La colline bleue

Je fus maître d’école, autrefois, dans les collines du Tennessee, là où la vallée du Mississippi, large et profonde, vallonne et s’élève pour saluer les monts Allegheny. J’étudiais alors à l’université Fisk, et tous les étudiants de Fisk pensent que le Tennessee – par-delà le Voile1 – n’appartient qu’à eux. Pendant les vacances, ils s’égaillent en bandes avides, et partent à la rencontre des responsables des écoles rurales. Moi aussi je partis, jeune et heureux, et je n’oublierai pas de sitôt cet été-là, c’était il y a dix ans.

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Tout d’abord, il y eut l’Institut de formation des instituteurs, dans la capitale du comté. Là, de distingués professeurs, invités par le directeur, enseignaient aux futurs maîtres les fractions, l’orthographe et bien d’autres mystères – aux instituteurs blancs le matins, aux Noirs le soir. De temps à autre un pique-nique, un souper, et ce monde si dur se retrouvait adouci par les rires et les chansons. Je me souviens comme… mais je m’égare.

Venait le jour où tous les instituteurs quittaient l’Institut et se mettaient en quête d’une école. J’ai ouï dire (car ma mère avait une peur viscérale des armes à feu) que la chasse au canard, la chasse à l’ours, la chasse à l’homme, sont des activités prodigieusement intéressantes, mais je parie que celui qui n’a jamais cherché une école a encore quelque chose à apprendre sur les plaisirs de la traque. Je vois encore les routes blanches et brûlantes monter paresseusement, puis redescendre et tourner devant moi sous le soleil ardent de juillet. Je sens encore la profonde lassitude de mon cœur et de mes jambes, quand devant moi s’étiraient encore implacablement quinze, douze, dix kilomètres de route. Je sens encore le découragement me prendre alors qu’on me faisait invariablement la même réponse : « Vous avez un maître d’école ? », « Oui ». Alors, je me remettais en route, et je marchais encore et encore – les chevaux était trop coûteux – jusqu’à ce que j’atteignis une région où le chemin de fer ne passait pas, ni la diligence, une terre de « vermines » et de serpents à sonnettes, où l’arrivée d’un étranger était un événement, et où les hommes vivaient et mouraient à l’ombre d’une unique colline bleue.

Les cabanes et les fermes étaient éparpillées sur la colline et la vallée, coupées du monde par les forêts et les collines à l’est. C’est là que je trouvai enfin une petite école. C’est Josie qui m’en avait parlé. Josie était une fille de vingt ans, maigre, au physique ingrat, le visage foncé et les cheveux épais et rêches. J’avais traversé la rivière à Watertown et m’étais reposé sous les grands saules ; puis je m’étais dirigé vers la petite cabane sur le bout de terrain où Josie se reposait, avant de reprendre la route vers la ville. Le fermier décharné m’accueillit bien et Josie, ayant entendu ma question, me répondit fébrilement qu’il n’y avait pas d’école de l’autre côté de la colline ; que, depuis la guerre, il n’y avait eu de maître qu’une seule fois ; qu’elle-même brûlait d’apprendre – elle poursuivit sur ce thème, en parlant vite et fort, avec beaucoup de sérieux et d’énergie.

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Portrait de W. E. B. Du Bois

Le lendemain matin, je traversai la haute colline ronde, et m’attardai pour observer les montagnes bleues et jaunes qui s’étendent en direction des Carolines. Puis je plongeai dans le bois ; j’en sortis devant la maison de Josie. C’était une banale chaumière de bois qui comptait quatre pièces, perchée juste au-dessous du sommet de la colline, au milieu des pêchers. Le père était un homme simple et calme, d’une ignorance tranquille, sans un soupçon de vulgarité. La mère était différente – forte, active, énergique, la parole vive et nerveuse, elle avait l’ambition de vivre « comme des gens décents ». Il y avait une ribambelle d’enfants. Deux garçons étaient partis. Restaient deux fillettes déjà grandes ; un timide moucheron de huit ans ; John, dix-huit ans, grand et empoté ; Jim, plus jeune, plus dégourdi et plus beau ; et deux bébés d’âge indéterminé. Et il y avait Josie.

Il me semblait qu’elle était l’âme de la famille. Toujours active, au travail comme à la maison, ou à cueillir des baies ; un peu nerveuse, sujette aux emportements, comme sa mère, mais constante aussi, comme son père. Il y avait en elle une certaine distinction, l’ombre d’un héroïsme moral inconscient, disposée à donner tout de la vie pour la rendre plus large, plus profonde et plus pleine, pour elle-même et pour les siens. Je vis beaucoup cette famille par la suite, et j’appris à les aimer pour leurs efforts honnêtes vers la décence et le confort, et parce qu’ils savaient qu’ils étaient ignorants. Il n’y avait en eux aucune affectation. La mère querellait le père pour sa « désinvolture » et Josie tançait vertement les garçons pour leur négligence, et tous savaient qu’il était difficile de tirer sa subsistance des flancs d’une colline rocailleuse.

J’obtins le poste. Je me souviens du jour où j’allai à cheval trouver le responsable des écoles, en compagnie d’un jeune homme blanc agréable, qui voulait enseigner à l’école destinée aux Blancs. La route suivait un ruisseau ; le soleil riait et l’eau carillonnait, tandis que nous poursuivions notre route. « Entrez », dit le responsable.  « Entrez, asseyez-vous. Oui, ce certificat ira très bien. Restez dîner. Combien voulez-vous par mois ? » Oh, pensai-je, quelle chance ; mais même là, l’ombre affreuse du Voile tomba, car ils mangèrent d’abord, puis moi – seul.

Le petit monde

L’école était une cabane de rondins, dans laquelle le colonel Wheeler stockait auparavant son maïs. Elle se trouvait sur un terrain derrière une clôture et des buissons épineux, près de la plus mélodieuse des sources. Il y avait eu jadis une porte à l’entrée, et à l’intérieur siégeait une énorme cheminée vétuste ; de larges espaces entre les rondins faisaient office de fenêtres. Peu de meubles. Un tableau noir blanchi était posé dans un coin. Trois planches, renforcées aux points critiques, constituaient mon bureau, et ma chaise, empruntée à la propriétaire, devait lui être rendue tous les soirs. Les sièges des enfants – ils me laissaient perplexe. J’étais hanté par l’image, rapportée de la Nouvelle-Angleterre, d’élégants petits pupitres et de jolies chaises, mais, hélas, la réalité présentait des bancs en bois brut sans dossiers, parfois même sans pieds. Leur seule vertu était de rendre l’endormissement périlleux – peut-être même mortel, car le plancher était peu sûr.

J’aimais mon école, et la belle confiance des enfants en la sagesse de leur maître était réellement merveilleuse.

L’école ouvrit ses portes par une chaude matinée de la fin juillet. Je tremblais en entendant le bruit des petits pas qui descendaient la route poussiéreuse, et quand je vis devant moi la rangée grossissante de visages noirs et solennels et d’yeux qui brillaient. Josie, ses frères et ses sœurs vinrent les premiers. La soif d’apprendre, d’aller étudier à la grande école de Nashville, planait comme une étoile au-dessus de cette femme encore enfant, au milieu de son travail et de ses soucis, et elle étudiait avec acharnement.

Il y avait les Dowell, venus de leur ferme sur la route d’Alexandria ; Fanny, son visage noir lisse et ses yeux étonnés ; Martha, brune et stupide ; la toute jeune et jolie femme de l’un des frères, et puis les petits. Il y avait les Burke, deux gars à la peau brune et jaunâtre, et une jeune enfant au regard hautain. La petite fille grassouillette du gros Reuben vint aussi, le visage doré et les cheveux couleur d’or ancien, fidèle et solennelle. ‘Thenie était debout et affairée très tôt – une fille gaie, laide, au bon cœur, qui chiquait du tabac en douce et prenait soin de son petit frère aux jambes arquées. Quand sa mère pouvait de passer d’elle, ‘Tildy venait – une beauté lunaire, les yeux remplis d’étoiles, les bras et les jambes graciles ; et son frère, aussi laid qu’elle était belle. Et puis venaient les grands gaillards : les Lawrence, au physique impressionnant ; les Neill, paresseux, fils sans pères d’une mère et de sa fille ; Hickman, voûté ; et puis les autres.

Il étaient assis, presque trente élèves, sur les bancs de bois brut. Leurs visages s’étalaient en nuances qui allaient d’un crème pâle à un noir profond. Les petits pieds nus se balançaient, les yeux étaient remplis d’espoir, avec ici et là une lueur malicieuse, et ils serraient dans leurs mains le livre d’orthographe de Webster, à la couverture bleue. J’aimais mon école, et la belle confiance des enfants en la sagesse de leur maître était réellement merveilleuse. Nous lisions et épelions ensemble. Nous écrivions un peu, nous cueillions des fleurs, chantions et écoutions les histoire du monde, derrière la colline. Parfois les effectifs s’amenuisaient, et je me mettais en route. Je rendais visite à Mun Eddings, qui vivait dans deux pièces très sales, et lui demandais pourquoi le petit Lugene, dont le visage ardent semblait perpétuellement en feu, avec ses cheveux roux foncés et hirsutes, avait été absent toute la semaine précédente, ou pourquoi je n’avais pas vu les guenilles inimitables de Mack et Ed. Alors, le père, un métayer du colonel Wheeler, me disait qu’il avait besoin des garçons pour les récoltes. Et la mère, maigre et négligée, dont le visage était joli quand il était propre, m’assurait que Lugene devait s’occuper du bébé. « Mais nous les enverrons à nouveau la semaine prochaine. » Quand les Lawrence arrêtaient de venir, je savais que les doutes des parents concernant le savoir transmis par les livres avaient encore pris le dessus. Aussi, montant péniblement la colline et pénétrant aussi loin que je le pouvais dans la cabane, je traduisais le Pro Archia Poeta de Cicéron dans un anglais aussi simple que possible, en montrant en quoi il s’appliquait à leur vie ; et d’ordinaire, je parvenais à les convaincre – pour à peu près une semaine.

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Une école noire en 1902
Crédits : Frances Benjamin Johnston / Library of Congress

Le vendredi soir, j’accompagnais souvent certains des enfants chez eux ; quelquefois, j’allais à la ferme de Doc Burke. C’était un grand Noir, mince, à la voix forte, qui travaillait toujours, et voulait acheter les trente hectares de la colline et de la vallée qu’il habitait ; mais on disait qu’il échouerait sûrement, et que « les Blancs prendraient tout ». Son épouse était une magnifique amazone, le visage safran et les cheveux brillants, qui ne portait pas de corset et allait pieds nus, et les enfants étaient beaux et forts. Ils vivaient dans une cabine d’une pièce et demi, dans un vallon de la ferme, près de la source. La pièce principale était encombrée de grands lits blancs rebondis, d’une propreté scrupuleuse ; il y avait de mauvais chromos accrochés aux murs, et au centre, une table usée. Dans la minuscule cuisine à l’arrière, j’ai souvent été invité à me servir et à emporter du poulet rôti et des biscuits, de la viande et des galettes de maïs, des haricots verts et des baies. Au début, j’étais un peu alarmé quand approchait l’heure de se coucher dans l’unique pièce, mais tout embarras était habilement évité. D’abord, les enfants piquaient du nez et s’endormaient, et on les portait sur une grande pile d’édredons en plumes d’oies ; puis, le père et la mère s’éclipsaient discrètement dans la cuisine, pendant que j’allais au lit. Après avoir éteint toutes les faibles lumières, ils se couchaient dans le noir. Au matin, ils étaient tous debout et vaquant à leurs occupations bien avant que je ne m’éveille. De l’autre côté de la route, chez le gros Reuben, ils sortaient tous de la maison quand l’instituteur se couchait, car celle-ci n’offrait pas le luxe d’une cuisine.

J’aimais rester chez les Dowell, parce qu’ils avaient quatre pièces et profusion de bonne chère campagnarde. Oncle Bird avait une petite ferme sauvage, toute de bois et de vallons, à des kilomètres de la grand’route ; mais il savait quantité d’histoires (il prêchait de temps en temps), et avec ses enfants, ses baies, ses chevaux et son blé, il était heureux et prospère. Souvent, afin de préserver la paix, il me fallait demeurer dans un endroit moins agréable ; par exemple, la mère de ‘Tildy était incorrigiblement sale, le garde-manger de Reuben sérieusement limité, et des hordes sauvages de punaises se promenaient sur les lits des Edding. Plus que tout, j’aimais aller chez Josie et m’asseoir sous le porche, en mangeant des pêches, pendant que la mère s’affairait et bavardait : comment Josie avait acheté la machine à coudre, comment Josie travaillait comme domestique l’hiver, mais que quatre dollars par mois, ce n’était vraiment pas grand’chose pour un salaire ; comme Josie désirait ardemment partir pour aller à l’école, mais qu’ils n’arriveraient jamais à économiser assez pour le lui permettre ; comme la récolte était mauvaise et le puits toujours pas terminé et enfin, à quel point certains des Blancs étaient méchants.

Pendant deux été, j’ai vécu dans ce petit monde ; il était monotone. Les filles regardaient la colline, pleines d’un désir mélancolique. Les garçons s’agitaient et fréquentaient Alexandria, qui était « la ville », un village étendu, paresseux, constitué de maisons, d’églises, de magasins, et dont les aristocrates s’appelaient Tom, Dick et « Capitaine ». Niché sur la colline, au nord, se trouvait le village des gens noirs, qui vivaient dans de petites maisons non peintes de trois ou quatre pièces, certaines coquettes et chaleureuses, d’autres sales. Les habitations étaient dispersées sans ordre particulier, mais au centre se trouvaient les temples jumeaux du hameau, l’église méthodiste et l’église baptiste primitive. Ces dernières s’appuyaient précautionneusement sur une école à la couleur triste. C’est là que mon petit monde dirigeait ses pas tortueux le dimanche, à la rencontre d’autres mondes, pour cancaner, douter, et faire le sacrifice hebdomadaire auprès de prêtres exaltés devant l’autel de « l’ancienne religion ». Alors la douce mélodie et le rythme puissant des negro spirituals s’élevait et retentissait.

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À l’école en 1899, date de la parution de l’article
Crédits : Frances Benjamin Johnston / Library of Congress

J’ai appelé ma petite communauté un monde, et son isolement le faisait tel. Et pourtant, il y avait entre nous une conscience commune à peine éveillée, née des joies et des peines que nous partagions aux enterrements, aux naissances, aux mariages ; des épreuves communes de la pauvreté, de la terre misérable, et des bas salaires ; et par-dessus tout de la présence visible de ce Voile, tendu entre nous et les possibilités de la vie. Tout cela inspirait en nous des pensées identiques ; mais quand celles-ci étaient mûres pour se transformer en paroles, elles s’exprimaient dans des langues différentes. Ceux dont les yeux, trente ans auparavant, et davantage, avaient contemplé « la gloire de l’avènement du Seigneur »2 voyaient dans chaque obstacle et chaque progrès une fatalité sombre qui amènerait inéluctablement la justice au moment qu’Il aurait choisi. La masse de ceux pour qui l’esclavage était un vague souvenir d’enfance trouvait le monde déroutant : il leur demandait très peu et ils lui donnaient peu, et pourtant, il les tournait en ridicule pour leur offrande. Ils étaient incapables de comprendre ce paradoxe, c’est pourquoi ils sombraient dans une indifférence apathique, ou la fainéantise, ou une témérité fanfaronne. Il y avait ceux qui, comme Josie, Jim et Ben, ceux pour qui la guerre, l’enfer et l’esclavage n’étaient que des contes entendus dans leur enfance, dont le jeune appétit avait été aiguisé à l’extrême par l’école et les récits et la rêverie à demi-éveillée. Nés hors le monde, ils ne pouvaient guère être satisfaits. Et leurs pauvres ailes se heurtait contre les barrières – les barrières des castes, de la jeunesse, de la vie ; et enfin, dans les moment dangereux, contre tout ce qui offrait une résistance, même à un simple caprice.

La vie des humbles

Les dix années qui suivent la jeunesse, ces années où pour la première fois on prend conscience que la vie mène quelque part, ce sont celles qui sont passées après que j’eus quitté ma petite école. Quand elles eurent pris fin, je me trouvai par hasard, une nouvelle fois devant les murs de l’université Fisk dans les salles de la chapelle de la mélodie. Alors que je m’y attardai, tout à la joie et à la peine des retrouvailles avec d’anciens camarades, je fus soudain submergé du désir de traverser encore une fois la colline bleue et de voir les maisons et l’école des jours anciens, et d’apprendre comment la vie avait traité mes élèves ; je partis.

Josie était morte ; la mère aux cheveux gris me dit simplement : « Nous avons eu beaucoup de soucis depuis votre départ. » J’avais craint pour Jim. Avec une famille cultivée et une caste pour le soutenir, il aurait pu devenir un marchand entreprenant ou un cadet de West Point. Mais il se retrouvais enragé contre la vie et imprudent ; quand Durham, le fermier, l’accusa de voler du grain, le vieil homme dut courir pour échapper aux pierres que lui lançait le fou furieux. On conseilla à Jim de fuir ; mais il ne voulut pas et la police vint ce même après-midi. Cela causa beaucoup de chagrin à Josie, et John, le grand godiche, marcha quinze kilomètres, tous les jours, pour voir son petit frère à travers les barreaux de la prison de Lebanon. Finalement, ils revinrent ensemble par une nuit noire. La mère prépara le dîner, Josie vida sa bourse et les garçons partirent. Josie était toujours plus maigre et silencieuse, et pourtant n’en travaillait que davantage. La colline devenait plus dure à monter pour le vieux père si calme et comme les garçons n’étaient plus là, il n’y avait pas grand chose à faire dans la vallée. Josie les aida à vendre la vieille ferme, et ils se rapprochèrent de la ville. Le frère, Dennis, qui était charpentier, construisit une nouvelle maison de six pièces ; Josie trima pendant un an à Nashville, et rapporta quatre-vingt-dix dollars pour meubler la maison et en faire un vrai foyer.

Josie frissonna, puis se remit au travail, le visage blafard et fatigué, l’image de l’école s’était évanouie.

Quand le printemps revint et que les oiseaux se remirent à chanter, et que le ruisseau coulait fièrement dans sa plénitude, Lizzie, la petite sœur, emportée par la passion de la jeunesse, s’offrit au tentateur, et ramena à la maison un enfant sans nom. Josie frissonna, puis se remit au travail, le visage blafard et fatigué, l’image de l’école s’était évanouie – elle travailla jusqu’à ce qu’un jour d’été, un certain en épousa une autre. Alors Josie se traîna jusqu’à sa mère comme un enfant blessé et s’endormit. Elle dort.

Je m’arrêtai à l’entrée de la vallée pour sentir la brise. Les Lawrence ne sont plus là ; le père et le fils, partis pour toujours, et l’autre fils travaille paresseusement la terre pour vivre. Une jeune veuve loue leur cabane au gros Reuben, qui est un prêcheur baptiste, à présent, mais je le crains, toujours aussi paresseux, quoique sa cabane ait trois pièces. La petite Ella est devenue une femme resplendissante de santé, et elle cultive le maïs sur le flanc de la colline le plus exposé au soleil. Il y a abondance de bébés, et aussi une fille faible d’esprit. De l’autre côté de la vallée se trouve une maison que je ne connaissais pas, et c’est là que j’ai trouvé, berçant un bébé et en attendant un autre, une de mes élèves, une fille d’Oncle Bird Dowell. Ses devoirs tout nouveaux paraissaient lui causer quelque souci, mais elle rayonna bientôt de fierté de sa maison si propre et en racontant l’histoire de son mari, si économe, du cheval, de la vache et de la ferme qu’ils allaient acheter.

Mon école de rondins avait disparu. À sa place, s’élevait le Progrès, et le Progrès, paraît-il, se doit d’être laid. Les fondations de pierre irrationnelles marquaient encore le lieu où se trouvait ma pauvre petite cabane, et pas très loin, perchée sur six rochers usés, une maison gaie en planches de bois, de vingt pieds sur trente peut-être, avec trois fenêtres et une porte qui fermait à clef. Certaines des vitres étaient brisées, et les restes d’un vieux poêle de fer étaient tristement abandonnés sous la maison. Je jetai un œil à l’intérieur, presque pieusement, et retrouvai des choses familières. Le tableau noir avait grandi d’environ deux pieds, et les sièges n’avaient toujours pas de dossiers. Le terrain appartient maintenant au comté, d’après ce que j’ai pu apprendre, et tous les ans, il y a école. Assis près de la source, contemplant l’ancien et le nouveau, je me réjouissais, je me réjouissais vraiment, et pourtant…

Après avoir bu longuement, je repartis. La grande maison double était toujours sur le côté. Je me rappelai la famille brisée, accablée par le malheur qui y habitait autrefois. Le visage dur, inflexible de la mère, avec ses cheveux hirsutes, se leva devant moi. Elle avait poussé son mari à partir, et, quand j’étais à l’école, un étranger y habitait, jovial et imposant, et les gens jasaient. J’étais sûr que, venant d’un tel foyer, Ben et ‘Tildy n’arriveraient à rien. Mais ce monde est étonnant ; car Ben est un fermier industrieux dans le comté de Smith, « et qui prospère », d’après ce qu’on dit, et il s’est occupé de la petite ‘Tildy jusqu’au printemps dernier, quand elle a épousé un amoureux. Ben était passé par de pénibles épreuves, travaillant dur pour se payer de la viande et moqué pour sa laideur et son infirmité. Sam Carlon, un vieil avare impudent, avait des idées bien arrêtées sur les Noirs ; il embaucha Ben un été, et refusa de le payer. Alors le garçon affamé prit des sacs, et, en plein jour, alla se servir dans le maïs de Carlon ; et quand les poings du fermier s’abattirent, le garçon furieux se jeta sur lui comme une bête. Doc Burke empêcha un meurtre et un lynchage, ce jour-là.

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Du Bois, pionnier des droits civiques

Cette histoire me remit en mémoire les Burke, et je fus saisi d’impatience de savoir qui, de Doc ou des trente hectares, avait gagné. Car il est bien difficile de bâtir une ferme à partir de rien, même en quinze ans. Alors, je me hâtai, en pensant aux Burke. Il y avait en eux comme une barbarie magnifique qui me plaisait. Ils n’étaient jamais vulgaires, jamais immoraux, mais assez rudes et primitifs, leur non-conformisme s’exprimait par des rires sonores, des tapes dans le dos et des siestes dans le coin. Je passai rapidement devant la petite maison des Neill, ces garçons à la naissance infortunée. Elle était vide, ils étaient devenus des ouvriers agricoles gras et paresseux. Je vis la maison des Hickman, mais Albert et son dos voûté avaient quitté ce monde. Puis j’arrivai au portail des Burke et je scrutai l’intérieur : il paraissait sauvage et abandonné, et pourtant, c’étaient les mêmes clôtures autour de la vieille ferme, excepté à gauche où il y avait dix hectares supplémentaires. Et, quelle surprise !, la cabane du vallon avait grimpé sur la colline et s’était agrandie pour devenir une maison de six pièces à moitié achevée.

Les Burke possédaient quarante hectares, mais ils étaient toujours endettés. De fait, le père si maigre, qui besognait jour et nuit n’aurait guère été content de ne plus avoir de dettes, tant il y était habitué. Un jour, il lui faudrait s’arrêter, car sa charpente massive montrait des signes de déclin. La mère portait des chaussures, mais le physique de lion des jours anciens était brisé. Les enfants avaient grandi. Rob, l’image même de son père, était plein d’un rire fort et rude. Birdie, qui, à six ans, était la benjamine de mon école, était devenue en grandissant l’incarnation de la beauté juvénile, grande et bistrée. « Edgar est parti », me dit la mère, la tête un peu baissée, « parti travailler à Nashville ; lui et son père ne s’entendaient pas. »

P’tit Doc, le garçon né depuis l’époque où je faisais la classe, me mena à cheval le lendemain matin vers la ferme de Dowell en contrebas du ruisseau. La route et le cours d’eau livraient bataille et c’était l’eau qui avait le dessus. Nous étions éclaboussés, nous pataugions, et le garçon joyeux, perché derrière moi, bavardait et riait. Il me montra l’endroit où Simon Thompson avait acheté un bout de terre et une maison ; mais sa fille, Lana, bien en chair, à la peau sombre, à l’esprit lent, n’était pas là. Elle s’était mariée et vivait dans une ferme à trente kilomètres de là. Nous continuâmes de suivre les méandres du ruisseau jusqu’à ce que nous arrivions à un portail que je ne reconnus pas, mais le garçon affirmait avec insistance qu’il s’agissait de la maison « d’Oncle Bird ».

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Du Bois et le Niagara Movement

La ferme croulait sous la récolte qui poussait. Il y avait un étrange silence dans cette petite vallée, tandis que je cheminai. Car la mort et le mariage avait volé la jeunesse, et ne demeuraient ici que la vieillesse et l’enfance. Nous avons discuté, cette nuit-là, après les corvées. Oncle Bird grisonnait, et ses yeux n’y voyaient plus si bien, mais il était toujours jovial. Nous avons parlé des hectares achetés (cinquante en tout), de la nouvelle chambre d’amis du mariage de Martha. Puis nous avons parlé de la mort : Fanny et Fred avaient disparu ; une ombre planait sur l’autre fille, et quand elle se serait dissipée, elle irait à l’école, à Nashville. Finalement, nous avons parlé des voisins, et tandis que la nuit tombait, Oncle Bird me raconta comment, par une nuit semblable à celle-ci, ‘Thenie était revenue chez elle, afin d’échapper aux coups de son mari. Et le lendemain, elle était morte dans la maison que son petit frère aux jambes arquées, à force de travail et d’économie, avait acheté pour leur mère devenue veuve.

Mon voyage était achevé, et derrière moi, je laissai colline et vallée, la Vie et la Mort. Comment pourra-t-on mesurer le Progrès, là où repose le visage sombre de Josie ? Combien de cœurs pleins de chagrin contre un boisseau de blé ? Comme la vie est dure pour les humbles, et pourtant comme elle est humaine et vraie ! Et toute cette vie et cet amour et cette lutte et cette défaite, est-ce le crépuscule à la tombée de la nuit ou le pourpre d’une aurore fragile ?

Méditant ainsi tristement, je retournai à Nashville dans un wagon ségrégué, selon les lois Jim Crow.

NOTES

1 Du Bois utilise la métaphore du Voile, récurrente dans son œuvre, pour symboliser l’expérience des Afro-Américains, radicalement coupée de celle des Blancs.

2 Allusion à « The Battle hymn of the Republic » (Hymne de la bataille de la République), chant opposé à l’esclavage, composé au début de la Guerre civile.


Traduit de l’anglais par Karine Laguerre d’après l’article « A Negro Schoolmaster in the South », paru dans The Atlantic.

Couverture : La communauté noire d’Alexandria, Tennessee, à la fin du XIXe siècle.