Le séisme

Le sol peut se dérober à tout moment sous vos pieds. Pour David Morton, c’est arrivé alors qu’il était allé chercher des yaks. Le 25 avril 2015, le guide de montagne et photographe aujourd’hui âgé de 44 ans a quitté Thame, un petit village sherpa de la région de Khumbu au Népal. Il connaissait bien le trajet. Depuis 2001, l’année où il a commencé à travailler dans l’Himalaya – d’abord au Cho Oyu et sur l’Ama Dablam, puis sur l’Everest comme guide pour l’équipementier de Seattle Alpine Ascents –, il a organisé de nombreuses expéditions en dehors de la vallée de Thame, un pôle régional qui abrite environ 1 000 personnes. Un de ses mentors et plus proches amis, Lakpa Rita, le légendaire sirdar (ou chef sherpa) d’Alpine Ascents qui a gravi 17 fois l’Everest, était originaire de l’endroit. Il y avait recruté de nombreux hommes pour travailler comme porteurs au cours des années. À Seattle, les filles de Lakpa Rita gardaient parfois Thorne, le fils de Morton âgé de 5 ans.

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Dave Morton et une femme sherpa
Crédits : davemorton.com

Au printemps dernier, Morton, qui a gravi six fois l’Everest, se trouvait dans ce qu’il appelait sa deuxième maison. Il terminait les préparatifs pour mener un client en haut d’un sommet culminant à moins de 6 000 mètres d’altitude, le Kyajo Ri. Le client, un coach de golf venu de Caroline du Nord, logeait dans une auberge à Thame pendant que Morton était parti chercher du matériel dans un village tout proche appelé Thamo. C’est là que se trouvaient les yaks. Il prenait le thé avec des amis lorsque les objets de la maison se sont mis à bouger.

Légèrement au départ, puis avec une violence inouïe. Le groupe s’est précipité à l’extérieur, et les amis de Morton ont assisté à l’effondrement de leur maison dans un tremblement de terre d’une magnitude exceptionnelle de 7,8 sur l’échelle de Richter. Une fois la secousse passée, Morton et ses amis se sont assurés que les voisins allaient bien, et tout le monde était sain et sauf. Les dégâts à Thamo étaient étonnamment légers – la majorité des maisons étaient restées debout. Il était difficile d’en dire autant pour Thame. Quand Morton est arrivé à un point d’où il pouvait apercevoir la ville, construite dans une plaine, on aurait dit qu’une bombe venait d’exploser. De nombreuses maisons étaient effondrées, et il ne restait de l’une d’elles rien d’autre que sa porte bleue, qui tenait debout comme par miracle. La tante d’un de ses amis avait été tuée. Morton est habitué au soutien psychologique des survivants d’accidents, mais quand il est arrivé à Thame, environ une heure après le séisme, il n’y avait pas grand-chose à faire. Il s’est assuré que son client allait bien – il était secoué mais indemne. Quand le soleil s’est couché, tous les habitants se sont allongés dans un champ et ont essayé de trouver le sommeil entre les répliques du séisme.

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Une photographie de David Morton après le séisme
Crédits : davemorton.com

Le lendemain, des nuages bas emplissaient le ciel. Morton a sorti son appareil photo et inspecté les dégâts : des immeubles effondrés, une famille assise sous une bâche s’abritant d’une légère bruine. Une réplique a déclenché une avalanche au col le plus proche. La rumeur a commencé à circuler disant que quelque chose de similaire était arrivé à 25 kilomètres au nord-est d’ici : le tremblement de terre avait fait tomber un glacier suspendu sur le camp de base de l’Everest, engendrant un glissement qui avait tué 22 personnes. Tandis que Morton aidait un ami à sortir des effets personnels d’une maison en ruine, une réplique de magnitude de 6,6 a frappé de nouveau Thame. Deux filles à côté de lui se sont mises à crier. À ce moment-là, il a éprouvé deux réactions viscérale : La première a été le désir de se trouver auprès de sa femme et de son fils. La seconde a été un grand soulagement de ne pas s’être trouvé sur l’Everest. Au cours des années précédentes, des événements traumatisants se sont déroulés sur le sommet le plus haut du monde et ont réveillé la partie du cerveau de Morton qui lui disait : « Va aider. » Morton était en montagne en 2014, lorsqu’une avalanche dans la cascade de glace Khumbu, le glacier instable qui s’étend entre le camp de base et le Camp I de l’Everest avait tué 16 Sherpas. À présent dans les décombres de Thame, il imaginait le chaos qui devait s’être emparé du camp de base, la recherche des corps et le bruit des hélicoptères arrivant pour secourir les blessés et compter les morts. Bientôt, ces mêmes hélicoptères transporteraient des journalistes en quête d’infos. Il était si heureux de ne pas se trouver là-bas. La culpabilité n’a pas tardé à déferler en lui.

Depuis 2012, Morton dirigeait le Juniper Fund, un organisme à but non-lucratif qui assiste financièrement les familles de Népalais morts alors qu’ils travaillaient dans les montagnes. Au moment du tremblement de terre de 2015, au moins dix Sherpas sont morts sur l’Everest, et de nombreux autres ont été blessés. Pourquoi Morton ne s’était-il pas précipité pour aider après la catastrophe ? Quand il est revenu sur les lieux quelques semaines plus tard, il n’a pas pu s’empêcher d’y penser. Morton est un homme musculeux d’1,76 m, des pattes d’oie autour des yeux. Il a des gestes délicats. Quand il n’est pas en montagne, il lit des livres de philo grand-public (Éloge de l’insécurité d’Alan Watts est son préféré). Il parle rapidement, utilisant de longues phrases elliptiques qui traduisent un certain repli sur soi – ce même repli qui le fait se questionner sur son objectif initial. « Je pense trop », dit-il. Il lui semble parfois qu’il devrait arrêter de travailler sur l’Everest.

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Morton est aussi cameraman
Crédits : davemorton.com

En juin 2015, il a lu un article de Sebastian Junger dans Vanity Fair à propos des défis auxquels sont confrontés les soldats à leur retour de la guerre d’Afghanistan. Junger, qui avait récemment abandonné le reportage de guerre, s’intéressait aux effets du stress post-traumatique mais aussi au problème plus complexe de la reconstruction identitaire après avoir connu tant d’adrénaline. « Ce qui semble manquer à toutes ces personnes, ce n’est pas le danger ou la perte en tant que tels, mais l’intense sensation de proximité et la coopération que le danger ou la perte engendrent souvent », écrivait Junger. Il avait visé juste. Morton savait que s’il quittait l’Everest, ce n’était pas les foules ou les egos boursouflés qui lui manqueraient. Il était moins sûr, en revanche, de pouvoir se passer du besoin impérieux de collaboration qui arrivait sur le toit du monde avec la régularité de la mousson. Peu de temps après, un cinéaste de Seattle l’a contacté pour lui faire une offre. Il avait en tête d’emmener des vétérans, dont certains souffraient d’un trouble de stress post-traumatique, au sommet de l’Everest. Le projet pouvait potentiellement lui faire une excellente publicité. D’ailleurs, certains des hommes connaissaient Junger. Ils avaient besoin d’un cameraman avec une expérience de la haute montagne. Est-ce que cela l’intéressait ? Il lui a dit qu’il y réfléchirait.

Chaos sur l’Everest

Les gens poursuivent des fantômes sur l’Everest depuis que George Mallory et Sandy Irvine ont disparu sur les flancs de la montagne en 1924. Regarder la mort en face fait partie de l’attraction de l’endroit : on grimpe pour avoir un avant-goût de sa propre mortalité et, si tout se passe comme prévu, on parvient même la braver. Après plusieurs tragédies très médiatisées, dont les événements relatés dans Tragédie à l’Everest de 1996, le nombre d’équipementiers commerciaux sur la montagne a considérablement augmenté. Après la saison de 2006, durant laquelle 11 personnes y ont trouvé la mort, le nombre d’alpinistes sur l’Everest a augmenté de 447 à 572. « Il y a toujours eu une mystique du désastre », explique Jennifer Peedom, la réalisatrice du documentaire Sherpa   qui a passé trois saisons à tourner sur les flancs de la montagne. « Plus il s’y passe des choses horribles, plus les gens y viennent. » Le fait que des grimpeurs inexpérimentés puissent se joindre au cortège, faute de contrôle, n’a fait que contribuer au chaos, créant une boucle de rétroaction  mortelle. Mais ce printemps, l’impossible semble s’être réalisé : ce fétichisme pour la mortalité de l’Everest a atteint sa limite. Après trois années désastreuses sur le versant népalais de la montagne, le plus populaire, sa réputation a touché le fond.

En 2013, une sinistre querelle a éclatée entre les Sherpas et les alpinistes occidentaux révélant un des secrets les plus mal gardés de l’Everest : la nouvelle génération de travailleurs népalais ne se considèrent plus comme les simples subalternes des équipementiers qui dominent l’industrie. Puis il y a eu l’avalanche de 2014, le jour le plus meurtrier de l’histoire de l’Everest, qui a eu lieu précisément un an et une semaine avant le tremblement de terre de 2015. La malchance, les coups de gueule et la mauvaise publicité ont eu un impact. J’ai parlé à deux guides occidentaux qui se sont plaints d’avoir été vilipendés par les médias pour le nombre de Sherpas morts sur la montagne. Guy Cotter, le CEO d’Adventure Consultants qui a aidé à produire Everest, le long-métrage traitant de la catastrophe de 1996, déplore le « racisme à l’envers » des médias qui s’en prennent aux guides occidentaux tout en évitant de questionner la culpabilité des équipementiers népalais, qui laissent parfois leurs employés sans équipement adéquat. J’ai récemment discuté du problème avec Dave Hahn, correspondant du magazine Outside et guide principal de RMI Expeditions, qui a grimpé au sommet 15 fois – plus que n’importe quel autre non-Sherpa. « On nous a mis sur le dos le tremblement de terre et les disparités économiques du pays », dit-il. « Peut-on faire pire pour rendre l’Everest impopulaire ? »

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Morton et des Sherpas
Crédits : davemorton.com

La réponse est oui. Le Népal a été en proie à une longue crise pétrolière – engendrée par la prise de pouvoir qui a suivi le tremblement de terre – qui s’est poursuivie jusqu’à l’automne dernier, contribuant à laisser planer le doute quant à la stabilité du pays. J’ai parlé avec dix équipementiers, dont la plupart m’ont affirmé que les réservations pour l’Everest dans l’industrie avaient chuté de 50 %. Deux entreprises majeures, RMI et Benegas Brothers Expeditions, ont dû annuler leur saison entière pour l’année 2016. Une troisième, Mountain Madness, songeait à reprendre son activité sur l’Everest après une parenthèse de sept ans, mais après le tremblement de terre elle s’est ravisée pour attendre un an de plus. « Les gens sont dans l’expectative », explique le guide américain Adrian Ballinger, propriétaire d’Alpenglow Expeditions, qui offre des excursions haut de gamme sur les pentes chinoises de l’Everest, moins fréquentées. Même si l’itinéraire chinois n’a pas été particulièrement frappé par les avalanches, dit Ballinger, « nombre de mes clients, qui devraient être prêts à partir, ont botté en touche au dernier moment et préfèrent voir comment les choses vont évoluer pendant un an ou deux avant de se lancer ».

Ceux qui gagnent leur vie grâce à la montagne ne sont pas immunisés contre la paranoïa. Sans un bruit, une partie des meilleurs alpinistes sherpas ont décidé de ne plus passer par la cascade de glace de Khumbu. Lakpa Rita en fait partie, et il a pris cette décision après l’avalanche de 2014, quand cinq membres de son personnel – il avait engagé quatre d’entre eux à Thame – ont été tués. « J’ai perdu des parties de moi-même », dit-il. Il impute son infortune au conflit de 2013. « Les affrontements ont tout foutu par terre », dit-il. « Après ça, je pense que la divinité elle-même était en colère. » (Dans la culture sherpa, l’Everest n’est pas simplement une montagne mais une divinité vivante.) Il m’a confié qu’il était retourné s’occuper des affaires d’Alpine Ascents depuis le camp de base – il avait peur que l’équipementier n’engage les Sherpas d’un autre village si il ne le faisait pas, et les gens de Thame avaient un besoin urgent de travailler après le tremblement de terre. « Tout le monde cherche du boulot », dit-il, « car ils ont besoin de se remettre de ce qu’ils ont perdu. »

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Les sommets de l’Himalaya
Crédits : davemorton.com

Hahn m’a confié que lui aussi avait pensé à abandonner. « Quand je suis rentré à la maison, je n’étais pas très enthousiaste à l’idée de repartir », dit-il. « Mais j’ai fait en sorte de laisser à mes sentiments la possibilité d’évoluer. Et comme je pouvais m’y attendre, ils ont fini par changer. » Malgré tout, il n’a pas d’excursion de prévue cette année sur l’Everest car il a suspendu les expéditions de RMI. Hahn m’a confié qu’il songeait à y retourner seul juste pour se prouver à lui-même qu’il en est encore capable.

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DAVE MORTON RETOURNERA-T-IL SUR LES FLANCS DE L’EVEREST  ?

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Traduit de l’anglais par Sophie Lapraz, Nicolas Prouillac et Arthur Scheuer d’après l’article « Dave Morton Is Quitting Everest. Maybe. (It’s Complicated.) », paru dans Outside. Couverture : Les flancs de l’Everest, par Dave Morton.