qu’il était là-haut, un jeune sergent près de lui fut abattu par un sniper allemand. Dans la terrifiante séquence de photographies prise par Capa, le sang du soldat mourant devient une marre sur le sol. Comme l’a observé l’auteure Kati Marton, ce moment refermait la décennie de guerre de Capa, qui avait commencé avec Taro et La Mort d’un soldat républicain. Peu après, Ingrid Bergman passa par Paris alors qu’elle se rendait en Allemagne pour divertir les troupes alliées. Sur un coup de tête, Capa et le romancier Irwin Shaw écrivirent à Bergman, à son hôtel, le 6 juin 1945, près d’un mois après le V-E Day (le jour de la victoire en Europe, ndt), et un an jour pour jour après le Débarquement du Jour J : « Nous avions l’intention de vous envoyer des fleurs avec ce mot vous invitant à dîner, mais après nous être consultés, nous avons découvert qu’il ne nous était possible de payer que pour les fleurs ou le dîner. Nous avons voté, et le dîner l’a emporté d’une courte tête. » Ils signèrent : « Préoccupés. » Bergman n’avait jamais entendu parler de Capa ou de Shaw, mais elle fut charmée par leur trait d’esprit, et se rendit au dîner. Dans son autobiographie, elle explique à quel point elle s’est amusée ce soir-là, passé « à boire et à danser » ; elle partit le lendemain pour Berlin. Deux mois plus tard, Capa se rendit à Berlin pour photographier les ruines, et y rencontra Bergman, désespérée par son mariage avec le tyran Petter Lindstrom. Capa lui rappelait son père, un bon vivant, mort quand elle avait 13 ans. Elle tomba follement amoureuse de lui et voulut quitter son mari. Capa résista. Mais durant tout cet été, Capa et Bergman étaient ensemble alors qu’il photographiait les marchés noirs de Berlin, gagnant tout juste assez d’argent pour payer ses dettes et suivre Bergman à Hollywood.

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Ingrid Bergman par Robert Capa
Crédits : Cornell Capa

Capa se sentit à l’écart dans le monde de Bergman, dont il dédaignait la frivolité. Life le chargea de suivre Bergman, qui allait maintenant jouer dans le Notorious (Les Enchaînés) de Hitchcock, mais il devint très vite clair que Capa ne pouvait vivre sans l’adrénaline de la guerre. Hitchcock utiliserait plus tard la romance entre Bergman et Capa comme base pour Rear Window (Fenêtre sur cour), dans lequel James Stewart jouait le rôle d’un photographe de guerre de Life. En 1947, Capa reçut la médaille de la Liberté, et vit l’aboutissement d’un rêve qu’il poursuivait depuis longtemps : une coopérative de photographes appelée Magnum. Au début des années 1950, il confiait au photographe Marc Riboud : « La photographie est morte. L’avenir, c’est la télévision. » Il s’inquiétait de ce que ses voyages professionnels en URSS avec John Steinbeck pourraient le faire blacklister. En 1954, à l’âge de 40 ans et endetté auprès de Magnum à cause de frais médicaux, Capa accepta d’être envoyé au Japon par Life. Alors qu’il se trouvait là-bas, John Morris suggéra à Capa de couvrir les combats en Indochine, qui culmineraient avec la guerre du Vietnam. Capa ne pouvait pas refuser cette offre, ni la paye : 2 000 dollars. « Un montant sujet à forte augmentation », lui signifia Morris, « si la mission s’avérait dangereuse ». Sur la plage d’Omaha, Morris ne peut retenir ses larmes. Après avoir envoyé Capa en Indochine, il eut des remords. « Je l’ai appelé. Je lui ai dit : “Bob, tu n’es pas obligé de le faire. Ce n’est pas notre guerre.” » Morris a souvent parlé de cette conversation. Mais Capa avait pris sa décision. « Ça va être un article génial », lança-t-il à deux reporters qui se rendaient dans le delta du fleuve Rouge, dans le nord du Vietnam. Il sauta de la jeep pour photographier des artilleurs français qui tirait des obus vers le Vietminh. Quelques minutes plus tard, une explosion secoua le convoi. Puis, un Vietnamien cria : « Le photographe est mort ! » Capa, son bras gauche serrant son appareil photo, était devenu le premier correspondant de guerre tué au Vietnam. Dans une des dernières photos prises de son vivant, on le voit marcher aux côtés d’un officier français près d’une piste d’aviation, son appareil autour du cou.

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Un soldat signale que les troupes pénètrent dans un champ de mines
Sur la route de Nam Dinh à Thai Binh, au Vietnam
Crédits : Cornell Capa


Traduit de l’anglais par Benjamin Bertho d’après l’article « Robert Capa’s Longest Day », paru dans Vanity Fair. Couverture : Le Débarquement, par Robert Capa.