Le prana

Camila Castillo, 34 ans, et Akahi Ricardo, 36 ans, vivent entre la Californie et l’Équateur. Ils sont en couple depuis 2005. Et ils ne mangent ni ne boivent depuis 2008. Ou alors seulement un fruit ou un bouillon de légumes de temps en temps, pour partager un moment avec leurs deux enfants qui, eux, s’alimentent normalement. Camila Castillo assure ne pas avoir mangé du tout pendant sa première grossesse, cinq fois pendant la seconde. Sur Instagram, où elle enchaîne les postures de yoga, elle se présente comme « professeure de respirianisme ». « La Respiration Consciente est le meilleur outil que nous puissions utiliser pour accéder à la source de l’énergie pour nous nourrir, le corps, l’esprit, les émotions et l’âme », précise-t-elle. « Dans nos programmes (…), nous apprenons aux gens à augmenter l’énergie qu’ils reçoivent grâce à des techniques de respiration et des exercices physiques. »

Crédits : Camila Castillo/Instagram

Le respirianisme, c’est la croyance selon laquelle une personne peut vivre sans manger ni boire pendant de très longues périodes de vie. On parle aussi d’inédie et de pranisme. L’un de ses adeptes, un certain Henri Monfort, raconte sur YouTube qu’il n’a pas mangé depuis treize ans. « Le blocage principal est de croire que si on ne mange pas, on va mourir », affirme-t-il. D’autres respiriens affirment qu’ils se nourrissent d’air et de lumière. Autrement dit, de « l’alimentation cosmique » que leur apporte le prana, terme sanskrit qui peut se traduire par « souffle vital respirant ». « Lorsqu’on accède au prana, la journée paraît tout à coup extraordinairement longue », témoigne la respirienne Alyna Rouelle. « Le temps semble s’arrêter, et quelques heures passent pour une éternité. On réalise alors le temps que monopolisait notre alimentation avant, et celui dont nous disposons donc à présent ! Certains jours, j’avoue être allée acheter de quoi manger simplement parce que le caractère interminable de la journée m’intimidait ou, encore plus absurde, parce que le fait de ne ressentir aucun besoin ni d’avoir envie de rien m’angoissait et me déprimait. Il m’est même arrivé de me retrouver dans le magasin face aux produits et d’avoir à me forcer à prendre quelque chose tant rien, pas même mes plus grands délices de toujours, ne me tentait. »

« La liberté naît de l’intérieur »
Crédits : Camila Castillo/Instagram

Camila Castillo dit elle aussi ne pas éprouver la faim. Elle se défend néanmoins de tout prosélytisme : « Je ne dis pas “ne mangez pas”, ou “je ne mange pas”, mais je soulève plutôt la question (à travers ma propre étude, guérison et expérience) de l’importance de l’état psychologique et émotionnel dans lequel nous jeûnons. » Comme pour lui donner raison, un autre utilisateur d’Instagram écrit qu’il sort d’un jeûne de 20 jours et qu’il ne s’est jamais mieux senti, mais que sa « nostalgie » et son « attachement émotionnel » à la nourriture l’ont ramené à elle. « C’est un mythe que nous avons besoin de trois repas par jour, un mensonge raconté par l’industrie agroalimentaire pour nous maintenir dans un état de consommation constant », ajoute-t-il. « Tout cela pourrait prêter à sourire » si, comme le souligne Charline Delporte, présidente du Centre national d’accompagnement familial et de formation face à l’emprise sectaire (Caffes), plusieurs respiriens n’étaient décédés à cause de leur croyance.

Vivre de lumière

En 1999, le corps émacié de Verity Linn est retrouvé sans vie dans les collines écossaises. Cette Australienne de 49 ans avait avec elle un livre au titre évocateur, Vivre de lumière, 5 ans sans nourriture matérielle, et son journal intime semble indiquer qu’elle s’était embarquée dans le programme de 21 jours recommandé par l’ouvrage. Celui-ci commence par une semaine de jeûne sans eau, et se poursuit par une consommation d’eau parfumée et de jus de fruits. « Maintenant que vous avez terminé le processus des 21 jours, vous avez dépassé vos anciennes croyances, et vous ne pourrez plus vivre avec des croyances conflictuelles », énonce Vivre de lumière. « Ce processus est le début du reste de votre vie. Naître à nouveau c’est lâcher le passé et confier votre futur aux mains de Dieu. Maintenant vous n’avez plus le besoin physique de manger ou de boire. Votre désir de boire ou de manger vient du mental ou de l’émotionnel. Si le désir arrive, vous pouvez le stopper en prenant une boisson. Soyez alors votre propre spectateur, car être spectateur de vos ressentis et pensées vous fait vous intérioriser et grandir. Le changement s’opérera avec le temps. » Cette prose farfelue est l’œuvre d’une autre Australienne, Ellen Greve. Plus connue sous son identité de gourou, Jasmuheen, cette blonde longiligne est aujourd’hui âgée d’une soixantaine d’années. Elle donne des conférences sur le respirianisme à travers le monde et revendique des dizaines de milliers de disciples. Elle-même prétend jeûner depuis 1993. Mais elle s’est révélée incapable de jeûner ne serait-ce que quelques jours sans mettre sa santé en péril.

Ellen Greve, alias Jasmuheen
Crédits : Alchetron.com

Ellen Greve avait été mise au défi de prouver ses dires par l’équipe de l’émission de télévision australienne 60 Minutes et elle avait accepté d’être filmée et surveillée 24 heures sur 24, d’abord à son domicile de Brisbane, puis à la campagne. En l’espace de quatre jours de jeûne sans eau, son pouls a doublé, sa pression sanguine a chuté, ses pupilles se sont dilatées, son rythme d’élocution a ralenti, et elle a perdu six kilos. Le médecin qui supervisait l’expérience, Beres Wenck, présidente de la branche du Queensland de l’Association médicale australienne, a alors diagnostiqué une déshydratation et estimé qu’il était trop dangereux de continuer. « Malheureusement, il y a quelques personnes qui vont croire ce qu’elle dit », déplorait-elle dans l’émission. « Je suis sûre que c’est seulement un petit nombre de personnes, mais je crois qu’il est irresponsable pour quelqu’un d’encourager d’autres à faire quelque chose qui va nuire à leur santé », ajoutait-elle. Ellen Greve refuse néanmoins de reconnaître une part de responsabilité dans le décès de Verity Linn et les autres. Elle préfère rejeter la faute sur les « cadavres », qui n’auraient pas bien suivi ses préceptes. « Ce sont des préceptes qui ressemblent à des techniques d’alimentation très à la mode aujourd’hui », remarque Charline Delporte. « Au début on veut juste changer, mieux manger pour aller mieux, et puis on tombe sur les mauvaises personnes. Et petit à petit, on tombe dans des dérives comme celle du respirianisme, et on se met en danger. »

Ce livre tue

5 fruits et légumes par jour

Pour la présidente du Caffes, les gourous du respirianisme sont « des charlatans ». Serge Blisko, médecin de formation et président de la la Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes), abonde : « Beaucoup d’entre eux trichent et trompent ceux qui sont faibles psychologiquement. Car ils se nourrissent plus qu’ils ne le disent. » C’est la seule explication scientifique possible à leur bonne santé apparente. Pour un être humain en bonne santé, un régime sans eau est généralement mortel après une semaine. Sans aliments solides, il n’est généralement pas possible de survivre au-delà de 40 à 60 jours. Cela fait d’ailleurs plusieurs années que la Miviludes s’inquiète du respirianisme. En 2011, elle souligne que « le jeûne extrême » présente « de graves dangers pour la santé des personnes » et promet d’exercer « une vigilance accrue sur cette pratique charlatanesque à forte connotation sectaire (rejet de la médecine conventionnelle, pressions financières exorbitantes, rupture avec l’environnement d’origine) »En 2012, elle rappelle que cette pratique est responsable de décès à l’étranger et affirme qu’elle est « l’objet d’une surveillance étroite des colloques et stages de “sa prêtresse” ». 

« Le respirianisme est une arnaque, mais les respiriens peuvent se faire des idées. »

Cependant, tous les respiriens ne sont pas des menteurs éhontés selon Dee Dawson, fondateur d’une clinique du nord de Londres qui traite les enfants souffrant de désordres alimentaires, Rhodes Farm. « Le respirianisme est une arnaque, mais les respiriens peuvent se faire des idées », disait-il en prenant l’extrême inverse pour illustrer son propos : « Toutes les personnes obèses qui entrent dans ma salle d’opération me disent : “Docteur, je ne comprends pas pourquoi je ne perds pas de poids – je n’ai pas mangé de la semaine.” Alors je leur demande : “Qu’avez-vous pris au petit déjeuner ?” “Oh, seulement trois toasts.” “Et au déjeuner ?” “Seulement une saucisse et quelques frites… ” Additionnez le tout et elles ont mangé 2 000 calories ce jour-là. » Certaines histoires peuvent en outre laisser croire qu’il y a peut-être une infime part de vérité dans les fadaises des respiriens. Celle de Ram Bahadur Bomjon, par exemple. Ce Népalais aurait en effet passé plusieurs mois à méditer au pied d’un figuier sans manger, ni boire, ni bouger en 2006. Cela lui a valu le surnom de « nouveau Bouddha ». Et après l’avoir observé pendant toute une nuit sans avoir prévenu son entourage auparavant, l’écrivain américain George Saunders a conclu que lui ne trichait pas. « Se pourrait-il que le garçon soit à la lutte avec des milliers d’années d’une utilisation faussée de notre cerveau ? » demande-t-il. « Se pourrait-il qu’il soit le premier d’un nouveau genre humain – ou la plus récente manifestation d’un type humain qui n’apparaît qu’occasionnellement – envoyé pour nous montrer quelque chose à propos de nous-mêmes, une nouvelle façon de faire fonctionner nos corps et nos esprits ? » Faute de connaître les réponses de ces questions, l’Organisation mondiale pour la santé (OMS) recommande aux êtres humains normaux d’avoir une alimentation journalière, variée, et proportionnelle à leurs dépenses énergétiques.

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Couverture : Une bonne assiette de vent et de soleil. (Ulyces.co)