Véritable fourmilière la journée, le centre du quartier de Katwa à Butembo est calme à cette heure. Le soleil s’est couché depuis longtemps sur ce petit groupe de maisonnettes et de tentes cerclé de barrières, mais une équipe d’agent·e·s de santé veille dans la salle de réunion des médecins. À l’extérieur du bâtiment, des policiers font leur ronde nocturne en arpentant les chemins de terre, aux aguets.

Cette bulle paisible éclate soudain lorsque retentit un crépitement de balles. Un agent se précipite dans la pièce, hors d’haleine. Une troupe de dix miliciens s’approche de l’entrée du centre, fusils Kalachnikov à la main, mais la police demande au personnel de ne surtout pas céder à la panique. Recroquevillés sous les tables, les médecins prennent leur mal en patience, alors que la police engage la riposte.

Butembo

Au petit matin, les agent·e·s de santé en état de choc découvrent que deux patients sont décédés, après qu’ils quittaient le centre dans la panique. Mis en fuite après des tirs nourris, les miliciens ont laissé derrière eux le corps de l’un des leurs, étalé sur la route, les vêtements trempés de sang et de terre. Dans une déclaration lundi 13 mai 2019, le maire de Butembo, Sylvain Kanyamanda, exhorte les habitants à soutenir les équipes de lutte contre Ebola après une multiplication des assauts contre des centres de traitement Ebola (CTE).

Depuis août 2018, la province du Nord-Kivu, au nord de la République démocratique du Congo (RDC), est victime d’une puissante offensive de l’un des plus terribles pathogènes, qui ne connaît actuellement aucun traitement homologué : le virus Ebola. « Et ce qui est préoccupant, c’est que virus est loin d’être contenu », confirme Sylvain Baize, directeur du Centre National de Référence des fièvres hémorragiques virales de Lyon, à l’Institut Pasteur. « Je pense que personne ne sait vraiment ce qu’il se passe en RDC et qu’on ne maîtrise rien du tout. »

C’est pourquoi l’annonce récente d’essais de plusieurs vaccins prometteurs souffle un vent d’optimisme bienvenu sur une situation de plus en plus désespérée, où le pire est envisagé.

Méfiance et violence

Ce nouveau foyer d’infection par le virus Ebola a été officialisé le 1er août 2018 par le ministère de la Santé, pour ensuite prendre des proportions alarmantes. Transmis par contact direct avec du sang, des liquides biologiques ou des sécrétions (comme le sperme, l’urine, les selles ou la salive), le virus s’est propagé à toute vitesse et les centres de traitement se sont organisés pour le stopper et soigner la maladie qu’il entraîne, souvent mortelle chez l’être humain.

Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), qui étudie en continu l’évolution de la situation, à la date du 14 mai, avec plus de douze zones infectées, l’épidémie d’Ebola en RDC a causé la mort de 1 147 personnes et en a infecté 1 739. Elle affirme en outre que « ces chiffres vont probablement continuer à augmenter ».

Crédits : OMS

Pour Sylvain Baize, une autre série de chiffres fait froid dans le dos. « Si on regarde le nombre de nouveaux cas de personnes diagnostiquées, 66 % sont des décès communautaires », explique-t-il. « Cela signifie qu’on détecte souvent Ebola sur des défunts dans leurs communautés, alors qu’il est déjà trop tard et qu’ils ont déjà transmis le virus. » Le 14 mai, en une journée, 19 nouveaux cas avaient été confirmés, dont six décès communautaires.

Et tandis que le nombre de personnes infectées est en constante progression, le personnel soignant est aux prises avec une série de perturbations majeures. Tout d’abord, les organisations présentes dans les centres font l’objet de méfiance de la part d’une partie de la population. Ebola est au centre de rumeurs au sein des communautés locales. John Johnson explique que certain·e·s sont persuadé·e·s que le virus a été importé et qu’il est inoculé par les organisations humanitaires comme MSF « pour faire du business et accumuler des profits ». Une étude rendue publique le 27 mars 2019 dans la revue scientifique The Lancet Infectious Diseases rapporte même que 36 % des 961 personnes interrogées dans le centre de la RDC estimaient qu’Ebola n’existait pas.

Cette méfiance a entraîné des actes de violence à plusieurs reprises, visant directement les agent·e·s de santé – comme ceux à Butembo le 13 mai –, à l’issue parfois tragique : le 19 avril dernier, l’épidémiologiste camerounais Richard Valery Mouzoko Kiboung a été assassiné à Butembo. Préoccupée par la sécurité de ses gens, Médecins sans Frontières (MSF) a même préféré se retirer de la région en mars, laissant en première ligne le ministère de la Santé congolais, l’Organisation mondiale de la Santé et l’Unicef.

La province du Nord-Kivu est outre le triste et violent théâtre d’un conflit armé depuis près de quinze ans, entre les forces gouvernementales et des milices armées. Si tous ces groupes ne s’en prennent pas aux agent·e·s de santé, leurs opérations peuvent pourtant entraîner la suspension d’un traitement pendant plusieurs jours ou contribuer à la propagation rapide du virus en faisant fuir les populations.

Le Nord-Kivu
Crédits : MONUSCO

Ainsi couplée à des actes de violence récurrents, la méfiance de la population a enrayé les efforts des organisations et de l’État pour mettre fin à l’épidémie. « Pour gagner la confiance de la population, nous travaillons avec des groupes locaux, nous discutons avec certaines personnes qui influencent l’opinion publique : prêtres, pasteurs, chefs de villages, politiques », explique John Johnson, qui dit comprendre la réaction de ces populations qui ont vu débarquer du jour au lendemain une clique d’étrangers. « Les vrais héros, ce sont les personnels soignants locaux qui continuent à travailler là-bas malgré l’insécurité. »

Pour l’instant, si les chiffres sont aussi inquiétants que le contexte, l’épidémie est limitée géographiquement et se cantonne à la RDC. C’est en grande partie pour cette raison que, le 12 avril dernier, l’OMS a refusé de déclarer qu’elle relevait d’une urgence mondiale de santé.

Toutefois, elle souligne que l’épidémie continuera à se propager si les milices armées poursuivent leur barbarie insensée. « Les attaques violentes en cours sèment la peur, entretiennent la méfiance et aggravent encore la multitude de problèmes auxquels sont confrontés les personnels de santé de première ligne », écrivait-elle le 10 mai. « Sans l’engagement de tous les groupes de mettre fin à ces attaques, il est peu probable que cette épidémie [d’Ebola] puisse rester contenue avec succès dans les provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri. »

Pour l’heure, le challenge est double. Il faut à la fois extraire des informations médicales solides mais également proposer des procédures médicales susceptibles d’être acceptées par une population méfiante ; un contexte résolument différent de celui de la grande l’épidémie précédente.

« On peut craindre que cela dure des années »

Hors de contrôle

Nommé d’après une rivière qui passe non loin de la ville congolaise de Yambuku, Ebola n’en est pas à sa première flambée. Depuis sa première double apparition en 1976 au Zaïre d’alors et dans une zone isolée du Soudan, le virus a resurgi une vingtaine de fois sans crier gare – « sans toutefois beaucoup évoluer depuis sa découverte, ce qui est une très bonne nouvelle pour le développement vaccinal », remarque Sylvain Baize.

L’épidémie actuelle se classe en deuxième position en termes de gravité, pour l’instant loin derrière celle enregistrée en Afrique de l’Ouest entre décembre 2013 et mars 2016, qui avait entraîné plus de décès et de cas que les autres épidémies réunies.

En mars 2014, la souche du virus Ebola avait été identifiée par le Laboratoire P4 Jean Mérieux-Inserm et déclarée responsable de l’épidémie. Situé à Lyon, ce laboratoire de haut confinement, conçu pour prévenir les risques de contamination, est dédié à l’étude des agents pathogènes de classe 4, soit le niveau de sécurité biologique le plus élevé conçu pour prévenir les risques de contamination. Spécialiste des virus émergents, Sylvain Baize faisait partie de l’unité de recherche à l’origine de cette identification.

Partie du sud-est de la Guinée, cette contamination non-maîtrisée s’était peu à peu étendue par-delà les frontières de manière préoccupante, plus particulièrement au Liberia, en Sierra Leone et en Guinée. Elle a entraîné la mort de 11 300 personnes et soufflé un vent de panique à travers le monde – trois cas avaient été rapportés en Europe. Sous l’égide de l’OMS, la communauté internationale s’est ensuite employée pendant de nombreux mois à juguler les différentes flambées de l’épidémie, à coup de mises en quarantaine drastiques. Puis, le nombre de contaminations a commencé à baisser rapidement.

Un virus mortel pour l’être humain

Plus de deux ans plus tard, une nouvelle flambée d’Ebola « a ensuite pu réapparaître ailleurs parce qu’il a un réservoir naturel dans cette zone du monde : les chauve-souris frugivores dans la forêt équatoriale », explique Sylvain Baize. En temps normal, le virus n’est pas sensé sortir de ce réservoir, mais il arrive parfois qu’il entre en contact avec des grands singes ou avec l’homme.

« Même quand on arrive à contrôler une épidémie, cela ne veut pas dire qu’elle ne va pas réapparaître ailleurs à un autre moment. » Une autre épidémie – d’une émergence complètement différente de celle qui ravage actuellement le Nord-Rivu – avait débuté en mai 2018 en RDC, mais « elle a été rapidement circonscrite car elle évoluait dans une région politiquement stable où les gens pouvaient intervenir rapidement », contrairement au Nord-Kivu.

« S’il n’y a pas encore eu une dissémination plus large, c’est parce qu’il y a des contrôles aux frontières avec le Burundi et le Rwanda », poursuit le chercheur. Il précise que les douaniers prennent la température des voyageurs lors de leur passage, la fièvre étant l’un des symptômes liés à la maladie, avec la fatigue physique, les douleurs musculaires, les maux de gorge ou les céphalées.

« Ici, les gens restent dans leur village, pas comme pour la précédente grande épidémie qui était étendue sur trois pays et où les déplacements de population étaient plus aisés», précise Sylvain Baize. « Les risques à surveiller sont l’introduction du virus au Burundi et au Rwanda. » Mais plus que tout, le chercheur se dit inquiet pour la RDC, car « on peut craindre que cela dure des années ». Toutefois, soutenus par une OMS qui tente d’accélérer le mouvement, plusieurs vaccins sont actuellement à l’essai sur le terrain.

V920

Pour la première fois, le virus Ebola se retrouve à devoir affronter un vaccin. Sur le terrain, les responsables de santé n’avancent désormais plus seul·e·s. Iels sont secondé·e·s par V920, un vaccin expérimental développé en 2005 par l’Agence de santé publique canadienne, puis racheté par le laboratoire pharmaceutique américain Merck. Mais celui-ci, bien qu’efficace en laboratoire sur des macaques protégés à 100 %, est toujours en cours de validation avant de réellement pouvoir être mis à contribution.

La vaccination a commencé
Crédits : OMS

Le Center for Infectious Disease Research and Policy rapporte que 114 553 personnes ont été vaccinées à la date du 13 mai contre Ebola, uniquement lorsque les risques de contagion étaient à leur maximum. Ce centre de recherche de l’université de Minnesota ajoute que ce nombre inclut également la vaccination de 28 000 professionnel·le·s de santé, également exposé·e·s au virus. À la date du 16 mai, 93 agent·e·s de santé ont été infecté·e·s et 34 sont décédé·e·s.

Voyant le nombre de cas grimper, l’OMS désire mettre toutes les chances de son côté. Elle a également donné son feu vert à un autre vaccin, produit par Janssen Pharmaceutica, compagnie pharmaceutique belge filiale de Johnson & Johnson. Le 13 mai, il a été annoncé prêt à être livré à la RDC, mais Janssen doit attendre l’autorisation des autorités congolaises. L’entreprise estime que près d’un demi-million de patients pourraient être vaccinés à court terme. « Il y a énormément de candidats vaccins », confirme Sylvain Baize. « Mais ces deux-là sont des vaccins développés depuis plus d’une dizaine d’années et ce sont les plus avancés en termes cliniques. »

Aucun chiffre exact sur la réelle efficacité du V920 sur le terrain n’a encore été communiqué, mais selon Sylvain Baize, il semble toutefois être extrêmement prometteur pour stopper l’épidémie. « Je pense que ce vaccin pourrait venir à bout d’Ebola au Nord-Kivu », dit-il.  Pourvoyeur d’une immunité à long terme, « on sait qu’il a une innocuité suffisante ». L’ennui est qu’il ne fonctionnera que sur la souche « Zaïre », et que le même problème se posera donc pour les autres, tout aussi dangereuses. En outre, il faudra « organiser des campagnes de vaccination » pour espérer vacciner tout le monde. Ebola n’est donc pas prêt d’être rayé de la carte.

Une épidémie en France serait rapidement contenue.

« Ce qui est certain, c’est que le virus Ebola n’est pas un virus endémique », tempère Baize, rassurant une humanité qui craindrait pour sa survie. « Il ne peut émerger qu’en Afrique car c’est là que se trouve son hôte. » En outre, son apparition dans une grande partie des pays à travers le monde serait maîtrisée. Une épidémie en France serait rapidement contenue car il existe un plan de surveillance. En cas de fièvre suspecte, le·la patient·e est isolé·e et diagnostiqué·e. « Il ne viendra jamais à bout de l’humanité entière », conclut le chercheur. On peut en revanche espérer le contraire.


Couverture : US Air Force, mars 2019.