Les propos ayant servi à réaliser cette histoire ont été recueillis par Antoine Coste Dombre au cours d’un entretien avec Anton Kusters. Les mots qui suivent sont les siens. Je n’oublierai jamais cet instant car il s’est ensuite énervé et m’a dit : « Mais pourquoi es-tu nerveux ? Tu n’as pas à être nerveux car nous avons convenu que tu pouvais prendre des photos. Si tu es nerveux dès maintenant, cela veut dire que tu n’as pas foi en notre décision. » J’ai tout de suite compris que je devais changer d’attitude et ne plus jamais être nerveux, car j’étais en réalité dans l’endroit le plus sûr possible. J’ai aussi changé ma façon de prendre des photos. Je me disais que s’ils ne m’avaient pas dit ça, j’aurais été stressé pendant deux ans. C’est après qu’il se soit fâché, que j’ai réellement compris que j’étais libre de photographier le clan à 100 %.

Les négociations

Tout a commencé en 2008 alors que je rendais visite à mon frère Malik, qui vit à Tokyo. Nous étions assis dans un bar de Tokyo, à discuter de comment je pouvais lui rendre visite plus souvent. Tokyo est vraiment loin, et mon frère me manquait, évidemment. Nous nous sommes dit : « Il faut que nous montions un projet tous les deux. » Malik est un expert en marketing et je suis photographe, nous pouvions donc faire quelque chose, un projet commun, qui me donnerait une raison de me rendre plusieurs fois au Japon. Alors que nous discutions assis au bar, un membre d’une famille de Yakuzas a passé la porte et salué le patron.

Les Yakuzas sont reconnaissables dans leurs costumesCrédits : Anton Kusters

Les Yakuzas sont reconnaissables dans leurs costumes
Crédits : Anton Kusters

On reconnaît les Yakuzas de loin, car ils portent des costumes très coûteux et ressemblent à des hommes d’affaires. Une fois habitué, on les remarque immédiatement lorsqu’ils entrent dans un bar. Mais mon frère et moins n’étions pas encore familiers avec cet univers. Il a commencé à discuter avec le patron du bar, Taka-san, un ami à nous. Après le départ de l’homme en costume, nous lui avons demandé qui était ce gars, et Taka-san a répondu : « C’est un membre des Yakuzas. » Ce fut le déclic. Et comme deux petits garçons souhaitant découvrir un monde nouveau, nous nous sommes regardés avec un air complice. « On devrait peut-être essayer. » Bien sûr, Taka a tout de suite réagit en nous disant : « Non, les gars, c’est du sérieux, c’est la mafia. Si vous voulez faire ça il vous faudra être extrêmement prudents, et extrêmement sérieux concernant vos intentions. » Mon frère a alors rétorqué : « Pas de problème, c’est ce qu’on fera. » C’est à cet instant que le projet a débuté pour nous – dans notre esprit en tout cas. Nous étions tout à fait sérieux : je voulais les photographier. C’était bien beau d’avoir un projet, mais encore fallait-il le concrétiser. Nous avons d’abord demandé à Taka-san, le patron du bar qui nous a dit : « Ok, je peux organiser une première rencontre. » Ce n’était qu’un début, et il nous fallait maintenant négocier par nos propres moyens. Heureusement, mon frère parle parfaitement japonais – un bon point pour nous. Je n’étais pas un journaliste mais je voulais apprendre et comprendre ce que signifiait le fait d’être un Yakuza. Je voulais en savoir plus sur la culture japonaise et la sous-culture yakuza.

Des Yakuzas rendent hommage à un défunCrédits : Anton Kusters

Des Yakuzas rendent hommage à un défun
Crédits : Anton Kusters

À la première réunion, je leur ai dit : « Je veux prendre des photos de vous pendant au moins deux ans. » Ils ont alors réalisé que ce pourrait être quelque chose de positif pour eux – en tout cas ils étaient d’accord pour me laisser observer leur monde. Bien évidemment, gagner leur confiance a été un long processus. À plusieurs reprises, j’ai dû retourner les voir pour discuter et leur expliquer comment je travaillais. Je leur ai également expliqué que je leur montrerais toutes les photos prises, chaque semaine, chaque mois, et qu’ils pourraient toujours exercer un droit de veto, et me dire : « Non, je ne veux pas de cette image. » Droit de veto que j’ai également négocié pour moi, afin qu’ils ne puissent pas me pousser à utiliser telle ou telle image, par exemple. Ils ont alors compris que je me mettais à leur hauteur, et que j’étais sérieux dans mon travail. Le dialogue se faisait d’égal à égal. C’est avec cette conception des choses que je leur présentais mon travail chaque semaine ou toutes les deux semaines, au cours de ces deux années. Le livre s’étoffait progressivement, et au cours de ces deux années, ils n’ont jamais exercé leur droit de veto, sur aucune de mes images. Je savais donc que c’était une bonne approche. Pour moi, l’objectif était d’essayer de comprendre ce que cela signifie de faire partie d’un clan Yakuza. Pourquoi quelqu’un voudrait-il devenir Yakuza ? Pourquoi voudrait-il avoir un pied dans la société et un pied en dehors ? Pourquoi savent-ils qu’ils agissent mal et continuent-ils malgré tout sur cette voie ? C’était pour moi tout simplement intéressant de voir comment cela pouvait devenir une lutte personnelle, pour certains d’entre eux. Les négociations ont duré dix mois avec Soichiro, le Yakuza qui avait franchi la porte du bar. Nous avons fini par recevoir la permission des chefs du clan. Soichiro deviendrait par la suite mon contact privilégié avec le clan Shinse-kai.

Les Yakuzas sont également connus pour leurs nombreux tatouagesCrédits : Anton Kusters

Les Yakuzas sont également connus pour leurs nombreux tatouages
Crédits : Anton Kusters

La vie du clan

Le moment que je n’oublierai jamais, c’est mon premier jour en tant que photographe, après avoir obtenu leur permission. C’était au milieu de la nuit, vers 3 heures du matin je crois, nous étions en route pour Niigata, au nord du Japon. Dans cette ville il y a une grande prison, et ce jour là, deux membres de la famille en sortaient. Tout le monde s’est rendu à la prison pour les retrouver et leur souhaiter un bon retour dans la clan. J’étais assis à l’avant de la voiture, Soichiro était au volant et à l’arrière se trouvait l’un des grands chefs. J’étais nerveux car c’était mon premier jour, j’avais mon appareil photo dans la main. C’est alors que Soichiro me dit : « Vas-y, commence à prendre des photos comme nous l’avons convenu, vas-y, je t’en prie. » Je me suis alors retourné pour prendre une photo du chef, il me regardait très très très méchamment.

La famille Shinse-kai contrôle Kabukichō, le quartier chaud de Tokyo.

J’étais tellement stressé que j’ai pris la photo avant d’avoir pu faire la mise au point. On ne voit donc que la moitié de son visage sur la photo, c’était un échec total mais cette photo est devenue l’une des plus importantes de tout le projet. Vous savez, cette photo bleue avec le gars en costume, dont on ne voit que la moitié du visage, le matin, à l’arrière de la voiture. Pendant ces deux ans j’ai été en totale immersion au sein de la famille Shinse-kai, toujours présent. C’était impossible de savoir si quelque chose d’intéressant allait se produire ou non, car ils ont bien évidemment de nombreuses activités. Nous étions toujours là lors de leurs réunions, durant lesquelles ils planifiaient l’avenir du clan. Nous savions, mon frère et moi, quand, par exemple, c’était intéressant d’être avec eux, et quand ça ne l’était pas. Parce que bien sûr, même les yakuzas ont parfois une vie normale et ennuyeuse, comme vous et moi. Leur journée type ressemble plus ou moins à la nôtre, sauf que leurs affaires sont en partie illégales. Mais ils se lèvent le matin, prennent leur petit-déjeuner ensemble, se rendent à une réunion, puis à une cérémonie par exemple, s’ils doivent rendent hommage à quelqu’un, ou à un festival puis ils déjeunent ensemble, et se réunissent à nouveau.

Un des grands chefs de la famille Shinse-kaiCrédits : Anton Kusters

Un des grands chefs de la famille Shinse-kai
Crédits : Anton Kusters

La nuit venue, parfois plus de choses se produisent, car à Kabukichō c’est un peu différent. La famille Shinse-kai contrôle Kabukichō, le quartier chaud de Tokyo. Dans ce quartier, il y a des centaines de boîtes de nuits, toutes différentes : boîtes de nuit pour hommes, boîtes de nuit pour femmes, boîtes de nuit avec chats, boîtes de nuit où on vend de la bière… Tout ce que vous pouvez imaginer se trouve là. Les Shinse-kai contrôlent bon nombre de clubs érotiques. Cela signifie qu’ils sont très liés à la prostitution. Je pense que c’est une grande source de revenue pour eux. J’ai remarqué quelque chose d’étonnant à propos des boîtes de nuit japonaises. Si vous allez dans un club de strip-tease, en Occident, aux États-Unis par exemple, une fille fait du pôle-danse, et quand elle reçoit un billet dans ses vêtements, elle continue de danser et enlève ses vêtements. Au Japon, c’est l’inverse. La femme danse, et elle vient chercher l’homme dans le public. L’homme s’allonge sur scène, avec de l’argent partout sur ses vêtements. Pendant la danse, c’est comme une lap dance, la femme reprend l’argent avec toutes les parties de son corps. C’est toujours la femme qui mène la danse. Le fait que ce soit l’inverse est une chose intéressante à voir.

Les Yakuzas sont à la fois crains et respectésCrédits : Anton Kusters

Les Yakuzas sont à la fois crains et respectés
Crédits : Anton Kusters

Les Yakuzas inspirent des sentiments partagés : de la peur, du respect, de la sympathie mais également de l’énervement. Ils ne se cachent pas dans les rues. Ils veulent vraiment montrer qui ils sont. Le clan Shinse-kai a d’ailleurs un immeuble, un petit gratte-ciel avec le nom de l’entreprise, qui correspond au nom de la famille, écrit dessus. Ils essayent donc vraiment de faire croire qu’ils sont une entreprise tout ce qu’il y a de plus classique car ils croient qu’ainsi, ils seront un peu plus acceptés par la société, et qu’il sera plus facile pour eux de faire ce qu’ils veulent sans être poursuivis par la police. A l’extérieur, on les remarque quand ils marchent dans la rue. Je ne sais pas si vous êtes déjà tombés sur un élu local dans la rue, serrant la main de tout le monde, etc. Les Yakuzas font presque exactement la même chose, et on peut voir que beaucoup de gens normaux, s’écartent de leur chemin et s’inclinent, témoignant leur respect. Mais certaines personnes sont critiques, et n’acceptent pas les Yakuzas, car c’est une façon de montrer, de rappeler que la rue leur appartient, en quelque sorte. Ils sont donc très sympathiques, mais en réalité cela signifie « Regardez, nous sommes les maîtres. »

Hiérarchie et respect

Chez les Yakuzas, la relation chef-partisans est extrêmement importante. C’est toujours une relation Oyabun (le parent, le chef)/Kobun (l’enfant, le protégé) – cette relation compte également beaucoup dans l’ensemble du Japon, mais moins que chez les Yakuzas. En effet ces derniers doivent compter sur cette relation de confiance pour survivre. Tous les membres doivent respecter les règles de leur Oyabun, leur chef. Personne ne dirait jamais non à son chef, c’est impossible. Par exemple, si vous commettez une erreur, vous devez vous excuser et parfois, si vous faites une grosse erreur, vous devez vous infliger le Yubitsume. Cette pratique d’auto-ablation du petit doigt prouve bien l’importance de la relation de respect entre le chef et les membres de la famille. Je pouvais assister au Yubitsume car j’en avais l’autorisation, bien sûr, mais cela n’a pas lieu très souvent. Le Yubitsume n’a lieu qu’une fois tous les deux ou trois ans peut-être, lorsqu’une grave erreur est commise. Un jour il y en a eu une mais je suis arrivé trop tard, car le gars voulait s’excuser tout de suite et quand je suis arrivé c’était déjà fini. Normalement, on doit être seul même si parfois un ami vous aide, vous soutient moralement.

Lorsqu'une grave erreur est commise, le fautif doit se couper une phalange en signe de regretCrédits : Anton Kusters

Lorsqu’une grave erreur est commise, le fautif doit se couper une phalange en signe de regret
Crédits : Anton Kusters

Généralement c’est très organisé, ils se rendent directement à l’hôpital. L’hôpital reçoit beaucoup de gens à cause du yubitsume. Ils savent exactement quoi faire, et ils remettent d’ailleurs au patient la phalange dans un petit pot. C’est ce pot que le fautif donne au chef, avant de présenter ses excuses. Il y a plusieurs années de cela, ils coupaient leur doigt sous les yeux du chef. Le chef était donc témoin, et on lui présentait le doigt sur une petite nappe blanche comme symbole fort du regret. Je tiens d’ailleurs à préciser que j’ai encore tous mes doigts, tout s’est donc bien passé pour moi pendant ces deux années. A l’intérieur de la famille, j’ai vraiment remarqué l’importance des relations de hiérarchie. Par exemple, lorsqu’il y a une réunion, les gardes du corps, qui occupent des postes subalternes, doivent toujours attendre à l’extérieur. Ils ne sont pas autorisés à entrer, et quand ils attendent à l’extérieur ils ont pour mission de préparer du thé, de la nourriture, etc.

« Une autre chose m’a marqué pendant ces deux ans : le respect absolu des plus jeunes pour le chef. » — Anton Kusters

L’un des chefs peut demander un rafraîchissement à n’importe quel moment, après la réunion ou même pendant. Quand cela arrive, ils entrent avec les boissons et la nourriture. Ce sont eux qui portent tout pour le chef quand ils travaillent. On peut voir qu’à côté du chef il y a toujours un garde du corps qui porte son sac ou son portefeuille, les autres gardes du corps sont vraiment là pour la sécurité. Le rang est vraiment très important à leurs yeux, on peut voir les noms de l’ensemble des chefs sur les murs, dans le bureau – pas ceux de rang inférieur, mais de rang supérieur. Il y a donc 20 ou 30 noms, toujours écrits dans un ordre précis, selon leur importance, afin de rappeler l’ordre à la famille. Cela donne un bon exemple de l’importance de la hiérarchie dans la famille. Une autre chose m’a marqué pendant ces deux ans : le respect absolu des plus jeunes pour le chef, ils font tout pour lui. Ils portent ses affaires, s’assurent qu’il y a toujours du thé. Quand il finit son thé, ils lui en apportent un autre. Ils s’inclinent quand ils entrent, ils sont très polis et ne parlent pas à moins que le chef ne les y autorise. Tout ce respect est présent dans la moindre petite action, on s’attend à un respect total, absolu. Je vous donne un exemple : au Japon, quand vous entrez dans un bâtiment, vous devez enlever vos chaussures. Les plus jeunes prennent les chaussures et les rangent comme il faut dans un coin, et pendant la réunion, ils cirent les chaussures, les nettoient. Il y a beaucoup de jeunes gens qui viennent pour devenir membre de la famille, devenir membre des Yakuzas. Les jeunes recrues vont dans un camp d’entraînement, pour apprendre à devenir un bon garde du corps, ainsi que pour apprendre comment méditer, comment prendre soin des autres. Ils apprennent donc de bonnes choses, mais en même temps ils apprennent comment tuer, à l’aide d’un couteau, avec un pistolet, comment se battre à mains nues…

Les jeunes recrues sont entraînées au combatCrédits : Anton Kusters

Les jeunes recrues sont entraînées au combat
Crédits : Anton Kusters

Ces jeunes gens apprennent le bien et le mal en même temps, cela les désoriente souvent à propos de leur identité même si au début, ils croient bien sûr que devenir membre des Yakuzas, c’est cool. Disant avec fierté : « Regarde, j’ai eu un costume, de la nourriture, de l’argent, j’apprends à être garde du corps, j’apprends à tuer des gens,… » Pour un jeune homme de 16-17 ans, ça peut paraître vraiment cool. Mais ce n’est que 10 ou 20 ans plus tard qu’ils commencent à se rendre compte que ce n’était finalement pas si cool que ça.

Le Yakuza moderne

Aujourd’hui les familles Yakuzas ne sont plus aussi violentes qu’avant. C’est plus subtil, il n’y a presque plus de violence ouverte, directe. En tout cas je n’ai pas vu cette facette des familles yakuza. Il faut dire que l’on avait convenu que par exemple, s’ils tuaient quelqu’un, je ne devais pas être présent. Il y a une grande différence entre photographier la guerre en tant que photojournaliste et photographier un crime en direct.

La famille Shinse-kan possède de nombreux clubs à TokyoCrédits : Anton Kusters

La famille Shinse-kai possède de nombreux clubs à Tokyo
Crédits : Anton Kusters

Si j’avais fait ça, je serai alors devenu un témoin, ma place aurait alors été compromise. Je pourrai évidemment être arrêté par la police pour ne pas avoir empêché ce crime et avoir indirectement participé à tout ça. L’accord passé disait donc que s’il y avait un crime ou quelque chose de ce genre, je ne prendrai pas de photos. Mais je pense que la violence, même si elle est toujours présente, est beaucoup moins visible directement. Il y a une centaine d’années, les clans se battaient avec des épées, des arcs, et s’entre-tuaient. Mais désormais ça ne se fait plus. Il y a beaucoup plus d’argent en jeux qu’avant, les familles préfèrent s’orienter vers le crime économique et numérique. Le changement que j’ai remarqué est que chez les Yakuzas, tout a davantage trait à la pression qu’à la violence. Ils utilisaient la menace de la violence, comme j’ai pu le voir beaucoup, et fréquemment. Et c’est bien sûr très intimidant. Désormais ils vont plus vers des crimes économiques que vers la violence pure, car la violence ne vaut rien à leurs yeux. Les crimes économiques comme le blanchiment d’argent, le soutient à un politicien véreux ou des prêts d’argent à une entreprise, sont plus intéressants pour eux, financièrement, pour survivre et se développer, que, par exemple, se battre contre un autre clan – ce qui, dans les années 2000, n’a plus aucun intérêt. Leur stratégie est de se rendre dans une entreprise, à une réunion du conseil d’administration à laquelle ils ne sont pas invités. Ils s’assoient dans la salle de la réunion du conseil, tout le monde sait qu’ils sont des Yakuzas, donc personne n’ose rien dire. C’est une sorte de pression silencieuse, ils s’assoient là lors de la réunion du conseil et au bout de cinq minutes, ils s’en vont. Ils ne disent pas un mot, rien, ils montrent juste qu’ils sont présents. Ce genre de pression est très très subtil, mais, bien sûr, très efficace, car les participants de la réunion savent que quelque chose va se produire.

Les trois grands chefs de la famille Shinse-kanCrédits : Anton Kusters

Les trois grands chefs de la famille Shinse-kai
Crédits : Anton Kusters

C’est leur manière de montrer leur force, pour, le jour suivant, soudoyer cette entreprise ou lui donner de l’argent pour en prendre possession, ou encore acheter des actions. Cette présence inquiétante, pesante, permet de faire pression sur l’entreprise pour qu’elle accepte tout deal proposé par la famille. C’est de cette manière que les Yakuzas ont accumulé beaucoup de force, de force économique. La question que les gens commencent à se poser est : « quelle est la différence entre eux et un PDG ordinaire, ou un patron ordinaire ? » C’est la grande réussite des familles Yakuzas, que les gens croient qu’ils sont normaux, gentils, heureux, d’irréprochables hommes d’affaires. Ils veulent le devenir en s’habillant bien, et en adoptant le mode de vie des hommes d’affaires ordinaires. Ça devient très difficile désormais de voir ce qui est illégal. C’est évident que si vous faites dans le crime économique, le crime commis n’est pas très visible.

« Ils sont passés de criminels de rue à hommes d’affaires illégaux. » — Anton Kusters

Du blanchiment d’argent, un soutient illégal à un politicien, une donation généreuse d’argent liquide à une grande entreprise automobile… Tout cela ne se voit pas. Les Yakuzas font vraiment tout leur possible pour ça, car avec les crimes économiques, c’est devenu plus compliqué de les identifier visuellement comme criminels et c’est comme regarder Dominique Strauss Khan – on ne se douterait pas qu’il a fait de mauvaises choses. Quelque chose que j’ai vu personnellement : quand il y a un enterrement, les gens viennent rendre hommage au défunt. Et pour lui rendre hommage, pour montrer leur respect, ils apportent toujours une enveloppe remplie d’argent, 10 000 euros par exemple, toujours en liquide. Donc beaucoup d’argent circule lors de ces cérémonies. C’est sans fin, une autre personne meurt dans une autre famille, puis encore une… L’argent revient à cette famille-là. C’est une des méthodes qu’ont les familles de Yakuzas pour blanchir de l’argent sans passer par la voie officielle. Parfois, je voyais le comptable de la famille compter une très grosse pile d’argent, je ne savais pas du tout d’où venait l’argent, mais une pile d’un demi-mètre d’argent, c’est énorme ! On comprend bien évidemment que ce n’est pas de l’argent gagné légalement. J’étais témoin de cette part illégale. Pour moi, c’est l’une des grandes conclusions concernant la façon d’apprendre à connaître les Yakuzas. Ils sont passés de criminels illégaux de rue à hommes d’affaires illégaux. C’est le type de changement qui s’est produit ces 20 dernières années, selon moi, bien que je ne sois pas un spécialiste.

Ce bar a été entièrement vidé pour permettre à un des chefs de boire son caféCrédits : Anton Kusters

Ce bar a été entièrement vidé pour permettre à un des chefs de boire son café
Crédits : Anton Kusters

Soichiro, mon frère

Je suis devenu proche de Soichiro, car il était mon contact direct avec la famille Shinse-kai et a du s’occuper de moi. Je devais absolument me comporter poliment, comme les Japonais. Il m’a aussi appris, enseigné comment me comporter comme les japonais pour que je ne sois jamais offensant envers quiconque lorsque je vivais avec eux. Sans lui, je n’aurais jamais pu comprendre toutes les nuances, les subtilités des relations sociales japonaises. J’ai mis un peu de temps à apprendre comment dire bonjour, qui saluer en premier, apprendre où m’asseoir, où me lever, apprendre à savoir si la situation est délicate ou détendue. Toutes ces choses, je les apprises de Soichiro. De plus, c’est à lui que je présentais mes photos en premier, juste après les avoir prises, il pouvait toujours y jeter un œil. C’est de cette façon qu’il est devenu la personne dont j’ai été le plus proche pendant ces deux années.

Les Yakuzas s'occupent eux même de la sécurité dans les ruesCrédits : Anton Kusters

Les Yakuzas s’occupent eux même de la sécurité dans les rues
Crédits : Anton Kusters

Désormais, si je me rends au Japon – car désormais le projet est fini –, j’irai toujours le voir à son bureau, juste histoire de le saluer, « Salut Soichiro, je suis à Tokyo en ce moment, comment vas-tu ? Quand irons-nous boire un verre ? », puis je m’en irai. Une façon de témoigner mon respect. Je pense que c’est une chose importante à faire, car ils m’ont permis d’accéder à quelque chose d’unique ; et si je croisais l’un d’eux dans la rue, à Tokyo, dans leur ville, sans les saluer, ce ne serait pas sympa de ma part. Soichiro est le chef de rue de la famille. On va dire que c’est donc un chef de niveau moyen, à environ 10 ou 15 places des meilleurs. Son travail : il a un bureau, il s’assoit toute la nuit à son bureau car ils travaillent surtout la nuit. Et dans son bureau, il y a de nombreux écrans de caméra, de télévision, qui retransmettent les images filmées par les caméras installées dans les rues, afin de vérifier ce qui s’y passe. C’est une façon pour la famille de s’assurer que la voie est libre et qu’il n’y a pas de gang rival ou de violence dans la rue. Il s’assoit donc là toute la nuit, et regarde les écrans. Quand il se passe quelque chose, il saisit le téléphone et appelle l’un des gardes du corps en disant « Oh ! Quelque chose est en train d’avoir lieu, va tout de suite dans la rue pour régler le problème. » C’est vraiment très étonnant car normalement, en Belgique ou dans beaucoup d’autres pays, on ne peut pas placer des caméras dans la rue n’importe comment, la police vous arrêterait immédiatement. Mais, comme ils font de la rue l’endroit le plus sûr possible au monde pour les gens qui y sont, la police ferme un peu les yeux et autorise le clan à s’approprier la sécurité. C’est un peu comme ça que fonctionne la mafia. Ils prennent une partie du pouvoir, ils concluent un accord avec la police et essayent de contrôler un peu plus leur territoire. Soichiro, précisément, était le chef de tous ceux qui devaient sortir dans la rue si besoin. Son travail était à 100% de s’occuper de la sécurité.

La famille Shinse-kan travaille beaucoup pendant la nuitCrédits : Anton Kusters

La famille Shinse-kai travaille beaucoup pendant la nuit
Crédits : Anton Kusters

Ces deux années d’immersion totale dans la famille Shinse-kai ont changé beaucoup de choses chez moi. C’était mon tout premier projet en tant que photographe, la première chose que je faisais, je n’avais donc aucune idée de ce que c’était que d’être photographe, véritablement. J’ai donc fait deux choses à la fois : un projet incroyable et en même temps je suis devenu photographe. Ça a changé beaucoup de choses, notamment – ce n’est pas grand-chose, mais pour moi ça a beaucoup d’importance – ma façon de voir le monde. Quand j’étais jeune – j’espère que je suis le encore –, j’avais tendance à voir tout blanc ou tout noir. J’avais tendance à penser qu’il y avait les bons et les méchants, et qu’il n’y avait rien entre les deux. J’étais très manichéen. C’est en observant, en découvrant ce que sont les Yakuzas, que je me suis rendu compte que le monde n’est pas noir ou blanc, mais qu’il y a beaucoup, beaucoup de nuances de gris entre l’obscurité et la lumière. Et qu’il y a beaucoup de possibilités entre les deux, qu’une personne peut avoir de bons comme de mauvais côtés. Apprendre sur la condition humaine, sur la culture, apprendre à essayer de ne pas juger les gens, à ne pas généraliser, a été pour moi l’une des plus grandes leçons tirées de cette expérience. Le fait que ce soit des Yakuzas n’avait pas vraiment d’importance, même si c’est un exemple particulièrement efficace. Ces deux ans m’ont appris à ouvrir les yeux.

L'ordre et le respect de la hiérarchie sont très importants pour les YakuzasCrédits : Anton Kusters

L’ordre et le respect de la hiérarchie sont très importants pour les Yakuzas
Crédits : Anton Kusters

Je ne pense pas recommencer à photographier les Yakuzas de si tôt. Je sais que je pourrais continuer à le faire jusqu’à ma mort, indéfiniment. Car grâce à cette expérience je me suis forgé une réputation, je peux aller dans les triades chinoises, voir la mafia russe, la mafia italienne. Ils me diraient : « Ok, nous savons que nous pouvons vous faire confiance, que vous n’allez pas nous trahir, car vous avez travaillé avec les Yakuzas. » Mais souvenez-vous que j’ai photographié durant deux ans, et négocié pendant un an, que je me suis préparé pendant un an, après les négociations. J’ai écrit un livre, puis fait des expositions. Donc disons que j’ai travaillé sur ce projet pendant cinq ans. Si j’avais recommencé, j’aurais fait cinq ans de plus ; j’aurais alors travaillé dix ans dans le milieu criminel. C’est beaucoup trop à mes yeux. Je garde donc cette expérience et peut-être que dans cinq ans, lorsque j’aurai mené une vie normale pendant quelques temps, je me dirigerai à nouveau vers ce genre de sujets.


Traduit de l’anglais par Claire Ferrant. Couverture : Des gardes du corps de la famille Shinse-kai, par Anton Kusters.