La grâce est un état fugace, mais Christy King l’a atteinte l’espace d’un instant. Il était 15 h ce lundi 9 septembre 2013 et Christy se reposait devant le feu de bois d’un campement bien ordonné. La guide australienne de 39 ans venait tout juste de terminer sa première journée en compagnie de sept Australiens, un Néo-Zélandais et dix-neuf porteurs locaux. Ils étaient en route pour un trek de six jours qui partait des montagnes de Papouasie-Nouvelle-Guinée pour rejoindre la côte. Ils suivaient la Black Cat Track (la piste du chat noir), un sentier difficile long de 67 km, escarpé et envahi par la végétation. Ouvert pour la première fois par des chercheurs d’or australiens dans les années 1920, il a été le théâtre d’une des batailles australiennes les plus tragiques de la Seconde Guerre mondiale.

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Papouasie-Nouvelle-Guinée
Le trek se déroule dans la province de Morobe

Les randonneurs avaient commencé leur périple à six heures ce matin-là, marchant à travers un paysage enchanteur de collines abruptes couvertes de hautes herbes. Les trekkeurs avaient entre 40 et 67 ans, mais ils surprenaient Christy King par leur forme physique. À 14 h, ils ont installé leur premier campement à Banis-Donki, une clairière située au cœur d’une jungle dense que le sentier traverse de part en part. Sous un crachin glacé, les porteurs se sont mis au travail, montant une tente orange pour chaque trekkeur. Ils se reposeraient pour leur part sous une bâche argentée tendue entre les arbres. Les clients se sont éclipsés sous leur tente pour se changer et enfiler des vêtements secs et chauds pendant que les porteurs allumaient un feu pour faire bouillir de l’eau. Kerry Rarovu, qui traînait une gueule de bois, ne désirait qu’une seule chose : dormir. Christy King le connaissait depuis des années. Elle le taquinait en se tenant debout à l’endroit où il essayait d’installer sa couche. « Dégage ! » a-t-il crié en plaisantant. « J’ai besoin de dormir ! » Matthew Gibob, un autre porteur, s’est affalé près de Kerry Rarovu.

« On veut le chef ! » crièrent les assaillants, frappant les Australiens du plat de leur machette.

La pluie s’est arrêtée et Rod Clarke a émergé de sa tente. Le temps était souvent à la pluie, ici dans les montagnes, mais personne ne s’en souciait : cela fait partie de l’aventure. La fumée des feux de cuisson tournoyait autour du campement tandis que le riz cuisait à petits bouillons dans les casseroles. Nick Bennett était toujours dans sa tente. Zoltan Maklary aussi, à écouter de la musique sur son iPod. Certains des « boys », comme les porteurs s’appellent entre eux, ramassaient du bois pour le feu dans la forêt. Tout était tranquille. C’est là que des hommes armés de machettes ont surgi d’entre les arbres.

Terreur dans la jungle

Ils sont entrés dans la clairière en un éclair, depuis l’une des extrémités du sentier. Leur agressivité a pétrifié Christy d’horreur. Ils étaient trois hommes et portaient des cagoules faites à la main, laissant apparaître d’étranges petites oreilles évoquant des masques de Halloween. L’un d’entre eux tenait un fusil de calibre .303 datant de la Seconde Guerre mondiale. Les deux autres étaient munis de machettes d’un mètre de long qu’on appelle des « couteaux de brousse » en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Un des assaillants à la machette portait également un fusil à canon scié. Les trois hommes étaient minces et petit. « Sleep ! Sleep ! » hurlaient-ils. Cela signifie « à terre » en pidgin anglais. Rod Clarke et les autres se sont jetés sur le sol. Christy King s’est mise à genoux.

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Kerry Rarovu

Kerry Rarovu s’est réveillé juste au moment où les hommes se ruaient dans le camp et commençaient à taillader la bâche et ses haubans. Il a ouvert les yeux et levé son bras devant lui. Le premier coup s’est abattu, ouvrant sa main en deux sur la longueur. Le coup suivant lui a fendu le crâne. Et le suivant et le suivant. Huit en tout. Impossible d’oublier ce bruit sourd. Dans sa tente, Nick Bennett a entendu les cris. Il a d’abord pensé que quelque chose d’amusant se passait dehors – peut-être les porteurs avaient-ils trouvé un couscous, une espèce d’opossum australien. Il a pris son appareil photo et s’apprêtait à sortir de sa tente quand il a reçu un violent coup sur le crâne accompagné d’un bruit d’explosion qui a résonné dans sa tête. Il a cru qu’on lui avait tiré dessus mais il venait en réalité d’être frappé avec la crosse du fusil. Du sang s’écoulait de la blessure. Zoltan Maklary s’était déplacé à l’intérieur de sa tente et venait d’ôter ses écouteurs quand une lame est venue s’encastrer dans son bras. « On veut le chef ! » ont crié les assaillants, frappant les Australiens du plat de leur machette. Les hommes s’étaient tapis sur le sol. Christy King s’est relevée. « Je suis le chef. Que voulez-vous ? » « De l’argent ! » ont-ils hurlé. La tente de Christy King était dressée au bout de la rangée. Elle s’est levée, l’a montrée du doigt et leur a expliqué que l’argent s’y trouvait. Elle transportait la moitié de la paie des porteurs et tout l’argent nécessaire pour payer les villageois le long du trek, soit près de 5 000 dollars. Les hommes lui ont ordonné de sortir l’argent de la tente. Elle pensait qu’ils s’enfuiraient après qu’elle leur aurait donné l’argent. L’homme armé du fusil la surveillait de près pendant qu’elle rassemblait la somme. Pendant ce temps, les deux autres couraient en tous sens, retournant les tentes et tailladant les porteurs qui avaient le malheur de bouger. « Sleep ! Nous regarde pas ! » Ils ont frappé Matthew Gibob de leur machette et enfoncé la pointe du bâton de marche de Peter Stevens dans son mollet. Ils ont confisqué l’appareil photo de Nick Bennett et lui ont demandé l’argent qu’il avait dans ses poches, enfonçant brutalement leur machette dans un arbre pour l’intimider. Ils ont ensuite tailladé les jambes de presque tous les porteurs, tranchant mollets et tendons d’Achille, frappant si férocement que des bouts d’os jaillissaient des blessures. Les randonneurs gisaient face contre terre, paralysés par le bruit sourd des coups de machette et les cris qui s’ensuivaient, mais Christy King regardait tout, réfléchissant à la suite. Qu’allait-elle faire ? Puis le silence est revenu. « Est-ce qu’ils sont partis ? » a fini par demander quelqu’un. Les survivants ont relevé la tête et se sont mis debout. Vingt minutes s’étaient écoulées. Peut-être trente. Le campement était saccagé ; les tentes, les sacs de couchage, les sacs à dos, les vêtements éparpillés partout. Nick Bennett a vu Matthew Gibob rendre son dernier souffle et mourir. Un autre porteur du nom de Dick Reuben était en état de choc, ses yeux roulant dans leurs orbites tandis que Bennett l’habillait et enfilait des chaussettes sur ses pieds ensanglantés. Quelques-uns des porteurs qui étaient partis ramasser du bois au moment de l’attaque avaient pris la fuite et s’étaient évanouis dans le brousse. Le porteur Joe Gawe avait baissé la tête à temps tandis qu’une machette frappait son visage, puis il avait levé son bras pour contrer le coup suivant. Il avait l’avant-bras tranché. Les autres souffraient de coupures aux jambes et étaient incapables de se lever – tous sauf deux : le fils d’un porteur âgé de neuf ans et celui qui tenait l’enfant au moment de l’attaque.

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Christy King et les porteurs, quelques heures avant l’attaque
Crédits : Christy King

« C’était horrible », m’a raconté Christy King deux mois plus tard. « On se serait cru sur une zone de guerre. Je suis infirmière et je suis habituée à côtoyer la chair et la mort, toutes les choses horribles qui peuvent arriver aux êtres humains. Mais Kerry Rarovu a été littéralement massacré. Sa tête était complètement fendue, et il y avait des membres, des corps et du sang partout. » Les porteurs criaient : « Christy, Christy, aide-nous, on va mourir ! » Christy King s’est mise en mode automatique. Elle a retrouvé les kits de premier secours, panse les blessures des porteurs et emprunté le téléphone d’un des trekkeurs australiens. Il avait du réseau – ils se trouvaient toujours dans la zone de couverture. À défaut de pouvoir appeler un numéro local, elle a contacté son beau-père en Australie et lui a expliqué qu’ils avaient été attaqués. Elle lui a demandé de joindre son mari qui habitait en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Elle a ensuite trouvé un téléphone local et appelé un ami qui travaillait pour Morobe Joint Mining Ventures, une compagnie minière exploitant une mine d’or géante, située au point de départ du trek. Elle a enfin  contacté toutes les personnes qui pouvaient être utiles dans cette situation et demandé à ce que les villageois montent par le sentier. Christy King a pesé le pour et le contre. Elle songeait à sa responsabilité envers ses clients. Ils saignaient et certains étaient traumatisés. L’obscurité tombait, ce qui dans les montagnes était le signe d’une nuit longue et froide. Elle a alors pris une décision : elle allait bander les blessures le mieux qu’elle pouvait, installer aussi confortablement que possible les porteurs et elle repartirait avec ses clients par le chemin qu’ils avaient pris à l’aller, pour une marche d’environ six heures. « Les quitter a été une véritable épreuve, mais nous ne pouvions rien faire de plus et il fallait aller chercher de l’aide », raconte-t-elle. Seul souci : leurs assaillants étaient partis dans la même direction. « C’était très effrayant », se souvient Christy King. « Après avoir marché pendant dix à quinze minutes,on a senti l’odeur de la marijuana qu’ils fumaient. On s’est arrêtés et serrés les uns contre les autres. » Ils avaient pris des lampes frontales, mais avaient peur de les allumer. Christy King ouvrait la marche et ils avançaient dans l’obscurité en tâtonnant. « C’est l’adrénaline qui nous a fait avancer », explique Nick Bennett. Après plusieurs heures de marche, ils ont rencontré une foule de villageois sur le sentier. À 22 h 30, ils étaient à la clinique de la mine de Morobe. Les porteurs étaient toujours là-haut, sur les lieux de la tuerie.

Les préparatifs

L’agression a eu peu de retentissement à l’internationale, mais la Papouasie-Nouvelle-Guinée – un pays d’environ 448 000 m2 occupant la moitié orientale de l’île de Nouvelle-Guinée – est une ancienne colonie australienne devenue indépendante en 1975. En l’espace de 48 heures, les trekkeurs étaient de retour chez eux et leur calvaire faisait la une des télévisions, des radios, des journaux et d’Internet.

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Le camp dévasté des porteurs

Les reportages montraient des photos de Nick Bennett, la tête enveloppée de gaze, raconté que la jambe de Peter Stevens avait été transpercée, et ils qualifiaient les agresseurs de « pillards » ou de « bandits ». Les articles les plus rigoureux laissaient la parole à des habitants de la région, qui expliquaient qu’une rixe tribale était peut-être la cause de l’embuscade meurtrière. Cette théorie a été contestée par Mark Hitchcock, l’un des propriétaires de PNG Trekking, la société qui organisait le trek. Le motif, affirmait-il aux reporters, était clairement le vol. « C’était un cas isolé… l’incident nous a tous choqués », a déclaré Mark Hitchcock dans la presse. Il insistait pour rappeler que cet acte était « totalement étranger à la randonnée ». Les jours ont passé et sur place, la police et les hélicoptères ratissaient la montagne et la jungle à la poursuite des coupables. Une semaine plus tard, on a appris que des membres de la famille d’un des porteurs décédés avaient attaqué une personne suspectée d’abriter l’un des meurtriers. Au départ, j’observais tout ceci de loin, depuis les États-Unis. Ayant passé les trois dernières années à écrire un livre sur la disparition en 1961 de Michael Rockefeller en Nouvelle-Guinée, j’avais voyagé pendant plusieurs mois dans des régions reculées situées dans la moitié occidentale de l’île, la Papouasie indonésienne, où j’avais vécu avec une tribu de la côte sud-ouest. Bien que les coutumes tribales varient considérablement sur l’île, l’idée de violence réciproque est quasiment universelle : équilibrer la société par une guerre constante et des représailles. Les rapports de violence en Papouasie-Nouvelle-Guinée sont de plus en plus fréquents, y compris des cas d’agressions contre des personnes soupçonnées de sorcellerie.

Les porteurs n’avaient pas tous connu le même sort. Deux d’entre eux avaient été tués sur le champ.

Les régions reculées ne sont pas les seules concernées : cela arrive aussi dans les grandes villes du pays, comme Port Moresby, Lae et Mount Hagen. Au fil du temps, les hommes se sont détachés des coutumes sacrées régulant cette violence, avant de connaître la pauvreté et le chômage dans les villes. Ils se sont retrouvés de plus en plus étrangers à leurs villages et à l’influence tribale. Même si les médias se sont focalisés sur les trekkeurs australiens et leur calvaire, une chose était claire : Nick Bennett avait été frappé à la tête, le bras de Zoltan Maklary avait été tailladé et on avait planté la pointe du bâton de Peter Stevens dans sa jambe… mais aucun des clients étrangers n’avait été grièvement blessé. Psychologiquement traumatisés, bien sûr ; détroussés, aussi ; mais personne n’avait perdu ne serait-ce qu’un seul doigt, ou nécessité plus de quelques points de suture. L’agression avait pourtant été marquée par de violentes blessures à la machette. Lorsque les touristes ont été frappés, les coups n’ont été donnés qu’avec le plat de la lame. Les agresseurs avaient visiblement pris certaines précautions. Les porteurs, âgés de 20 à 40 ans, n’ont pas connu le même sort. Deux d’entre eux ont été tués sur le champ, un troisième est décédé des suites de ses blessures quelques jours plus  tard, et six autres ont été brutalisés d’une manière qui laisse penser que l’attaque n’était pas un simple vol. Dans les premiers reportages, Christy King a été présentée comme l’héroïne du jour. Puis elle n’a plus voulu répondre aux questions. Les mails que j’ai envoyés à certains des Australiens sont restés sans réponse jusqu’à ce que Rod Clarke m’écrive enfin pour expliquer que les trekkeurs ne pouvaient pas parler car ils étaient en pleine négociation pour une exclusivité média en Australie, pays qui pratique depuis longtemps le journalisme mercantile.

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Nick Bennett après l’attaque

J’ai fini par réussir à joindre Pam Christie, la co-propriétaire de PNG Trekking. Elle aussi s’est refusée à tout commentaire. L’affaire n’a pas fait du bien au tourisme en Papouasie-Nouvelle-Guinée, il était temps selon elle de passer à autre chose. Lorsque je lui ai demandé de me mettre en contact avec les porteurs de Christy King, sa réponse est tombée net : « Certainement pas. » Si je voulais poursuivre mon enquête, je n’avais qu’à contacter l’Autorité du tourisme et de promotion de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, « pleinement informée » sur la situation. J’ai recruté une amie en Australie qui a réussi à localiser les parents de Christy King. Ils lui ont communiqué son numéro de téléphone et quand l’investigatrice a parlé de mon intention de venir en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour comprendre ce qui s’était réellement passé, elle a répondu que je pouvais la contacter. Cet accord a libéré la parole des trekkeurs, surtout quelques temps plus tard lorsque leur exclusivité média a expiré. Deux semaines après, j’étais en Papouasie-Nouvelle-Guinée pour assembler les pièces du puzzle.

Suivez le guide

24 heures avant l’attaque, Nick Bennett était assis à bord d’un pick-up Toyota, brinquebalé sur les routes de montagnes de l’île. Lui et sept autres Australiens avaient pris l’avion à Port Moresby, la capitale bouillonnante du pays, pour atterrir à Bulolo, un aéroport se résumant à deux conteneurs de marchandise reconvertis. À présent, la route grimpait sans cesse. Le paysage était superbe, sauvage et accidenté. Le genre d’endroit où vous sentez votre poitrine se gonfler, vous fait rire à gorge déployée et vous donne le sentiment d’être la personne la plus chanceuse du monde. La route était sale et truffée de nids-de-poule, coupant à travers une jungle verdoyante, longeant des falaises abruptes l’instant d’après. Le ciel était immense et rempli de nuages gris, verts et blancs que perçaient les rayons du soleil. Un soleil qui réchauffait l’air pur et frais des montagnes, à 1 200 m d’altitude. Il leur arrivait de doubler des Papous qui marchaient péniblement le long de la route. Les hommes, vêtus de t-shirts, tenaient à la main des machettes ; les femmes portaient des chemisiers gais à motif floral – les muumuus colorés apportés par les missionnaires protestants un siècle plus tôt – et tous transportaient des filets remplis de bâtons ou de patates douces, accrochés à leur tête.

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Crépuscule papou
Crédits : Taro Taylor

Nick Bennett était aux anges. Cet ancien policier de 55 ans, originaire de Nouvelle-Zélande, avait servi dans le corps de protection diplomatique néo-zélandais avant de partir pour l’Australie, où il avait travaillé comme guide touristique. Bennett raffolait d’aventure, de cultures exotiques, d’expériences intenses… mais il avait été terrassé par une crise cardiaque. Il s’était battu pour guérir. Il a commencé à pratiquer le yoga et entamé un programme de fitness de vingt semaines qui comprenait de longues randonnées et des marches en montagne. À présent il était là, fort, en bonne santé, savourant son triomphe sur l’âge, roulant sa bosse au milieu de nulle part. En matière de paysages, difficile de faire plus intense, plus beau, plus étrange et différent que la Papouasie-Nouvelle-Guinée. Son périple ne faisait que commencer. Les randonnées comme celles qu’il avait choisies constituent un marché florissant. La piste Kokoda, un chemin de randonnée bien plus célèbre que la piste du Black Cat, est empruntée par près de 4 000 touristes par an, et « pour les Australiens visitant la Papouasie-Nouvelle-Guinée, elle représente l’expérience la plus incroyable », selon une analyse économique du tourisme australien datant de 2012. Le trek relie Port Moresby à Kokoda en suivant la chaîne de montagnes Owen Stanley. C’est une machine bien huilée. Les trekkeurs paient des compagnies comme PNG Trekking Adventures qui louent ensuite des guides, des porteurs et gèrent l’approvisionnement et la logistique. Une organisation locale collecte une taxe auprès de chaque trekkeur et gère le sentier de randonnée. Tout cela fonctionne tellement bien que les guides, les porteurs et les villages traversés ont noué des relations professionnelles étroites et très développées – les délits sont quasiment inexistants sur la piste elle-même.

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Un membre d’une tribu papoue
Crédits : Christopher Michel

Le comité du tourisme et de promotion de la Papouasie-Nouvelle-Guinée et PNG Trekking ont ouvert la piste du Black Cat en 2004 pour se développer davantage. Les limites du sentier Kokoda en terme de capacité étaient presque atteintes, et le Black Cat avait à offrir d’autres histoires, vestiges et défis. Bien que plus court, le parcours est cependant plus technique, la végétation y est dense et le chemin passe à travers des territoires isolés appartenant à des tribus comme les Bong, les Iwal et les Biangai. La transformation de ce circuit en trek commercial était porteuse de promesses pour tous les acteurs du marché. Mais quand Nick Bennett est arrivé, il était encore rare de se lancer dans ce trek. Tard dans l’après-midi, Nick Bennett et les autres ont pénétré dans le village de Wau, une sorte d’oasis aux portes du trek – le foyer de Danielle et Tim Vincent, résidents de Papouasie-Nouvelle-Guinée depuis longtemps et anciens colons australiens. Ce sont les patrons de Wau Adventures, la société qu’ils ont fondée pour gérer la logistique au départ du trek. À l’extérieur de l’espace clôturé de la famille Vincent s’étend la jungle, les routes sales, l’odeur de fumée, l’humidité et la poussière, et de nombreux villages de Papous. L’intérieur de leur maison est décoré de planchers en bois lustré, de luxueux meubles blancs moelleux et de vitrines en verre. Autour d’un bon dîner agrémenté de vin, les huit hommes, tous d’âge moyen et pour la plupart d’anciens militaires, ont appris à faire connaissance et à connaître  celle qui allait les guider. La chef d’excursion était blonde et bronzée, ils étaient stupéfaits de sa beauté et ravis par son aisance. Christy serait responsable de leur confort et de leur sécurité.

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Christy King n’était pas femme à avoir besoin de l’aide d’un homme. Australienne expatriée et fonceuse devant l’éternel, l’infirmière en soins intensifs et athlète d’endurance est mince et musclée, ses mollets galbés aussi gros qu’une balle de tennis. Elle respirait la compétence. Mariée au sein d’une famille qui gère la plus grande chaîne de pharmacies en Papouasie-Nouvelle-Guinée, elle fait partie de l’élite d’expatriés australiens qui jouent encore un rôle important dans l’économie et la politique de l’île. Lae, la seconde plus grande ville du pays, est située à une heure en bateau de Salamaua, le village qui sert de base à la piste du Black Cat. Lae est le lieu de résidence des membres de la famille King depuis cinquante ans, et Christy et son mari, Daniel, y vivent depuis une dizaine d’années. Ils ont aujourd’hui deux enfants en âge d’aller à l’école. Christy parle le Tok Pisin, le pidgin anglais utilisé partout en Papouasie-Nouvelle-Guinée, et la famille connaît tout le monde, des membres du gouvernement aux habitants de Salamaua, où les King possèdent une maison rustique sur la plage.

Kerry Rarovu était une star, un exemple de ce que pouvait réaliser un villageois papou avisé, motivé et ambitieux.

Christy King n’a jamais tenu en place. Dès cinq heures du matin, elle court dans les rues mal entretenues de Lae, suivie par des gardes du corps en voiture. En 2011, elle a parcouru les 68 km du Black Cat au pas de course en 31 heures, quand la plupart des trekkeurs mettent six jours. Il s’agissait pour elle de se préparer à la course de Kokoda – environ 96 km –, qu’elle a terminée en 30 heures. Christy était parfaitement en forme, connaissait le terrain, les gens, la langue locale et tous les acteurs politiques du coin. À quelques kilomètres de la maison des Vincent, les trekkeurs et Christy King fêtaient le début de cette nouvelle aventure avec Kerry Rarovu, Dick Reuben et 17 autres porteurs dans un village appelé Kaisinik. Pour les hommes vivant dans des villages sans électricité, sans plomberie et souvent sans accès routier, dans un pays offrant peu d’opportunités d’emploi, devenir porteur est un travail convoité qui rapporte 50 dollars par jour – sans les pourboires et les cadeaux divers que les touristes laissent derrière eux, des chaussures de marche aux appareils photos numériques. Le fait de côtoyer des touristes aisés permet aussi aux villageois de rencontrer le monde extérieur Les villages tirent tous profit de la présence des trekkeurs. « Nous payons pour tout », explique Christy King. « Chaque seau d’eau. Chaque fruit. Chaque feu de bois. » Dans la hiérarchie des porteurs et des guides de l’île, Kerry Rarovu était une star, un exemple de ce que pouvait devenir un villageois papou avisé, motivé et ambitieux. C’était un homme fiable et ponctuel, dans une société où les notions de temps auxquelles nous sommes habitués n’existent pas. Les agences de trekking faisaient appel à ses services, les touristes se l’arrachaient pour leur trek et il avait atteint le statut de « guide en chef », gagnant entre 10 et 20 dollars de plus par jour. « Kerry parlait très bien l’anglais », se rappelle Christy King, « et il entretenait d’excellentes relations avec les expatriés. » Il avait marché sur la piste de Kokoda et mené tous les treks de la piste du Black Cat. Durant le voyage, il séjournait dans les mêmes hôtels que les clients et mangeait avec eux, très à l’aise en société. Un expatrié de Lae lui a offert un VTT, et il n’a pas tardé à réaliser des figures et à participer à des courses organisées par les expatriés. Au village, il avait gagné en importance et en richesse, si modeste soit-elle. Il avait construit une maison en bois et ouvert une boutique dans les pièces de devant. C’était devenu un homme important, capable d’assurer les beaux jours de ses deux enfants et de sa famille élargie. « Nous considérions Kerry comme notre leader », raconte son cousin, Hubert Koromeng. Christy engageait Kerry pour toutes ses randonnées difficiles.

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Kerry Rarovu tient une bombe datant de la Seconde Guerre mondiale
Crédits : Facebook

Il était aussi devenu un peu arrogant, et apparemment, il buvait un peu trop. C’est la raison pour laquelle elle avait choisi un autre homme pour le premier trek dont elle était responsable, Dick Reuben. Il n’était pas aussi expérimenté que Kerry Rarovu, mais il était plus calme et plus réfléchi. C’était un bel homme, s’exprimant bien, que Christy King avait instinctivement apprécié et en qui elle avait confiance. Il venait de Salamaua, le village situé sur la plage où la famille King possédait une maison. Après que Dick Reuben a été nommé guide en chef, sa première tâche a été de monter à l’intérieur des terres, en suivant le sentier. Christy King a insisté pour qu’il embauche des porteurs venus de tous les villages situés le long de la piste afin que les ressources générées par l’opération soient uniformément réparties. Aucun village, aucune tribu ne devaient être tenus à l’écart. Dick Reuben a choisi plusieurs hommes de son propre village et en a recruté d’autres en route. En  deux jours, ils ont marché 64 km pieds nus, portant de lourdes charges à travers les sentiers montagneux escarpés. Le lundi soir, ils étaient 19 – dont Kerry Rarovu – au village de Kaisinik, dans la maison de Ninga Yawa, le président de l’association de la piste du Black Cat. Tandis qu’à quelques kilomètres de là, à Wau, Christy King et les Australiens faisaient la fête, les porteurs s’étaient réunis dans la maison en feuilles de palmiers sans électricité ni plomberie de Ninga Yawa, pour mâcher de la noix de bétel, fumer et s’amuser jusque tard dans la nuit. D’ici quelques jours, ils empocheraient 300 dollars. Et si le trek se déroulait bien, davantage de touristes viendraient, apportant avec eux de l’argent et des opportunités qui profiteraient à une population totalement démunie.

La piste du chat noir

Je suis resté trois jours avec Ninga Yawa. Il m’a emmené dans les montagnes, au départ du sentier, et m’a hébergé à Kaisinik. Loin des villes et de la communauté d’expatriés de Papouasie-Nouvelle-Guinée, le village est un monde à part, un lieu où les identités et les différences tribales et culturelles sont exacerbées et présentes dans tous les esprits. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, particulièrement dans les montagnes, le violence tribale n’est jamais loin, et Ninga Yawa était un Biangai. C’est un homme relativement aisé : il conduit un pick-up Toyota et sa famille gouverne le village depuis des générations.

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La maison de Ninga Yawa à Kaisinik
Crédits : Carl Hoffman

Alors que nous entrons dans Kaisinik – un village verdoyant niché à l’intérieur des terres entre des collines escarpées et traversé par la sauvage rivière Bulolo – il m’explique qu’autrefois, sa maison avait cinq chambres. Elle avait été construite en planches et érigée sur des pylônes en acier. Mais c’était fini. À présent, sa maison et toutes celles de Kaisinik n’étaient plus que de simples cahutes en feuilles de palme, dont la cuisine se réduisait à un feu protégé par un toit en palme. En 2009, la tribu voisine des Watuts, avec qui les Biangais se disputent des terres depuis des décennies, a attaqué le village avec des arcs et des lances, brûlant tout sur leur passage et tuant cinq personnes. Geste rare, Ninga Yawa est parvenu à convaincre ses voisins de ne pas engager de représailles ; au lieu de cela, ils ont intenté un procès contre les Watuts. Mais les relations sont encore très tendues et cinq hommes dormaient sur le porche de la petite hutte qu’on m’avait attribué. « Nous sommes responsables de votre sécurité », m’a expliqué Yawa. Le lendemain matin, sous une fine pluie froide, il m’a conduit au point de départ du sentier, là où les porteurs et les trekkeurs s’étaient rencontrés pour la première fois. Malgré le crachin et les nuages bas, l’endroit était sublime. Les collines escarpées et ondoyantes sont tapissés d’herbes vertes, les arbres sont quasiment absents. Au loin, des pins épais recouvrent les crêtes d’une forêt tropicale en altitude, qu’ils ont atteinte en quelques heures. L’endroit semblait inhabité et pas un village n’était en vue. Mais là-haut vivaient des gens, plusieurs communautés coupées du monde extérieur. Ce serait l’occasion de le rencontrer des membres ces tribus, ainsi que les porteurs et les guides originaires de ces endroits, qui ont séduit Nick Bennett et Rod Clarke autant que le défi sportif de la randonnée et son histoire. Nick Bennett avait arpenté la piste Kokoda quelques années auparavant. « Les porteurs chantaient, c’était un vrai plaisir de marcher dans la jungle et d’apprendre à connaître leur culture », se souvient-il. Cette fois-ci, son porteur était un jeune homme tranquille et timide prénommé Andrew. « C’était son premier trek », m’a raconté Bennett, « et s’il avait continué, j’aurais eu l’occasion de mieux faire sa connaissance. » Tandis que les autres porteurs rencontraient leurs clients – un guide en chef, un porteur pour chacun des huit trekkeurs et Christy King, plus neuf autres pour porter la nourriture, les bâches et l’équipement de cuisine –, Christy a remarqué que Kerry Rarovu sentait l’alcool. Et bien qu’elle avait recommandé à Dick Reuben d’embaucher des porteurs venant de tous les villages situés le long du sentier de randonnée, 11 des 19 hommes étaient originaires de son village. À la fin du trek, 3 ou 4 000 dollars inonderaient Salamaua, tandis que les autres villages recevraient beaucoup moins. Un seul porteur venait de Kamiatum, deux de Mubo, un de Goudagasule et deux de Skin Diwai. Kerry Rarovu et Matthew Gibob étaient de Biawen, en amont de Kaisinik. Mais il était trop tard pour changer la composition des porteurs et Christy King faisait confiance aux décisions de Dick Reuben : il maîtrisait mieux qu’elle les impératifs tribaux. Pour sa part, Dick Reuben était persuadé – et l’est toujours aujourd’hui – que la répartition des embauches était équitable et juste.

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Carcasse d’un B-17 gisant dans la jungle
Crédits : Christopher Michel

Le trek a débuté vers 7 h : 27 hommes et Christy King. Les porteurs portaient des casquettes de baseball et marchaient pieds nus, lestés de lourds sacs à dos, les Australiens portaient des chapeaux de brousse à larges bords et s’aidaient de bâtons de marche. Chaque porteur marchait derrière son client ; Kerry Rarovu et Christy King fermaient la marche. La piste, un sentier étroit et glissant, partait de la route, descendait une colline escarpée puis commençait à grimper dans la prairie. À 9 h, ils avaient atteint la carcasse d’un bombardier B-17 datant de la Seconde Guerre mondiale. Il gisait brisé en deux mais quasiment intact, après s’être écrasé sur la colline quelques 70 ans auparavant. Tout le monde a posé pour des photos, enthousiastes malgré le temps brumeux. Dick Reuben et Kerry Rarovu se sont agenouillés, exhibant fièrement une longue machette – l’outil primordial dans la brousse. Ils ont repris la route et n’ont pas tardé à atteindre les crêtes. Là, ils ont pénétré dans une forêt dense et humide. Il y avait du brouillard et le temps était couvert, de l’eau ruisselait sur l’écorce des arbres. Les Australiens s’enfonçaient, à tout point de vue, dans les méandres des frondaisons complexes que peu d’étrangers, y compris ceux résidant depuis longtemps en Papouasie-Nouvelle-Guinée comme les King, pouvaient correctement appréhender. Cette nuit-là, ils devaient camper à Banis-Donki et de là, se diriger vers les huttes en chaume des villages reculés. Mais en discutant avec Ninga Yawa et les autres hommes assis autour d’un feu, j’ai réalisé que les Papous percevaient les choses très différemment. Salamaua se trouvait dans une région de peuples de la côte parlant le Bong, éparpillés dans de petits villages séparés – celui de Dick Reuben s’appelait Lagui. Au fur et à mesure que la piste montait dans les terres, elle traversait des territoires qui semblaient identiques mais ne l’étaient pas : c’était le pays du peuple Iwal, concentré dans les villages de Mubo et Bitoi. Puis vers la fin de la piste, on entrait dans le territoire de Ninga Yawa et Kerry Rarovu, le pays des Biangai. Les tribus Bong, Iwal et Biangai savent toutes où commence et où finit leur territoire respectif ; elles savent qui possède quoi et qui vient d’où, d’un simple regard. Les trois peuples parlent des langues différentes. La Papouasie-Nouvelle-Guinée n’a pas changé depuis 40 000 ans. Un patchwork de centaines de groupes linguistiques et de tribus dont les relations avec leurs voisins vivant sur la crête ou au-delà de la rivière ont souvent été ponctuées de violences ; même si, en grimpant le sentier du Black Cat, tout le monde vit en bonne intelligence.

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Le feu libère la parole des Papous
Crédits : Taro Taylor

Sur ce sentier, il y a par ailleurs une différence entre les villages situés aux deux extrémités de la route et ceux de l’intérieur. Lagui, sur la côte, se trouve à une heure de bateau de Lae, le village est en contact avec le monde extérieur depuis un siècle et demi. Malgré son développement peu avancé, le village bénéficie d’un réseau cellulaire ; les touristes circulent et représentent une source de revenus faible mais constante. La situation est identique dans les villages de Wau, Kaisinik et Biawen, à l’extrémité des hautes terres. Ils sont accessibles par la route, entourés de plantations de café et d’une grande mine d’or en pleine exploitation. Les villages de l’intérieur sont plus loin de la ville, plus pauvres et ne profitent pas d’un réseau cellulaire. Ils ne sont reliés au monde que par des sentiers ardus. Les villages situés le long du trek comme Mubo voient au moins passer les trekkeurs. En revanche, des villages comme Bitoi, situé derrière la crête et à proximité de Mubo, ne côtoient jamais aucun étranger. Les Iwal sont en faveur d’un système dans lequel les porteurs ne travailleraient qu’à l’intérieur de leurs frontières tribales. Les trekkeurs changeraient de porteurs tout au long de la piste, ce qui garantirait ainsi du travail à chaque région et à chaque tribu. Mais les trekkeurs comme les agences de trek n’aiment pas cette perspective. Les trekkeurs préfèrent côtoyer un seul porteur durant la randonnée et les compagnies n’ont pas envie de gérer la logistique complexe qu’entraînerait la valse des porteurs. Par ailleurs, la majeure partie du trek traverse le pays des Iwal : si ce système était adopté, les tribus Bong et Biangai, aux deux extrémités, perdraient une source importante de travail et de revenus. Christy King était consciente de ces problèmes, de même que tous ceux qui vivaient dans la région. Un an auparavant, elle, son mari et Dick Reuben avaient marché jusqu’à Mubo, amenant avec eux une grande quantité de fournitures médicales pour le dispensaire. L’endroit lui avait laissé une mauvaise impression. Mais elle se disait que tout se passerait bien et elle avait spécifiquement demandé à Dick Reuben d’embaucher des porteurs dans tous les villages.

Les assaillants attendaient, tapis dans la brousse.

Ce que Christy King et les Australiens ignoraient, c’est que dans le village de Kamiatum, Dick Reuben a rencontré un groupe d’hommes qui l’ont interrogé. « Ils m’ont demandé si j’allais prendre des porteurs dans chaque village. Je leur ai répondu que c’était précisément ce que je faisais », m’a-t-il raconté plus tard. « J’ai demandé aux hommes d’où ils venaient et ils m’ont répondu de Bitoi. » Lorsque Christy King et les trekkeurs sont arrivés à Banis-Donki pour installer le camp, l’attaque avait déjà été planifiée à la suite de cette rencontre. Le campement choisi était le seul isolé, à l’écart de tout village… loin des yeux indiscrets. Les trois hommes leur avaient tendu une embuscade, tapis dans la brousse.

Le coup monté

Un soir, dans la maison de Yawa, un groupe d’anciens de la tribu Biangai s’est réuni afin d’examiner le litige foncier qui les opposait aux Watutse. Ils sont arrivés un par un, jusqu’à ce que vingt hommes se retrouvent assis autour d’un feu en plein air, buvant du thé et du café, mâchant du bétel et fumant. Le feu craquait et le rugissement de la rivière Bulolo emplissait la nuit tandis qu’ils me livraient une version bien plus détaillée de ce qui s’était passé après l’attaque. Les clients australiens avaient dévalé la montagne et étaient rapidement rentrés chez eux. La même nuit, après avoir été recousus, Wele Koyu – ancien conseiller du village de Kaisinik et porteur expérimenté – a rassemblé quatre policiers et 24 hommes du village. Ils sont remontés sur le sentier après minuit, accompagnés du responsable de la logistique des mines de Morobe, Daniel Hargreaves. En arrivant sur le site de l’attaque, à 4 h 30 du matin, ils ont soigné les porteurs blessés et préparé une zone d’atterrissage. « Il faisait froid, il y avait du sang partout et les porteurs pleuraient », se souvient Wele Koyu. Ce matin-là, les hommes ont été évacués par hélicoptère vers l’hôpital d’Angau, à Lae. Ils y sont arrivés en même temps que les rescapés d’un terrible accident de bus, et l’hôpital était rempli de morts et de blessés. Ils sont restés là un long moment, sans transfusion, antibiotiques ou analgésiques.

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Peter O’Neill et Hillary Clinton en 2012
Crédits : U.S. Department of State

Dans un pays qui n’est pas réputé pour l’efficacité de sa police, les King et leurs amis ont contacté le Premier ministre du pays, Peter O’Neill. « Les expatriés ont immédiatement pris le contrôle de la situation », m’a expliqué l’un d’eux qui avait suivi l’affaire de près. Comment ? En mettant la pression à O’Neill et à la police, en veillant à ce que les hélicoptères soient opérationnels et sur le terrain, en supervisant l’hospitalisation et le traitement des porteurs et en parlant à la police après chaque arrestation. Un hélicoptère et des hommes de la force de réaction mobile – une unité de police fédérale entraînée et lourdement armée créée spécialement pour combattre la violence tribale – ont commencé à ratisser la zone proche de la piste. Après quatre jours passés à l’hôpital public, les expatriés ont fait transférer tous les porteurs blessés à l’hôpital international privé de Lae. Un troisième porteur, Lionel Aigilo, a succombé plus tard à ses blessures. L’intermédiaire des expatriés a commencé à payer les frères d’un des suspects. « Pour maintenir la communication », m’a-t-il précisé. Dans une culture où les représailles sont courantes, où les suspects aux mains de la police « décèdent » souvent avant d’être jugés, tous ceux qui se livreraient seraient en sécurité. À la lumière des événements qui ont suivi, l’offre était satisfaisante. Dans l’esprit des Papous, il n’y avait aucun doute sur ce qui s’était produit : Kerry Rarovu avait été assassiné. Matthew Gibob, également originaire de la région de Wau, avait été le suivant. Il n’y avait par ailleurs aucun doute sur la provenance des assaillants. Tout le monde était persuadé qu’il s’agissait des membres de la tribu des Iwal venues des villages de Bitoi, Mubo et Wapali. Ils étaient depuis longtemps jaloux du travail offert aux hommes des villages côtiers. Malgré tout, ils portaient des masques et personne n’avait pu voir leur visage. « Le lendemain, les hommes de Kaisinik se sont séparés en deux groupes et sont partis à la recherche des coupables », raconte Wele Koyu en penchant la tête, « et nous avons cherché jour et nuit. » Nous vivons souvent de manière anonyme, loin de notre famille, pareils à des électrons libres libérés de tout lien. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, au contraire, chaque homme est lié à quelque chose, et il n’existe nulle part où se cacher. Dans les villages, tout le monde sait tout : qui tu es, qui sont tes parents, tes cousins, tes tantes et tes oncles, d’où tu viens, et ce simplement en écoutant ta façon de parler ou en te regardant. Dans les cultures papoues, la vendetta est centrale et l’a toujours été. Le samedi, quatre jours après l’attaque, le frère de Matthew Gibob – le deuxième porteur à mourir –, a eu vent d’une famille suspectée d’abriter l’un des assaillants à Bitoi. « Le frère de Matthew et d’autres membres de sa famille » ont tué trois personnes, raconte Wele Koyu. « Ils sont entrés, ils ont coupé et tailladé et les ont tué avec leur couteau de brousse. » Tandis que Wele Koyu racontait son histoire, les hommes rassemblés autour de lui opinaient de la tête. À leurs yeux, l’acte n’entraînait aucun dilemme moral ou éthique. Ici, une telle violence est prévisible, c’est ainsi que tourne leur monde.

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Un matin dans les hauteurs de Papouasie-Nouvelle-Guinée
Crédits : Arthur Chapman

Les assaillants n’avaient nul endroit où aller, nulle part où se cacher, et les hommes de Biawen, de Kaisinik et de Lagui passaient au peigne fin les crêtes, les vallée et les villages, prêts à brûler et taillader tous ceux qui étaient liés d’une manière ou d’une autre, aux attaques. Il était plus sûr d’aller en prison que de tenter de fuir. Le dimanche, un jour après l’arrivée de Wele Koyu et de son groupe à Wapali en compagnie d’une patrouille de police, trois hommes se sont rendus en échange d’une évacuation en hélicoptère. « Dans le cas contraire, ils les auraient massacrés et découpés en morceaux », reconnaît Wele Koyu. Christy King et les huit clients insistent sur le fait qu’ils n’ont vu que trois attaquants. Mais le mois suivant, dix hommes se sont rendus à la police – y compris certains des porteurs indemnes, qui étaient en contact avec les trois coupables via leur téléphone portable. Il s’est avéré que l’attaque était un coup monté de l’intérieur. Même si le déroulé exact des événements ne sera peut-être jamais connu, et qu’aucun des assaillants présumés n’a encore été jugé, les grandes lignes semblent tracées. Elles impliquent trois frères des environs de Bitoi, l’un d’entre eux répondant au surnom de Rambo. Ces criminels aguerris, emprisonnés pour vol et pour meurtre, s’étaient évadés peu de temps avant. Dans les collines entourant Bitoi et Mubo, ils ont appris qu’un trek allait avoir lieu. Ils faisaient partie des Iwal et savaient que le groupe transporterait avec lui de l’argent. Le vol et la vengeance ont dès lors coïncidé.

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Au matin, Ninga Yawa m’a reconduit à Lae où j’ai pris l’avion pour la ville côtière de Madang. J’ai retrouvé là-bas le porteur blessé à la tête, Dick Reuben, assis dans un lit d’hôpital. Une foule de gens déambulait dans les environs et remplissait les couloirs. Dans les hôpitaux de Papouasie-Nouvelle-Guinée, les patients sont en grande partie responsables de leur propre entretien. Un homme répondant au nom de Labi, venu de Lagui (le village de Reuben), s’occupait de lui 24 h sur 24.

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Dick Reuben à l’hôpital
Crédits : News Limited

Deux mois s’étaient écoulés depuis l’attaque, mais les blessures de Dick Reuben demeuraient impressionnantes. Sa jambe gauche avait guéri et une cicatrice digne de Frankenstein courait le long du tendon d’Achille sectionné. Il pouvait difficilement bouger son pied. Sa jambe droite, en revanche, était encore en sale état : une entaille rose mesurant 7,6 cm de long et 2,5 cm de large persistait, béante, dans la chair du mollet – là où la machette s’était profondément enfoncée. La scène était étrange. À l’issue d’une semaine de reportage, je savais quelque chose que Reuben ignorait : la police suspectait Labi, la personne qui prenait soin de lui, de complicité dans l’attaque. (À l’heure de la publication de ce reportage, toutefois, Labi n’avait été ni arrêté, ni accusé de quoi que ce soit.) Je suis resté quelques heures aux côtés de Dick Reuben, regardant le docteur examiner sa blessure. Bien que toujours à vif et ouverte, elle était propre et cicatrisait. Il serait bientôt autorisé à rentrer chez lui. Pour quel avenir exactement, difficile de le dire. Il pouvait marcher lentement, de façon hésitante, mais il ne serait plus jamais capable de porter un sac de 20 kilos tout en montant et descendant les sentiers de montagne. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont il allait subvenir aux besoins de ses quatre enfants, parmi lesquels un nouveau-né. Je lui ai acheté deux sacs de provision et du crédit pour son téléphone portable, avant de rentrer à Lae. J’ai embarqué à bord d’un bateau local sur lequel s’entassaient seize hommes et un bandicoot (un mammifère australien de la famille des marsupiaux, ndt) traversant le golfe de Huon jusqu’à son village. Lagui est un isthme superbe et étroit, une bande de sable blanc entourée d’une eau bleue scintillante. Calme, sans routes, sans voitures, sans moteurs, rien que le bruit du vent dans les cocotiers et les voix des enfants. Les maisons y sont faites en feuilles de palme, éclairées la nuit par des lampes à pétrole et des bougies. L’endroit est magnifique, éclatant de bougainvillées roses et violets. C’est l’endroit parfait pour se reposer d’un trek difficile dans les montagnes, des nuages et du froid, en savourant la luminosité et la douce chaleur. Mais pour un moment du moins, c’en était fini des trekkeurs et des tentes plantées sur la plage. ulyces-vengeancepng-16 « Il n’y aura pas de touristes tant qu’on n’aura pas réglé le problème », assure Nick Aigilo, dont le frère, Lionel, a été tué dans l’attaque. J’étais assis avec Aigilo sur le sol en bambou de sa maison, un feu se consumant sur un lit de boue. Il y avait un porteur avec nous, Jeremiah Jack, dont les deux jambes avaient été tailladées. Il était calme et timide, frêle, avec une ombre de moustache. Son anglais n’était pas bon. Il m’a dit être âgé « d’environ 22 ans ». À présent, c’était un estropié qui pouvait à peine marcher. « Ces jambes ont réalisé tant de choses », se lamentait-il. « Elles ont monté et descendu, et ils les ont tailladées pour qu’elles ne marchent plus jamais. Ce n’était pas un simple vol. » La piste du Black Cat est désormais fermée et personne – ni Wele Koyu là-haut à Kaisinik, ni personne à Lagui – ne pense qu’elle rouvrira sous peu. La région reste sous tension. « Les Iwal doivent payer », dit Nick Aigilo. « C’est ce que nous appelons le bel kol : de l’argent et des cochons, des choses traditionnelles, et en attendant, les hommes ne veulent pas voir un Iwal dans les environs. Sinon, nous les crucifierons. » Pour l’ensemble des populations vivant à l’intérieur des terres le long du sentier, cette route est pourtant le seul accès au monde extérieur – soit par Kaisinik et Biawen dans les hautes terres, soit par Lagui vers la côte et vers Lae. On raconte à Lagui que deux personnes habitant dans les villages de l’intérieur sont morts parce qu’ils ne pouvaient se rendre au dispensaire médical situé sur la côte. J’ai traversé le paisible village avec Gilan Sakiang, le sage local. La tombe de Lionel surplombe la mer, recouverte de masses de fleurs en plastique coloré. Sa mère m’a abordé en pleurant. « Pourquoi ? » a-t-elle dit en anglais. « Pourquoi êtes-vous revenu pour me parler de Lionel ? »

Épilogue

PNG Trekking a payé les services funéraires des porteurs décédés mais a refusé de verser des compensations aux porteurs mutilés, soutenant que la loi d’indemnisation des travailleurs de Papouasie-Nouvelle-Guinée devait les prendre en charge. « Si le sentier du Black Cat était ouvert, nous pourrions profiter du tourisme », regrette Gilan Sakiang. « À présent, nous n’avons plus rien. »

Il est facile de rencontrer des populations vivant dans des lieux reculés, mais bien plus difficile de réellement les connaître.

Les trekkeurs sont encore bouleversés, mais ils avancent. Ils ont créé un fonds pour aider à financer les dépenses médicales de leurs porteurs, mais l’idée de refaire le chemin avec une équipe de télévision a fait long feu. La situation est encore trop incertaine. Moi-même, j’ai ressenti cela à plusieurs reprises. Mais  alors que je traversais le golfe de Huon vers le village de Lae dans un bateau plein de personnes venues de minuscules villages perchés en bordure de la mer et de la jungle, je me suis demandé ce que nous savions réellement d’eux. Nick Bennett se montre optimiste. « Le monde est un endroit violent et sauvage, mais c’est ça l’aventure », dit-il. « Sans compter que la foudre ne frappe jamais deux fois au même endroit, pas vrai ? »

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Christy King n’affichait pas le même optimisme quand je lui ai parlé à Lae. L’arrangement que ses clients australiens ont essayé de négocier avec la télévision impliquait qu’elle revienne avec eux sur la piste du Black Cat. Le projet est tombé à l’eau quand elle a refusé d’y participer. « Je n’y retournerai jamais », m’a-t-elle dit, fumant une cigarette dans sa maison. Une ancienne habitude provisoirement reprise après l’attaque, seule conséquence apparente de l’agression sur elle. « C’est trop dangereux. » Christy a ajouté que pendant l’incident, elle avait « craint que ses clients essaient d’intervenir ».

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Démonstration culturelle de Mount Hagen
Crédits : Jialiang Gao

« Ce sont des gars costauds, des durs à cuire, mais aucun n’a tenté de jouer les héros. Ils se sont contentés d’obéir et de se tenir à carreau. Nous avons eu de la chance. À l’inverse de la piste du Kokoda, le trek du Black Cat est très isolé, et il est impossible de le faire sans emporter de grandes quantités d’argent pour payer les porteurs et les frais tout au long du trajet. » Christy King adore la Papouasie-Nouvelle-Guinée, et elle l’aimera pour toujours. Mais elle pense qu’il est temps que ses enfants aient la possibilité de marcher jusqu’à l’école et de jouer librement dans la rue. Une enfance normale. Son mari restera à Lae pour gérer l’entreprise familiale, mais elle et les enfants ont décidé de déménager à Cairns, en Australie. Peut-être qu’un jour elle foulera de nouveau les sentiers du Black Cat, qui sait ?


Traduit de l’anglais par Isabelle Vulliard d’après l’article « A Trail of Murder and Revenge in Papua New Guinea », paru dans Outside Magazine. Couverture : Wikipedia. Création graphique par Ulyces.