C’est un rêve ancien qui flotte comme un nuage au-dessus des cités et des vallées, des souks écroulés et des champs de pétrole, à cheval sur quatre nations. Nichés entre les empires, entourés de conquérants, les habitants du « grand Kurdistan » partagent ce rêve depuis des siècles. C’est un rêve qui se nourrit des souvenirs d’un passé glorieux : les carrefours imposants qui mènent à la citadelle d’Erbil et ses marchés opulents, les poètes de Souleymanieh qui rêvent de leur nation cachée. Il glisse le long des rues de Mahabad, où les espoirs d’indépendance kurde se sont, pour un bref instant, matérialisés. L’invasion de l’Irak est célébrée dans les mémoires : pour beaucoup, elle fut une libération après les injustices du passé.

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Vue de la citadelle d’Erbil
Crédits : Adam Jones

Certaines nuits, le rêve s’apparente à une illusion ; certaines autres, à un cauchemar. Ce cauchemar, c’est la colère d’une pierre lancée vers la police turque, par une adolescente qui ne comprend même pas sa propre langue. C’est la trahison des Occidentaux et le souvenir de la terrible vengeance de Saddam, des rues de Halabja jonchées de cadavres. C’est la mort feutrée de la République de Mahabad, trop petite pour peser dans le jeu des nations à l’issue de la grande guerre. Ce cauchemar, enfin, c’est l’État islamique qui, de l’autre côté des montagnes, se tient prêt à anéantir tout ce que le peuple kurde a construit. Mais personne ne connaît l’issue du rêve. Certains essaient désespérément de se réveiller pour le voir prendre forme, quand d’autres se plaisent à vivre dans le souvenir du passé et la réalité du jour. Et alors que les communautés kurdes d’Irak, de Syrie, de Turquie et d’Iran sont tiraillées en tous sens dans un Moyen-Orient en ébullition, il est possible que le rêve kurde ne soit plus le même pour tous.

Erbil

Ce lundi soir, après une longue journée de travail, Akar Ahmad Shareef se faufile dans les rues d’Erbil à bord de sa Mercedes SLS AMG GT d’un blanc immaculé. Le moteur V8 6,2 litres vrombit et pétarade tandis que le véhicule se fraye un chemin dans la circulation en frôlant les pare-chocs. Puis Ajar tourne au niveau du 100 Meter Street et monte dans les tours, atteignant 80, 100, 120 kilomètres heure. Ce soir, il va dîner à Dream City. Akar est en train d’ouvrir un restaurant à Shaqlawa, à 50 kilomètres d’Erbil. Aujourd’hui, il a eu des problèmes avec la société qui s’occupe des travaux. Il y a toujours des problèmes. Le projet est stressant, rouler vite l’aide à se détendre. Mais il connaît ses limites et ralentit en avisant des policiers avec un radar. « Ils me connaissent. C’est toujours : amende par-ci, amende par-là », commente-t-il, un sourire aux lèvres. La dernière fois, il a dû payer 20 000 dinars irakiens (environ 15 euros, ndt) pour avoir dépassé la limitation de vitesse sur le chemin de l’aéroport.

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Le centre-ville d’Erbil
Crédits : Mustafa Khayat

La Mercedes débouche à Dream City, un complexe résidentiel fermé situé dans la vaste banlieue pour nouveaux riches du nord-ouest d’Erbil. Les rues sont bordées de terrains de jeu et de pavillons à étage de construction récente. Dans un garage automobile, une Lamborghini s’exhibe côte à côte avec un bouquetin en peluche. D’après Akar, les maisons se vendent au moins 500 000 dollars l’unité. Des enfants jouent au football sur un terrain fermé, à la lueur des lampadaires au crépuscule. Au Barista, sorte d’hybride entre un Starbucks et un restaurant, Akar choisit un box avec banquette et passe sa commande. Il croise les jambes, dévoilant un mocassin Gucci, et commence à parler affaires. L’année passée, il a ouvert une laverie automatique juste en face de Dream City, qui marche bien. Avant cela, il avait aussi monté sa propre agence d’intérim pour répondre aux besoins croissants en main-d’œuvre de la ville, ainsi qu’une agence de voyage pour augmenter le nombre de touristes qui viennent à Erbil en ferry. « On a plus de liberté quand on monte sa propre affaire. J’ai lu quelque part, je ne sais plus où mais l’idée est là, que sur dix personnes dans le monde, neuf d’entre elles travaillent pour la dixième. Donc pourquoi ne pas être le dixième ? » Pour lui, être kurde, c’est savoir compter sur soi-même, ainsi qu’une forme de capitalisme optimiste et aventureux caractéristique de la nouvelle élite économique d’Erbil.

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La vie nocturne aux environs de la citadelle
Crédits : Mustafa Khayat

Akar a passé la majeure partie de sa vie à Erbil – « Hewlêr », en kurde –, où il a grandi dans une famille de gros entrepreneurs. En 1996, lors de la guerre civile qui a opposé les deux principaux partis du Kurdistan irakien, la famille s’est exilée à Damas. Ils y sont restés six ans. À leur retour, ils ont été pris dans la fièvre générale des affaires qui a suivi l’invasion américaine en Irak. « Avant 2003, Erbil comptait pour du beurre », se souvient-il. Pour beaucoup de Kurdes, Erbil représente une opportunité, le rêve d’une capitale flamboyante où l’argent affluerait de tout le Moyen-Orient. La ville, circulaire, s’organise en voies concentriques émanant d’un point central : la citadelle d’Erbil. Cette colline fortifiée, couverte d’étroites ruelles et de bâtisses en pierre, domine un paysage urbain sillonné de boulevards concentriques, d’où émergent des grues de construction. Bien qu’elle se revendique comme l’un des plus anciens lieux de peuplement du monde, la ville est résolument tournée vers l’avenir. Dans la citadelle ne vit plus qu’une seule famille, à seule fin de conserver le titre de ville la plus anciennement peuplée du monde. Le reste du quartier historique est en cours de rénovation, avec hôtels et boutiques de tourisme inclus, afin d’attirer les visiteurs. Cette remise à neuf participe de l’essor – et du nouvel espoir – qui a gagné le Kurdistan à l’issue de la guerre. « Tous ces gratte-ciels et l’expansion de la ville datent des sept ou huit dernières années », explique Dara Alia Khubi, directeur du Comité de rénovation urbaine. « Avec la rénovation de la citadelle, nous cherchons à faire revenir certaines coutumes, des manifestions culturelles, une forme de vie traditionnelle. »

En contrebas de la citadelle se trouve le vieux souk. Tout s’y vend, des habits kurdes traditionnels aux douilles électriques. Dans les étroits passages sinueux, les étals débordent de textiles, d’épices, de briquets fantaisie, de sous-vêtements masculins. En suivant le dédale, les chalands finissent par déboucher sur une cour entourée de boutiques, surmontée d’un dôme en pierre jaune. Là, un jeune marchand du nom de Nehad hèle deux femmes, des clientes potentielles, et les guide vers ses étagères remplies de chaussures. Il les conduit à l’arrière et commence une sélection rapide : des ballerines rouges, puis bleues, à paillettes, des escarpins noirs à talons haut. Des bottes, peut-être ? C’est la dernière mode. D’après Nehad, les chaussures d’hiver les plus demandées sont les bottes plates de couleur noire à revers fourrés. Du haut de ses 25 ans, il joue son numéro de vendeur avec enthousiasme, ralliant peu à peu à sa cause la cliente sceptique et ses dinars. Nehad est né à Erbil et c’est là, dit-il, qu’il mourra. « À partir de 2005, Erbil a connu un vrai boom de croissance, et les choses ont commencé à changer rapidement », raconte Nehad après le travail. « On a construit beaucoup de ponts et d’immeubles, le souk a été rénové. Tout ça s’est fait en très peu de temps. Avant, tout le monde connaissait tout le monde ici. Mais après ça beaucoup d’étrangers sont venus, et tout à coup la population est devenue quelque chose d’étranger – on ne connaît même plus les gens avec qui on vit. » Au fur et à mesure qu’Erbil s’étend au-delà de sa citadelle, de nouvelles tours et des appartements de luxe essaiment le paysage, préfigurant l’arrivée de capitaux étrangers et l’émergence d’une classe moyenne au Kurdistan.

Le World Trade Center d’Erbil est un des nouveaux symboles du Kurdistan.

Suspendu au 21e étage d’une de ces tours, Bahram est occupé à installer des fenêtres – ce sont celles du nouveau World Trade Center d’Erbil. À l’instar de beaucoup d’ouvriers du bâtiment en provenance Moyen Orient, ce Kurde d’Iran est venu à Erbil pour profiter des opportunités créées par l’essor de la ville. Son treuil balance dans le vide, au-dessus de la ville qui se déploie vers les montagnes au loin, et Barham se souvient qu’il ne doit pas regarder en bas. « La première fois que j’ai fait ça, j’étais en panique, mais je n’ai pas le choix », explique-t-il. Le World Trade Center d’Erbil est un des nouveaux symboles du Kurdistan et de l’essor de sa capitale. Le projet est financé par des investisseurs turcs et des proches parents de Massoud Barzani, le président du Kurdistan irakien. « Il y a aussi du travail en Iran, mais ici on paie en dollars », poursuit Barham. « Grâce à l’argent que je gagne ici, je pourrai retourner en Iran et m’acheter une voiture ou une maison, ou me marier. » Projetant déjà son ombre sur le fast-food qui vient d’ouvrir juste en face, le Word Trade Center sera bientôt en mesure d’accueillir des bureaux et des appartements luxueux. « Nous avons passé la période sombre de notre histoire », croit savoir le chef de projet Adil Asmar Hasan. « Nous voulons montrer au monde que nous aimons construire. » Mais l’histoire récente du Kurdistan impose sa marque sur le projet, qui évoque aussi bien la glorieuse époque de verre et d’acier des huit dernières années que les souvenirs douloureux des décennies précédentes. « Dans cette zone il y avait le quartier général de l’armée de Saddam Hussein », explique Hasan. « Quand on creuse, on trouve parfois des mines ou des armes. » Le bâtiment tient son nom d’un des principaux symboles de la guerre contre le terrorisme, un symbole dont la destruction a précipité la chute de Saddam aussi bien que l’ascension d’Erbil. Juchés entre les poutrelles et les armatures en acier, penchés sur des branchements électriques ou des fondations, les victimes les plus récentes de la « War on Terror » aident à reconstruire un nouveau World Trade Center.

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La citadelle d’Erbil
Crédits : Mustafa Khayat

L’avancée implacable de l’État islamique en Irak et en Syrie a inondé le Kurdistan irakien de réfugiés en provenance de Sinjar, Mossoul, Kobané et Kirkouk. Wissam Youssouf, âgé de 26 ans, est un Kurde yézidi de Sinjar et l’un des ouvriers du nouveau World Trade Center. Après l’attaque de Daesh contre sa ville natale, il a pris la fuite avec 22 autres membres de sa famille jusqu’au camp de réfugiés de Zakho, non loin du point de jonction entre les frontières irakienne, turque et syrienne. « Vous ne pouvez pas imaginer à quel point les gens ont souffert. Chacun essayait de sauver sa peau », raconte-t-il en se remémorant le cauchemar qu’il a subi. Le frère aîné de Wissam s’est fait capturer en essayant d’emmener avec lui sa fille de deux mois. On n’a plus entendu parler de lui depuis. Plongé dans une situation de plus en plus critique, Wisam a vu des choses si horribles qu’il hésite à les raconter. « Moi-même, j’ai vu une femme donner naissance à des jumeaux et devoir les abandonner sous un arbre… » La voix de Wissam se brise en mentionnant ce dernier détail, et son regard se perd dans le vide. Il pleure, incapable de contenir son désespoir malgré son poing et sa mâchoire serrés. « Je viens ici faire de l’argent pour qu’on puisse quitter l’Irak. Et même si la paix se fait, on ne reviendra jamais. »

Diyarbakir

Erkan Özgen rêve en turc. Cet artiste et enseignant de Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie, est l’un des nombreux Kurdes ayant le turc pour langue maternelle et le kurde comme langue seconde. Ils sont encore plus nombreux à ne pas du tout parler le kurde. Sirotant son café turc dans un des nombreux cafés mal éclairés de Diyarbakir, installé à côté du four à bois, il explique que les Kurdes font figure de modérés au Moyen-Orient. « Pour moi, être kurde n’est plus une identité ethnique, ça veut dire combattre l’idéologie de ces gens qui coupent des têtes. »

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Une rue de Diyarbakir
Crédits

Au même moment, après des semaines de querelles politiques avec le gouvernement turc, les forces kurdes d’Irak – les peshmergas – sont enfin autorisées à traverser le territoire turc afin aller combattre l’État islamique au Kurdistan syrien. Les relations entre la Turquie et sa communauté kurde sont, dans le meilleur des cas, empreintes de méfiance respective. L’émergence de Daesh et la bataille de Kobané ont réveillé des tensions qui prennent leur source dans un conflit de longue date, qualifié de lutte pour la liberté par les Kurdes et de campagne terroriste par la Turquie. Dans la presse turque, le chef rebelle kurde Abdullah Öcalan est parfois surnommé « le tueur de bébés ». Les Kurdes de Turquie sont de loin la communauté la plus nombreuse au sein du « grand Kurdistan ». Leur identité se fonde souvent sur leur relation, et leur opposition à la Turquie. Dans le café, Erkan, qui est artiste plasticien, exhibe ses dernières œuvres. Il y a là un portrait photo d’une femme dont les cheveux arborent des grenades lacrymogènes en guise de bigoudis. Une autre image montre deux femmes en niqab sur un radeau – leurs yeux seuls émergent du voile noir, et c’est un épouvantail qui dirige l’embarcation. Erkan charge une vidéo sur son téléphone, poussant le volume pour se démarquer du brouhaha ambiant. Sur l’écran, deux rangs d’Africains marchent en formation. Ils chantent à l’unisson, en turc : « Heureux celui qui se dit turc. »

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Un impact de balle dans un hôtel de Diyarbakir
Crédits : William John Gauthier

Ce sont les paroles du serment d’allégeance, récité tous les matins par les écoliers de Turquie jusqu’à sa suppression il y a quelques années. Les acteurs sont des immigrés clandestins qu’Erkan a rencontrés à Barcelone. « Les Africains et les Kurdes ont la même couleur », commente-t-il. La nuit tombée, Erkan finit son café et sort. Dehors, il fait froid et humide. De vieux immeubles en béton se dressent partout à la vue. Dans la brume, la vieille ville a des airs soviétiques. Diyarbakir est une ville sans drapeaux. Dans un pays où la fierté nationale s’affiche à tous les coins de rue, l’absence du drapeau rouge et blanc de la République de Turquie est frappante. L’un d’eux flotte derrière un haut mur de pierre surmonté de barbelé. C’est une caserne de militaires. À travers les nappes de brouillard nocturne, on aperçoit les remparts qui entouraient Diyarbakir au temps des Romains. L’ancienne muraille sépare désormais la ville moderne de la vieille ville. Les rues de la vieille ville se sont embrasées en octobre dernier. La jeunesse kurde protestait contre le refus du gouvernement d’aider leurs camarades à Kobané, de l’autre côté de la frontière avec la Syrie. La ville subissait les assauts de l’État islamique, et beaucoup redoutaient que la prise de Kobané ne soit qu’une question de jours. Des jeunes hommes masqués ont incendié tout ce qui leur tombait sous la main, tandis que d’autres lançaient des pierres sur la police turque. L’après-midi du 7 octobre, au deuxième jour des protestations, Nezhat a entendu des coups de feu de son studio. Quelqu’un déclamait : Allahou akbar !, « Allah est grand ». Nezhat savait que son petit frère de 19 ans, Souleyman, était là, quelque part dans la rue. Son mari était aussi dehors, pour essayer de ramener Souleyman à la maison. « J’ai essayé de ne pas me montrer trop dur. J’ai pensé : il est jeune, si je suis trop sévère avec lui ça va le mettre en colère », explique Saït.

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Célébrations du Newroz à Diyarbakir
Crédits : William John Gauthier

Saït travaille dans le bâtiment. Petit mais puissamment bâti, il a une mâchoire carrée et des cheveux grisonnants coupés court. Lorsqu’il se remémore ce jour, les mots se bousculent dans sa bouche. Il s’éclaircit la gorge et s’efforce de raconter. Il a supplié plusieurs fois son fils, dont la main s’ornait de tatouages à l’effigie du PKK, de partir. « Je lui ai dit encore une fois “rentrons à la maison” et il a répondu “d’accord”, mais quand nous sommes arrivés près de la mosquée il a disparu, et c’est la dernière fois que je l’ai vu. » Pendant que son mari raconte, Nezhat observe d’un air fatigué, les yeux emplis de détresse. Sa respiration est saccadée. Pour Saït, c’est un événement passé, mais Nezhat revit l’expérience comme dans un rêve trop réaliste. Il y a une panne de courant dans la maison et il faut brancher une petite lampe à piles. Nezhat sort une photo de Souleyman. C’est la seule qu’elle ait de lui. « Souleyman a été tué pour ce qu’il était, pour sa langue. C’était vraiment un bon garçon. » La langue est sans doute le terrain d’affrontement le plus manifeste entre les Kurdes et l’État turc. Pour beaucoup de Kurdes de Turquie, la langue, la politique et l’identité ne font qu’un.

Comme le dit Semra, « les gens qui parlent kurde rêvent en kurde ».

Jusqu’à très récemment, la langue kurde n’avait pas droit de cité en Turquie. Jusqu’en 1991, il était interdit de parler kurde dans la rue. Pendant des années, les enseignants et les associations ont enseigné la langue en secret, prenant le risque d’aller en prison. En 2012, l’année où a débuté le processus de paix entre l’État turc et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le Parlement a voté une loi autorisant les écoles à enseigner le kurde en option. Mais pour beaucoup de Kurdes, cette concession est insuffisante. Cette année, des éducateurs et des hommes d’affaires importants ont tout bonnement décidé de faire l’éducation des enfants en kurde. Bordée d’immeubles en béton et de rues lézardées, l’école primaire Ferzad Kemanger a entrepris d’éduquer une nouvelle génération d’enfants kurdes. Baptisée d’après un instituteur kurde exécuté en 2010 en Iran, l’école a ouvert ses portes cette année et accueille des élèves âgés de 6 à 10 ans. Le directeur de l’école, Mazhar Aktaş, s’active dans la cour de récréation, s’efforçant de rassembler les élèves à l’intérieur pour la collation du matin. Avec sa masse de cheveux blancs, son pull et son veston bleu, Mazhar a bien l’apparence d’un instituteur. Derrière ses sourcils gris broussailleux, son visage peut passer en un instant du paternalisme attentionné à l’austérité professorale. Les sujets d’inquiétude ne manquent pas. Ferzad Kemanger accueille 112 élèves, dont 24 originaires de Kobané et réfugiés à Diyarbakir après les attaques de l’État islamique. Le second trimestre n’est même pas terminé que l’école a déjà dû fermer quatre fois à cause des autorités turques.

Les murs de Diyarbakir
Crédits : Julia Buzaud

Mazhar raconte que la police avait pour habitude d’entrer et de verrouiller les portes. Puis ils voulaient savoir pourquoi les administrateurs de l’école n’avaient pas demandé d’autorisation pour enseigner en kurde. L’école devait fermer à chaque fois, avant que Mazhar n’obtienne sa réouverture. Il espère qu’ils n’auront pas à renvoyer les élèves à la maison cette année. « C’est lié au processus de paix entre le gouvernement et le PKK », explique-t-il. « Si les choses se passent bien de ce côté, nous n’aurons pas à subir de fermeture. » En dépit des difficultés, Mazhar croit fermement à la nécessité d’une éducation kurdophone en Turquie. « La langue maternelle est comme une peau, une langue étrangère comme un habit. On ne change pas de peau. » En classe, les jeunes élèves sont de vraies piles électriques : un instant, ils s’appliquent à tracer avec soin les lettres de l’alphabet, l’instant d’après ils rivalisent de créativité pour attirer l’attention de la maîtresse. Les sacs à dos coccinelle pendent aux porte-manteaux, les enfants se dandinent sur leurs chaises, et des mots en kurde sont prononcés. Ils ne voient pas ce que la situation a d’inhabituel, se réjouit leur institutrice, Julider Pasha. « Les parents veulent envoyer leurs enfants dans ce type d’école. Pendant longtemps, les enfants ont reçu une éducation en turc, et ils ont perdu une grande partie de leur culture et de leur identité. » Pasha aussi bénéficie du fait d’enseigner en kurde. Bien qu’elle parle la langue, elle n’a été formée à l’enseigner que récemment. « Nous apprenons ensemble », résume-t-elle.

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L’école primaire Ferzad Kemanger
Crédits : MKCimage

À terme, Mazhar espère que l’école primaire Ferzad Kemanger pourra accueillir environ 300 élèves. Il y a deux autres écoles de ce type à l’est de la Turquie, un nombre qu’il souhaite voir augmenter. « Je parle très bien le turc, et aussi l’arabe. Mais quand je parle dans ma langue, quand je pleure dans ma langue, je me sens mieux. Ça vient du cœur. » Pour autant, la plupart des enseignants kurdes n’enseignent pas en kurde. Sur l’esplanade centrale du vieux bazar de Diyarbakir, Semra lit un livre en turc : Voyage jusqu’au bout de la vie, de Tezer Özlü. Elle enseigne dans l’école du quartier, mais peut se détendre en cette journée de samedi. Le reste de la semaine, elle observe la façon dont ses élèves se débattent avec leurs problèmes d’identité. « Il arrive que ce soit très drôle, et parfois aussi très douloureux », explique-t-elle. « Comme je dois leur parler en turc, j’ai parfois l’impression de faire de l’assimilation. » Semra aime la culture turque. Enseigner en langue turque ne la dérange pas, « mais ce n’est pas la même chose, c’est impossible de dire que c’est la même chose ». Elle ne sait pas ce que le futur réserve aux Kurdes de Turquie, et Semra se demande s’il est possible d’être turc et kurde à la fois. « Dans le passé c’était difficile, et aujourd’hui ça l’est encore. Moi je veux espérer. Je continue d’espérer, mais je ne suis pas optimiste. » Dans tous les cas, la langue restera au cœur de la question des Kurdes en Turquie, car elle est l’âme de leur culture. Comme le dit Semra, « les gens qui parlent kurde rêvent en kurde ».

Souleymanieh

La nuit tombe sur les contreforts de Souleymanieh, et les lumières de la ville se mettent à briller au loin. En ce vendredi, les petites routes de montagne ont attiré de nombreux citadins, venus en groupes pour profiter d’un barbecue, boire de la bière et fumer le narguilé au coucher du soleil. En contrebas de la route, un peu à l’écart du groupe le plus proche, Lukman Hassan Salah partage du whisky canadien avec un ami. Lukman est un vétéran des peshmergas, les forces militaires du Kurdistan irakien. Il a désormais 42 ans, mais n’a pas démobilisé. « Je serai un peshmerga jusqu’à ma mort. »

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Panorama de Souleymanieh
Crédits

Quand il était dans l’armée, Lukman a été blessé à sept reprises. Les tirs l’ont touché à la mâchoire, au dos, à l’épaule, au cou. Une longue cicatrice sombre en atteste, qui court de sa bouche jusqu’au bas du menton. « Je conduisais le véhicule d’un politicien important », explique-t-il sans s’appesantir. Ces dernières semaines, la lutte contre l’État islamique a marqué le pas en Irak, et la bataille de Kobané vient à peine de commencer. Les troupes kurdes se sont avérées être les seules forces militaires capables de lutter efficacement contre la menace djihadiste. Dans le monde entier, les éditorialistes ont commencé à discuter l’émergence possible – voire inéluctable – d’un état kurde indépendant. Pour Lukman, ces prédictions ne veulent rien dire. Il ne croit pas que la communauté internationale permettra au rêve kurde de se concrétiser. « Les Britanniques nous l’ont confisqué après la Première Guerre mondiale, je n’ai pas grand espoir que ça change. » La nuit vient de tomber et la fraîcheur de l’automne se fait sentir. Lukman se sert un autre verre et balaie la ville de la main. « Chacune de ces lumières représente une personne », commente-t-il. « Tous ces gens sont morts en combattant pour le Kurdistan. » Pour autant, pense-t-il, le combat va continuer. « Daesh a de nouveaux équipements, de nouvelles armes. La seule raison pour laquelle nous pouvons leur tenir tête, c’est que nous combattons pour notre foyer. » La nuit s’épaissit. Les gens commencent à ranger leurs affaires, les voitures descendent la petite route de montagne qui mène à Souleymanieh. Lukman reste en arrière, à regarder la ville.

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Amna Suraka, la salle des miroirs du musée de l’Anfal
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À Souleymanieh, l’identité kurde n’a rien d’une posture. C’est là que vivent les poètes, qui sont au cœur de la culture kurde. Le nom des rues s’inspire d’œuvres littéraires. Dans les cafés, les poètes contemporains revisitent les rêves ancestraux de leur pays dans une langue modernisée. La fierté est là. C’est un autre Irak : une ville de petits quartiers et de marchés locaux, d’artères sinueuses plantées d’arbres. Les enfants de Souleymanieh étudient à l’université et leurs parents se retrouvent après le travail pour discuter dans des salons de thé. Mais pas d’école ni de travail aujourd’hui : c’est le Jour de la Fondation de Souleymanieh, la commémoration du 230e anniversaire de la ville. C’est normalement l’occasion de grandes festivités, mais les finances sont à sec cette année, à cause d’un conflit avec le gouvernement central à propos des revenus du pétrole. Les autorités locales arguent du fait que l’heure n’est pas à la fête, alors que les forces kurdes combattent Daesh en Irak et en Syrie. Mais pour beaucoup de gens, cela importe peu. Dans le grand parc de Bakhi Gishti, à l’ombre des feuillages, une bande de jeunes femmes défile devant les bustes des héros kurdes qui bordent le chemin. L’une d’elles porte son pays comme prénom : elle s’appelle Kurdistan Eymat. Âgée de 22 ans, elle étudie à l’université de Souleymanieh. « Tout ça, Daesh et le différend avec le gouvernement central, ça ne nous affecte pas. On continuera d’avancer. On est fiers de notre ville et on va garder notre culture », affirme-t-elle. « Aucun ennemi ne peut nous nuire ou détruire nos rêves. » Kurdistan et ses amies portent des vêtements kurdes traditionnels : des robes flottantes vaporeuses, dans des tons d’or pale et de turquoise, de rouges et d’orange pailleté. Une seule, au centre, se démarque. Linda Latif est entièrement vêtue en commando kurde, avec bottes noires, béret des forces spéciales… et rouge à lèvres carmin. Elle porte le treillis, dit-elle, en signe de respect pour les peshmergas.

Amna Suraka, le « musée rouge », est un des stigmates les plus visibles de ce passé.

Souleymanieh est un haut-lieu non seulement de la culture, mais aussi de la mémoire kurde. Ni ville-musée ni ville neuve, elle paraît confortable et vivante, mais porte les marques d’un grand et terrible passé. Amna Suraka, le « Musée rouge », sur la Sulaymaniyah Salim Street, est un des stigmates les plus visibles de ce passé. Le complexe, qui servait de quartier général aux services secrets irakiens sous Saddam Hussein, sert désormais à commémorer les milliers de personnes qui y ont été torturées. Des mannequins sont enchaînés aux murs dans des cellules froides et humides, et des restes d’artillerie rouillent devant le bâtiment principal. « Des centaines de soldats sont morts dans ce bâtiment lors de sa prise », raconte Peshawar, guide au musée. Il se tient dans un couloir entièrement aux murs entièrement recouverts de verre brisé et au plafond orné de décorations lumineuses. Chaque morceau de verre représente un village détruit pendant la campagne d’Anfal menée par Saddam Hussein contre les Kurdes en 1988, et chaque lumière symbolise une personne. « Ça permet de montrer à la génération actuelle comment vivait la précédente. On doit être plus informés sur ce genre de choses, c’est une forme d’honneur pour nous », explique-t-il. « Il faut qu’on continue à porter leur message, à faire pression pour le droit des Kurdes à avoir une patrie. » Beaucoup pensent que la campagne d’Anfal est un génocide. Elle occupe une place prépondérante dans la conscience kurde, en particulier dans la région de Souleymanieh où eurent lieu une grande partie des assauts et des exactions. À une heure de là se trouve la ville d’Halabja, où une attaque au gaz toxique a tué plus de 4 000 personnes. Quand ce fut terminé, les chaines de télévision ont diffusé des images de rues silencieuses, jonchées de corps de femmes et d’enfants. Un quart de siècle plus tard, Halabja et la campagne d’Anfal occupent une place majeure dans l’imagination des poètes de Souleymanieh.

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Le Newroz au Kurdistan irakien
Crédits : Mustafa Khayat

Pour beaucoup de gens de lettres, Choman Hardi est connue comme « la poétesse kurde ». Elle a été publiée en Europe, mais s’estime peu lue au Kurdistan. « D’une certaine façon, je recrée la culture kurde en anglais », déclare la poétesse de langue anglaise. La famille de Choman a fui les violences du Kurdistan au début des années 1990, mais elle n’a jamais perdu de vue sa région natale et y retourne fréquemment pour ses recherches. Ses études sur le traumatisme l’ont conduite à s’intéresser aux victimes de la campagne d’Anfal. « À la fin des années 1990, des chaines de TV satellite se sont créées au Kurdistan. Beaucoup d’entre elles avaient des documentaires sur la campagne d’Anfal, dans lesquels des survivants étaient interviewés », se souvient Choman Hardi. Mais aucun documentaire n’allait assez loin pour elle. « Je me posais des questions sur l’expérience intime des femmes dans les camps de prisonniers et les charniers, pendant le gazage et après. » Bien que la campagne d’Anfal soit un pilier central de l’histoire kurde, Choman pense que personne, que ce soit au Kurdistan ou ailleurs, ne la comprend réellement. « Ce qui s’est passé entre février et septembre 1988 constitue une grande partie de l’histoire, mais ce qui s’est passé ensuite aussi fait partie de l’histoire, et ça passe souvent à la trappe. » La campagne d’Anfal a fait renaître le nationalisme kurde, qui s’est toujours en partie défini par sa relation avec le monde extérieur. « L’histoire montre que les blessures nationales créent une demande d’indépendance », explique-t-elle. « L’identité kurde s’est formée en réaction à la menace. »

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Le drapeau tricolore frappé d’un soleil du Kurdistan
Crédits : Mustafa Khayat

Après avoir vécu vingt ans en Europe, Choman vient de revenir à Souleymanieh pour occuper un poste à l’université américaine d’Irak. En ce début de journée, elle attend le bus qui va la conduire à l’université, devant l’immeuble moderne où elle et sa famille ont emménagé. Aussi bien son mari, journaliste, que Choman elle-même ont ressenti le besoin de vivre à Souleymanieh. « Nous avons tous les deux pensé qu’il était temps pour nous de rentrer à la maison. Tout notre travail d’auteurs implique les gens d’ici, et l’idée de changement social. » Ils sont arrivés peu de temps après que Daesh a balayé l’Irak et la Syrie, mais ils sont déterminés à faire en sorte que ça marche. Souleymanieh est leur nouveau foyer. Choman ne se fait pas d’illusions sur l’indépendance du Kurdistan. Ses voyages et ses recherches lui ont permis de constater en personne à quel point l’expérience kurde diffère selon le pays considéré. « À titre personnel – et je connais beaucoup de gens qui me considèrent comme une traîtresse pour ça –, je ne crois pas que nous ayons besoin d’un Kurdistan indépendant unifié à partir des quatre Kurdistan actuels. Je veux que la situation des Kurdes s’améliore dans tous les endroits où ils vivent. Pas seulement en Turquie, en Iran, en Irak ou en Syrie. »

Pour Choman, si les pays de la région devenaient plus démocratiques et plus accueillants vis-à-vis de leur population kurde, les voix en faveur d’un Kurdistan indépendant pourraient se calmer. « Bien sûr, dans la situation actuelle – surtout avec la manière dont l’identité kurde a été attaquée en Turquie et contrainte à une assimilation forcée –, il est très difficile d’imaginer que tout ceci puisse changer en une nuit. » Le romancier kurde Sherzad Hassan a des nouvelles encore plus funestes à l’intention de ceux qui s’intéressent à la cause kurde. « Je pense que les Kurdes sont la seule nation sur laquelle aucun dieu ne veille », dit-il. « Quand on n’a rien dans le présent, on pense à ce qu’on a pu être dans le passé. » Sherzad Hassan vient de terminer une intervention à Ghazal Nus, une librairie du vieux quartier de Souleymanieh. Tous les vendredis, Ghazal Nus organise des conférences avec des écrivains et des poètes kurdes. Les autres jours de la semaine, les gens viennent fouiller les rayonnages à la recherche de livres en kurde. D’après le propriétaire, Fawaz Hama Salah, les auteurs étrangers les plus appréciés sont Garcia Marquez et Kafka. Pour les auteurs kurdes, il s’agit de Baktiar Ali et Sherzad Hassan. Sherzad est exubérant et fourmille d’idées. Une lumière tamisée baigne dans la pièce qu’il occupe au Wooden House, un café en forme de cabane au centre de Souleymanieh. À quiconque veut l’entendre, il se fait un plaisir d’exposer en quoi l’islam et les valeurs traditionnelles posent problème pour la personnalité kurde. « Dans une situation d’urgence, dans une période tragique, comme maintenant, il n’est pas facile de se définir soi-même », explique-t-il. « Il y a des gens ici – je ne saurais les compter – qui rêvent vraiment d’une nouvelle vie. » Sherzad arbore la plupart du temps un large sourire espiègle. Ce soir, affublé d’une écharpe bleue et d’une veste kaki aux manches retroussées, il explique qu’il aime toucher les cordes sensibles de la nation kurde. « Il faut dire la vérité, y compris à soi-même. »

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Le rêve d’un grand Kurdistan
Crédits : Mustafa Khayat

Après tant d’années de répression, Sherzad pense que le pays auquel beaucoup aspirent pourrait très bien ne pas ressembler à la vision rêvée d’un Kurdistan utopique. « Les gens ici ont la capacité d’être à la fois des victimes et des dictateurs. » Il parle de la guerre civile qui a secoué le Kurdistan irakien au milieu des années 1990. En trois ans, 5 000 personnes ont été tuées et plusieurs dizaines de milliers ont fui les combats. Le conflit s’est déroulé quelques années seulement après les massacres de la campagne d’Anfal et la lutte contre les forces loyales à Saddam Hussein. Autonome depuis peu, le pays s’est retrouvé scindé en deux. Les dirigeants des deux factions, Massoud Barzani pour le Parti démocratique du Kurdistan et Jalal Talabani pour l’Union patriotique du Kurdistan, comptent toujours parmi les hommes politiques les plus influents du Kurdistan irakien. L’invasion américaine de 2003 et la décennie de prospérité qui s’en est suivie ont contribué à apaiser les tensions, mais les profondes fractures issues de la guerre civile ont persisté. Pour l’heure, les forces du PDK et de l’UPK travaillent de concert afin de repousser les combattants de l’État islamique, que Sherzad surnomme « les fils dévots de leurs pères ». Le Gouvernement régional du Kurdistan a récemment conclu un accord avec Bagdad sur les revenus du pétrole, tandis que les peshmergas irakiens se battent à Kobané. Le drapeau rouge, vert et blanc orné d’un soleil flotte sur les toits du Kurdistan irakien. Sherzad aime citer Talabani qui, lorsqu’il était président de l’Irak, a dit devant des journalistes que le grand Kurdistan était un « rêve poétique ». Il rit à ce souvenir. « Si vous dites que c’est un rêve, ça veut dire que ça n’est pas la réalité. »


Traduit de l’anglais par Yvan Pandelé d’après l’article « Dreams of Kurdistan », paru dans Al Jazeera. Couverture : Célébrations lors du Newroz, la fête traditionnelle du nouvel an kurde.