Jean-Luc Mélenchon peut se réjouir, il a enfin un siège à l’Assemblée nationale. Battu dès le premier tour dans le Pas-de-Calais lors des élections législatives de 2012, le chef de file de la France insoumise a remporté, le 18 juin dernier, la 4e circonscription des Bouches-du-Rhône face à la candidate de La République en marche, Corinne Versini. Des quartiers majoritairement pauvres du centre de Marseille, où il a récolté 59,9 % des voix. Deux semaines plus tôt, il affirmait avoir choisi « la ville de Marseille parce que c’est celle qui a le plus à dire au pays ». Mais que dit-elle ? Comment le dit-elle ? Et surtout, pourquoi avons-nous tellement envie de l’écouter ?

Protis et Gyptis

Au VIIe siècle avant Jésus Christ, des marins de la cité grecque de Phocée atteignirent le golfe où s’embrassent le Rhône et la Méditerranée. « Séduits par la beauté de ces lieux, le tableau qu’ils en firent à leur retour y appela une troupe plus nombreuse », écrit l’historien romain Justin dans son Abrégé des histoires philippiques. Cette troupe était commandée par Simos et Protis, qui à leur arrivée allèrent trouver le roi des autochtones, les Segobriges. Il était ce jour-là occupé à préparer le banquet au cours duquel sa fille, Gyptis, choisirait son époux en lui offrant une coupe remplie d’eau, et il invita les deux Phocéens à participer aux festivités. Délaissant tous ses prétendants, Gyptis tendit la coupe à Protis « qui, d’hôte devenu gendre, reçut de son beau-père un emplacement pour y fonder une ville » : Massilia, qu’on connaît aujourd’hui sous le nom de Marseille. Ce mythe illustre joliment l’amour de Marseille pour les gens venus de loin. Comme le souligne le journaliste marseillais Philippe Pujol, lauréat du prix Albert Londres pour sa série d’articles sur les quartiers nord de la ville, « Quartiers shit », « cette ville s’est construite sur l’immigration, et les différents groupes sociaux s’y mélangent davantage qu’ailleurs en France. La bourgeoisie marseillaise est moins prétentieuse que les autres, elle parle aux bonhommes des cités quand elle les croise à la plage. » Parler, c’est une activité essentielle à Marseille. On le fait très fort, avec un accent inimitable, en mêlant au français des mots empruntés à la langue des gitans, à l’arabe et au provençal, partout, tout le temps, et avec tout le monde.

Maquette de la Marseille antique

« Si vous passez la journée dans les transports en commun, vous allez passer la journée à parler », prévient Philippe Pujol. Mais les Parisiens, nombreux à s’installer à Marseille depuis le début des années 2010, transforment peu à peu le dialecte local, en apportant avec eux leur célèbre verlan, ou encore en donnant une seconde vie aux expressions les plus archétypales de la ville. « “Tarpin”, par exemple. Ça veut dire “beaucoup”, ou “super”. Pour nous les Marseillais, c’était un truc de vieux, mais les jeunes Parisiens n’ont que ce mot-là à la bouche. Et ce n’est pas anecdotique, au contraire, c’est l’accent marseillais qui devient exotique. Dans certaines soirées je suis le seul à l’avoir. » Le flot de Parisiens arrivés dans la ville a suscité ce que le journaliste appelle des « réactions » : des Marseillais qui, comme l’humoriste Bengous, « surjouent le Marseillais, son bagout et sa mauvaise foi ». Car l’identité marseillaise est très forte, elle se brandit aussi haut et aussi fièrement que la bannière bleue et blanche de l’OM. Pour reprendre les mots d’IAM, autre emblème de la ville : « Mettez-vous bien dans la tête et ce à jamais qu’ici on est Marseillais bien avant d’être Français. »

Mais que viennent chercher les Parisiens dans une ville qui n’a de cesse de clamer son indépendance ? « Le cool marseillais, qui est l’exact opposé du cool parisien », répond Philippe Pujol, sans hésiter. « Ici il n’y a pas de norme, et la mode, tout le monde s’en fiche. C’est comme si vous aviez l’habitude d’aller dans ces restaurants qui se ressemblent tous, avec le même burger à 15 euros et le même genre de serveurs, sympathiques mais trop professionnels, et qu’un jour vous découvriez Le Petit Naples, où les plats sont cinq fois plus copieux – je dis bien cinq fois, et je vous jure que je ne fais pas mon Marseillais – et où les gens se connaissent, s’engueulent, font tomber des choses… Cette humanité vous fait un bien fou, elle vous donne envie de rester. »

Foresta

« Je viens d’une famille ultra-bourgeoise, j’étais complètement coincée, prisonnière de mon éducation, et Marseille m’a libérée, elle m’a métamorphosée », raconte la galeriste Axelle Galtier. Son histoire à elle illustre l’histoire du cœur de Marseille : son port, qui est « un port d’arrivée, bien sûr, mais aussi un port de départ ». Sa famille paternelle, qui mêle Italiens, Espagnols, Suisses et Kabyles, est venue à Marseille pour fuir différentes persécutions politiques et religieuses. Puis elle est repartie, direction New York. Elle a néanmoins conservé un appartement à Marseille, qui a longtemps été un simple point d’ancrage pour la « voyageuse » Axelle Galtier. Jusqu’à l’année 1989, date de sa rencontre avec le sculpteur marseillais Richard Baquié, et début de leur histoire d’amour. Aujourd’hui, elle est à la tête de l’association OÙ, qui gère trois lieux d’exposition à Marseille. Un exemple parmi tant d’autres de la densité du tissu associatif et culturel de la ville, qui semble se nouer autour de la fameuse Friche la Belle de Mai, dans le IIIe arrondissement. Cette ancienne manufacture offre « un espace public multiple où se côtoient une aire de jeux et de sport, un restaurant, cinq salles de spectacles et de concert, des jardins partagés, une librairie, une crèche, 2 400 m2 d’espaces d’exposition, un toit terrasse de 8 000 m2, un centre de formation ». Elle n’a donc plus d’une friche que le nom.

Le toit-terrasse de la Friche la Belle de Mai
Crédits : Caroline Dutrey

Ce n’est pas le cas de la friche Foresta, terrain vague de 16 hectares qui s’étend entre l’imposant centre commercial Grand Littoral et la dernière tuilerie de Marseille en activité, au centre des quartiers nord. Mais l’association Yes We Camp compte bien y remédier. Depuis deux ans, elle travaille à l’aménagement d’un véritable parc, à l’instauration d’une ferme pédagogique et expérimentale, d’une cantine et d’une buvette, tout en préservant la biodiversité locale et les usages des riverains. « Les jeunes du coin ont l’habitude de venir faire du motocross, et c’est important pour nous de trouver un moyen de les intégrer au projet, même si le motocross peut créer des nuisances et inspirer de la crainte », affirme Léa Ortelli, chargée des partenariats et de l’administration. « Cela peut par exemple passer par des ateliers de mécanique. » Dans sa vie quotidienne, qui est « orchestrée par le soleil méditerranéen », Axelle Galtier dit ne pas ressentir les effets de l’engouement récemment suscité par Marseille, encore moins en pâtir. « Seulement lors de grands événements culturels, comme ART-O-RAMA. Là, on sent que la ville a été nommée capitale de la culture en 2013, et qu’elle va accueillir la biennale européenne d’art contemporain Manifesta en 2020. Maintenant, les artistes veulent s’implanter à Marseille. » À l’entendre, c’est bel et bien la série de manifestations culturelles de l’année 2013, et l’ouverture du Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, qui a attiré l’attention du monde sur la richesse d’une ville un temps cantonnée à la rubrique des faits divers à cause du trafic de drogue et des règlements de compte à la Kalachnikov.

Le site Foresta
Crédits : Nicolas Fromont

L’adjointe au maire chargée du tourisme, Dominique Vlasto, ne dit pas autre chose : « Marseille accueillait quatre millions de touristes en 2010, cinq millions en 2016. Gagner un million de touristes grâce à un événement culturel d’une telle envergure n’est pas donné à toutes les villes ! C’est la raison pour laquelle la ville de Marseille s’est engagée depuis de nombreuses années dans différentes candidatures, car l’impact médiatique est tel que les retombées économiques sont toujours au rendez-vous. Plus il y a de touristes, plus les métiers du tourisme et ses satellites se développent et mieux l’économie se porte ! De nouvelles sociétés voient le jour, de nouveaux restaurants et de nouveaux hôtels ouvrent. L’attractivité de Marseille fait que de nouvelles entreprises n’hésitent pas à investir ici, et du coup à créer de l’emploi, même dans des secteurs autres que le tourisme. » Les nouvelles technologies, par exemple.

La Silicon Valley européenne

La construction du premier campus numérique européen, The Camp, a commencé au printemps 2015, en pleine garrigue, entre Marseille et Aix-en-Provence. Conçu comme « un OVNI posé en terre de Provence » par l’architecte marseillaise Corinne Vezzoni, il comptera deux amphithéâtres, plusieurs laboratoires, et des centaines de logements pour les chercheurs et les étudiants venus « créer un futur plus durable et plus humain ». « Notre monde se transforme à une vitesse exponentielle, poussant les individus, les entreprises et les gouvernements à inventer de nouvelles manières de vivre », rappelle l’équipe sur son site Internet. L’ouverture de The Camp est prévue à l’automne 2017, mais la métropole Marseille-Aix, qui a reçu le label « French Tech » du ministère de l’Économie en 2014, est déjà bien souvent comparée à la Silicon Valley. Chaque année s’y tiennent les French Tech Weeks, cinq semaines d’événements consacrés à l’industrie numérique. La cité phocéenne emploie, à elle seule, environ 40 000 personnes dans le secteur. Sa pépinière d’entreprises, Marseille Innovation, accompagne plus de 100 start-ups, telles que Smart Sailors, « société créée par des marins et des informaticiens (…) qui a pour but d’apporter aux compagnies maritimes de toutes tailles des outils modernes et adaptés à leur besoin ».

Le projet Smartseille

Et c’est dans le nord de la ville que se construit le premier éco-quartier connecté de France, sur les 60 000 m2 de « l’îlot Allar ». Baptisé Smartseille en référence au concept de smart city – « ville intelligente » –, ce quartier devrait accueillir 4 000 personnes une fois les travaux achevés, à la fin de l’année 2018. D’après le constructeur Eiffage, il se distinguera par son exemplarité en matière de développement durable. Il comportera notamment une boucle de transfert énergétique permettant une solidarité entre bureaux et logements, des véhicules électriques en auto-partage, et des tableaux de bord permettant aux habitants de surveiller leur consommation. L’économie d’énergie et le développement durable sont d’ailleurs au centre des préoccupations de nombre d’entreprises basées à Marseille-Aix. O2pool affirme être « le leader de la piscine naturelle ». SunPartner Technologies développe « des vitrages solaires qui associent esthétique et technologie photovoltaïque ». Pop-Up House construit « rapidement et simplement des bâtiments à hautes performances thermiques ». Toute cette effervescence donne un nouvel élan à l’économie de la cité phocéenne.

Dès 2013, une étude de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) vantait le « taux de création d’entreprises supérieur à la moyenne à Marseille, avec 16,6 % dans les Bouches-du-Rhône en 2012 contre 15,3 % au niveau national ». Mais elle reprochait également de fortes disparités en termes de revenu et de taux de chômage à la métropole, qui figure parmi les plus inégalitaires de France. La colline de la Canedelle est l’un des quartiers les plus riches du pays tandis que Saint-Mauront, où Philippe Pujol a grandi, est l’un des plus pauvres. « La classe politique marseillaise joue des inégalités », déplore le journaliste. « Presque tout ce qui se fait de bien à Marseille se fait malgré elle. » Et ce n’est pas ça qui manque.

Le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée et la Villa Méditerranée


Couverture : Vue de Marseille. (@CNTraveler)