À 13 ans, Tan Yi Han ne pouvait pas voir l’autre bout de la cour de son école. C’était en 1998 à Singapour, capitale prospère réputée pour ses rues propres et ordonnées et pour son respect de l’environnement. Mais, pendant la majeure partie de cette année scolaire, des nuages de fumée bouchaient l’horizon. En 1997, la pollution de l’air a atteint un taux record qui a persisté pendant plusieurs mois et provoqué une hausse de 30 % des visites médicales à l’hôpital. Plus tard, on s’en souviendra comme de l’un des « épisodes de brume sèche » les plus sévères qu’ait connu l’Asie du Sud-Est.

ulyces-asiapollution-01

Singapour
Cité-État d’Asie du Sud-Est
Crédits : Yvonne Perkins

Dans la région, ces épisodes se sont répétés presque chaque année depuis cette date. En 1998 et pendant des années, Tan n’y prêtait pas beaucoup attention. Pourtant, en approchant de la trentaine, il commença à se demander d’où venait cette brume, et pourquoi elle revenait sans cesse.

De l’air

D’après l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), la pollution atmosphérique tue environ sept millions de personnes chaque année. En 2012, elle était responsable d’un décès sur huit dans le monde. Les principales causes de la mort étaient les attaques cérébrales et les maladies cardiaques, suivies par la broncho-pneumopathie chronique obstructive (BPCO), le cancer du poumon et les infections respiratoires chez l’enfant. Ces problèmes sont particulièrement aggravés dans la région de l’Asie-Pacifique, qui compte 4,2 milliards d’habitants et une forte densité de population. La Chine et l’Inde à elles seules rassemblent une population d’environ 2,7 milliards. Ces deux pays sont à la fois les plus grands émetteurs et les plus grandes victimes de cette pollution.

En faisant le tour de Riau en voiture, il a découvert des hectares entiers de paysages calcinés.

En 2010, 40 % des morts prématurées dues à la pollution atmosphérique ont eu lieu en Chine, le plus grand émetteur mondial de dioxyde de carbone, d’après une étude publiée dans The Lancet (une revue médicale britannique, ndt). L’école de médecine de l’université de Hong Kong a enregistré plus de 3 000 morts prématurées dans la ville en 2013, et la situation est encore plus alarmante dans de nombreuses villes de la Chine continentale. Un sondage réalisé en 2013 par le think tank américain Pew Research Center a montré que 47 % des citoyens chinois pensent que la pollution de l’air est un problème « très grave » (contre 31 % en 2008). C’est désormais l’une des préoccupations principales de nombreuses associations chinoises de défense de l’environnement, ainsi qu’une source grandissante d’inquiétude pour le gouvernement du pays. Des préoccupations similaires émergent en Inde, où la pollution atmosphérique est à présent la cinquième cause de décès. D’après le Center of Science and Environment, une organisation d’intérêt public et de recherche basée à New Delhi, le nombre annuel de morts prématurées liées à la pollution a été multiplié par six entre 2000 et 2010, atteignant le nombre de 620 000. En mai 2014, l’OMS a déclaré que New Delhi avait, sur 1 600 villes examinées, le plus fort taux de pollution, et que son augmentation avait favorisé le risque d’attaques cérébrales, de cancers et de maladies cardiaques. Une autre étude menée en 2014 a établi un lien entre la chute significative des récoltes de blé et de riz et la présence croissante de deux polluants : le noir de carbone provenant des cuisinières utilisées dans les campagnes et l’ozone au sol émis par les voitures, les émissions de l’industrie et les solvants chimiques, entre 1980 et 2010. En Chine comme en Inde, la pollution de l’air est l’une des conséquences d’un exode massif vers les villes, qui a débuté dans les dernières décennies. Ce changement a contribué à l’augmentation des émissions des voitures et des usines (notamment les centrales électriques alimentées au charbon), et à la formation d’une classe moyenne cherchant à consommer de plus en plus de produits européens ou américains.

ulyces-asiapollution-03

Shanghai dans la brume
Crédits : Edwin Lee

L’Asie du Sud-Est a rencontré des problèmes similaires dans les dernières décennies, car son économie comme sa population ont connu un véritable boom. Selon l’OMS, près d’un million de personnes parmi les 3,7 millions qui ont trouvé la mort à cause de la pollution atmosphérique en 2012 étaient originaires d’Asie du Sud-Est. Mais en plus des émissions des cheminées et des pots d’échappement, la région est confrontée à un autre fléau : le nuage de fumée généré en Indonésie, conséquence néfaste de la production d’huile de palme, une industrie pesant cinquante milliards de dollars américains.

Les terres brûlées

À l’été 2013, Tan Yi Han a pris l’avion pour traverser le détroit de Malacca et se rendre à Pekanbaru, la capitale de la province de Riau, première région productrice d’huile de palme en Indonésie. Tan, consultant financier alors âgé de 28 ans, était bénévole pour le Global Environment Centre, une organisation malaisienne qui a lutté pendant des années pour empêcher et limiter les effets de la fumée. Il s’est rendu au cœur de l’Indonésie voisine juste après un épisode de fumée record en Malaisie péninsulaire. En faisant le tour de Riau en voiture, il a découvert des hectares entiers de paysages calcinés. Les feux avaient transformé les tourbières marécageuses, végétation naturelle de la région, en une terre desséchée semblable à du charbon. Ces incendies volontaires avaient pour but d’assécher les marécages afin de les préparer à un usage agricole, et principalement à la culture d’huile de palme. Mais dans certains villages, le feu est allé jusqu’à détruire les palmiers à huile déjà existants, qui appartenaient à des multinationales ou à des fermiers de la région.

ulyces-asiapollution-02

Tan Yi Han
Crédits : National University of Singapore

Tan a fait une rencontre inoubliable dans le village de Rantau Bais. Là, un couple lui a offert quantité de thé et de biscuits, avant de lui demander gentiment s’il pouvait économiser de sa propre nourriture pour eux. Leur fille avait développé un problème respiratoire à cause de la fumée. La facture qu’ils avaient reçue, cumulée à l’incendie qui avait détruit leur plantation, les privaient d’argent et de nourriture. Jusqu’à ce jour, il avait toujours considéré ces brasiers comme des « feux de forêt », un terme fréquemment employé dans les médias. Mais il avait à présent devant lui un rappel poignant que ces feux affectaient des terres et des personnes bien réelles. « Cela m’a vraiment touché, dit-il. Je me suis promis que je ferais de mon mieux pour qu’ils ne souffrent plus jamais à cause de ces feux. » Il sentait que c’était là un problème qui demandait une attention plus grande de la part du public et appelait des actions concrètes, quand le moment viendrait. « Je dois faire en sorte que davantage de personnes se sentent impliquées, a-t-il pensé, et que cela donne lieu à un véritable mouvement. »

~

Tout les ciels brumeux se ressemblent peut-être, mais chaque source d’émissions est unique. La cheminée d’une usine de Pékin rejette dans l’atmosphère un mélange de substances chimiques différent de celui du pot d’échappement d’une voiture à New Delhi. Et le taux de pollution d’une ville donnée dépendra de la rigueur avec laquelle les émissions sont contrôlées et de la facilité plus ou moins grande avec laquelle elles peuvent être dispersées. Les émissions des véhicules et des usines ont été analysées pendant des dizaines d’années dans les pays à haut revenu, mais nous ne comprenons pas encore tout à fait ce phénomène de brume sèche et son impact sur la santé. « Peu de personnes ont enquêté sur le sujet, malgré l’importance du phénomène », explique Mikinori Kuwata, un chimiste spécialiste de l’atmosphère travaillant à l’université de technologie de Nanyang, à Singapour. Contrairement aux gaz émis par les usines et les voitures, la fumée des incendies de forêt n’est pas régulée par des filtres de cheminées, des catalyseurs ou d’autres outils d’atténuation de la pollution. La composition de la fumée varie largement selon le type de matériau en feu. Les tourbières, par exemple, prennent plus de temps pour brûler que des matériaux plus secs, de même que le bois mouillé se consumera plus lentement que s’il est sec. Selon l’Agence américaine de protection de l’environnement (United States Environmental Protection Agency), les tourbières brûlent à des températures moins élevées et émettent une fumée plus nocive et plus dense que les feux de forêt ou de prés.

ulyces-asiapollution-04-2

Feu de tourbière
Malaisie, juin 2013
Crédits : Tan Yi Han

Les émissions d’un feu de tourbière dépendront en grande partie de la composition de la tourbe, de sa température de combustion et de la profondeur à laquelle le feu survient. Mais on ne connaît pas encore de tels détails pour le cas de l’Indonésie, car les tourbières de ce pays s’étendent sur une surface de la taille du Royaume-Uni… La conséquence, selon Kuwata, est que « nous n’avons pas de recensement fiable » des feux de tourbières dans le pays. Dans son laboratoire de Singapour, il fait brûler de la tourbe indonésienne dans le but d’étudier ses propriétés chimiques, mais il affirme que son travail est contraint, car il ne peut être sûr que ses expériences sont conformes à la réalité. L’Indonésie est une grande réserve de tourbières tropicales – et, pendant toute une génération, ces terres ont été brûlées pour préparer le sol à la culture des palmiers à huile. La fumée provoquée par ces feux représente désormais 40 % des émissions de gaz à effet de serre de toute l’Indonésie. L’huile de palme sert d’ingrédient à de nombreux produits, du rouge à lèvres à la crème glacée. Mais elle a également aidé le pays, et c’est une distinction peu glorieuse, à se classer comme le troisième émetteur de gaz à effet de serre au monde, derrière la Chine et les États-Unis, et à devenir l’une des sources de production principales d’un nuage de fumée particulièrement nocif.

Un problème opaque

Par un après-midi d’été, le ciel était d’un blanc crémeux dans la province de Riau, qui produit environ un quart de l’huile de palme indonésienne. Je me suis d’abord arrêté au quartier général de WALHI, une ONG basée dans la ville de Pekanbaru qui se bat auprès du gouvernement indonésien pour lutter contre la brume sèche et d’autres problèmes environnementaux. Lorsque je suis arrivé dans leurs locaux, situés dans un immeuble résidentiel près de l’aéroport de Pekanbaru, un groupe d’agriculteurs et d’activistes discutaient de la brume en fumant des cigarettes et buvant du café en compagnie de Sri Nurhayati Qodriyatun, chercheuse pour le Secrétaire Général du Parlement indonésien.

ulyces-asiapollution-05

Un habitant de Taipei, pris à la gorge par l’air pollué
Crédits : Ken Mayer

Qodriyatun a déclaré que son employeur l’avait envoyée à Riau pour réaliser un rapport sur la brume sèche. Lors de cette rencontre, elle a expliqué que, d’après les estimations du gouvernement, les feux de forêt n’avaient généralement pas lieu dans les grandes plantations. La foule a commencé à s’agiter. « Les déclarations du gouvernement à propos de la fumée sont fausses ! » a crié un militant du Forest Rescue Riau Network, une ONG locale. « Et les ministres ne se consultent pas entre eux, ils ne font que s’accuser les uns les autres ! » Cet échange illustrait bien les débats interminables ayant cours en Asie du Sud-Est pour déterminer à qui revient la responsabilité des feux de tourbières. Les agriculteurs et les groupes de défense de l’environnement accusent souvent des entreprises localisées à Singapour ou en Malaisie de ces délits. Mais de nombreuses entreprises déclarent que de telles accusations sont exagérées et qu’elles ont grandement réformé leurs pratiques d’assèchement des terres au cours des dernières années, à travers des actions telles que la Table ronde pour une huile de palme durable (Roundtable on Sustainable Palm Oil), un consortium dirigé par l’industrie. Dans tous les cas, poursuivait Qodriyatun, les feux ont porté atteinte à la réputation internationale de l’Indonésie, et le gouvernement ne prête que peu d’attention à l’impact sur la santé dans la province de Riau et dans l’ensemble du pays. « En ce qui me concerne, je ne trouve pas que le gouvernement s’en sorte si bien que cela », m’a-t-elle confié après la rencontre. « En général, ils réagissent après les feux, mais je pense qu’ils devraient réfléchir à des mesures de prévention. » Pourtant, les feux de tourbière sont connus pour être difficiles à anticiper et à éteindre. Ils démarrent et se répandent facilement et parfois de façon incontrôlable, en fonction de la vitesse du vent, de la profondeur du sol et de la sécheresse de l’air. « Il est très difficile de déterminer la gravité d’un feu quand il commence », dit Dedy Tarsedi, un agriculteur du village de Bungaraya dans la province de Riau. Nous étions assis dans un café en bord de route, près des palmiers. Tarsedi m’a expliqué que la culture des palmiers était une culture de choix pour les agriculteurs de la ville car elle rapporte plus que le riz paddy. Un hectare de palmiers équivaut en moyenne à 48 millions de roupies indonésiennes (environ 3 360 euros) par an. Le riz paddy, lui, ne rapporte que 40 millions de roupies.

Les particules fines sont plus difficiles à arrêter à l’aide de simples masques chirurgicaux.

Mais si la culture des palmiers s’est accrue dans le village, les feux aussi. Et ils touchent à la fois les plantations industrielles et les petits producteurs. « Si un feu survient et qu’on ne peut pas le contrôler, nous ferons un rapport », déclare Maman, un agriculteur de Bungaraya. « Mais il arrive que même les hélicoptères ne puissent rien faire face aux flammes. Et lors des feux les plus graves, beaucoup d’enfants se mettent à tousser et doivent être soignés à la clinique. » En 2009, l’Indonésie a voté une loi interdisant les feux de tourbière. Les agriculteurs de Bungaraya m’ont raconté qu’en conséquence, ils avaient commencé à nettoyer les champs de tourbe à la main, sans y mettre le feu. Mais Tarsedi explique que de telles méthodes demandent plus de travail et des quantités plus grandes de fertilisants. Cela requiert plus de temps et d’argent, et la plupart des agriculteurs ne sont pas prêts à faire de tels sacrifices.

~

Quand le vent souffle de l’ouest, la fumée peut s’étendre vers l’est, à travers le détroit de Malacca et jusqu’à Singapour et Kuala Lumpur (la capitale de la Malaisie toute proche), qui concentrent une population d’environ sept millions de personnes. L’Asie du Sud-Est n’est pas la seule région où de grandes étendues de végétation prennent feu. La majeure partie des feux dans le monde surviennent en Afrique et en Amérique du Sud. Mais les feux en Asie du Sud-Est sont uniques car ils ont lieu à proximité de centres urbains très denses, explique Miriam Marlier, une chercheuse de l’université de Columbia spécialiste de l’atmosphère. Il n’existe aucune étude détaillée sur l’impact d’une exposition répétée à la fumée de tourbière sur la santé humaine, et encore moins sur les différences entre les propriétés chimiques de ces feux et celles d’autres feux de biomasse. Pourtant, des recherches récentes offrent quelques indices. Des chercheurs américains ont démontré que les feux de tourbière qui ont eu lieu dans les États du Sud durant l’été 2008 ont causé un pic de visites aux urgences pour des problèmes d’insuffisance cardiaque et pour des troubles respiratoires en lien avec l’asthme. Dans une étude de suivi publiée en juin 2014, ils ont fait brûler de la tourbe à moitié carbonisée provenant des feux près des souris du laboratoire. Les problèmes pulmonaires qui en ont résulté étaient liés aux particules les plus grosses de la fumée, et les problèmes cardiaques aux particules fines. Le souci principal, d’un point de vue sanitaire, est que les feux de tourbes ont tendance à générer de plus grandes quantités de particules fines, nommées PM2,5, que les feux de forêt classiques. C’est un fait inquiétant car on considère que ces particules pénètrent davantage dans le sang, ce qui implique un risque plus grand que le cœur ou d’autres organes internes soient touchés. Elles sont aussi plus difficiles à arrêter à l’aide des simples masques chirurgicaux que de nombreux asiatiques portent comme protection contre la pollution dans les villes.

ulyces-asiapollution-07

Feux de tourbes
Crédits

Une étude largement répandue en 2012 et publiée dans la revue Environmental Health Perspectives a estimé qu’environ 339 000 morts entre 1997 et 2006 étaient dues aux feux de forêt. Près de quatre morts sur cinq étaient liées à une exposition chronique, et non sporadique, à la fumée. L’Afrique subsaharienne et l’Asie du Sud-Est comptaient respectivement 157 000 et 110 000 morts, et le taux de mortalité a connu un pic pendant les années dominées par le phénomène climatique El Niño, typiquement lié à un temps plus sec en Asie du Sud-Est. « La réduction de l’exposition moyenne de la population à la pollution de l’air est une tentative mondiale qui aura sûrement des bénéfices immédiats et conséquents sur la santé », concluent les chercheurs. Une autre étude, réalisée en 2012 par Miriam Marlier ainsi que des scientifiques américains et britanniques, a montré qu’1 à 11 % de la population d’Asie du Sud-Est a été exposée à la pollution de façon répétée. Cette pollution était de loin supérieure à la qualité de l’air recommandée par l’OMS lors des épisodes de fumée intermittents qui ont eu lieu entre 1997 et 2006. Une exposition élevée pendant les années touchées par El Niño a causé la mort d’environ 15 000 adultes par an suite à des problèmes cardiovasculaires, écrivent les chercheurs. Environ deux tiers de ces morts étaient liées à des particules fines, et le tiers restant au niveau d’ozone dans l’atmosphère. Pourtant, les preuves manquaient pour différencier la toxicité des particules fines émanant des feux de tourbière et celle des particules émises dans les villes américaines. Certains scientifiques suggèrent que les effets des feux de tourbière sur la santé humaine à long terme sont sans doute similaires à ceux de la pollution de l’air en milieu urbain, qui inclut aussi des particules fines. Personne ne peut en être sûr, car aucune recherche n’a été effectuée pour vérifier cette théorie.

ulyces-asiapollution-08

Les feux de Sumatra
Crédits : NASA

Rajasekhar Balasubramanian, un ingénieur en environnement américain qui étudie la brume à l’Université Nationale de Singapour, suppose que l’exposition à la fumée sur le long terme pourrait avoir un impact sur l’état de santé des personnes sans pour autant diminuer leur espérance de vie. Dans une étude réalisée en 2013, ses collègues et lui ont démontré que l’atmosphère planant au-dessus de Singapour lors d’un épisode de brume sèche contient de l’arsenic, du chrome, du cadmium et d’autres molécules cancérigènes. Ils ont estimé que le niveau normal de pollution aux particules fines était la cause d’environ douze cancers sur un million développés par les habitants dans leur vie. Mais si ces épisodes duraient dix jours pendant soixante-dix années consécutives, le nombre de cancers aurait de grandes chances d’augmenter de moitié. Malgré cela, aucun effort international n’est fait pour analyser la brume sèche de façon interdisciplinaire. C’est en partie dû au caractère intermittent et imprévisible du phénnomène, affirme Balasubramanian : la météo extrêmement variable de l’Asie du Sud-Est rend difficile toute tentative de prévoir ces épisodes et d’évaluer leur propagation. Il compare même les particules des feux de tourbière à une sauterelle s’élançant dans les airs avant de filer de nouveau vers le sol, pour repartir aussitôt. Selon Balasubramanian, un autre problème réside dans le fait que le public ne considère pas encore la fumée comme un réel problème de santé. « Les gens se disent que c’est un problème qui n’affecte que l’Indonésie », m’a-t-il confié un après-midi dans son bureau de l’université nationale de Singapour. Pour les gouvernements et les organismes de financement, « la priorité est de limiter les risques. Ils se demandent comment diminuer l’exposition à la fumée au lieu d’étudier le phénomène lui-même. » L’action d’atténuer la pollution est aussi politique. Les pays d’Asie du Sud-Est ont peu de contrôle sur ce qui traverse leurs frontières par la voie des airs : contrairement à l’Union Européenne, l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE) n’a pas l’autorité légale pour forcer ses membres à agir contre leurs intérêts propres. Un exemple type ? L’accord transfrontalier passé par l’ANASE en 2002 au sujet de la brume, un document d’entente non-contraignante entre les dix États membres déclarant qu’ils feraient tout pour empêcher et contrôler les feux de tourbière. Cet accord implique des échanges de technologies et d’autres mesures destinées à améliorer le dialogue et la coopération régionaux sur ce sujet. On a tout d’abord salué cela comme une mesure historique, mais le Parlement indonésien a refusé de le ratifier jusqu’en septembre 2014. Laode M. Sharif, un avocat environnemental basé à Jakarta, a déclaré que c’était en grande partie dû au fait que l’Indonésie essayait depuis longtemps d’utiliser l’accord sur la fumée pour faire pression sur Singapour, afin d’obtenir l’autorisation d’extrader des citoyens indonésiens recherchés pour des crimes dans leur pays d’origine.

ulyces-asiapollution-09

Singapour, le 24 et le 21 juin 2013
Crédits

L’ANASE a tendance à considérer le développement économique, la souveraineté nationale et la non-interférence mutuelle entre les pays comme ses plus grandes priorités, explique Helena Varkkey, maître de conférence au Département d’études internationales et stratégiques de l’université de Malaisie. Selon elle, l’ANASE se montre peu disposée à lutter contre la brume sèche car elle cherche à faire preuve de déférence envers les grandes entreprises de production d’huile de palme, dont beaucoup sont basées à Singapour ou en Malaisie. En effet, de nombreux spécialistes ont affirmé que les concessions territoriales de l’Indonésie (son attribution de terrains pour les plantations commerciales) étaient largement liées à la corruption. Il y a même une blague populaire qui dit que si l’on comptait les concessions de territoires successives comme faisant partie du territoire indonésien, la superficie du pays serait plus importante. Mais les entreprises et les représentants du gouvernement refusent de rendre ces cartes publiques. « C’est un désordre monstre », dit Andika Putraditama, un analyste de la recherche pour le bureau de Jakarta de l’Institut des ressources mondiales (World Resources Institute), un organisme de recherche basé à Washington. C’est également l’une des raisons pour lesquelles les tourbières indonésiennes continuent de brûler.

L’anti-brume

Dans ces circonstances, Tan Yi Han, conseiller financier de Singapour et militant indépendant anti-brume sèche, espère influencer le débat régional sur ce phénomène. Au début de l’année 2014, il a créé une organisation de citoyens appelée People’s Movement to Stop Haze, ou PM Haze (le Mouvement populaire pour entraver la brume sèche), dans le but de lancer la discussion sur le sujet. « J’ai la profonde conviction que nous avons besoin de gagner en influence », déclarait Tan lors d’une réunion du mouvement un dimanche soir. Il était seul dans la salle avec Putera Zenata, un maître d’école indonésien qui avait rejoint le groupe après l’avoir découvert en ligne. Le rendez-vous avait lieu dans le modeste appartement de Zenata, dans un quartier de la classe moyenne à Singapour.

De nombreux pays à faible revenu se font plus stricts sur les normes en matière de pollution.

En juin 2014, un des journaux de la ville natale de Tan (The Independent) l’a décrit comme « le combattant intrépide de la fumée singapourienne ». Mais PM Haze, avec seulement dix membres actifs et aucun financement extérieur, demeure loin derrière les autres groupes de défense et de recherches qui se battent contre la pollution de l’air dans d’autres régions d’Asie. À New Delhi, le Centre for Science and the Environment (Centre pour la science et l’environnement) a proposé des mesures spécifiques que le gouvernement pourrait mettre en place pour lutter contre la pollution – par exemple, des mesures drastiques à l’encontre des feux ouverts. À Pékin, l’Institute of Public and Environmental Affairs (Institut des affaires publiques et environnementales) fait la promotion d’une application mobile mesurant la pollution, comme un moyen de faire davantage pression sur les entreprises polluantes. De son propre aveu, Tan a très peu d’expérience dans le secteur bénévole. Il m’a avoué n’avoir aucun plan pour faire pression sur le gouvernement et l’industrie et les forcer à agir – du moins, pas encore. Pour le moment, dit-il, PM Haze essaie simplement de se renseigner sur les moindres détails du problème, avant de communiquer ses trouvailles au habitants de Singapour. Au début du mois de novembre 2014, le groupe a mis en place une « exposition autour de la brume » à but informatif qui a attiré environ huit cents visiteurs. Sur le long terme, Tan dit qu’ils ont également comme projet de réaliser un documentaire en Indonésie. « Mon objectif personnel est de mettre un terme à la brume sèche d’ici à 2023 », a-t-il ajouté avec nonchalance. Cette idée pourrait bien s’avérer totalement chimérique. Mais d’après Wilson Ang, le directeur adjoint chargé de la durabilité à l’Institut des affaires internationales de Singapour, l’épisode de brume sèche survenu en juin 2013 a provoqué une « implication beaucoup plus forte » des habitants de Singapour sur cette question. L’épisode a entraîné la création de la Haze Elimination Action Team (Équipe d’intervention pour l’éradication de la brume sèche), une autre organisation communautaire aux côtés de PM Haze. Les deux associations ont depuis effectué des visites des sites touchés en Indonésie, ouvert le dialogue avec les entreprises productrices d’huile de palme et transmis aux officiels singapouriens leurs commentaires et leurs conseils. « Une approche de terrain telle que celle-ci est très appréciée par le gouvernement », dit Ang. Il n’en demeure pas moins que la brume pose un problème de santé publique grandissant dans de nombreux pays, surtout dans les pays à faible revenu. « Nous avons mis en place beaucoup de règles pour contrôler les points sources de la pollution, et pourtant, quand on fait le calcul, les conditions ambiantes ne s’améliorent pas », commente Jacqueline McGlade, scientifique en chef du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE). Un autre problème survient, m’a-t-elle dit, lorsqu’on relie les données sur la pollution atmosphérique avec la recherche sur ses conséquences, et qu’on tient les gouvernements pour responsables d’imposer des lois sur la pollution.

ulyces-asiapollution-10

Joko Widodo
Président de la République d’Indonésie depuis le 20 octobre 2014
Crédits : Provincial Government of Jakarta

La pollution de l’air est plus que jamais l’une des cibles principales des politiques de réforme et des interventions pour la santé publique. De nombreux pays à faible revenu, aux prises avec les conséquences sur l’environnement et la santé de l’augmentation de leur population, se font plus stricts sur les normes en matière de pollution. L’aide internationale et les agences de développement introduisent aussi des projets pour surveiller et réguler les émissions de particules. En Asie du Sud-Est, la brume est récemment réapparue sur le radar politique de l’ANASE. Au début du mois de juillet 2014, des officiels de la province de Riau ont annoncé qu’ils allaient lancer un « audit de conformité » à grande échelle auprès des officiels locaux et des entreprises d’agroforesterie en lien avec les tourbières. Le 5 août, le parlement de Singapour a voté une loi qui autorise le gouvernement à taxer les entreprises nationales et étrangères jusqu’à deux millions de dollars singapouriens (environ 1,3 million d’euros) s’ils provoquent ou contribuent à la fumée. Et le 16 septembre, le parlement indonésien a finalement ratifié l’accord transfrontalier sur la brume sèche établi par l’ANASE en 2002, douze ans après sa création. Cet été-là, un conseiller principal de Joko « Jokowi » Widodo, qui était alors Président de l’Indonésie, a déclaré que le nouveau gouvernement avait l’intention de renouveler la loi qui interdisait les feux de tourbière, quand elle expirera en 2015. Widodo lui-même a dit qu’il comptait rationaliser la gouvernance foncière en mettant en place une politique forestière à « une seule carte ». « La brume sèche est causée à la fois par les habitants et par les entreprises », a-t-il déclaré en août au Straits Times, un journal de Singapour. « Si nous appliquons la loi de façon juste et stricte, alors nous pourrons régler ce problème. » Mais quelle est l’importance de ces développements ? En écoutant divers analystes qui se sont penchés sur le problème de la brume en Asie du Sud-Est, j’ai pu entendre des opinions très différentes. Certains, comme Helena Varkkey, ne sont pas très optimistes, principalement car l’Indonésie et l’ANASE ont pour le moment fait très peu de progrès sur cette question. Ni la loi singapourienne, ni l’accord régional sur la brume sèche ne sont applicables dans les tribunaux indonésiens. Et si les changements de climats continuent de faire augmenter le nombre de sécheresses et de feux de forêt dans le monde entier, comme de nombreux scientifiques le disent, l’incidence sur les feux de tourbière a de fortes chances d’augmenter aussi, posant encore plus de difficultés pour que la loi soit appliquée. Mais d’autres voient d’un bon œil les mesures prises par les gouvernements indonésien et singapourien. Ces mesures pourraient insuffler une nouvelle vie à des lois indonésiennes préexistantes destinées à lutter contre la brume sèche. L’activité politique récente leur donne l’espoir d’empêcher les feux de tourbière de devenir le statu-quo des générations futures en Asie du Sud-Est. « Jokowi a effectivement déclaré qu’il comptait agir contre la brume sèche, dit Tan Yi Han. Ce ne sont que des mots, mais c’est déjà ça. »

ulyces-asiapollution-11

Été singapourien
Crédits


Traduit de l’anglais par Sophie Ginolin d’après l’article « Where there’s smoke », paru dans Mosaic Science. Couverture : Les cieux toxiques d’une grande ville asiatique, par Jonathan Kos-Read.